Depuislundi, le vent froid venu de SibĂ©rie apporte en France « des tempĂ©ratures de -9°C Ă -10°C en dessous des normales de saison ces trois prochains jours ».MalgrĂ© les pics de chauffage, les Français ne risquent pas de coupure dâĂ©lectricitĂ©.Le gestionnaire du rĂ©seau de transport dâĂ©lectricitĂ© (RTE) lâa confirmĂ© ce lundi.
Une semaine aprĂšs les gels qui ont affectĂ© les vignes et des pans entiers de lâagriculture, peut-on dresser un premier bilan ? Pour une fois malheureusement, câest presque toute la France qui a Ă©tĂ© touchĂ©e et qui risque dâĂȘtre encore frappĂ©e cette semaine. On a eu des petits matins Ă -5, â 10 degrĂ©s, forcĂ©ment cela va provoquer des dĂ©gĂąts trĂšs importants mais tout le monde nâest pas Ă©gal face au gel. Gel On ne manquera pas de vin Il y a ceux qui ont Ă©tĂ© frappĂ©s trĂšs durement, comme le vignoble dans le Sud-Est ou la VallĂ©e du RhĂŽne, les arboriculteurs dans la DrĂŽme et lâArdĂšche. Certaines exploitations ont tout perdu. Il y a ceux dans le Bordelais qui vont perdre entre 10 et 20% de leur production. Et puis il y a les betteraviers touchĂ©s mais pas coulĂ©s, puisquâils peuvent encore ressemer. On vit dans un monde dans lequel -dans les pays riches au moins- lâoffre dĂ©passe la demande. A lire aussi On ne va pas globalement manquer de vin. Et mĂȘme si la cerise ou la pĂȘche française peuvent ĂȘtre trĂšs pĂ©nalisĂ©es, on pourra toujours importer. On vit dans une relative abondance. On aura peut-ĂȘtre moins de choix. Certains vins seront en quantitĂ©s plus limitĂ©es, certains fruits français manqueront Ă lâappel mais en raison de la concurrence, la capacitĂ© du monde agricole français Ă imposer des hausses de prix me semble trĂšs faible. Une Ă©olienne qui peut repousser le froid sur 4 hectares coĂ»te euros. Il faut attendre de mesurer lâimpact global sur les rendements pour estimer le coĂ»t macro. Mais au niveau micro, câest-Ă -dire au niveau des exploitations, cela va faire trĂšs mal. Surtout pour celles qui ont jouĂ© de malchance, car depuis cinq ans les incidents climatiques se succĂšdent. On a eu trop dâeau pour les cĂ©rĂ©ales en 2016. Un gel sur les vignes qui a fait trĂšs mal en 2017. Des sĂ©cheresses depuis trois ans⊠Et on le sait les assurances et lâaide de lâEtat via le rĂ©gime de calamitĂ© agricole permettent dâamortir le choc mais ne compensent jamais le manque Ă gagner. De nombreuses exploitations nâont pas les moyens dâinvestir dans la protection. Quand les incidents climatiques se rĂ©pĂštent tous les ans, il faut se protĂ©ger mais une Ă©olienne qui peut repousser le froid sur 4 hectares coĂ»te euros. Tout le monde nâa pas les moyens surtout que les primes dâassurances pour ceux qui en ont vont commencer par monter. David Barroux Retrouvez le DĂ©cryptage Economique Radioplayer France Lâapplication qui rĂ©unit plus de 200 radios, dont Radio Classique Trains Ă hydrogĂšne une technologie vraiment avantageuse ? Uber la fin de lâĂąge dâor des VTC ? Air France recapitalisĂ© Ă nouveau par lâEtat, sous quelles conditions ?
Jedessine un lapin : Je colle lâimage de son lieu de vie : Je colle les images de ce quâil mange : Je dessine un hĂ©risson : Je colle l image de son lieu de vie :
Les voitures Ă©lectriques nâaiment pas lâhiver. Vous avez peut-ĂȘtre dĂ©jĂ entendu cette phrase, et bien quâelle soit vraie, en pratique ce nâest pas si simple que cela. Nous allons dĂ©tailler dans ce dossier l'impact des tempĂ©ratures froides et des climats plus rudes sur les batteries et la consommation des vĂ©hicules Ă©lectriques, et comment les minimiser. Source Mercedes Les tempĂ©ratures froides arrivent, et pour ceux qui vont vivre leur premier hiver en voiture Ă©lectrique, quelques mauvaises surprises peuvent arriver. Si vous souhaitez vous prĂ©venir de quelques dĂ©convenues, ou tout simplement savoir Ă quoi vous attendre, ce dossier est fait pour vous. De lâoptimisation du chauffage au freinage rĂ©gĂ©nĂ©ratif limitĂ© en passant par les bonnes pratiques pour la charge rapide, voyons ensemble ce que lâhiver nous rĂ©serve ! Une consommation qui peut sâenvoler par temps froid La situation vous est peut-ĂȘtre familiĂšre vous partez au petit matin pour votre trajet habituel oĂč vous consommez autour de 10 % de batterie, mais aujourdâhui, vous remarquez que la consommation a doublĂ©, et vous ĂȘtes amputĂ©s de 20 % de batterie Ă lâarrivĂ©e. Pas de panique, votre vĂ©hicule nâa aucun problĂšme il est normal de constater une augmentation de la consommation lorsque les tempĂ©ratures chutent. Entre batterie froide et habitacle Ă monter en tempĂ©rature rapidement, ces consommations annexes qui nâexistent pas durant les beaux jours font leur apparition avec la baisse de la tempĂ©rature extĂ©rieure. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, si vous prĂ©voyez de grands trajets en hiver avec des conditions climatiques difficiles, vous pouvez vous attendre Ă consommer jusquâĂ 30 % de plus que lorsque les conditions sont idĂ©ales. Nâayez crainte toutefois il existe des solutions pour limiter les consĂ©quences liĂ©es Ă lâhiver, qui sont assez simples Ă mettre en place pour allier confort et consommation raisonnable. Selon les vĂ©hicules, lâapplication mobile vous permettra, sans devoir vous rendre physiquement dans la voiture ,de planifier la recharge et le chauffage par exemple. Lâavantage ĂȘtre certain dâavoir les conditions parfaites avant chaque dĂ©part. Le pilotage du chauffage depuis lâapplication Tesla // Source Bob Jouy pour Frandroid Le principal responsable de lâaugmentation consĂ©quente de la consommation est le chauffage de lâhabitacle sâil est trĂšs froid. En effet, la voiture va gĂ©nĂ©ralement avoir pour consigne de rapidement chauffer lâintĂ©rieur. Pour ce faire, le systĂšme de ventilation va tourner Ă plein rĂ©gime. Selon les vĂ©hicules, cela peut atteindre une consommation instantanĂ©e de 6 kW, ce qui Ă©quivaut Ă 3 kWh consommĂ©s en 30 minutes dans des cas extrĂȘmes. Contextualisons cette consommation dans un cas de circulation urbaine si, pour un trajet de 15 kilomĂštres dâune durĂ©e de 30 minutes, la consommation sans chauffage Ă©tait de 150 Wh/km, avec un chauffage poussĂ© Ă fond, elle pourrait atteindre 350 Wh/km, soit plus du double ! Fort heureusement, cette explosion est surtout marquĂ©e au dĂ©but dâun trajet, et son effet se lissera lorsque le trajet sâallongera. Dans tous les cas, lâutilisation des siĂšges et volant chauffants â sâils sont disponibles dans votre vĂ©hicule â sera bien plus efficient. Cela peut vous permettre dâĂ©conomiser quelques pourcents de batterie en cas de besoin. La batterie froide et ses consĂ©quences Une batterie de voiture Ă©lectrique dispose dâune tempĂ©rature optimale de fonctionnement. Dans lâimmense majoritĂ© des cas, elle se situe entre 20 et 40 degrĂ©s Celsius. Compte tenu du fait que lâon parle de plusieurs centaines de kilos, lâĂ©nergie nĂ©cessaire pour que la tempĂ©rature augmente significativement va ĂȘtre consĂ©quente, et cela ne pourra pas se faire en un claquement de doigts. La recharge en mode dĂ©gradĂ© Pendant la pĂ©riode oĂč la batterie est trop froide pour fonctionner de maniĂšre nominale, le vĂ©hicule va tout faire pour prĂ©server la batterie, et cela aura des consĂ©quences sur la conduite et la recharge. Dans certains cas extrĂȘmes, il arrive mĂȘme que la voiture ne puisse pas se recharger du tout, tant que la batterie nâa pas suffisamment chauffĂ©. La prise de recharge de la Renault ZoĂ© // Source Jean-Brice Lemal pour Renault France Prenons le cas de Tesla en guise dâexemple. Si la batterie est Ă une tempĂ©rature trop faible pour charger rapidement â en la branchant Ă une prise domestique de 3 kWâ, lâintĂ©gralitĂ© de lâĂ©nergie pourra ĂȘtre dĂ©pensĂ©e pour faire tourner le ou les moteurs. Le systĂšme va alors chauffer la batterie, plutĂŽt que la recharger. Cela peut avoir des consĂ©quences inattendues une charge peut durer plusieurs heures de plus que ce Ă quoi on sâattendait, le temps que la batterie soit Ă tempĂ©rature correcte. Le freinage rĂ©gĂ©nĂ©ratif limitĂ© De la mĂȘme maniĂšre que la recharge, le freinage rĂ©gĂ©nĂ©ratif sera fortement impactĂ© par une batterie trop froide. Ce point est assez logique, car cela revient en fait Ă recharger la batterie, en utilisant lâĂ©nergie fabriquĂ©e par les moteurs qui deviennent des gĂ©nĂ©rateurs. Ainsi, avec une batterie qui ne peut accepter autant de puissance en entrĂ©e comparĂ©e Ă dâhabitude, vous aurez affaire Ă un freinage rĂ©gĂ©nĂ©ratif limitĂ©, qui peut mĂȘme sâavĂ©rer inexistant dans les cas les plus extrĂȘmes. Si vous aviez pris lâhabitude de la conduite Ă une pĂ©dale, il sera nĂ©cessaire dâappuyer bien plus frĂ©quemment sur la pĂ©dale de frein, le temps que la tempĂ©rature du pack remonte. Puissance limitĂ©e La puissance maximale disponible en sortie de batterie est impactĂ©e par la tempĂ©rature du pack. Il ne faut donc pas vous attendre Ă battre des records dâaccĂ©lĂ©ration si votre vĂ©hicule est restĂ© toute une nuit dans le froid. Selon les modĂšles, la limitation de puissance peut ĂȘtre plus ou moins importante, mais dans la majoritĂ© des cas, mettre le pied au plancher ne vous plaquera pas la tĂȘte au siĂšge autant que dâordinaire. Charge rapide dĂ©gradĂ©e Enfin, il existe un phĂ©nomĂšne particulier qui affecte certaines voitures Ă©lectriques qui nâarrivent pas Ă maintenir leur batterie assez chaude si la tempĂ©rature extĂ©rieure est trop froide, mĂȘme aprĂšs plusieurs heures de roulage la charge rapide sera dĂ©gradĂ©e, parfois de maniĂšre spectaculaire. Le Hyundai Kona electric Ă une borne Ionity // Source Yann Lethuillier pour Frandroid Avec des vĂ©hicules qui se ventent de charger Ă une puissance dĂ©passant les 200 kW, se brancher sur un chargeur rapide dans le froid de lâhiver peut se transformer en une expĂ©rience situĂ©e aux antipodes des promesses du constructeur. Les bonnes pratiques pour lâhiver Comme vous lâaurez compris maintenant, la consommation risque de sâenvoler, le freinage rĂ©gĂ©nĂ©ratif sera limitĂ©, et la puissance de charge ne sera pas optimale. Mais est-ce pour autant une fatalitĂ© ? Que peut-on faire pour limiter ces dĂ©convenues ? La majoritĂ© des vĂ©hicules Ă©lectriques vous permet de prĂ©conditionner lâhabitacle, et dans certains cas la batterie, vous assurant ainsi de bĂ©nĂ©ficier dâun fonctionnement nominal mĂȘme par temps glacial. En pratique, vous dĂ©finissez une heure de dĂ©part et le chauffage dĂ©marrera quelques minutes avant, pour que vous nâayez pas Ă dĂ©penser lâĂ©nergie nĂ©cessaire Ă la mise en tempĂ©rature de la cabine. Source Frandroid Sur certaines voitures, ce prĂ©conditionnement nâest possible quâen Ă©tant branchĂ©, ce qui limite son utilitĂ© si vous ĂȘtes garĂ©s en extĂ©rieur sans possibilitĂ© de charge. Dans le cas oĂč vous ĂȘtes branchĂ©s Ă une borne de recharge, ce prĂ©conditionnement Ă©vite de ponctionner lâĂ©nergie de la batterie. LâĂ©nergie sera directement tirĂ©e du chargeur auquel vous ĂȘtes branchĂ©s. Enfin, pour Ă©viter les dĂ©convenues liĂ©es Ă la recharge dĂ©gradĂ©e, il est important de privilĂ©gier les recharges lorsque la batterie est chaude. Ainsi, lors dâun grand trajet de plusieurs jours avec une nuit de repos notamment, il sera intĂ©ressant de charger le soir de votre arrivĂ©e aprĂšs des heures de route et de mise en tempĂ©rature de la batterie. PlutĂŽt quâau petit matin oĂč la batterie aura eu toute la nuit pour refroidir. Si cette bonne pratique est valable dans nâimporte quelle condition mĂ©tĂ©orologique, lâimpact nĂ©gatif dâune batterie froide se fera sentir de maniĂšre bien plus importante avec les tempĂ©ratures de lâhiver. Si vous pensez Ă bien appliquer les petites astuces Ă©voquĂ©es dans ce dossier, tout se passera parfaitement bien. Dans tous les cas, ne vous Ă©tonnez pas de ne pas avoir la mĂȘme expĂ©rience en Ă©tĂ© quâen hiver en voiture Ă©lectrique, il nây a rien de plus normal. Pour nous suivre, nous vous invitons Ă tĂ©lĂ©charger notre application Android et iOS. Vous pourrez y lire nos articles, dossiers, et regarder nos derniĂšres vidĂ©os YouTube.
Autourde lâalbum « A trois on a moins froid » Fiches MS (discrimination visuelle) Fiches GS Autour du conte « Les trois petits cochons » Fiches MS (lecture, et ranger par ordre
Vous cherchez un livre pour les enfants sur le thĂšme de l'hiver ? Voici une sĂ©lection de 19 albums jeunesse qui parlent de cette saison froide, mais riche en petits bonheurs. Installez-vous confortablement en famille sous un plaid et partez Ă la dĂ©couverte de ces jolies histoires aux dessins tout doux. Parmi cette sĂ©lection, vous allez retrouver des grands classiques de la littĂ©rature jeunesse, mais aussi des nouveautĂ©s ou des albums moins cĂ©lĂšbres qui sont pourtant de petits bijoux que nous affectionnons. Pensez Ă vĂ©rifier l'Ăąge conseillĂ© pour chaque livre prĂ©cisĂ© sous la description. Retrouvez encore plus d'idĂ©es de Livre pour les enfants Le bonhomme de neige 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© Quand un petit garçon rencontre un bonhomme de neige⊠Superbe album sans texte, rĂ©alisĂ© Ă la maniĂšre dâune bande dessinĂ©e, tout en simplicitĂ© et en Ă©motion, Le Bonhomme de neige est, depuis sa premiĂšre parution en 1973, lâun des albums les plus vendus dans le monde. DĂ©tails du livre Auteur Rayond Briggs Ăditeur Grasset Jeunesse Date de parution novembre 2003 Dimensions du livre 30 x 21,5 Nombre de pages 32ISBN-13 978-2246063124 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "Le bonhomme de neige" Le Bonhomme de neige Juste un petit bout 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© L'hiver est lĂ ! Avec sa longue Ă©charpe, LĂ©a la poule a bien chaud. L'oiseau, qui a trĂšs froid, lui demande un petit bout de son Ă©charpe. Le lapin fait de mĂȘme. LĂ©a les accueille bien volontiers. Mais lorsqu' arrive le renard, les trois animaux hĂ©sitent⊠DĂ©tails du livre Auteur Ămile Jadoul Ăditeur EDL Date de parution 31 janvier 2006 Dimensions du livre 15 x 18,9 Nombre de pages 29ISBN-13 978-2211081931 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "Juste un petit bout" Juste un petit bout ! Le bonhomme et lâoiseau Ă PARTIR DE 3 ANS RĂ©sumĂ© Au coeur d'un hiver terriblement froid, un bonhomme de neige trĂŽnait comme un roi. Une nuit d'Ă©toiles et de glace, un petit oiseau tomba dans ses bras... DĂ©tails du livre Auteur Alice BriĂšre-Haquet Illustratrice Clotilde Perrin Ăditeur PĂšre Castor Flammarion Date de parution 16 octobre 2019 Dimensions du livre 18x21 Nombre de pages 32ISBN-13 978-2081442900 Ăge conseillĂ© 3 ans et + Commandez votre livre "Le bonhomme et l'oiseau" Le bonhomme et l'oiseau La danse dâHiver Ă partir de 4 ans RĂ©sumĂ© Les premiers flocons tombent du ciel... il est temps pour le renard roux de se prĂ©parer Ă lâhiver. Mais que faire ? LâĂ©cureuil le presse de rassembler le plus de noisettes possible, lâoie de sâenvoler vers le Sud, lâours dâhiberner⊠Mais le renard nâa pas sommeil. Sa rencontre avec un congĂ©nĂšre va lui apporter une rĂ©ponse quand la neige tourbillonne, le mieux est de lâimiter, et de se mettre Ă danser⊠DĂ©tails du livre Auteur Marion Dane Bauer Illustrateur Richard Jones Ăditeur Albin Michel Date de parution 02 janvier 2019 Dimensions du livre 21,1 x 26,2 Nombre de pages 32ISBN-13 978-2226437860 Ăge conseillĂ© 4 ans et + Commandez votre livre "La danse de l'hiver" La Danse d'hiver Câest toi le printemps ? 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© C'est l'hiver dans la grande forĂȘt. Le premier hiver de Petit Lapin, trop petit pour grimper aux arbres comme ses frĂšres. Sa maman lui assure que dĂšs l'arrivĂ©e du printemps, il sera lui aussi assez grand pour y monter et voir la mer. Petit lapin trĂ©pigne d'impatience, mais qu'est-ce que c'est le printemps ? Ă quoi ressemble-t-il ? DĂ©tails du livre Auteur Chiaki Okada et Ko Odaka Illustrateur Chiaki Okada Ăditeur Seuil Jeunesse Date de parution 23 janvier 2014 Dimensions du livre 21,6 x 26 Nombre de pages 40ISBN-13 979-1023501513 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "C'est toi le printemps" C'est toi le printemps ? Le petit ours des neiges Ă partir de 3 ans RĂ©sumĂ© En plein coeur de l'hiver, un petit ours blanc s'est perdu loin de sa taniĂšre. Pauvre petit ours ! Ses pattes s'enfoncent dans la neige, il est fatiguĂ© et il a froid, mais personne ne veut lui offrir un abri. Trouvera-t-il un endroit pour se rĂ©chauffer et se reposer ? Rejoins-le dans son aventure et dĂ©couvre qui lui vient en aide ! Un album empreint de douceur avec une histoire Ă©crite en rimes qui rĂ©chauffera les coeurs pendant l'hiver. DĂ©tails du livre Auteur Tony Mitton Illustratrice Alison Brown Ăditeur Kimane Editions Date de parution 01 novembre 2017 Dimensions du livre 25,1 x 28 cm Nombre de pages 32ISBN-13 978-2368085042 Ăge conseillĂ© 3 ans et + Commandez vote livre "Le petit ours des neiges" Le petit ours des neiges Tu ne dors pas Isidore ? Ă partir de 3 ans RĂ©sumĂ© L'hiver, tous les ours hibernent. Tous ? Non ! Isidore n'a pas sommeil. Une question lui traverse l'esprit est-ce que tout le monde dort l'hiver ? Pour le savoir, il quitte sa grotte et se met en route. GrĂące Ă cette expĂ©dition mouvementĂ©e, l'hiver d'Isidore ne sera finalement pas aussi solitaire et ennuyeux que prĂ©vu. DĂ©tails du livre Auteur FrĂ©dĂ©ric Stehr Ăditeur EDL Date de parution 06 novembre 2019 Dimensions du livre 17,6 x 24,7 cm Nombre de pages 56ISBN-13 978-2211302852 Ăge conseillĂ© 3 ans et + Commandez votre livre "Tu ne dors pas Isidore" Tu ne dors pas, Isidore ? Foxâs Garden Ă partir de 3 ans RĂ©sumĂ© Finement rĂ©alisĂ© en papier dĂ©coupĂ©, ce petit bijou, destinĂ© aux plus jeunes, Ă©merveillera aussi les yeux d'adultes !Par une froide nuit d'hiver, une renarde cherche dĂ©sespĂ©rĂ©ment un abri pour mettre au monde ses petits... Les premiers flocons font leur apparition. ChassĂ© tour Ă tour par les habitants du village, l'animal sauvage finit par se rĂ©fugier dans une serre, au fond d'un jardin... Depuis la fenĂȘtre de sa chambre, un petit garçon l'aperçoit et dĂ©cide de lui apporter son aide. Trouvera-t-elle une idĂ©e singuliĂšre pour le remercier ?...Cette histoire sans textes, source de belles valeurs - gĂ©nĂ©rositĂ©, entraide, Ă©change - propose une lecture visuelle incitant Ă une exploration diffĂ©rente. TeintĂ©es de magie et de féérie, les illustrations prennent vie, tout en dĂ©licatesse, et s'animent au fil des l'Ă©motion pure. DĂ©tails du livre Auteur Camille Garoche Ăditeur Soleil Date de parution 25 novembre 2015 Dimensions du livre 29,4 x 17,2 Nombre de pages 32ISBN-13 978-2302049703 Ăge conseillĂ© 3 ans et + Commandez votre livre "Fox's Garden" Fox's Garden Fox's Garden La course de luge 4 - 8 ans RĂ©sumĂ© Ădouard lâours entraĂźne ses amis dans une grande course de luge. Il est sĂ»r de gagner ! Edmond lâĂ©cureuil est un peu inquiet, faire de la luge pour gagner, ça fait un peu peur. Ă la course, nul ne bat un ours, fanfaronne Ădouard⊠Pour qui tout ne se passera pas exactement comme prĂ©vu. Une histoire de la sĂ©rie Edmond et ses amis » que jâaime beaucoup ! DĂ©tails du livre Auteur Astrid Desbordes Illustrateur Marc Boutavant Ăditeur nathan Date de parution 14 janvier 2016 Dimensions du livre 18 x 21,2 cmISBN-13 978-2368085042 Ăge conseillĂ© 4 - 8 ans Commandez votre livre "La course de luge" La course de luge - Edmond et ses amis -... Croc croc la carotte 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© Petit Lapin a faim⊠Il trouve deux carottes, en mange une et nâa plus faim. Ses amis nâont peut-ĂȘtre pas eu sa chance ! Alors, il dĂ©cide de dĂ©poser la carotte devant chez Petit Singe. Mais celui-ci a dĂ©jĂ trouvĂ© de quoi manger⊠Une jolie histoire de partage. Dans ce livre, on dĂ©couvre un animal rare dans les classiques histoires enneigĂ©es un macaque japonais. Ăa change ! DĂ©tails du livre Auteur Fang Yiqun adaotĂ© par VĂ©ronique Massenot en Français Illustratrice ClĂ©mence Pollet Ăditeur Hongfei Culture Editions Date de parution 24 octobre 2019 Dimensions du livre 30,7 x 17,1 Nombre de pages 36ISBN-13 978-2355581601 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "Croc croc la carotte" CROC CROC la carotte Câest quoi la neige 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© Au fil des charmantes illustrations et des rabats Ă soulever, les enfants sont invitĂ©s Ă observer la neige, des quelques flocons qui tombent sur un jardin Ă l'Ă©tendue des glaces du pĂŽle nord et du pĂŽle sud, et Ă comprendre le cycle de l'eau. En soulevant les nombreux rabats, ils suivront des traces de pas, verront se dĂ©ployer un flocon de neige gĂ©ant et trouveront la rĂ©ponse Ă de nombreuses questions. DĂ©tails du livre Auteur Katie Daynes Illustratrice Marta Alvarez Miguens Ăditeur Usborne Date de parution 15 novembre 2018 Dimensions du livre 16,9 x 19,9 cmISBN-13 978-1474954372 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "C'est quoi la neige ?" C'est quoi... la neige ? Neige Elena Selena 4 - 9 ans RĂ©sumĂ© Quelques taches de lumiĂšre scintillent sur les collines tempĂȘte a effacĂ© mes pas... Comment retrouver mon terrier ? La neige craque. De petits museaux apparaissent ça et lĂ . Et puis, plus un bruit. La forĂȘt semble endormie. DĂ©tails du livre Auteur ĂlĂ©na SĂ©lĂ©na Illustratrice ĂlĂ©na SĂ©lĂ©na Ăditeur Gallimard Jeunesse Date de parution 07 novembre 2019 Dimensions du livre 22 x 27,2 Nombre de pages 10ISBN-13 978-2075125918 Ăge conseillĂ© 4 - 9 ans Commandez votre livre "Neige" NEIGE - POP-UP - A partir de 4 ans La moufle 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© C'est l'histoire d'une moufle rouge dĂ©posĂ©e par le vent sur la neige du chemin. Souris vient Ă passer par lĂ . - Quelle aubaine ! Une maison de laine ! Y'a quelqu'un ? Un conte d'origine russe. DĂ©tails du livre Auteur Florence Desnouveaux Illustratrice CĂ©cile Hudrisier Ăditeur Didier Jeunesse Date de parution 14 octobre 2009 Dimensions du livre 22,5 x 24 cm Nombre de pages 24ISBN-13 978-2278064762 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "La moufle" La moufle Le voyage de Plume 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© Plume est un petit ours polaire tout rond. Vu de dos, il a tout d'une boule de coton, douce et rassurante. "Dans cette perspective, l'enfant peut aussi se mettre Ă sa place et dĂ©couvrir le monde avec les yeux du personnage", explique l'auteur. Le premier titre d'une sĂ©rie d'aventures, dessinĂ©es Ă l'aquarelle, emmĂšne Plume sur un iceberg jusqu'en Afrique. L'album a obtenu un succĂšs mondial et trois prix littĂ©raires France, Japon et Pays-Bas DĂ©tails du livre Auteur Hans De Beer Ăditeur Mijade Date de parution 26 septembre 2013 Dimensions du livre 25,1 x 28 cm Nombre de pages 26ISBN-13 978-2871428497 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre livre "Le Voyage de Plume" Le voyage de Plume Oh ! Il neige ⊠à partir de 3 ans RĂ©sumĂ© Câest lâhiver. Le froid pointe le bout de son nez. Mais qui fouine ainsi dans les feuilles dâautomne ? Oh ! Il neige! DĂ©tails du livre Auteur CĂ©dric Ramadier Illustrateur Vincent Bourgeau Ăditeur EDL Date de parution 30 octobre 2019 Dimensions du livre 22 x 28,1 cm Nombre de pages 24ISBN-13 978-2211304696Ăge conseillĂ© 3 ans et + Commandez votre livre "Oh ! Il neige" Oh ! Il Neige... Le livre rouge de lâhiver 3 - 5 ans RĂ©sumĂ© Pourquoi fait-il si froid ? Comment se forment les flocons de neige ? Que sont devenues les feuilles des arbres ? Voici un album sur l'hiver expliquant Ă travers la journĂ©e-type d'un petit garçon de maternelle les phĂ©nomĂšnes mĂ©tĂ©orologiques provoquĂ©s par les changements climatiques. Entre fiction et documentaire, un texte tout en simplicitĂ©, des illustrations signĂ©es HervĂ© Le Goff - le tout complĂ©tĂ© de petits encarts informatifs, de dĂ©finitions, d'une recette, d'une comptine et d'une rubrique Le sais-tu ?» en fin d'ouvrage une premiĂšre leçon de choses pour mieux comprendre le temps et les saisons. DĂ©tails du livre Auteur HervĂ© Le Goff Illustratrice Sophie CoucharriĂšre Ăditeur Flammarion Date de parution 08 septembre 2012 Dimensions du livre 19 x 25,1 cm Nombre de pages 29ISBN-13 978-2368085042 Ăge conseillĂ© 3 - 5 ans Commandez votre "livre rouge de l'hiver" Le livre orange de l'automne Cherche et trouve des tout-petits dans le froid 2 - 4 ans RĂ©sumĂ© A travers 9 planches magnifiquement illustrĂ©es, plonge dans le froid de l'hiver, observe attentivement les images et retrouve 7 Ă©lĂ©ments bien cachĂ©s... La patinoire, le chalet, les chiens de traineaux, la nuit de NoĂ«l, les bons repas, la banquise, le rĂ©veillon, les jeux dans la neige, les sports d'hiver + un petit ourson Ă retrouver sur chaque page ! DĂ©tails du livre Illustratrice Saunders Katie Ăditeur Auzou Ă©veil Date de parution 17 octobre 2019 Dimensions du livre 23,2 x 27,8 cm Nombre de pages 20ISBN-13 978-2733872963 Ăge conseillĂ© 2 - 4 ans Commandez votre cherche et trouve des tout-petits Cherche et trouve des tout-petits dans le... Le livre de lâhiver 2 ans et - RĂ©sumĂ© L'hiver s'installe dans la petite ville. MalgrĂ© le froid, tpus nos compagnons prĂ©fĂ©rĂ©s se retrouvent, dans le parc, sur la place, dans les rues Ariane rate son bus, le perroquet d'HĂ©lĂšne survole la ville, et l'on trouve un porte-monnaie mais pas son propriĂ©taire. Nous voilĂ bien contents de retrouver les personnages de Rotraut Susanne Berner. DĂ©tails du livre Illustratrice Rotraut Susanne Berner Ăditeur La Joie de Lire Date de parution 20 mai 2009 Dimensions du livre 26 x 34 cm Nombre de pages 12ISBN-13 978-2882585004 Ăge conseillĂ© moins de 2 ans Commandez votre l'hiver de l'hiver Le livre de l'hiver Winter de Gerda Muller 2 ans et moins RĂ©sumĂ© Ce livre est plein d'illustrations amusantes et de scĂšnes d'action hivernales riches en dĂ©tails. Un gros livre qui montre les joies de la neige, du patinage sur glace, de l'alimentation des oiseaux ou de la chaleur d'un sapin de NoĂ«l. DĂ©tails du livre Illustratrice Gerda MĂŒller Ăditeur Floris Books Date de parution 01 aoĂ»t 1994 Dimensions du livre 15,24 x 17,78 Nombre de pages 12ISBN-13 978-0863151927 Ăge conseillĂ© 2 ans et moins Commandez votre livre "Winter" [Winter] [by Gerda Muller]
Uneinstallation de froid industriel est composée de trois parties : -. la production proprement dite. -. la distribution. -. éventuellement, le stockageL'utilisation du froid est du ressort de l'équipement ou du procédé concerné. Plusieurs choix techniques sont possibles sur ces parties. La production de froid Industriellement, 3
Parmi les espaces terrestres sous contrainte, la SibĂ©rie est, hormis l'Antarctique, la rĂ©gion oĂč cette contrainte de froid est maximale. Pourtant, des hommes habitent ces rĂ©gions Des contraintes extrĂȘmesâą En SibĂ©rie orientale se situe la RĂ©publique de Sakha, Ă©galement appelĂ©e Yakoutie. Cette rĂ©publique autonome est l'une des 83 rĂ©gions de la FĂ©dĂ©ration de Russie. Elle borde l'ocĂ©an arctique au nord. Zone de montagnes, elle est drainĂ©e par trois fleuves principaux, tous de direction mĂ©ridienne sud-nord la LĂ©na, l'Indigirka et la Kolyma. Avec une superficie de 3,1 millions de km2, la Yakoutie reprĂ©sente prĂšs de six fois la France ! Sa capitale rĂ©gionale est Ă Iakoutsk, au milieu de la forĂȘt nordique qu'est la taĂŻga. Tout le nord est occupĂ© par une vĂ©gĂ©tation basse, la toundra.âą Les contraintes de froids sont extrĂȘmes la tempĂ©rature moyenne de janvier Ă Iakoutsk est de â42 °C quarante-deux degrĂ©s en dessous de zĂ©ro ! Sur le littoral arctique, quelques ports, tel Tiksi, ne sont libres de glaces que deux mois par an. Il faut dire que la Yakoutie est situĂ©e presque pour moitiĂ© au-delĂ du Cercle polaire. En raison de cette latitude trĂšs nordique et de sa longitude Ă l'intĂ©rieur du continent, le climat continental est redoutable. Son amplitude thermique diffĂ©rence entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid est Ă©norme 60 °C d'amplitude sur les moyennes de janvier et de juillet, mais jusqu'Ă 100 °C â64 °C certains jours d'hiver, +38 °C certains jours d'Ă©tĂ©. Le record mondial de froid hors Antarctique se situe d'ailleurs Ă OĂŻmiakon, oĂč a Ă©tĂ© relevĂ©e la tempĂ©rature hors norme de â72 °C ! Les prĂ©cipitations sont trĂšs faibles 240 mm par an Ă Iakoutsk, mais peuvent s'Ă©lever sur les montagnes 500-700 mm, surtout en Ă©tĂ©.âą Sur un territoire qui a la superficie de l'Inde ne vivent qu'un peu moins d'un million d'habitants, dont environ 50 % de Slaves Russes pour la plupart et 50 % de populations sibĂ©riennes autochtones, essentiellement yakoutes. La densitĂ© moyenne est donc extrĂȘmement faible 1 habitant pour 3 km2 ! Depuis la chute de l'URSS en 1991, alors que le solde naturel est fortement positif, la population diminue lentement en raison d'une Ă©migration trĂšs forte. Pourquoi rester en rĂ©publique de Sakha, en effet ?II. Une rĂ©publique richissimeâą Peut-ĂȘtre parce que la RĂ©publique de Sakha est fort riche son PIB rĂ©gional est supĂ©rieur des 2/3 Ă la moyenne russe ! L'Ă©conomie repose sur l'exploitation des richesses du sous-sol gaz de Srednevilyouisk, charbon de Nerioungri et d'Elga, pĂ©trole de Talakan, or de la Kolyma, diamants de Mirny et d'Oudatchny, etc. La Yakoutie est le paradis des mineurs ! Ces richesses immenses ne sont pas encore toutes exploitĂ©es, en raison du manque d'infrastructures de transport.âą Les amĂ©nagements nĂ©cessaires Ă la vie et Ă l'exploitation Ă©conomique sont trĂšs couteux les immeubles sont construits sur pilotis, car le sol qui dĂ©gĂšle en Ă©tĂ© s'affaisse et menace les constructions d'effondrement. Les routes, non asphaltĂ©es en raison du gel qui les dĂ©truirait d'octobre Ă mai, sont un vĂ©ritable bourbier en Ă©tĂ© c'est la raspoutitsa. Les fleuves, qui dĂ©gĂšlent plus vite au sud qu'au nord, provoquent une dĂ©bĂącle trĂšs impressionnante qui inonde des rĂ©gions entiĂšre. En 2001, il a fallu procĂ©der au bombardement aĂ©rien de la LĂ©na pour Ă©liminer un bouchon de glace et permettre Ă l'Ă©coulement du fleuve de reprendre.âą Restent les populations autochtones, les Iakoutes, qui se nomment eux-mĂȘmes Sakhas. Ceux du nord Ă©lĂšvent des rennes, pour l'essentiel ; ceux du sud de la RĂ©publique Ă©lĂšvent plutĂŽt des chevaux ou un peu de bĂ©tail. Autrefois nomades, ils ont Ă©tĂ© sĂ©dentarisĂ©s pendant la pĂ©riode soviĂ©tique et retrouvent depuis une vingtaine d'annĂ©e une certaine mobilitĂ©. Les populations russes tendant Ă Ă©migrer vers la Russie d'Europe, la proportion de Sakhas dans la rĂ©publique est en accroissement.
Lecorps est peint Ă la peinture marron Ă©paissie au sucre, pour le cĂŽtĂ© âpiquantâ, et le bonnet est recouvert de laine et dâun pompon pour le cĂŽtĂ© âdouxâ. Le fond est rĂ©alisĂ© avec de lâencre bleue sur laquelle on saupoudre du gros sel. Le gabarit du hĂ©risson et du bonnet : Un hĂ©risson Ă suspendre dans le sapin :
Les comptines sur la rentrĂ©e des classes et sur lâĂ©cole Les chansons et comptines sur Halloween, les sorciĂšres, les fantĂŽmes⊠Les comptines sur lâautomne Les comptines sur lâhiver Les chansons et comptines de NoĂ«l Les comptines pour fĂȘter la bonne annĂ©e Les comptines sur la galette Les comptines sur les rois, les reines, les princesses, les chĂąteaux forts⊠Les comptines sur la chandeleur Les comptines sur le carnaval Les comptines sur le printemps . Les comptines autour du jardin, des fleurs, des graines⊠Les poĂ©sies pour la fĂȘte des mĂšres et des pĂšres Les comptines sur lâĂ©tĂ© et les vacances Les comptines pour apprendre les couleurs Les comptines sur les formes gĂ©omĂ©triques Les comptines sur le corps et les 5 sens Les comptines pour compter Les comptines sur les animaux Les comptines sur la mer, les poissons et autres crustacĂ©s⊠Les comptines et chansons sur les pirates Les comptines sur le cirque Les comptines et chansons sur lâAsie Les comptines sur lâAfrique Les animaux polaires et la banquise Les comptines sur les AmĂ©rindiens Les comptines et chansons autour de lâAustralie Les comptines et chansons autour des dinosaures Les comptines en langue des signes, Makaton et bĂ©bĂ© signe Les comptines pour danser Les jeux de doigts et chansons Ă gestes Les berceuses pour endormir bĂ©bĂ© Les comptines sur les Ă©motions
Cerisque est moins important quâavec une chambre froide nĂ©gative. Calculs Si vous voulez calculer de maniĂšre simplifiĂ©e si un isolant de sol est nĂ©cessaire dans votre chambre froide pour Ă©viter la condensation sur le plafond de la piĂšce situĂ©e sous celle-ci, et dans ce cas, quelle doit ĂȘtre lâĂ©paisseur de celui-ci.
Emile Zola L'Argent I Onze heures venaient de sonner Ă la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenĂÂȘtres donnent sur la place. D'un coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites tables, oĂÂč les convives affamĂ©s se serraient coude Ă coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargĂ© de plats " Dites donc, M. Huret n'est pas venu ? - Non, monsieur, pas encore. " Alors, Saccard se dĂ©cida, s'assit Ă une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenĂÂȘtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu'on changeait la serviette, ses regards se portĂšrent au-dehors, Ă©piant les passants du trottoir. MĂÂȘme, lorsque le couvert fut rĂ©tabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journĂ©e des premiers jours de mai. A cette heure oĂÂč le monde dĂ©jeunait, elle Ă©tait presque vide sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupĂ©s ; le long de la grille, Ă la station des voitures, la file des fiacres s'allongeait, d'un bout Ă l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrĂÂȘtait au bureau, Ă l'angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en Ă©tait baignĂ©, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que l'armĂ©e des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s'Ă©tant tournĂ©, reconnut Mazaud, l'agent de change, Ă la table voisine de la sienne Il tendit la main. " Tiens ! c'est vous. Bonjour ! - Bonjour ! " rĂ©pondit Mazaud, en donnant une poignĂ©e de main distraite. Petit, brun, trĂšs vif, joli homme, il venait d'hĂ©riter de la charge d'un de ses oncles, Ă trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur Ă figure rouge et rasĂ©e, le cĂ©lĂšbre Amadieu, que la Bourse vĂ©nĂ©rait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres Ă©taient tombĂ©s Ă quinze francs, et que l'on considĂ©rait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entĂÂȘtement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la dĂ©couverte de filons rĂ©els et considĂ©rables avait fait dĂ©passer aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son opĂ©ration imbĂ©cile qui aurait dĂ» le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il Ă©tait saluĂ©, consultĂ© surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme satisfait, trĂÂŽnant dĂ©sormais dans son coup de gĂ©nie unique et lĂ©gendaire. Mazaud devait rĂÂȘver sa clientĂšle. Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu mĂÂȘme un sourire, salua la table d'en face, oĂÂč se trouvaient rĂ©unis trois spĂ©culateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. " Bonjour ! ça va bien ? - Oui, pas mal... Bonjour ! " Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l'hostilitĂ© presque. Pillerault pourtant, trĂšs grand, trĂšs maigre, avec des gestes saccadĂ©s et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d'habitude la familiaritĂ© d'un joueur qui Ă©rigeait en principe le casse-cou, dĂ©clarant qu'il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait Ă rĂ©flĂ©chir. Il Ă©tait d'une nature exubĂ©rante de haussier, toujours tournĂ© Ă la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagĂ© par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie Ă de continuelles craintes de cataclysme. Quant Ă Salmon, un trĂšs bel homme luttant contre la cinquantaine, Ă©talant une barbe superbe, d'un noir d'encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne rĂ©pondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni mĂÂȘme s'il jouait ; et sa façon d'Ă©couter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, aprĂšs lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, dĂ©montĂ© per son silence. Dans cette indiffĂ©rence qu'on lui tĂ©moignait, Saccard Ă©tait restĂ© les regards fiĂ©vreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il nĂąâŹâąĂ©changea plus un signe de tĂÂȘte qu'avec un grand jeune homme, assis a trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, Ă la face longue et brune, qu'Ă©clairaient des yeux noirs magnifiques, mais qu'une bouche mauvaise, inquiĂ©tante, gĂÂątait. L'amabilitĂ© de ce garçon acheva de l'irriter quelque exĂ©cutĂ© d'une Bourse Ă©trangĂšre, un de ces gaillards mystĂ©rieux aimĂ© des femmes, tombĂ© depuis le dernier automne sur le marchĂ©, qu'il avait dĂ©jĂ vu Ă l'oeuvre comme prĂÂȘte-nom dans un dĂ©sastre de banque, et qui peu Ă peu conquĂ©rait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grĂÂące infatigable, mĂÂȘme pour les plus tarĂ©s. Un garçon Ă©tait debout devant Saccard. " Qu'est-ce que monsieur prend ? - Ah ! oui... Ce que vous voudrez, une cĂÂŽtelette, des asperges. " Puis, il rappela le garçon. " Vous ĂÂȘtes sĂ»r que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ? - Oh ! absolument sĂ»r ! " Ainsi, il en Ă©tait lĂ , aprĂšs la dĂ©bĂÂącle qui, en octobre, l'avait forcĂ© une fois de plus Ă liquider sa situation, Ă vendre son hĂÂŽtel du parc Monceau, pour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaient, son entrĂ©e dans un restaurant, oĂÂč il avait rĂ©gnĂ©, ne faisait plus tourner toutes les tĂÂȘtes, tendre toutes les mains. Il Ă©tait beau joueur, il restait sans rancune, Ă la suite de cette derniĂšre affaire de terrains, scandaleuse et dĂ©sastreuse, dont il n'avait guĂšre sauvĂ© que sa peau. Mais une fiĂšvre de revanche s'allumait dans son ĂÂȘtre ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'ĂÂȘtre lĂ , dĂšs onze heures, pour lui rendre compte de la dĂ©marche dont il s'Ă©tait chargĂ© prĂšs de son frĂšre Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspĂ©rait surtout contre ce dernier. Huret, dĂ©putĂ© docile, crĂ©ature du grand homme, n'Ă©tait qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, Ă©tait-ce possible qu'il l'abandonnĂÂąt ainsi ? Jamais il ne s'Ă©tait montrĂ© bon frĂšre. Qu'il se fĂ»t fĂÂąchĂ© aprĂšs la catastrophe, qu'il eĂ»t rompu ouvertement pour n'ĂÂȘtre point compromis lui-mĂÂȘme, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas dĂ» lui venir secrĂštement en aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprĂÂȘme coup d'Ă©paule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colĂšre qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot Ă dire, il le remettrait debout, avec tout ce lĂÂąche et grand Paris sous les talons. " Quel vin dĂ©sire monsieur ? demanda le sommelier. - Votre bordeaux ordinaire. " Saccard, qui laissait refroidir sa cĂÂŽtelette, absorbĂ©, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C'Ă©tait Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote Ă la main. Il fut ulcĂ©rĂ© de le voir filer devant lui, sans s'arrĂÂȘter, pour aller tendre la cote Ă Pillerault et Ă Moser. Distraits, engagĂ©s dans une discussion, ceux-ci y jetĂšrent Ă peine un coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre Ă donner, ce serait pour une autre fois, Massias, n'osant s'attaquer au cĂ©lĂšbre Amadieu, penchĂ© au-dessus d'une salade de homard, en train de causer Ă voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'Ă©tudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiers, Ă chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'Ă©changeaient de loin, toute une passion d'affaires montait, Ă mesure que s'avançait l'heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu Ă peu, les voitures et les piĂ©tons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, Ă©clatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient dĂ©jĂ , un Ă un. " Je vous rĂ©pĂšte, dit Moser de sa voix dĂ©solĂ©e, que ces Ă©lections complĂ©mentaires du 20 mars sont un symptĂÂŽme des plus inquiĂ©tants... Enfin, c'est aujourd'hui Paris tout entier acquis Ă l'opposition. " Mais Pillerault haussait les Ă©paules. Carnot et Garnier-PagĂ©s de plus sur les bancs de la gauche, quĂąâŹâąest-ce que ça pouvait faire ? " C'est comme la question des duchĂ©s, reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications... Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre Ă la Prusse, pour l'empĂÂȘcher de s'engraisser aux dĂ©pens du Danemarck ; seulement, il y avait des moyens d'action... Oui, oui, lorsque les gros se mettent Ă manger les petits, on ne sait jamais oĂÂč ça s'arrĂÂȘte... Et, quant au Mexique... Pillerault, qui Ă©tait dans un de ses jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un Ă©clat de rire " Ah ! non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexique, ce sera la page glorieuse du rĂšgne... OĂÂč diable prenez-vous que lĂąâŹâąempire soit malade ? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas Ă©tĂ© couvert plus de quinze fois ? Un succĂšs Ă©crasant !... Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de dĂ©cider. - Je vous dis que tout va mal ! affirma dĂ©sespĂ©rĂ©ment Moser. - Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! " Salmon les regardait l'un aprĂšs l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait Ă©coutĂ©s, ramenait aux difficultĂ©s de sa situation personnelle cette crise oĂÂč l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, Ă©tait par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d'un coup de la destinĂ©e la plus haute Ă la plus misĂ©rable ? Ah ! depuis douze ans, qu'il l'avait aimĂ© et dĂ©fendu, ce rĂ©gime oĂÂč il s'Ă©tait senti vivre, pousser, se gorger de sĂšve, ainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frĂšre voulait l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui Ă©puisaient le sol gras des jouissances, que tout fĂ»t donc emportĂ©, dans la grande dĂ©bĂÂącle finale des nuits de fĂÂȘte ! Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle oĂÂč l'agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son image ; et elle l'avait surpris. L'ĂÂąge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient guĂšre que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacitĂ© de jeune homme. MĂÂȘme, avec les annĂ©es, son visage noir et creusĂ© de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'Ă©tait comme arrangĂ©, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivĂ©e Ă Paris, au lendemain du coup d'Etat, le soir d'hiver oĂÂč il Ă©tait tombĂ© sur le pavĂ©, les poches vides, affamĂ©, ayant toute une rage d'appĂ©tits Ă satisfaire. Ah ! cette premiĂšre course Ă travers les rues, lorsque, avant mĂÂȘme de dĂ©faire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes Ă©culĂ©es, son paletot graisseux, pour la conquĂ©rir ! Depuis cette soirĂ©e, il Ă©tait souvent montĂ© trĂšs haut, un fleuve de millions avait coulĂ© entre ses mains, sans que jamais il eĂ»t possĂ©dĂ© la fortune en esclave, ainsi qu'une chose Ă soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matĂ©rielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habitĂ© ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilĂ qu'il se retrouvait sur le pavĂ©, comme Ă l'Ă©poque lointaine du dĂ©part, aussi jeune, aussi affamĂ©, inassouvi toujours, torturĂ© du mĂÂȘme besoin de jouissances et de conquĂÂȘtes. Il avait goĂ»tĂ© Ă tout, et il ne s'Ă©tait pas rassasiĂ©, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondĂ©ment dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait cette misĂšre d'ĂÂȘtre, sur le pavĂ©, moins qu'un dĂ©butant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fiĂšvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquĂ©rir, de monter plus haut qu'il n'Ă©tait jamais montĂ©, de poser enfin le pied sur la citĂ© conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'Ă©difice solide de la fortune, la vraie royautĂ© de l'or trĂÂŽnant sur des sacs pleins ! La voix de Moser qui s'Ă©levait de nouveau, aigre et trĂšs aiguĂ, tira un instant Saccard de ses rĂ©flexions. " L'expĂ©dition du Mexique coĂ»te quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvĂ©... Et il faut vraiment ĂÂȘtre aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majoritĂ© est Ă©branlĂ©e. Ils sont trente et quelques maintenant, Ă gauche. L'empereur lui-mĂÂȘme comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la libertĂ©. " Pillerault ne rĂ©pondait plus, se contentait de ricaner d'un air de mĂ©pris. " Oui, je sais, le marchĂ© vous paraĂt solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin... On a trop dĂ©moli et trop reconstruit, Ă Paris, voyez-vous ! Les grands travaux ont Ă©puisĂ© l'Ă©pargne. Quant aux puissantes maisons de crĂ©dit qui vous semblent si prospĂšres, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter Ă la file... Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu'on vient de fonder pour amĂ©liorer la condition des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement rĂ©volutionnaire qui s'accentue chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crĂšvera. " Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacrĂ© Moser avait sa crise de foie, dĂ©cidĂ©ment. Mais lui-mĂÂȘme, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, oĂÂč Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, Ă causer trĂšs bas. Peu Ă peu, la salle entiĂšre s'inquiĂ©tait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils Ă se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, prĂ©parait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa Ă©galement la voix. " Vous savez, les Anglais veulent empĂÂȘcher qu'on travaille lĂ -bas. On pourrait bien avoir la guerre. " Cette fois, Pillerault fut Ă©branlĂ©, par l'Ă©normitĂ© mĂÂȘme de la nouvelle. C'Ă©tait incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquĂ©rant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyĂ© un ultimatum, demandant la cessation immĂ©diate des travaux. Amadieu, Ă©videmment, ne causait que de ça avec Mazaud, Ă qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'Ă©leva dans l'air chargĂ© d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuĂ©es. Et, Ă ce moment, ce qui porta l'Ă©motion Ă son comble, ce fut l'entrĂ©e brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon Ă figure tendre, mangĂ©e d'une Ă©paisse barbe chĂÂątaine. Il se prĂ©cipita, un paquet de fiches Ă la main, et les remit au patron, en lui parlant Ă l'oreille. " Bon ! " rĂ©pondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet. Puis, tirant sa montre " BientĂÂŽt midi ! Dites Ă Berthier de m'attendre. Et soyez lĂ vous- mĂÂȘme, montez chercher les dĂ©pĂÂȘches. " Lorsque Flory s'en fut allĂ©, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, Ă cĂÂŽtĂ© de son assiette ; et, Ă chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchĂ©es. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'oĂÂč, nĂ©e de rien, grossissait comme une nuĂ©e d'orage. " Vous vendez, n'est-ce pas ? " demanda Moser Ă Salmon.. Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisĂ© de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait mĂÂȘme pas avoir inventĂ©. " Moi, j'achĂšte tant qu'on voudra " , conclut Pillerault, avec sa tĂ©mĂ©ritĂ© vaniteuse de joueur sans mĂ©thode. Les tempes chauffĂ©es par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de dĂ©jeuner, dans l'Ă©troite salle, Saccard s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt Ă se rĂ©soudre, il hĂ©sitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de faire peau neuve, et il avait rĂÂȘvĂ© d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps lĂ©gislatif ne lĂąâŹâąaurait-il pas menĂ© au conseil des ministres, comme son frĂšre ? Ce qu'il reprochait Ă la spĂ©culation, c'Ă©tait la continuelle instabilitĂ©, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnĂ©es jamais il n'avait dormi sur le million rĂ©el, ne devant rien Ă personne. Et, Ă cette heure oĂÂč il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il Ă©tait peut-ĂÂȘtre trop passionnĂ© pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, aprĂšs une vie si extraordinaire de luxe et de gĂÂȘne, il sortait vidĂ©, brĂ»lĂ©, de ces dix annĂ©es de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassĂ© de colossales fortunes. Oui, peut-ĂÂȘtre s'Ă©tait-il trompĂ© sur ses vĂ©ritables aptitudes, peut-ĂÂȘtre triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activitĂ©, sa foi ardente. Tout allait dĂ©pendre de la rĂ©ponse de son frĂšre. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore Ă personne, l'affaire Ă©norme qu'il rĂÂȘvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-mĂÂȘme, tellement elle Ă©tait vaste, faite, si elle rĂ©ussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde. Pillerault Ă©levait la voix. " Mazaud, est-ce fini, l'exĂ©cution de Schlosser ? - Oui, rĂ©pondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiĂ©tants et je l'ai escomptĂ© le premier. Il faut bien, de temps Ă autre, donner un coup de balai. - On m'a affirmĂ©, dit Moser, que vos collĂšgues, Jacoby et Delarocque, y Ă©taient pour des sommes rondes. " L'agent eut un geste vague. " Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser devait ĂÂȘtre d'une bande, et il en sera quitte pour aller Ă©cumer la Bourse de Berlin ou de Vienne. " Les yeux de Saccard s'Ă©taient portĂ©s sur Sabatani, dont un hasard lui avait rĂ©vĂ©lĂ© l'association secrĂšte avec Schlosser tous deux jouaient le jeu connu, l'un Ă la hausse, l'autre Ă la baisse sur une mĂÂȘme valeur, celui qui perdait en Ă©tant quitte pour partager le bĂ©nĂ©fice de l'autre, et disparaĂtre. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du dĂ©jeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grĂÂące caressante d'Oriental mĂÂątinĂ© d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il Ă©tait le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci Ă©crivit sur une fiche. " Il vend ses Suez " , murmura Moser. Et, tout haut, cĂ©dant Ă un besoin, malade de doute " Hein ? que pensez-vous du Suez ? " Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les tĂÂȘtes des tables voisines se tournĂšrent. La question rĂ©sumait lĂąâŹâąanxiĂ©tĂ© croissante. Mais le dos dĂąâŹâąArnadieu qui avait simplement invitĂ© Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impĂ©nĂ©trable, n'ayant rien Ă dire ; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient Ă Ă©tonner, se contentait de hocher la tĂÂȘte, par une habitude professionnelle de discrĂ©tion. " Le Suez, c'est trĂšs bon ! " dĂ©clara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dĂ©rangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard. Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignĂ©e de main, si souple, si fondante, presque fĂ©minine.. Dans son incertitude de la route Ă prendre, de sa vie Ă refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui Ă©taient lĂ . Ah ! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succĂšs a fait le gĂ©nie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hĂÂąte qui les dĂ©vorait tous d'ĂÂȘtre lĂ -bas, au jeu, si une dĂ©bĂÂącle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenĂÂȘtre, au milieu de la place sillonnĂ©e de fiacres, encombrĂ©e de piĂ©tons, il voyait les marches ensoleillĂ©es de la Bourse comme mouchetĂ©es maintenant d'une montĂ©e continue d'insectes humains, des hommes correctement vĂÂȘtus de noir, qui peu Ă peu garnissaient la colonnade ; pendant que, derriĂšre les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rĂÂŽdant sous les marronniers. Brusquement, au moment oĂÂč il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tĂÂȘte. " Je vous demande pardon, mon cher. Il mĂąâŹâąa Ă©tĂ© impossible de venir plus tĂÂŽt. " Enfin, cĂąâŹâąĂ©tait Huret, un normand du Calvados, une figure Ă©paisse et large de paysan rusĂ©, qui jouait lĂąâŹâąhomme simple. Tout de suite, il se fit servir nĂąâŹâąimporte quoi, le plat du jour, avec un lĂ©gume. " Eh bien " demanda sĂšchement Saccard, qui se contenait. Mais lĂąâŹâąautre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant Ă manger, avançant la face et baissant la voix " Et bien, jĂąâŹâąai vu le grand homme... Oui, chez lui, ce matin... Oh ! il a Ă©tĂ© trĂšs gentil, trĂšs gentil pour vous. " Il sĂąâŹâąarrĂÂȘta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche. " Alors ? - Alors, mon cher, voici... Il veut bien faire pour vous tout ce quĂąâŹâąil pourra, il vous trouvera une trĂšs jolie situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maĂtre, un vrai petit prince. " Saccard Ă©tait devenu blĂÂȘme. " Dites donc, cĂąâŹâąest pour rire, vous vous fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la dĂ©portation !... Ah ! Il veut se dĂ©barrasser de moi. QuĂąâŹâąil prenne garde que je finisse par le gĂÂȘner pour de bon ! " Huret restait la bouche pleine, conciliant. " Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire. - Que je me laisse supprimer, nĂąâŹâąest-ce pas ?... Tenez ! tout Ă lĂąâŹâąheure, on disait que lĂąâŹâąempire nĂąâŹâąaurait bientĂÂŽt plus une faute Ă commettre. Oui, la guerre dĂąâŹâąItalie, le Mexique, lĂąâŹâąattitude vis-Ă -vis de la Prusse. Ma parole, cĂąâŹâąest la vĂ©ritĂ© !... Vous ferez tant de bĂÂȘtises et de folies, que la France entiĂšre se lĂšvera pour vous flanquer dehors " Du coup, le dĂ©putĂ©, la fidĂšle crĂ©ature du ministre, sĂąâŹâąinquiĂ©ta, palissant, regardant autour de lui. " Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre... Rougon est un honnĂÂȘte homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera lĂ ... Non, n'ajoutez rien, vous le mĂ©connaissez, je tiens Ă le dire. " Violemment, Ă©touffant sa voix entre ses dents serrĂ©es, Saccard l'interrompit. " Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble... Oui ou non, veut- il me patronner ici, Ă Paris ? - A Paris, jamais ! " Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, trĂšs calme, Huret, qui connaissait ses colĂšres, continuait Ă avaler de grosses bouchĂ©es de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, Ă ce moment, dans la salle, il y eut une forte Ă©motion. Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maĂtre de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'Ă©norme tĂÂȘte chauve, au nez Ă©pais, aux yeux ronds, Ă fleur de tĂÂȘte, exprimait un entĂÂȘtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait Ă la Bourse, affectant mĂÂȘme de n'y pas envoyer de reprĂ©sentant officiel ; jamais non plus il ne dĂ©jeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-lĂ , de se montrer au restaurant Champeaux, oĂÂč il s'asseyait Ă une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait. Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives prĂ©sents s'aplatirent. Moser, l'air anĂ©anti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait Ă son grĂ© la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-mĂÂȘme le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrĂ©sistible du milliard. Il Ă©tait midi et demi, et Mazaud, qui lĂÂąchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers Ă©taient ainsi en train de partir, qui restĂšrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour dĂąâŹâąĂ©chines respectueuses, au milieu de la dĂ©bandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vĂ©nĂ©ration prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter Ă ses lĂšvres dĂ©colorĂ©es. Autrefois, dans les spĂ©culations sur les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille mĂÂȘme avec Gundermann. Ils ne pouvaient sĂąâŹâąentendre, l'un passionnĂ© et jouisseur, l'autre sobre et dĂąâŹâąune froide logique. Aussi le premier, dans sa colĂšre, exaspĂ©rĂ© encore par cette entrĂ©e triomphale, sĂąâŹâąen allait-il, lorsque l'autre l'appela. " Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous les affaires... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux. " Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il rĂ©pliqua d'une voie aiguĂ comme une Ă©pĂ©e " Je fonde une maison de crĂ©dit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientĂÂŽt. " Et il sortit, laissant derriĂšre lui le brouhaha ardent de la salle, oĂÂč tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! rĂ©ussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre peut-ĂÂȘtre un jour ! Il n'Ă©tait pas dĂ©cidĂ© Ă lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de rĂ©pondre lui avait tirĂ©e. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frĂšre l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter Ă la lutte, comme le taureau saignant est ramenĂ© dans l'arĂšne ? Un instant, il resta frĂ©missant, au bord du trottoir. C'Ă©tait l'heure active oĂÂč la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artĂšres engorgĂ©es qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavĂ©, au milieu des remous d'une cohue de piĂ©tons. Sans arrĂÂȘt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressĂ©, que dominaient les cochers, guides en main, prĂÂȘts Ă fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le pĂ©ristyle Ă©taient noirs d'un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installĂ©e dĂ©jĂ sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marĂ©e de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tĂÂȘte, dans le dĂ©sir et la crainte de ce qui se faisait lĂ , ce mystĂšre des opĂ©rations financiĂšres oĂÂč peu de cervelles françaises pĂ©nĂštrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyĂ© par la bousculade des gens pressĂ©s, il rĂÂȘvait une fois de plus la royautĂ© de l'or, dans ce quartier de toutes les fiĂšvres, oĂÂč la Bourse, d'une heure Ă trois, bat comme un coeur Ă©norme, au milieu. Mais, depuis sa dĂ©confiture, il n'avait point osĂ© rentrer Ă la Bourse ; et, ce jour-lĂ encore, un sentiment de vanitĂ© souffrante, la certitude d'y ĂÂȘtre accueilli, en vaincu, l'empĂÂȘchait de monter les marches. Comme les amants chassĂ©s de l'alcĂÂŽve d'une maĂtresse, qu'ils dĂ©sirent davantage, mĂÂȘme en croyant l'exĂ©crer, il revenait fatalement lĂ , il faisait le tour de la colonnade sous des prĂ©textes, traversant le jardin, marchant d'un pas de promeneur, Ă lĂąâŹâąombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiĂ©reux, sans gazon ni fleurs, oĂÂč grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les kiosques Ă journaux, un mĂ©langĂ© de spĂ©culateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait une flĂÂąnerie dĂ©sintĂ©ressĂ©e, levait les yeux, guettait, avec la furieuse pensĂ©e qu'il faisait le siĂšge du monument, qu'il l'enserrait d'un cercle Ă©troit, pour y rentrer un jour en triomphateur. Il pĂ©nĂ©tra dans l'angle de droite, sous les arbres qui font face Ă la rue de la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs dĂ©classĂ©es les " Pieds humides " , comme on appelle avec un ironique mĂ©pris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait lĂ , en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils dessĂ©chĂ©s d'oiseaux voraces, une extraordinaire rĂ©union de nez typiques, rapprochĂ©s les uns des autres, ainsi que sur une proie, s'acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme prĂšs de se dĂ©vorer entre eux. Il passait, lorsqu'il aperçut un peu Ă l'Ă©cart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, qu'il levait en l'air, dĂ©licatement, entre ses doigts Ă©normes et sales. " Tiens, Busch !... Vous me faites songer que je voulais monter chez vous. " Busch, qui tenait un cabinet d'affaires, rue Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, Ă plusieurs reprises, Ă©tĂ© d'une utilitĂ© grande, en des circonstances difficiles. Il restait extasiĂ©, Ă examiner l'eau de la pierre prĂ©cieuse, sa large face plate renversĂ©e, ses gros yeux gris comme Ă©teints par la lumiĂšre vive ; et l'on voyait, roulĂ©e en corde, la cravate blanche qu'il portait toujours ; tandis que sa redingote d'occasion, anciennement superbe, mais extraordinairement rĂÂąpĂ©e et, maculĂ©e de taches, remontait jusque dans ses cheveux pĂÂąles, qui tombaient en mĂšches rares et rebelles de son crĂÂąne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lavĂ© par les averses, n'avait plus d'ĂÂąge. Enfin, il se dĂ©cida Ă redescendre sur terre. " Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici.. - Oui... C'est une lettre en langue russe, une lettre d'un banquier russe, Ă©tabli Ă Constantinople. Alors, j'ai pensĂ© Ă votre frĂšre, pour me la traduire. " Busch, qui, d'un mouvement inconscient et tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la gauche, en disant que, le soir mĂÂȘme, la traduction serait envoyĂ©e. Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait seulement de dix lignes. " Je vais monter, votre frĂšre me lira ça tout de suite... " Et il fut interrompu par l'arrivĂ©e d'une femme Ă©norme, Mme MĂ©chain, bien connue des habituĂ©s de la Bourse, une de ces enragĂ©es et misĂ©rables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, Ă la petite bouche d'oĂÂč sortait une voix flĂ»tĂ©e d'enfant, semblait dĂ©border du vieux chapeau mauve, nouĂ© de travers par des brides grenat ; et la gorge gĂ©ante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangĂ©e de boue, tournĂ©e au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu'une valise, qu'elle ne quittait jamais. Ce jour-lĂ , le sac gonflĂ©, plein Ă crever, la tirait Ă droite, penchĂ©e comme un arbre. " Vous voilĂ , dit Busch qui devait l'attendre. - Oui, et j'ai reçu les papiers de VendĂÂŽme, je les apporte. - Bon ! filons chez moi... Rien Ă faire aujourd'hui, ici " Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber lĂ les titres dĂ©lassĂ©s, les actions des sociĂ©tĂ©s mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu'ils se disputent Ă vingt sous, Ă dix sous, dans le vague espoir d'un relĂšvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scĂ©lĂ©rate, qu'ils cĂšdent avec bĂ©nĂ©fice aux banquiers dĂ©sireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtriĂšres de la finance, la MĂ©chain Ă©tait le corbeau qui suivait les armĂ©es en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crĂ©dit ne se fondait, sans qu'elle apparĂ»t, avec son sac, sans qu'elle flairĂÂąt l'air, attendant les cadavres, mĂÂȘme aux heures prospĂšres des Ă©missions triomphantes ; car elle savait bien que la dĂ©route Ă©tait fatale, que le jour du massacre viendrait, oĂÂč il y aurait des morts Ă manger, des titres Ă ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d'une banque, eut un lĂ©ger frisson, fut traversĂ© d'un pressentiment, Ă voir ce sac, ce charnier des valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es, dans lequel passait tout le sale papier balayĂ© de la Bourse. Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint. " Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frĂšre ? " Les yeux du juif s'adoucirent, exprimĂšrent une surprise inquiĂšte. " Mon frĂšre, mais certainement ! OĂÂč voulez-vous quĂąâŹâąil soit ? - TrĂšs bien, Ă tout Ă l'heure ! " Et, Saccard, les laissant s'Ă©loigner, poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce cĂÂŽtĂ© de la place est un des plus frĂ©quentĂ©s, occupĂ© par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d'or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait bĂ©ante, Ă la fenĂÂȘtre d'un hĂÂŽtel meublĂ©. Machinalement, il avait levĂ© la tĂÂȘte, regardĂ© ces gens dont l'ahurissement le faisait sourire, en le rĂ©confortant par cette pensĂ©e qu'il y aurait toujours, dans les dĂ©partements, des actionnaires. DerriĂšre son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de la marĂ©e lointaine continuait, l'obsĂ©dait, ainsi qu'une menace d'engloutissement qui allait le rejoindre. Mais une nouvelle rencontre l'arrĂÂȘta. " Comment, Jordan, vous Ă la Bourse ? " s'Ă©cria-t-il, en serrant la main d'un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, Ă l'air dĂ©cidĂ© et volontaire. Jordan, dont le pĂšre, un banquier de Marseille, s'Ă©tait autrefois suicidĂ©, Ă la suite de spĂ©culations dĂ©sastreuses, battait depuis dix ans le pavĂ© de Paris, enragĂ© de littĂ©rature, dans une lutte brave contre la misĂšre noire. Un de ses cousins, installĂ© Ă Plassans, oĂÂč il connaissait la famille de Saccard, l'avait autrefois recommandĂ© Ă ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hĂÂŽtel du parc Monceau. " Oh ! Ă la Bourse, jamais ! " rĂ©pondĂt le jeune homme, avec un geste violent, comme s'il chassait le souvenir tragique de son pĂšre. Puis, se remettant Ă sourire " Vous savez que je me suis mariĂ©... Oui, avec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancĂ©s aux jours oĂÂč j'Ă©tais riche, et elle s'est entĂÂȘtĂ©e Ă vouloir quand mĂÂȘme du pauvre diable que je suis devenu. - Parfaitement, j'ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai Ă©tĂ© en rapport, autrefois, avec votre beau-pĂšre, M. Maugendre, lorsqu'il avait sa manufacture de bĂÂąches, Ă la Villette. Il a dĂ» y gagner une jolie fortune. " Cette conversation avait lieu prĂ©s d'un banc, et Jordan lĂąâŹâąinterrompit, pour prĂ©senter un monsieur gros et court, Ă l'aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre. " Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme... Mme Maugendre, ma belle-mĂšre, est une Chave, de Marseille " Le capitaine s'Ă©tait levĂ©, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l'usage du col de crin, un de ces types d'infimes joueurs au comptant, qu'on Ă©tait certain de rencontrer tous les jours lĂ , d'une heure Ă trois. C'est un jeu de gagne-petit, un gain presque assurĂ© de quinze Ă vingt francs, qu'il faut rĂ©aliser dans la mĂÂȘme Bourse. Jordan avait ajoutĂ© avec son bon rire expliquant sa prĂ©sence " Un boursier fĂ©roce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant. - Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim. " Ensuite, Saccard, que le jeune homme intĂ©ressait par sa bravoure Ă vivre, lui demanda si les choses de la littĂ©rature marchaient. Et Jordan, s'Ă©gayant encore, raconta l'installation de son pauvre mĂ©nage Ă un cinquiĂšme de l'avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se dĂ©fiaient d'un poĂšte, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n'avaient rien donnĂ©, sous le prĂ©texte que leur fille, aprĂšs eux, aurait leur fortune intacte, engraissĂ©e d'Ă©conomies. Non, la littĂ©rature ne nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas le temps d'Ă©crire, et il Ă©tait entrĂ© forcĂ©ment dans le journalisme, oĂÂč il bĂÂąclait tout ce qui concernait son Ă©tat, depuis des chroniques, jusqu'Ă des comptes rendus de tribunaux et mĂÂȘme des faits divers. " Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j'aurai peut- ĂÂȘtre besoin de vous. Venez donc me voir. " AprĂšs avoir saluĂ©, il tourna derriĂšre la Bourse. LĂ , enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessĂšrent, ne furent qu'une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce cĂÂŽtĂ©, les marches Ă©taient Ă©galement envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenĂÂȘtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, oĂÂč des spĂ©culateurs, les dĂ©licats, les riches, s'Ă©taient assis commodĂ©ment Ă l'ombre, quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste pĂ©ristyle ouvert au plein ciel. C'Ă©tait un peu, ce derriĂšre du monument, comme l'envers d'un thĂ©ĂÂątre, l'entrĂ©e des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires, occupĂ©e toute par des marchands de vin, des cafĂ©s, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientĂšle spĂ©ciale, Ă©trangement mĂÂȘlĂ©e. Les enseignes indiquaient aussi la vĂ©gĂ©tation mauvaise, poussĂ©e au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies d'assurances mal famĂ©es, des journaux financiers de brigandage, des sociĂ©tĂ©s, des banques, des agences, des comptoirs, la sĂ©rie entiĂšre des modestes coupe-gorge, installĂ©s dans des boutiques ou Ă des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussĂ©e partout, des hommes rĂÂŽdaient, attendaient, ainsi qu'Ă la corne d'un bois. Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© Ă l'intĂ©rieur des grilles. Levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de d'ange, avec le regard aigu d'un chef d'armĂ©e examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l'assaut, lorsquĂąâŹâąun grand gaillard, qui sortait d'une taverne, traversa la rue et vint s'incliner trĂšs bas. " Ah ! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi ? J'ai quittĂ© dĂ©finitivement le CrĂ©dit mobilier, je cherche une situation. " Jantrou Ă©tait un ancien professeur, venu de Bordeaux Ă Paris, Ă la suite d'une histoire restĂ©e louche. ObligĂ© de quitter l'UniversitĂ©, dĂ©classĂ©, mais beau garçon avec sa barbe noire en Ă©ventail et sa calvitie prĂ©coce, d'ailleurs lettrĂ©, intelligent et aimable, il Ă©tait dĂ©barquĂ© Ă la Bourse vers vingt-huit ans, s'y Ă©tait traĂnĂ© et sali pendant dix annĂ©es comme remisier, en n'y gagnant guĂšre que l'argent nĂ©cessaire a ses vices. Et, aujourd'hui, tout Ă fait chauve, se dĂ©solant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succĂšs, Ă la fortune. Saccard, Ă le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux dĂ©cidĂ©ment, les tarĂ©s et les ratĂ©s seuls lui restaient. Mais il n'Ă©tait pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les dĂ©sespĂ©rĂ©s, ceux qui osent tout, ayant tout Ă gagner. Il se montra bonhomme. " Une situation, rĂ©pĂ©ta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir. - Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas ? - Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. " Ils causĂšrent. Jantrou Ă©tait trĂšs animĂ© contre la Bourse, rĂ©pĂ©tant qu'il fallait ĂÂȘtre un coquin pour y rĂ©ussir, avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'Ă©tait fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grĂÂące Ă sa culture universitaire, Ă sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans lĂąâŹâąadministration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tĂÂȘte. Et, comme ils Ă©taient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'Ă la rue Brongniart, tous deux s'intĂ©ressĂšrent Ă un coupĂ© sombre, d'un attelage trĂšs correct, qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ© dans cette rue, le cheval tournĂ© vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perchĂ©, demeurait d'une immobilitĂ© de pierre, ils avaient remarquĂ© qu'une tĂÂȘte de femme, Ă deux reprises, paraissait a la portiĂšre et disparaissait, vivement. Tout d'un coup, la tĂÂȘte se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en arriĂšre, du cĂÂŽtĂ© de la Bourse. " La baronne Sandorff " , murmura Saccard. C'Ă©tait une tĂÂȘte brune trĂšs Ă©trange, des yeux noirs brĂ»lants sous des paupiĂšres meurtries, un visage de passion Ă la bouche saignante, et que gĂÂątait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une maturitĂ© prĂ©coce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillĂ©e par les grands couturiers du rĂšgne. " Oui, la baronne, rĂ©pĂ©ta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle Ă©tait jeune fille, chez son pĂšre, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragĂ© joueur, et d'une brutalitĂ© rĂ©voltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleurĂ©, celui-lĂ , quand il est mort d'un coup de sang, ruinĂ©, Ă la suite d'une sĂ©rie de liquidations lamentables... La petite alors Ă dĂ» se rĂ©soudre Ă Ă©pouser le baron Sandorff, conseiller Ă l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. - Je sais " , dit simplement Saccard. De nouveau, la tĂÂȘte de la baronne avait replongĂ© dans le coupĂ©. Mais, presque aussitĂÂŽt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place. " Elle joue, n'est-ce pas ? - Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiĂ©vreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres... Et, tenez ! c'Ă©tait Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint. " En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portiĂšre du coupĂ©, y plongeant la tĂÂȘte a son tour, en grande confĂ©rence avec la baronne. Puis, comme ils s'Ă©cartaient un peu, pour ne pas ĂÂȘtre surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l'appelĂšrent. Lui, d'abord, jeta un regard de cĂÂŽtĂ©, s'assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s'arrĂÂȘta net, essoufflĂ©, son visage fleuri congestionnĂ©, gai quand mĂÂȘme, avec ses gros yeux bleus d'une limpiditĂ© enfantine. " Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il. VoilĂ le Suez qui dĂ©gringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les rĂ©volutionne, et qui vient on ne sait d'oĂÂč... Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventĂ© ça ? A moins que ça ne se soit inventĂ© tout seul... Enfin, un vrai coup de chien. " Jantrou cligna des yeux. " La dame mord toujours ? - Oh ! enragĂ©e ! Je porte ses ordres a Nathansohn. " Saccard, qui Ă©coutait, fit tout haut une rĂ©flexion. " Tiens ! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn Ă©tait entrĂ© Ă la coulisse. - Un garçon trĂšs gentil, Nathansohn, dĂ©clara Jantrou, et qui mĂ©rite de rĂ©ussir. Nous avons Ă©tĂ© ensemble au CrĂ©dit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son pĂšre, un Autrichien, est Ă©tabli Ă Besançon, horloger, je crois... Vous savez que ça l'a pris un jour, lĂ - bas, au CrĂ©dit, en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'Ă©tait pas si malin, qu'il n'y avait qu'Ă avoir une chambre et Ă ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous ĂÂȘtes content, vous, Massias ? - Oh ! content ! Vous y avez passĂ©, vous avez raison de dire qu'il faut ĂÂȘtre juif ; sans ça, inutile de chercher Ă comprendre, on n'y a pas la main, c'est la dĂ©veine noire... Quel sale mĂ©tier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, jĂąâŹâąespĂšre tout de mĂÂȘme. " Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyon, frappĂ© d'indignitĂ©, tombĂ© lui-mĂÂȘme Ă la Bourse, aprĂšs la disparition de son pĂšre, n'ayant pas voulu continuer ses Ă©tudes de droit. Saccard et Jantrou, Ă petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvĂšrent le coupĂ© de la baronne ; mais les glaces Ă©taient levĂ©es, la voiture mystĂ©rieuse paraissait vide, tandis que l'immobilitĂ© du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours. " Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. " Jantrou eut un sourire singulier. " Oh ! le baron, il y a longtemps qu'il en a assez, je crois. Il est trĂšs ladre, dit-on... Alors, vous savez avec qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? - Non. - Avec Delcambre. - Delcambre, le procureur gĂ©nĂ©ral ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! " Et tous deux, trĂšs Ă©gayĂ©s, trĂšs allumĂ©s, se sĂ©parĂšrent avec une vigoureuse poignĂ©e de main, aprĂšs que lĂąâŹâąun ait rappelĂ© Ă l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement. DĂšs qu'il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui dĂ©ferlait avec lĂąâŹâąentĂÂȘtement du flux Ă son retour. Il avait tournĂ© le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce cĂÂŽtĂ© de la place que l'absence de cafĂ©s rend sĂ©vĂšre. Il longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences dĂąâŹâąannonces, de plus en plus assourdi et enfiĂ©vrĂ©, Ă mesure quĂąâŹâąil revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le pĂ©ristyle d'un regard oblique, il fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement passionnĂ© dont il l'enserrait. LĂ , sur cet Ă©largissement du pavĂ©, la vie s'Ă©talait, Ă©clatait un flot de consommateurs envahissait les cafĂ©s, la boutique du pĂÂątissier ne dĂ©semplissait pas, les Ă©talages attroupaient la foule, celui dĂąâŹâąun orfĂšvre surtout, flambant de grosses piĂšces d'argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piĂ©tons augmentĂÂąt, dans un enchevĂÂȘtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir presque dĂąâŹâąun bout Ă l'autre de la grille. Mais ses yeux sĂąâŹâąĂ©taient fixĂ©s sur les marches hautes, oĂÂč des redingotes sĂąâŹâąĂ©grenaient au plein soleil. Puis, ils remontĂšrent vers les colonnes dans la masse compacte, un grouillement noir, Ă peine Ă©clairĂ© par les taches pĂÂąles des visages. Tous Ă©taient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l'horloge, ne se devinait quĂąâŹâąĂ une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l'air frĂ©missait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupĂ©s Ă des arbitrages, Ă des opĂ©rations sur le change et sur les chĂšques anglais, restait plus calme, sans cesse traversĂ© par la queue de monde qui entrait, allant au tĂ©lĂ©graphe. Jusque sous les galeries latĂ©rales, les spĂ©culateurs dĂ©bordaient, s'Ă©crasaient ; et, entre les colonnes, appuyĂ©s aux rampes de fer, il y en avait qui prĂ©sentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d'une loge. La trĂ©pidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entiĂšre, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches Ă toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop. Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s'arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussĂ©e pour gagner le coin de la rue Feydeau, oĂÂč se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu'il avait Ă se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, plantĂ© devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussĂ©e, le salua ; et il reconnut Gustave SĂ©dille, le fils d'un fabricant de soie de la rue des JeĂ»neurs, que son pĂšre avait placĂ© chez Mazaud, pour Ă©tudier le mĂ©canisme des affaires financiĂšres. Il sourit paternellement Ă ce grand garçon Ă©lĂ©gant, se doutant bien de ce qu'il faisait lĂ , en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite Mme Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arriĂšre-boutique, s'occupait de la fabrication, tandis qu'elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle Ă©tait grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisĂ©, avec des cheveux de soie pĂÂąle, trĂšs gracieuse, trĂšs cĂÂąline, et d'une continuelle gaietĂ©. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l'empĂÂȘchait pas, quand un boursier de la clientĂšle lui plaisait, d'ĂÂȘtre tendre ; mais pas pour de l'argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, Ă ce que racontait la lĂ©gende. En tout cas, les heureux qu'elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorĂ©e, fĂÂȘtĂ©e, sans un vilain bruit autour d'elle. Et la papeterie continuait de prospĂ©rer, c'Ă©tait un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut Mme Conin qui souriait Ă Gustave Ă travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation dĂ©licieuse de caresse. Enfin ; il monta. Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquiĂšme Ă©tage, un Ă©troit logement composĂ© de deux chambres et d'une cuisine. NĂ© Ă Nancy, de parents allemands, il Ă©tait dĂ©barquĂ© lĂ de sa ville natale, il y avait peu Ă peu Ă©tendu son cercle d'affaires, d'une extraordinaire complication, sans Ă©prouver le besoin d'un cabinet plus grand, abandonnant Ă son frĂšre Sigismond la piĂšce sur la rue, se contentant de la petite piĂšce sur la cour, oĂÂč les paperasses ; les dossiers, les paquets de toutes sortes s'empilaient tellement, que la place d'une unique chaise, contre le bureau, se trouvait rĂ©servĂ©e. Une de ses grosses affaires Ă©tait bien le trafic sur les valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es ; il les centralisait, il servait dĂąâŹâąintermĂ©diaire entre la petite Bourse et les " Pieds humides " et les banqueroutiers, qui ont des trous Ă combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimentĂ© surtout par les stocks qu'on lui apportait. Mais, outre l'usure et tout un commerce cachĂ© sur les bijoux et les pierres prĂ©cieuses, il s'occupait particuliĂšrement de l'achat des crĂ©ances. C'Ă©tait lĂ ce qui emplissait son cabinet Ă en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. DĂšs qu'il apprenait une faillite, il accourait, rĂÂŽdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immĂ©diatement. Il surveillait les Ă©tudes de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des crĂ©ances dĂ©sespĂ©rĂ©es. Lui-mĂÂȘme publiait des annonces, attirait les crĂ©anciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs dĂ©biteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de vĂ©ritables hottes, le tas sans cesse accru d'un chiffonnier de la dette billets impayĂ©s, traitĂ©s inexĂ©cutĂ©s, reconnaissances restĂ©es vaines, engagements non tenus. Puis, lĂ -dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gĂÂątĂ©, ce qui demandait un flair spĂ©cial, trĂšs dĂ©licat. Dans cette mer de crĂ©anciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop Ă©parpiller son effort. En principe, il professait que toute crĂ©ance, mĂÂȘme la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une sĂ©rie de dossiers admirablement classĂ©s, auxquels correspondait un rĂ©pertoire des noms, qu'il relisait de temps Ă autre, pour s'entretenir la mĂ©moire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus prĂšs ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine son enquĂÂȘte dĂ©nudait les gens, pĂ©nĂ©trait les secrets de famille, prenait note des parentĂ©s riches, des moyens d'existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des annĂ©es souvent, il laissait ainsi mĂ»rir un homme, pour l'Ă©trangler au premier succĂšs. Quant aux dĂ©biteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fiĂšvre de recherches continuelles, l'oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quĂÂȘtant les adresses comme un chien quĂÂȘte le gibier. Et, dĂšs qu'il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait fĂ©roce, les mangeait de frais, les vidait jusqu'au sang, tirant cent francs de ce qu'il avait payĂ© dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcĂ© de gagner avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prĂ©tendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu'une fumĂ©e. Dans cette chasse aux dĂ©biteurs, la MĂ©chain Ă©tait une des aides que Busch aimait le mieux Ă employer ; car, s'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs Ă ses ordres, il vivait dans la dĂ©fiance de ce personnel, mal famĂ© et affamĂ© ; tandis que la MĂ©chain avait pignon sur rue, possĂ©dait derriĂšre la butte Montmartre toute une citĂ©, la CitĂ© de Naples, un vaste terrain plantĂ© de huttes branlantes qu'elle louait au mois un coin d'Ă©pouvantable misĂšre, des meurt-de-faim en tas dans l'ordure, des trous Ă pourceau qu'on se disputait et dont elle balayait sans pitiĂ© les locataires avec leur fumier, dĂšs qu'ils ne payaient plus. Ce qui la dĂ©vorait, ce qui lui mangeait les bĂ©nĂ©fices de sa citĂ©, c'Ă©tait sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goĂ»t des plaies d'argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement Ă prendre, d'un dĂ©biteur Ă dĂ©loger, elle y mettait parfois du sien, se dĂ©pensait pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n'avait connu son mari. Elle venait on ne savait d'oĂÂč, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, dĂ©bordante, avec sa mince voix de petite fille. Ce jour-lĂ , dĂšs que la MĂ©chain se trouva assise sur l'unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouchĂ© par ce dernier paquet de chair, tombĂ© Ă cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant Ă©merger que sa tĂÂȘte carrĂ©e, au-dessus de la mer des dossiers. " Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l'Ă©norme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m'envoie de VendĂÂŽme... Il a tout achetĂ© pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui signaler... Cent dix francs. Fayeux, qu'elle appelait son cousin, venait d'installer lĂ -bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour nĂ©goce avouĂ© de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dĂ©positaire de ces coupons et de l'argent, il jouait frĂ©nĂ©tiquement. " ĂâĄa ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de mĂÂȘme. " Il flairait les papiers, les triait dĂ©jĂ d'une main experte, les classait en gros d'aprĂšs une premiĂšre estimation, Ă l'odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue dĂ©sappointĂ©e. " Hum ! il n'y a pas gras, rien Ă mordre. Heureusement que ça n'a pas coĂ»tĂ© cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s'ils sont venus Ă Paris, nous les rattraperons peut- ĂÂȘtre... " Mais il eut une lĂ©gĂšre exclamation de surprise. " Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ? " Il venait de lire, au bas d'une feuille de papier timbre, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d'une grosse Ă©criture sĂ©nile. " Je m'engage Ă payer la somme de dix mille francs mademoiselle LĂ©onie Cron, le jour de sa majoritĂ©. " " Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, rĂ©flĂ©chissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du cĂÂŽtĂ© de VendĂÂŽme... Il est mort d'un accident de chasse, il a laissĂ© une femme et deux enfants dans la gĂÂȘne. J'ai eu des billets autrefois, qu'ils ont payĂ©s difficilement... Un farceur, un pas-grand-chose... " Tout d'un coup, il Ă©clata d'un gros rire, reconstruisant l'histoire. " Ah ! le vieux filou, c'est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l'aura dĂ©cidĂ©e avec ce chiffon de papier, qui Ă©tait lĂ©galement sans valeur. Puis, il est mort... Voyons, c'est datĂ© de 1854, il y a dix ans. La fille doit ĂÂȘtre majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier, qui prĂÂȘtait Ă la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissĂ© ça en dĂ©pĂÂŽt pour quelques Ă©cus ; ou bien peut-ĂÂȘtre s'Ă©tait-il chargĂ© du recouvrement... - Mais, interrompit la MĂ©chain, c'est trĂšs bon, ça, un vrai coup ! Busch haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules. " Eh ! non, je vous dis qu'en droit ça ne vaut rien... Que je prĂ©sente ça aux hĂ©ritiers, et ils peuvent m'envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l'argent est rĂ©ellement dĂ»... Seulement, si nous retrouvons la fille, j'espĂšre les amener Ă ĂÂȘtre gentils et Ă s'entendre avec nous, pour Ă©viter un tapage dĂ©sagrĂ©able... Comprenez- vous ? cherchez cette LĂ©onie Cron, Ă©crivez Ă Fayeux pour qu'il nous dĂ©niche lĂ -bas. Ensuite, nous verrons Ă rire. " Il avait fait des papiers deux tas qu'il se promettait d'examiner Ă fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas. AprĂšs un silence, la MĂ©chain reprit " Je me suis occupĂ©e des billets Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvĂ© notre homme. Il a Ă©tĂ© employĂ© quelque part, il Ă©crit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu'il ne signe pas ses articles de son vrai nom. " Sans une parole, Busch avait allongĂ© le bras pour prendre, Ă sa place alphabĂ©tique, le dossier Jordan. C'Ă©taient six billets de cinquante francs, datĂ©s de cinq annĂ©es dĂ©jĂ et Ă©chelonnĂ©s de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite Ă un tailleur, aux jours de misĂšre. ImpayĂ©s Ă leur prĂ©sentation, les billets s'Ă©taient grossis de frais Ă©normes, et le dossier dĂ©bordait d'une formidable procĂ©dure. A cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes. " Si c'est un garçon d'avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours. " Puis, une liaison d'idĂ©es se faisant sans doute en lui, il s'Ă©cria " Et dites donc, l'affaire Sicardot, nous l'abandonnons ? " La MĂ©chain leva au ciel ses gros bras Ă©plorĂ©s. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de dĂ©sespoir. " Ah ! Seigneur Dieu ! gĂ©mit-elle de sa voix de flĂ»te, j'y laisserai ma peau ! " L'affaire Sicardot Ă©tait toute une histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine Ă elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d'une soeur de son pĂšre avait Ă©tĂ© prise Ă seize ans, un soir, sur les marches de l'escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, oĂÂč elle et sa mĂšre occupaient un petit logement au sixiĂšme. Le pis Ă©tait que le monsieur, un homme mariĂ©, dĂ©barquĂ© depuis huit jours Ă peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s'Ă©tait montrĂ© si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversĂ©e d'une main trop prompte contre l'angle d'une marche, avait eu l'Ă©paule dĂ©mise. De lĂ , juste colĂšre de la mĂšre, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgrĂ© les larmes de la petite, avouant qu'elle avait bien voulu, que c'Ă©tait un accident et qu'elle aurait trop de peine, si l'on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mĂšre, se taisant, s'Ă©tait contentĂ©e d'exiger de celui-ci une somme de six cents francs, rĂ©partie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une annĂ©e ; et il n'avait pas eu de marchĂ© vilain, cĂąâŹâąĂ©tait mĂÂȘme modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturiĂšre, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coĂ»tant gros, si mal soignĂ©e d'ailleurs, que, les muscles de son bras s'Ă©tant rĂ©tractĂ©s, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grĂÂȘle " Rosalie accouchait d'un garçon, perdait sa mĂšre, tombait Ă une sale vie, Ă une misĂšre noire. EchouĂ©e Ă la CitĂ© de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traĂnĂ© les rues jusqu'Ă vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l'annĂ©e d'auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d'une bordĂ©e plus aventureuse que les autres. Et la MĂ©chain avait dĂ» garder l'enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets unpayĂ©s, signĂ©s Sicardot. On n'avait jamais pu en savoir davantage le monsieur s'appelait Sicardot. DĂąâŹâąun nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait Ă©tĂ© fait, il n'y avait lĂ que les douze billets. " Encore si Victor Ă©tait gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant Ă©pouvantable... Ah ! c'est dur de faire des hĂ©ritages pareils, un gamin qui finira sur l'Ă©chafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! " Busch tenait ses gros yeux pĂÂąles obstinĂ©ment fixĂ©s sur les billets. Que de fois il les avait Ă©tudiĂ©s ainsi, espĂ©rant, dans un dĂ©tail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbrĂ©, dĂ©couvrir un indice. Il prĂ©tendait que cette Ă©criture pointue et fine ne devait pas lui ĂÂȘtre inconnue. " C'est curieux, rĂ©pĂ©tait-il une fois encore, j'ai certainement vu dĂ©jĂ des a et des o pareils, si allongĂ©s, qu'ils ressemblent Ă des i . " Juste Ă ce moment, on frappa ; et il pria la MĂ©chain d'allonger la main pour ouvrir ; car la piĂšce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant Ă la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre cĂÂŽtĂ© du palier. " Entrez, monsieur. " Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, Ă©gayĂ© intĂ©rieurement par la plaque de cuivre, vissĂ©e sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux. " Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction... Mon frĂšre est lĂ , dans l'autre piĂšce... Entrez, entrez donc. " Mais la MĂ©chain bouchait absolument le passage, et elle dĂ©visageait le nouveau venu, l'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalier, elle-mĂÂȘme sortit, s'effaçant sur le palier, de façon qu'il pĂ»t entrer et gagner enfin la chambre voisine, oĂÂč il disparut. Pendant ces mouvements compliquĂ©s, elle ne l'avait pas quittĂ© des yeux. " Oh ! souffla-t-elle, oppressĂ©e, ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait. " Busch sans comprendre d'abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron Ă©touffĂ©. " Tonnerre de Dieu ! c'est ça, je savais bien que j'avais vu ça quelque part ! " Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait Ă©crite, l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, pour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara l'Ă©criture des billets Ă celle de cette lettre c'Ă©taient bien les mĂÂȘmes a et les mĂÂȘmes o , devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identitĂ© de majuscules Ă©vidente. " C'est lui, c'est lui, rĂ©pĂ©tait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? " Mais, dans sa mĂ©moire, une histoire confuse sĂąâŹâąĂ©veillait, le passĂ© de Saccard, qu'un agent d'affaires Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait contĂ©. Saccard tombant Ă Paris au lendemain du coup dĂąâŹâąEtat, venant exploiter la puissance naissante de son frĂšre Rougon, et dĂąâŹâąabord sa misĂšre dans les rues noires de lĂąâŹâąancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, Ă la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance dĂąâŹâąenterrer sa femme. C'Ă©tait lors de ces dĂ©buts difficiles quĂąâŹâąil avait changĂ© son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette premiĂšre femme, qui se nommait Sicardot. " Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le mĂ©nage avait donnĂ© ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de prĂ©cautions, devait dĂ©mĂ©nager Ă la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les Ă©cus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C'est bĂÂȘte, ça finira par lui jouer un vilain tour. - Chut ! chut, reprit la MĂ©chain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc ĂÂȘtre rĂ©compensĂ©e de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de mĂÂȘme, allez, quoiqu'il soit indĂ©crottable. " Elle rayonnait, ses yeux minces pĂ©tillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, aprĂšs le coup de fiĂšvre de cette solution longtemps cherchĂ©e, que le hasard lui apportait, se refroidissait Ă la rĂ©flexion, hochait la tĂÂȘte. Sans doute Saccard, bien que ruinĂ© pour le moment, Ă©tait encore bon Ă tondre. On pouvait tomber sur un pĂšre moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-mĂÂȘme qu'il avait un fils, il pourrait nier, malgrĂ© cette ressemblance extraordinaire qui stupĂ©fiait la MĂ©chain. Du reste, il Ă©tait une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passĂ© Ă personne, de sorte que, mĂÂȘme s'il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n'Ă©tait Ă exploiter contre lui. Quant Ă ne tirer de sa paternitĂ© que les six cents francs des billets, c'Ă©tait en vĂ©ritĂ© trop misĂ©rable, ça ne valait pas la peine d'avoir Ă©tĂ© si miraculeusement aidĂ© par le hasard. Non, non ! il fallait rĂ©flĂ©chir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturitĂ©. " Ne nous pressons pas, conclut Busch. D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. " Et, avant de congĂ©dier la MĂ©chain, il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle Ă©tait chargĂ©e, une jeune femme qui avait engagĂ© ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payĂ©e par sa belle-mĂšre, sa maĂtresse, si l'on savait s'y prendre, enfin les variĂ©tĂ©s les plus dĂ©licates du recouvrement si complexe et si difficile des crĂ©ances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, Ă©tait restĂ© quelques secondes Ă©bloui par la clartĂ© blanche de la fenĂÂȘtre, aux vitres ensoleillĂ©es, sans rideaux. Cette piĂšce, tapissĂ©e d'un papier pĂÂąle Ă fleurettes bleues, Ă©tait nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches Ă peine rabotĂ©es servaient de bibliothĂšque, chargĂ©es de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumiĂšre du ciel, Ă ces hauteurs, mettait dans cette nuditĂ© comme une gaietĂ© de jeunesse, un rire de fraĂcheur ingĂ©nue. Et le frĂšre de Busch, Sigismond, un garçon de trente- cinq ans, imberbe, aux cheveux chĂÂątains, longs et rares, se trouvait lĂ , assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbĂ© par la lecture d'un manuscrit, qu'il ne tourna point la tĂÂȘte, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir. C'Ă©tait une intelligence, ce Sigismond, Ă©levĂ© dans les universitĂ©s allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849, Ă Cologne, il avait connu Karl Marx, Ă©tait devenu le rĂ©dacteur le plus aimĂ© de sa Nouvelle Gazette rhĂ©nane ; et, dĂšs ce moment, sa religion s'Ă©tait fixĂ©e, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entiĂšre Ă l'idĂ©e d'une prochaine rĂ©novation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maĂtre, banni d'Allemagne, forcĂ© de s'exiler de Paris Ă la suite des journĂ©es de Juin, vivait Ă Londres, Ă©crivait, s'efforçait d'organiser le parti, lui vĂ©gĂ©tait de son cĂÂŽtĂ©, dans ses rĂÂȘves, tellement insoucieux de sa vie matĂ©rielle, qu'il serait sĂ»rement mort de faim, si son frĂšre ne l'avait recueilli, rue Feydeau, prĂšs de la Bourse, en lui donnant la pensĂ©e d'utiliser sa connaissance des langues pour s'Ă©tablir traducteur. Ce frĂšre aĂnĂ© adorait son cadet, d'une passion maternelle, loup fĂ©roce aux dĂ©biteurs, trĂšs capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d'une tendresse passionnĂ©e et minutieuse de femme, dĂšs qu'il s'agissait de ce grand garçon distrait, restĂ© enfant. Il lui avait donnĂ© la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur Ă©trange mĂ©nage, balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tĂÂȘte bourrĂ©e de mille affaires, le tolĂ©rait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravĂ©es de travaux personnels ; et il lui dĂ©fendait mĂÂȘme de travailler, inquiet d'une petite toux mauvaise ; et malgrĂ© son dur amour de l'argent, sa cupiditĂ© assassine qui mettait dans la conquĂÂȘte de l'argent l'unique raison de vivre, il souriait indulgemment des thĂ©ories du rĂ©volutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou Ă un gamin, quitte Ă le lui voir briser. Sigismond, de son cĂÂŽtĂ©, ne savait mĂÂȘme pas ce que son frĂšre faisait dans la piĂšce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable nĂ©goce sur les valeurs dĂ©classĂ©es et sur l'achat des crĂ©ances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L'idĂ©e de charitĂ© le blessait, le jetait hors de lui la charitĂ©, c'Ă©tait l'aumĂÂŽne, l'inĂ©galitĂ© consacrĂ©e par la bontĂ© ; et il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquis, posĂ©s en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, Ă la suite de Karl Marx, avec lequel il Ă©tait en continuelle correspondance, Ă©puisait-il ses jours Ă Ă©tudier cette organisation, modifiant, amĂ©liorant sans cesse sur le papier la sociĂ©tĂ© de demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'Ă©chafaudage compliquĂ© de l'universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le rĂ©partir entre tous les autres, il remuait les milliards, dĂ©plaçait d'un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rĂÂȘve, sans un besoin de jouissance Ă satisfaire, d'une frugalitĂ© telle, que son frĂšre devait se fĂÂącher pour qu'il bĂ»t du vin et mangeĂÂąt de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesurĂ© selon ses forces, assurĂÂąt le contentement de ses appĂ©tits lui, se tuait Ă la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exaltĂ© dans l'Ă©tude, dĂ©gagĂ© de la vie matĂ©rielle, trĂšs doux et trĂšs pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l'envahissant qu'il daignĂÂąt mĂÂȘme s'en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s'Ă©tonna, bien qu'il connĂ»t le visiteur. " C'est pour une lettre Ă traduire. " La surprise du jeune homme augmentait, car il avait dĂ©couragĂ© les clients, les banquiers, les spĂ©culateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit particuliĂšrement d'Angleterre et d'Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de sociĂ©tĂ©. " Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. " Alors, il tendit la main, le russe Ă©tant restĂ© sa spĂ©cialitĂ©, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l'allemand et de l'anglais. La raretĂ© des documents russes, sur le marchĂ© de Paris, expliquait ses longs chĂÂŽmages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C'Ă©tait, en trois phrases, une rĂ©ponse favorable d'un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. " Ah ! merci " , s'Ă©cria Saccard, qui parut enchantĂ©. Et il pria Sigismond d'Ă©crire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d'un terrible accĂšs de toux, qu'il Ă©touffa dans son mouchoir, pour ne pas dĂ©ranger son frĂšre, qui accourait, dĂšs qu'il l'entendait tousser ainsi. Puis, la crise passĂ©e, il se leva, alla ouvrir la fenĂÂȘtre toute grande, Ă©touffant, voulant respirer l'air. Saccard, qui l'avait suivi, jeta un coup d'oeil dehors, eut une lĂ©gĂšre exclamation. " Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu'elle est drĂÂŽle, dĂąâŹâąici " Jamais, en effet, il ne l'avait vue sous un si singulier aspect, Ă vol d'oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement dĂ©veloppĂ©es, hĂ©rissĂ©es d'une forĂÂȘt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles Ă des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-mĂÂȘme n'Ă©tait plus qu'un cube de pierre, striĂ© rĂ©guliĂšrement par les colonnes, un cube d'un gris sale, nu et laid, plantĂ© d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le pĂ©ristyle l'Ă©tonnaient, piquetĂ©s de fourmis noires, toute une fourmiliĂšre en rĂ©volution, s'agitant, se donnant un mouvement Ă©norme, qu'on ne s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitiĂ©. " Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignĂ©e. " Puis, connaissant les idĂ©es de son interlocuteur, il ajouta en riant " Quand balayez-vous tout ça, d'un coup de pied ? " Sigismond haussa les Ă©paules. " A quoi bon ? vous vous dĂ©molissez bien vous-mĂÂȘmes. " Et, peu Ă peu, il s'anima, il dĂ©borda du sujet dont il Ă©tait plein. Un besoin de prosĂ©lytisme le lançait, au moindre mot, dans l'exposition de son systĂšme. " Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter... Vous ĂÂȘtes lĂ quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgĂ©s, nous n'aurons qu'Ă vous exproprier Ă notre tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de mĂÂȘme que les grandes propriĂ©tĂ©s absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dĂ©vorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crĂ©dit et les grands magasins tuant toute concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel Ă©tat social... Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolĂ©rable des ses derniĂšres consĂ©quences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mĂÂȘmes nous aideront. " Saccard, intĂ©ressĂ©, le regardait avec une vague inquiĂ©tude, bien quĂąâŹâąil le prĂt pour un fou. " Mais enfin, expliquez-moi, quĂąâŹâąest-ce que cĂąâŹâąest que votre collectivisme ? Le collectivisme, cĂąâŹâąest la transformation des capitaux privĂ©s, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploitĂ© par le travail de tous.... Imaginez une sociĂ©tĂ© oĂÂč les instruments de la production sont la propriĂ©tĂ© de tous, oĂÂč tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et oĂÂč les produits de cette coopĂ©ration sociale sont distribuĂ©s Ă chacun, au prorata de son effort. Rien nĂąâŹâąest plus simple, nĂąâŹâąest-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la nation ; puis, un Ă©change, un paiement en nature. Si il y a surcroĂt de production, on le met dans des entrepĂÂŽts publics, dĂąâŹâąoĂÂč il est repris pour combler les dĂ©ficits qui peuvent se produire. C'est une balance Ă faire... Et cela, comme dĂąâŹâąun coup de hache, abat lĂąâŹâąarbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privĂ©, donc plus dĂąâŹâąaffaires dĂąâŹâąaucune sorte, ni commerce, ni marchĂ©s, ni Bourses. LĂąâŹâąidĂ©e de gain nĂąâŹâąa plus aucun sens. Les sources de la spĂ©culation, les rentes gagnĂ©es sans travail, sont taries. Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourdĂąâŹâąhui, quĂąâŹâąen faite vous ? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard ? - Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachĂšterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par de bons de jouissance, divisĂ©s en annuitĂ©s. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacĂ© ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent annĂ©es, les descendants de votre Gundermann seraient rĂ©duits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuitĂ©s finiraient bien par s'Ă©puiser, et ils n'auraient pu capitaliser leurs Ă©conomies forcĂ©es, le trop-plein de cet Ă©crasement de provisions, en admettant mĂÂȘme qu'on conserve intact le droit d'hĂ©ritage... Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociĂ©tĂ©s d'actionnaires, les associations de capitaux privĂ©s, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systĂšmes de crĂ©dit, prĂÂȘts, loyers, fermages... Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimĂ©, n'Ă©tant pas, dans l'Ă©tat capitaliste actuel, Ă©quivalent au produit exact du travail, puisqu'il ne reprĂ©sente jamais que ce qui est strictement nĂ©cessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaĂtre que l'Ă©tat actuel est seul coupable, que le patron le plus honnĂÂȘte est bien forcĂ© de suivre la dure loi de la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre systĂšme social entier Ă dĂ©truire... Ah ! Gundermann Ă©touffant sous l'accablement de ses bons de jouissance ! les hĂ©ritiers de Gundermann n'arrivant pas Ă tout manger, obligĂ©s de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades ! " Et Sigismond Ă©clata d'un bon rire d'enfant en rĂ©crĂ©ation, toujours debout prĂšs de la fenĂÂȘtre, les regards sur la Bourse, oĂÂč grouillait la noire fourmiliĂšre du jeu. Des rougeurs ardentes montaient Ă ses pommettes, il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rĂÂȘveur Ă©veillĂ© disait vrai, pourtant ? s'il avait devinĂ© l'avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient trĂšs claires et sensĂ©es. " Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n'arrivera pas l'annĂ©e prochaine. - Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la pĂ©riode transitoire, la pĂ©riode d'agitation. Peut-ĂÂȘtre y aura-t- il des violences rĂ©volutionnaires, elles sont souvent inĂ©vitables. Mais les exagĂ©rations, les emportements sont passagers... Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultĂ©s immĂ©diates. Tout cet avenir rĂÂȘvĂ© semble impossible, on n'arrive pas Ă donner aux gens une idĂ©e raisonnable de cette sociĂ©tĂ© future, cette sociĂ©tĂ© de juste travail, dont les moeurs seront si diffĂ©rentes des nĂÂŽtres. C'est comme un autre monde dans une autre planĂšte... Et puis, il faut bien le confesser, la rĂ©organisation n'est pas prĂÂȘte, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guĂšre, j'y Ă©puise mes nuits. Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire " Si les choses sont ce qu'elles sont, c'est que la logique des faits humains les a faites ainsi. " DĂšs lors, quel labeur pour ramener le fleuve Ă sa source et le diriger dans une autre vallĂ©e !... Certainement, l'Ă©tat social actuel a dĂ» sa prospĂ©ritĂ© sĂ©culaire au principe individualiste, que l'Ă©mulation, l'intĂ©rĂÂȘt personnel rend d'une fĂ©conditĂ© de production sans cesse renouvelĂ©e. Le collectivisme arrivera-t-il jamais Ă cette fĂ©conditĂ©, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l'idĂ©e de gain sera dĂ©truite ? LĂ est, pour moi, le doute, l'angoisse, le terrain faible oĂÂč il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s'y dĂ©cide un jour... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous... Vous le voyez ? " - La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! - Eh bien, ce serait bĂÂȘte de la faire sauter, qu'on la rebĂÂątirait ailleurs... Seulement, je vous prĂ©dis qu'elle sautera d'elle-mĂÂȘme, quand l'Etat l'aura expropriĂ©e, devenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d'entrepĂÂŽt public Ă nos richesses trop grandes, un des greniers d'abondance oĂÂč nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fĂÂȘte ! " D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur gĂ©nĂ©ral et moyen. Et il s'Ă©tait tellement exaltĂ©, qu'un nouvel accĂšs de toux le secoua, revenu Ă sa table, les coudes parmi ses papiers, la tĂÂȘte entre les mains, pour Ă©touffer le rĂÂąle dĂ©chirĂ© de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congĂ©diĂ© la MĂ©chain, l'air bouleversĂ©, souffrant lui-mĂÂȘme de cette toux abominable. Tout de suite, il s'Ă©tait penchĂ©, avait pris son frĂšre dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur. " Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu as encore, Ă t'Ă©trangler ? Tu sais, je veux que tu fasses venir un mĂ©decin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causĂ©, cĂąâŹâąest sĂ»r. " Et il regardait d'un oeil oblique Saccard, restĂ© au milieu de la piĂšce, dĂ©cidĂ©ment bousculĂ© par ce qu'il venait d'entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionnĂ© et si malade, qui, de sa fenĂÂȘtre, lĂ -haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. " Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hĂÂąte d'ĂÂȘtre dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction... J'en attends d'autres, nous rĂ©glerons le tout ensemble. " Mais, la crise Ă©tant finie, Busch le retint un instant encore. " A propos, la dame qui Ă©tait lĂ tout Ă lĂąâŹâąheure vous a connu autrefois, oh, il y a longtemps. - Ah ! OĂÂč donc ? - Rue de la harpe, en 52 " Si maĂtre qu'il fĂ»t de lui, Saccard devint pĂÂąle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'Ă©tait point qu'il se rappelĂÂąt Ă cette minute, la gamine culbutĂ©e dans l'escalier il ne lĂąâŹâąavait mĂÂȘme pas sue enceinte, il ignorait l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misĂ©rables annĂ©es de ses dĂ©buts lui Ă©tait toujours dĂ©sagrĂ©able. " Rue de la Harpe, oh ! je n'y ai habitĂ© que huit jours lors de mon arrivĂ©e Ă Paris, le temps de rechercher un logement... Au revoir ! ! - Au revoir ! " accentua Busch, qui se trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui dĂ©jĂ cherchait de quelle façon large il exploiterait l'aventure. De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il Ă©tait tout frissonnant, il ne regarda mĂÂȘme pas la petite Mme Conin, dont la jolie figure blonde souriait, Ă la porte de la papeterie. Sur la place, l'agitation avait grandi, la clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de monde, avec la violence dĂ©bridĂ©e d'une marĂ©e haute. C'Ă©tait le coup de gueule de trois heures moins un quart, la bataille des derniers cours, l'enragement Ă savoir qui s'en irait les mains pleines. Et, debout Ă l'angle de la rue de la Bourse en face du pĂ©ristyle, il croyait reconnaĂtre, dans la bousculade confuse, sous les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis quĂąâŹâąil s'imaginait entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguĂ de l'agent de change Mazaud, que couvraient par moments les Ă©clats de Nathansohn, assis sous lĂąâŹâąhorloge, Ă la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le ruisseau, faillit l'Ă©clabousser. Massias sauta, avant mĂÂȘme que le cocher eĂ»t arrĂÂȘtĂ©, monta les marches d'un bond, apportant, hors d'haleine, le dernier ordre d'un client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mĂÂȘlĂ©e, lĂ -haut, remĂÂąchait sa vie, hantĂ© par le souvenir de ses dĂ©buts, que la question de Busch venait de rĂ©veiller. Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la rue Saint-Jacques, oĂÂč il avait traĂnĂ© ses bottes Ă©culĂ©es d'aventurier conquĂ©rant, dĂ©barquĂ© Ă Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, Ă l'idĂ©e qu'il ne l'avait pas soumis encore, qu'il Ă©tait de nouveau sur le pavĂ©, guettant la fortune, inassouvi, torturĂ© d'une faim de jouissance telle, que jamais il n'en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait avec raison le travail ne peut faire vivre, les misĂ©rables et les imbĂ©ciles travaillent seuls, pour engraisser les autres. Il n'y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne d'un coup le bien- ĂÂȘtre, le luxe, la vie large, la vie tout entiĂšre. Si ce vieux monde social devait crouler un jour, est-ce qu'un homme comme lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses dĂ©sirs, avant l'effondrement ? Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna mĂÂȘme pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santĂ©, il le regarda entrer chez un confiseur, d'oĂÂč ce roi de l'or rapportait parfois une boĂte de bonbons d'un franc Ă ses petites-filles. Et ce coup de coude, Ă cette minute, dans la fiĂšvre dont lĂąâŹâąaccĂšs montait en lui, depuis qu'il tournait ainsi autour de la Bourse, coude, Ă cette minute, dans la fiĂšvre dont l'accĂšs montait fut comme le cinglement, la poussĂ©e derniĂšre qui le dĂ©cida. Il avait achevĂ© d'enserrer la place, il donnerait l'assaut. C'Ă©tait le serment d'une lutte sans merci il ne quitterait pas la France, il braverait son frĂšre, il jouerait la partie suprĂÂȘme, une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassĂ©s. Jusqu'Ă la fermeture, Saccard s'entĂÂȘta, debout Ă son poste d'observation et de menace. Il regarda le pĂ©ristyle se vider, les marches se couvrir de la lente dĂ©bandade de tout ce monde Ă©chauffĂ© et las. Autour de lui, l'encombrement du pavĂ© et des trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, l'Ă©ternelle foule Ă exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spĂ©culation, sans tourner la tĂÂȘte, dans le dĂ©sir et la crainte de ce qui se faisait lĂ , ce mystĂšre des opĂ©rations financiĂšres, d'autant plus attirant pour les cervelles françaises, que trĂšs peu d'entre elles le pĂ©nĂštrent. II - AprĂšs sa derniĂšre et dĂ©sastreuse affaire de terrains, lorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceau, qu'il abandonnait Ă ses crĂ©anciers, pour Ă©viter une catastrophe plus grande, son idĂ©e fut d'abord de se rĂ©fugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort de sa femme, qui dormait dans un petit cimetiĂšre de la Lombardie, occupait seul un hĂÂŽtel de l'avenue de l'ImpĂ©ratrice, oĂÂč il avait organisĂ© sa vie avec un sage et fĂ©roce Ă©goĂÂŻsme ; il y mangeait la fortune de la morte sans une faute, en garçon de faible santĂ© que le vice avait prĂ©cocement mĂ»ri ; et, d'une voix nette, il refusa Ă son pĂšre de le prendre chez lui, pour continuer Ă vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avisĂ©. DĂšs lors, Saccard songea Ă une autre retraite. Il allait louer une petite maison Ă Passy, un asile bourgeois de commerçant retirĂ©, lorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussĂ©e et le premier Ă©tage de l'hĂÂŽtel d'Orviedo, rue Saint-Lazare, n'Ă©taient toujours pas occupĂ©s, portes et fenĂÂȘtres closes. La princesse d'Orviedo, installĂ©e dans trois chambres du second depuis la mort de son mari, n'avait pas mĂÂȘme fait mettre d'Ă©criteau Ă la porte cochĂšre, que les herbes envahissaient. Une porte basse, Ă l'autre bout de la façade, menait au deuxiĂšme Ă©tage, par un escalier de service. Et, souvent en rapport d'affaires avec la princesse, dans les visites qu'il lui rendait, il s'Ă©tait Ă©tonnĂ© de la nĂ©gligence qu'elle apportait Ă tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tĂÂȘte, elle avait sur les choses de l'argent des idĂ©es Ă elle. Pourtant, lorsqu'il se prĂ©senta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite, elle lui cĂ©da, moyennant un loyer dĂ©risoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussĂ©e et ce premier Ă©tage somptueux, d'installation princiĂšre, qui en valait certainement le double. On se souvenait du faste affichĂ© par le prince d'Orviedo. C'Ă©tait dans le coup de fiĂšvre de son immense fortune financiĂšre, lorsqu'il Ă©tait venu d'Espagne, dĂ©barquant Ă Paris au milieu d'une pluie de millions, qu'il avait achetĂ© et fait rĂ©parer cet hĂÂŽtel, en l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rĂÂȘvait d'Ă©tonner le monde. La construction datait du siĂšcle dernier, une de ces maisons de plaisance, bĂÂąties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, dĂ©molie en partie, rebĂÂątie dans de plus sĂ©vĂšres proportions, elle n'avait gardĂ©, de son parc d'autrefois, qu'une large cour bordĂ©e d'Ă©curies et de remises, que la rue projetĂ©e du Cardinal-Fesch allait sĂ»rement emporter. Le prince la tenait de la succession d'une demoiselle Saint-Germain, dont la propriĂ©tĂ© s'Ă©tendait jadis jusqu'Ă la rue des Trois-FrĂšres, l'ancien prolongement de la rue Taitbout. D'ailleurs, l'hĂÂŽtel avait conservĂ© son entrĂ©e sur la rue Saint-Lazare, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte avec une grande bĂÂątisse de la mĂÂȘme Ă©poque, la Folie-Beauvilliers d'autrefois, que les Beauvilliers occupaient encore, Ă la suite d'une ruine lente ; et eux possĂ©daient un reste d'admirable jardin, des arbres magnifiques, condamnĂ©s aussi Ă disparaĂtre, dans le bouleversement prochain du quartier. Au milieu de son dĂ©sastre, Saccard traĂnait une queue de serviteurs, les dĂ©bris de son trop nombreux personnel un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargĂ©e de la lingerie, une autre femme restĂ©e on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les Ă©curies et les remises, y mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussĂ©e un rĂ©fectoire pour ses gens. C'Ă©tait l'homme qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier Ă©tage, les trois salons, les cinq chambres Ă coucher, sans compter l'immense salle Ă manger, oĂÂč l'on dressait une table de cinquante couverts. LĂ , autrefois, une porte ouvrait sur un escalier intĂ©rieur, conduisant au second Ă©tage, dans une autre salle Ă manger, plus petite ; et la princesse, qui avait rĂ©cemment louĂ© cette partie du second Ă un ingĂ©nieur, M. Hamelin, un cĂ©libataire vivant avec sa soeur, s'Ă©tait contentĂ©e de faire condamner la porte, Ă l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques piĂšces de ses dĂ©pouilles du parc Monceau, laissa les autres vides, parvint quand mĂÂȘme Ă rendre la vie Ă cette enfilade de murailles tristes et nues, dont une main obstinĂ©e semblait avoir arrachĂ© jusqu'aux moindres bouts de tenture, dĂšs le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rĂÂȘve d'une grande fortune. La princesse d'Orviedo Ă©tait alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle s'Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă Ă©pouser le prince, qu'elle n'aimait point, pour obĂ©ir Ă un ordre formel de sa mĂšre, la duchesse de Combeville. A cette Ă©poque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beautĂ© et de sagesse, trĂšs religieuse, un peu trop grave, bien qu'aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singuliĂšres histoires qui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune Ă©valuĂ©e Ă trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, Ă main armĂ©e, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crĂ©dule, parmi les effondrements et la mort. LĂ -bas en Espagne, ici en France, le prince s'Ă©tait, pendant vingt annĂ©es, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restĂ©es lĂ©gendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang oĂÂč il venait de ramasser tant de millions, elle avait Ă©prouvĂ© pour lui, dĂšs la premiĂšre rencontre, une rĂ©pugnance que sa religion devait rester impuissante Ă vaincre ; et, bientĂÂŽt, une rancune sourde, grandissante, s'Ă©tait jointe Ă cette antipathie, celle de n'avoir pas un enfant de ce mariage subi par obĂ©issance. La maternitĂ© lui aurait suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait Ă la haine contre cet homme qui, aprĂšs avoir dĂ©sespĂ©rĂ© l'amante, ne pouvait mĂÂȘme contenter la mĂšre. C'Ă©tait Ă ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouĂÂŻ, aveugler Paris de l'Ă©clat de ses fĂÂȘtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain de la mort du prince, foudroyĂ© par une apoplexie, l'hĂÂŽtel de la rue Saint-Lazare Ă©tait tombĂ© Ă un silence absolu, Ă une nuit complĂšte. Plus une lumiĂšre, plus un bruit, les portes et les fenĂÂȘtres demeuraient closes, et la rumeur se rĂ©pandait que la princesse, aprĂšs avoir dĂ©mĂ©nagĂ© violemment le rez-de-chaussĂ©e et le premier Ă©tage, s'Ă©tait retirĂ©e comme une recluse, dans trois petites piĂšces du second, avec une ancienne femme de chambre de sa mĂšre, la vielle Sophie, qui l'avait Ă©levĂ©e. Quand elle avait reparu, elle Ă©tait vĂÂȘtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachĂ©s sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front Ă©troit, son joli visage rond aux dents de perles entre des lĂšvres serrĂ©es, mais ayant dĂ©jĂ le teint jaune, le visage muet, enfoncĂ© dans une volontĂ© unique, d'une religieuse cloĂtrĂ©e depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus vĂ©cu depuis lors que pour des oeuvres immenses de charitĂ©. Dans Paris, la surprise Ă©tait grande, et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse avait hĂ©ritĂ© de la fortune totale, les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mĂÂȘmes s'occupait. Et la lĂ©gende qui finit par s'Ă©tablir fut romantique. Un homme, un inconnu vĂÂȘtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, Ă©tait un soir apparu tout d'un coup dans sa chambre, sans qu'elle eĂ»t jamais compris par quelle porte secrĂšte il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir rĂ©vĂ©lĂ© l'origine abominable des trois cents millions, en exigeant peut-ĂÂȘtre d'elle le serment de rĂ©parer tant d'iniquitĂ©s, si elle voulait Ă©viter d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu. Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuve, Ă©tait-ce en effet pour obĂ©ir Ă un ordre venu de l'au- delĂ , Ă©tait-ce plutĂÂŽt dans une simple rĂ©volte d'honnĂÂȘtetĂ©, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vĂ©ritĂ© Ă©tait qu'elle ne vivait plus que dans une ardente fiĂšvre de renoncement et de rĂ©paration. Chez cette femme qui n'avait pas Ă©tĂ© amante et qui n'avait pu ĂÂȘtre mĂšre, toutes les tendresses refoulĂ©es, surtout l'amour avortĂ© de l'enfant, s'Ă©panouissaient en une vĂ©ritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les dĂ©shĂ©ritĂ©s, les souffrants, ceux dont elle croyait dĂ©tenir les millions volĂ©s, ceux Ă qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d'aumĂÂŽnes. DĂšs lors, l'idĂ©e fixe s'empara d'elle, le clou de l'obsession entra dans son crĂÂąne elle ne se considĂ©ra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient dĂ©posĂ© trois cents millions, pour qu'ils fussent employĂ©s au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptable, un homme d'affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d'un peuple de notaires, d'ouvriers et d'architectes. Au-dehors, elle avait installĂ© tout un vaste bureau avec une vingtaine d'employĂ©s. Chez elle, dans ses trois piĂšces Ă©troites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermĂ©diaires, ses lieutenants ; et elle passait lĂ ses journĂ©es, Ă un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloĂtrĂ©e loin des importuns, parmi un amoncellement paperasses qui la dĂ©bordait. Son rĂÂȘve Ă©tait de soulager toutes les misĂšres, depuis l'enfant qui souffre d'ĂÂȘtre nĂ© jusqu'au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq annĂ©es, jetant l'or Ă pleines mains, elle avait fondĂ©, Ă la Villette, la CrĂšche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que frĂ©quentaient dĂ©jĂ trois cents enfants ; un orphelinat Ă Saint-MandĂ©, l'Orphelinat Saint-Joseph, oĂÂč cent garçons et cent filles recevaient une Ă©ducation et une instruction telles qu'on les donne dans les familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les vieillards Ă ChĂÂątillon, pouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmes, et un hĂÂŽpital de deux cents lits dans un faubourg, l'HĂÂŽpital Saint-Marceau, dont on venait seulement d'ouvrir les salles. Mais son oeuvre prĂ©fĂ©rĂ©e, celle qui absorbait en ce moment tout son coeur, Ă©tait l'Oeuvre du Travail, une crĂ©ation Ă elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction, oĂÂč trois cents enfants, cent cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassĂ©s sur le pavĂ© de Paris, dans la dĂ©bauche et dans le crime, Ă©taient rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s par de bons soins et par l'apprentissage d'un mĂ©tier. Ces diverses fondations, des dons considĂ©rables, une prodigalitĂ© folle dans la charitĂ©, lui avaient dĂ©vorĂ© prĂšs de cents millions en cinq ans. Encore quelques annĂ©es de ce train, et elle serait ruinĂ©e, sans avoir rĂ©servĂ© mĂÂȘme la petite rente nĂ©cessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, la grondait d'un mot rude, en lui prophĂ©tisant qu'elle mourrait sur la paille, elle avait un faible sourire, le seul qui parĂ»t dĂ©sormais sur ses lĂšvres dĂ©colorĂ©es, un divin sourire d'espĂ©rance. Ce fut justement Ă l'occasion de l'Oeuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d'Orviedo. Il Ă©tait un des propriĂ©taires du terrain qu'elle acheta pour cette oeuvre, un ancien jardin plantĂ© de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l'avait sĂ©duite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, Ă la suite de certaines difficultĂ©s avec ses entrepreneurs. Lui-mĂÂȘme s'Ă©tait intĂ©ressĂ© aux travaux, l'imagination prise, charmĂ© du plan grandiose qu'elle imposait Ă l'architecte deux ailes monumentales, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, reliĂ©es entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communautĂ©, l'administration, tous les services ; et chaque aile avait son prĂ©au immense, ses ateliers, ses dĂ©pendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goĂ»t du grand et du fastueux, c'Ă©tait le luxe dĂ©ployĂ©, la construction Ă©norme et faite de matĂ©riaux Ă dĂ©fier les siĂšcles, les marbres prodiguĂ©s, une cuisine revĂÂȘtue de faĂÂŻence oĂÂč l'on aurait fait cuire un boeuf, des rĂ©fectoires gigantesques aux riches lambris de chĂÂȘne, des dortoirs inondĂ©s de lumiĂšre, Ă©gayĂ©s de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installĂ©es avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dĂ©gagements vastes, des escaliers, des corridors, aĂ©rĂ©s l'Ă©tĂ©, chauffĂ©s l'hiver ; et la maison entiĂšre baignant dans le soleil, une gaietĂ© de jeunesse, un bien-ĂÂȘtre de grosse fortune. Quand l'architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dĂ©pense, la princesse l'arrĂÂȘtait d'un mot elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu'ils en jouissent Ă leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idĂ©e fixe Ă©tait faite de ce rĂÂȘve combler les misĂ©rables, les coucher dans les lits, les asseoir Ă la table des heureux de ce monde, non plus l'aumĂÂŽne d'une croĂ»te de pain, d'un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais oĂÂč ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goĂ»tant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis Ă©normes, elle Ă©tait abominablement volĂ©e ; une nuĂ©e d'entrepreneurs vivaient d'elle, sans compter les pertes dues Ă la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument dĂ©sintĂ©ressĂ© d'ailleurs, pour l'unique plaisir de rĂ©gler cette folle danse de millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'Ă©tait montrĂ© si scrupuleusement honnĂÂȘte. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquĂ©e, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent mĂÂȘme, simplement rĂ©compensĂ© par cette joie des sommes considĂ©rables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guĂšre que lui Ă l'Oeuvre du Travail, oĂÂč la princesse n'allait jamais, pas plus qu'elle n'allait visiter ses autres fondations, cachĂ©e au fond de ses trois petites piĂšces, comme la bonne dĂ©esse invisible ; et lui, adorĂ©, il y Ă©tait bĂ©ni, accablĂ© de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sans doute, depuis cette Ă©poque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut installĂ© dans l'hĂÂŽtel d'Orviedo comme locataire, prit la nettetĂ© aiguĂ d'un dĂ©sir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier Ă l'administration des bonnes oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute oĂÂč il Ă©tait, vaincu de la spĂ©culation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montĂ©e d'apothĂ©ose devenir le dispensateur de cette royale charitĂ©, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles oeuvres Ă crĂ©er encore, quelle citĂ© du miracle Ă faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer qu'il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s'Ă©largit, il ne vĂ©cut plus que de cette pensĂ©e grisante, les rĂ©pandre en aumĂÂŽnes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il Ă©tait d'une probitĂ© parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crĂÂąne de visionnaire, une idylle gĂ©ante, l'idylle d'un inconscient, oĂÂč ne se mĂÂȘlait aucun dĂ©sir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus que, tout de mĂÂȘme, au bout, il y avait le rĂÂȘve de sa vie entiĂšre, sa conquĂÂȘte de Paris. Etre le roi de la charitĂ©, le Dieu adorĂ© de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dĂ©passait son ambition. Quels prodiges ne rĂ©aliserait-il pas, s'il employait Ă ĂÂȘtre bon ses facultĂ©s d'homme d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de prĂ©jugĂ©s ! Et il aurait la force irrĂ©sistible qui gagne les batailles, l'argent, l'argent Ă pleins coffres, l'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour oĂÂč l'on mettrait Ă donner son orgueil et son plaisir ! Puis, agrandissant encore son projet, Saccard en arriva Ă se demander pourquoi il n'Ă©pouserait pas la princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positions, empĂÂȘcherait les interprĂ©tations mauvaises. Pendant un mois, il manoeuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre indispensable ; et un jour, d'une voix tranquille, redevenu naĂÂŻf, il fit sa proposition, dĂ©veloppa son grand projet. C'Ă©tait une vĂ©ritable association qu'il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes volĂ©es par le prince, il s'engageait Ă les rendre aux pauvres, dĂ©cuplĂ©es. D'ailleurs, la princesse, dans son Ă©ternelle robe noire, avec son fichu de dentelle sur la tĂÂȘte, l'Ă©couta attentivement, sans qu'une Ă©motion quelconque animĂÂąt sa face jaune. Elle Ă©tait trĂšs frappĂ©e des avantages que pourrait avoir une association pareille, indiffĂ©rente, du reste, aux autres considĂ©rations. Puis, ayant remis sa rĂ©ponse au lendemain, elle finit par refuser sans doute elle avait rĂ©flĂ©chi qu'elle ne serait plus seule maĂtresse de ses aumĂÂŽnes, et elle entendait en disposer en souveraine absolue, mĂÂȘme follement. Mais elle expliqua qu'elle serait heureuse de le garder comme conseiller, elle montra combien prĂ©cieuse elle estimait sa collaboration, en le priant de continuer Ă s'occuper de l'Oeuvre du Travail, dont il Ă©tait le vĂ©ritable directeur. Toute une semaine, Saccard Ă©prouva un violent chagrin, ainsi qu'Ă la perte d'une idĂ©e chĂšre ; non pas qu'il se sentĂt retomber au gouffre du brigandage ; mais, de mĂÂȘme qu'une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle du bien fait Ă coups de millions avait attendri sa vieille ĂÂąme de corsaire. Il tombait une fois encore, et de trĂšs haut il lui semblait ĂÂȘtre dĂ©trĂÂŽnĂ©. Par l'argent, il avait toujours voulu, en mĂÂȘme temps que la satisfaction de ses appĂ©tits, la magnificence d'une vie princiĂšre ; et jamais il ne l'avait eue, assez haute. Il s'enrageait, Ă mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princesse, se trouva-t-il rejetĂ© Ă une furieuse envie de bataille. Se battre, ĂÂȘtre le plus fort dans la dure guerre de la spĂ©culation, manger les autres pour ne pas qu'ils vous mangent, c'Ă©tait, aprĂšs sa soif de splendeur et de jouissance, la grande cause, l'unique cause de sa passion des affaires. S'il ne thĂ©saurisait pas, il avait l'autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancĂ©es comme des corps d'armĂ©e, les chocs des millions adverses, avec les dĂ©routes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effrĂ©nĂ© besoin de revanche abattre Gundermann, cela le hantait d'un dĂ©sir chimĂ©rique, chaque fois qu'il Ă©tait par terre, vaincu. S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l'entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrĂ©es voisines et d'Ă©gale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l'attira, la tĂÂȘte emplie d'affaires Ă lancer, sollicitĂ© en tous sens par des projets contraires, dans une telle fiĂšvre, qu'il ne sut que dĂ©cider, jusqu'au jour oĂÂč une idĂ©e suprĂÂȘme, dĂ©mesurĂ©e, se dĂ©gagea des autres et s'empara peu Ă peu de lui tout entier. Depuis qu'il habitait l'hĂÂŽtel d'Orviedo, Saccard apercevait parfois la soeur de l'ingĂ©nieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d'une taille admirable, Mme Caroline, comme on la nommait familiĂšrement. Surtout, ce qui l'avait frappĂ©, Ă la premiĂšre rencontre, c'Ă©tait ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d'un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, ĂÂągĂ©e de trente-six ans Ă peine. DĂšs vingt-cinq ans, elle Ă©tait ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restĂ©s noirs et trĂšs fournis, gardaient une jeunesse, une Ă©trangetĂ© vive Ă son visage encadrĂ© d'hermine. Elle n'avait jamais Ă©tĂ© jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lĂšvres exprimaient une bontĂ© exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolĂ©e de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mĂšre, dans une fraĂcheur et une force de belle amoureuse. Elle Ă©tait grande, solide, la dĂ©marche franche et trĂšs noble. Chaque fois qu'il la rencontrait, Saccard, plus petit qu'elle, la suivait des yeux, intĂ©ressĂ©, enviant sourdement cette taille haute, cette carrure saine. Et, peu Ă peu, par l'entourage, il connut toute l'histoire des Hamelin. Ils Ă©taient, Caroline et Georges, les enfants d'un mĂ©decin de Montpellier, savant remarquable, catholique exaltĂ©, mort sans fortune. Lorsque le pĂšre s'en alla, la fille avait dix-huit ans, le garçon dix-neuf ; et, comme celui-ci venait d'entrer Ă l'Ecole polytechnique, elle le suivit Ă Paris, oĂÂč elle se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des piĂšces de cent sous, qui l'entretint d'argent de poche, pendant les deux annĂ©es de cours ; plus tard, lorsque, sorti dans un mauvais rang, il dut battre le pavĂ©, ce fut elle encore qui le soutint, en attendant qu'il trouvĂÂąt une situation. Ces deux enfants s'adoraient, faisaient le rĂÂȘve de ne se quitter jamais. Pourtant, un mariage inespĂ©rĂ© s'Ă©tant prĂ©sentĂ©, la bonne grĂÂące et l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnaire, dans la maison oĂÂč elle Ă©tait en place, Georges voulut qu'elle acceptĂÂąt ce dont il se repentit cruellement, car, au bout de quelques annĂ©es de mĂ©nage, Caroline fut obligĂ©e d'exiger une sĂ©paration pour ne pas ĂÂȘtre tuĂ©e par son mari, qui buvait et la poursuivait avec un couteau, dans des crises d'imbĂ©cile jalousie. Elle Ă©tait alors ĂÂągĂ©e de vingt-six ans, elle se retrouvait pauvre, s'Ă©tant obstinĂ©e Ă ne rĂ©clamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais son frĂšre avait enfin, aprĂšs bien des tentatives, mis la main sur une besogne qui lui plaisait il allait partir pour l'Egypte, avec la Commission chargĂ©e des premiĂšres Ă©tudes du canal de Suez ; et il emmena sa soeur, elle s'installa vaillamment Ă Alexandrie, recommença Ă donner des leçons, pendant que lui courait le pays. Ils restĂšrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859, ils assistĂšrent aux premiers coups de pioche sur la plage de Port- SaĂÂŻd une maigre Ă©quipe de cent cinquante terrassiers Ă peine, perdue au milieu des sables, commandĂ©e par une poignĂ©e d'ingĂ©nieurs. Puis, Hamelin, envoyĂ© en Syrie pour assurer les approvisionnements, y resta, Ă la suite d'une fĂÂącherie avec ses chefs. Il fit venir Caroline Ă Beyrouth, oĂÂč d'autres Ă©lĂšves l'attendaient, il se lança dans une grosse affaire, patronnĂ©e par une compagnie française, le tracĂ© d'une route carrossable de Beyrouth Ă Damas, la premiĂšre, l'unique voie ouverte Ă travers les gorges du Liban ; et ils vĂ©curent encore trois annĂ©es lĂ , jusqu'Ă l'achĂšvement de la route, lui visitant les montagnes, s'absentant deux mois pour un voyage Ă Constantinople, Ă travers le Taurus, elle le suivant dĂšs qu'elle pouvait s'Ă©chapper, Ă©pousant les projets de rĂ©veil qu'il faisait, Ă battre cette vieille terre endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassĂ© tout un portefeuille dĂ©bordant d'idĂ©es et de plans, il sentait l'impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de rentrer en France, s'il voulait donner un corps Ă ce vaste ensemble d'entreprises, former des sociĂ©tĂ©s, trouver des capitaux. Et, aprĂšs neuf annĂ©es de sĂ©jour en Orient, ils partirent, ils eurent la curiositĂ© de repasser par l'Egypte, oĂÂč les travaux du canal de Suez les enthousiasmĂšrent une ville avait poussĂ© en quatre ans dans les sables de la plage de Port-SaĂÂŻd, tout un peuple s'agitait lĂ , les fourmis humaines s'Ă©taient multipliĂ©es, changeaient la face de la terre. Mais, Ă Paris, une malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze mois, il s'y dĂ©battait avec ses projets, sans pouvoir communiquer sa foi Ă personne, trop modeste, peu bavard, Ă©chouĂ© Ă ce deuxiĂšme Ă©tage de l'hĂÂŽtel d'Orviedo, dans un petit appartement de cinq piĂšces qu'il louait douze cents francs, plus loin du succĂšs que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs Ă©conomies s'Ă©puisaient rapidement, le frĂšre et la soeur en arrivaient Ă une grande gĂÂȘne. Ce fut mĂÂȘme ce qui intĂ©ressa Saccard, cette tristesse croissante de Mme Caroline, dont la belle gaietĂ© s'assombrissait du dĂ©couragement oĂÂč elle voyait tomber son frĂšre. Dans leur mĂ©nage, elle Ă©tait un peu l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus frĂÂȘle, avec des facultĂ©s de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses Ă©tudes, il ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier, n'en Ă©prouvant pas le besoin, adorant sa soeur, ce qui lui suffisait. Il devait avoir des maĂtresses d'un jour, qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique, aux conceptions si vastes, d'un zĂšle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois une telle naĂÂŻvetĂ©, qu'on l'aurait jugĂ© un peu sot. ElevĂ© dans le catholicisme le plus Ă©troit, il avait gardĂ© sa religion d'enfant, il pratiquait, trĂšs convaincu ; tandis que sa soeur s'Ă©tait reprise par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu'elle se donnait Ă son cĂÂŽtĂ©, aux longues heures oĂÂč il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langues, elle avait lu les Ă©conomistes, les philosophes, passionnĂ©e un instant pour les thĂ©ories socialistes et Ă©volutionnistes ; mais elle s'Ă©tait calmĂ©e, elle devait surtout Ă ses voyages, Ă son long sĂ©jour parmi des civilisations lointaines, une grande tolĂ©rance, un bel Ă©quilibre de sagesse. Si elle ne croyait plus, elle demeurait trĂšs respectueuse de la foi de son frĂšre. Entre eux, il y avait eu une explication, et jamais ils n'en avaient reparlĂ©. Elle Ă©tait une intelligence, dans sa simplicitĂ© et sa bonhomie ; et, d'un courage Ă vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui rĂ©sistait aux cruautĂ©s du sort, elle avait coutume de dire qu'un seul chagrin Ă©tait restĂ© saignant en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant. Saccard put rendre Ă Hamelin un service, un petit travail qu'il lui procura, des commanditaires qui avaient besoin d'un ingĂ©nieur pour un rapport sur le rendement d'une machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimitĂ© du frĂšre et de la soeur, il monta frĂ©quemment passer une heure entre eux, dans leur salon, leur seule grande piĂšce, qu'ils avaient transformĂ©e en cabinet de travail. Cette piĂšce restait d'une nuditĂ© absolue, meublĂ©e seulement d'une longue table Ă dessiner, d'une autre table plus petite, encombrĂ©e de papiers, et d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminĂ©e, des livres s'empilaient. Mais, aux murs, une dĂ©coration improvisĂ©e Ă©gayait ce vide, une sĂ©rie de plans, une suite d'aquarelles claires, chaque feuille fixĂ©e avec quatre clous. C'Ă©tait son portefeuille de projets qu'Hamelin avait ainsi Ă©talĂ©, les notes prises en Syrie, toute sa fortune future ; et les aquarelles Ă©taient de Mme Caroline, des vues de lĂ -bas, des types, des costumes, ce qu'elle avait remarquĂ© et croquĂ© en accompagnant son frĂšre, avec un sens trĂšs personnel de coloriste, sans aucune prĂ©tention d'ailleurs. Deux larges fenĂÂȘtres, ouvrant sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers, Ă©clairaient d'une lumiĂšre vive cette dĂ©bandade de dessins, qui Ă©voquait une vie autre, le rĂÂȘve d'une antique sociĂ©tĂ© tombant en poudre, que les Ă©pures, aux lignes fermes et mathĂ©matiques, semblaient vouloir remettre debout, comme sous l'Ă©tayement du solide Ă©chafaudage de la science moderne. Et quand il se fut rendu utile, avec cette dĂ©pense d'activitĂ© qui le faisait charmant, Saccard s'oublia surtout devant les plans et les aquarelles, sĂ©duit, demandant sans cesse de nouvelles explications. Dans sa tĂÂȘte, tout un vaste lançage germait dĂ©jĂ . Un matin, il trouva Mme Caroline seule, assise Ă la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle Ă©tait mortellement triste, les mains abandonnĂ©es parmi les papiers. " Que voulez-vous ? cela tourne dĂ©cidĂ©ment mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer Ă la fois ; et ce qui me navre, c'est l'impuissance ou le malheur rĂ©duit mon pauvre frĂšre, car il n'est vaillant, il n'a de force qu'au travail... J'avais songĂ© Ă me replacer institutrice quelque part, pour l'aider au moins. J'ai cherchĂ© et je n'ai rien trouvĂ©... Pourtant, je ne puis pas me mettre Ă faire des mĂ©nages. " Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi dĂ©montĂ©e, abattue. " Que diable ! vous n'en ĂÂȘtes pas lĂ ! " cria-t-il. Elle hocha la tĂÂȘte, elle se montrait amĂšre contre la vie, qu'elle acceptait d'habitude si gaillardement, mĂÂȘme mauvaise. Et Hamelin Ă©tant rentrĂ© Ă ce moment, rapportant la nouvelle d'un dernier Ă©chec, elle eut de grosses larmes lentes, elle ne parla plus, les poings serrĂ©s, Ă sa table, les yeux perdus devant elle. " Et dire, laissa Ă©chapper Hamelin, qu'il y a, lĂ -bas, des millions qui nous attendent, si quelqu'un voulait seulement m'aider Ă les gagner ! " Saccard s'Ă©tait plantĂ© devant une Ă©pure reprĂ©sentant l'Ă©lĂ©vation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins. " Qu'est-ce donc ? demanda-t-il. - Oh ! je me suis amusĂ©, expliqua l'ingĂ©nieur. C'est un projet d'habitation " lĂ -bas, Ă Beyrouth, pour le directeur de la Compagnie que j'ai rĂÂȘvĂ©e, vous savez, la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis. " Il s'animait, il donna de nouveaux dĂ©tails. Pendant son sĂ©jour en Orient, il avait constatĂ© combien le service des transports Ă©tait dĂ©fectueux. Les quelques sociĂ©tĂ©s, installĂ©es Ă Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas Ă avoir le matĂ©riel suffisant et confortable ; et une de ses premiĂšres idĂ©es, Ă la base mĂÂȘme de tout l'ensemble de ses entreprises, Ă©tait de syndiquer ces sociĂ©tĂ©s, de les rĂ©unir en une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la MĂ©diterranĂ©e entiĂšre et s'en assurerait la royautĂ©, en Ă©tablissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la GrĂšce, de l'Egypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'Ă©tait Ă la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen c'Ă©tait l'Orient conquis, donnĂ© Ă la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrie, oĂÂč allait s'ouvrir le vaste champ de ses opĂ©rations. " Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble ĂÂȘtre lĂ , aujourd'hui... C'est une forme si puissante de l'association ! Trois ou quatre petites entreprises, qui vĂ©gĂštent isolĂ©ment, deviennent d'une vitalitĂ© et d'une prospĂ©ritĂ© irrĂ©sistibles, si elles se rĂ©unissent... Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisĂ©s des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'ĂÂȘtre qu'un immense bazar unique, oĂÂč l'on s'approvisionnera de tout. " Il s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© encore, debout cette fois devant une aquarelle qui reprĂ©sentait un site sauvage, une gorge aride, que bouchait un Ă©croulement gigantesque de rochers, couronnĂ©s de broussailles. " Oh ! oh ! reprit-il, voici le bout du monde. On ne doit pas ĂÂȘtre coudoyĂ© par les passants dans ce coin-lĂ . - Une gorge du Carmel, rĂ©pondit Hamelin Ma soeur a pris ça, pendant les Ă©tudes que j'ai faites de ce cĂÂŽtĂ©. " Et il ajouta simplement " Tenez ! entre les calcaires crĂ©tacĂ©s et les porphyres qui ont relevĂ© ces calcaires, sur tout le flanc de la montagne, il y a lĂ un filon d'argent sulfurĂ© considĂ©rable, oui ! une mine d'argent dont l'exploitation, d'aprĂšs mes calculs, assurerait des bĂ©nĂ©fices Ă©normes. - Une mine d'argent " , rĂ©pĂ©ta vivement Saccard. Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans sa tristesse, avait entendu ; et, comme si une vision se fĂ»t Ă©voquĂ©e " Le Carmel, ah ! quel dĂ©sert, quelles journĂ©es de solitude ! C'est plein de myrtes et de genĂÂȘts, cela sent bon l'air tiĂšde en est embaumĂ©. Et il y a des aigles, sans cesse, qui planent trĂšs haut... Mais tout cet argent qui dort dans ce sĂ©pulcre, Ă cĂÂŽtĂ© de tant de misĂšre. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des villes naissantes, un peuple rĂ©gĂ©nĂ©rĂ© par le travail. - Une route serait facilement ouverte du Carmel Ă Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu'on dĂ©couvrirait Ă©galement du fer, car il abonde dans les montagnes du pays... J'ai aussi Ă©tudiĂ© un nouveau mode d'extraction, qui rĂ©aliserait d'importantes Ă©conomies. Tout est prĂÂȘt, il ne s'agit plus que de trouver des capitaux. - La SociĂ©tĂ© des mines d'argent du Carmel ! " murmura Saccard. Mais c'Ă©tait maintenant l'ingĂ©nieur qui, les regards levĂ©s, allait d'un plan Ă l'autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiĂ©vrĂ© Ă la pensĂ©e de l'avenir Ă©clatant qui dormait lĂ , pendant que la gĂÂȘne le paralysait. " Et ce ne sont que les petites affaires du dĂ©but, reprit-il. Regardez cette sĂ©rie de plans, c'est ici le grand coup, tout un systĂšme de chemins de fer traversant l'Asie Mineure, de part en part... Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause premiĂšre de la stagnation oĂÂč croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s'y font toujours Ă dos de mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle rĂ©volution, si des lignes ferrĂ©es pĂ©nĂ©traient jusqu'aux confins du dĂ©sert ! Ce serait l'industrie et le commerce dĂ©cuplĂ©s, la civilisation victorieuse, l'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous intĂ©resse, nous en causerons en dĂ©tail. Et vous verrez, vous verrez ! " Tout de suite, du reste, il ne put s'empĂÂȘcher d'entrer dans des explications. C'Ă©tait surtout pendant son voyage Ă Constantinople, qu'il avait Ă©tudiĂ© le tracĂ© de son systĂšme de chemins de fer. La grande, l'unique difficultĂ© se trouvait dans la traversĂ©e des monts Taurus ; mais il avait parcouru les diffĂ©rents cols, il affirmait la possibilitĂ© d'un tracĂ© direct et relativement peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas Ă exĂ©cuter d'un coup le systĂšme complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mĂšre, la ligne de Brousse Ă Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait Ă l'embranchement de Smyrne Ă Angora, et Ă celui de TrĂ©bizonde Ă Angora, par Erzeroum et Sivas. " Plus tard, plus tard encore... " , continua-t-il. Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire, n'osant dire jusqu'oĂÂč il avait poussĂ© l'audace de ses projets. C'Ă©tait le rĂÂȘve. " Ah ! les plaines au pied du Taurus, reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse Ă©veillĂ©e, quel paradis dĂ©licieux ! On n'a qu'Ă gratter la terre, les moissons poussent, dĂ©bordantes. Les arbres fruitiers, les pĂÂȘchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mĂ»riers, pareils Ă de grands bois ! Et quelle existence naturelle et facile, dans cet air lĂ©ger, constamment bleu ! " Saccard se mit Ă rire, de ce rire aigu de bel appĂ©tit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et, comme Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la crĂ©ation d'une banque Ă Constantinople, en disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissĂ©es, surtout prĂšs du grand vizir, il l'interrompit gaiement. " Mais c'est un pays de cocagne, on en vendrait ! " Puis, trĂšs familier, appuyant les deux mains aux Ă©paules de Mme Caroline, toujours assise " Ne vous dĂ©sespĂ©rez donc pas, madame ! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre frĂšre quelque chose de trĂšs bon pour nous tous... Ayez de la patience. Attendez. " Pendant le mois qui suivit, Saccard procura de nouveau Ă l'ingĂ©nieur quelques petits travaux ; et, s'il ne reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment, prĂ©occupĂ©, hĂ©sitant devant l'ampleur Ă©crasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimitĂ©, ce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint Ă s'occuper de son intĂ©rieur d'homme seul, dĂ©vorĂ© de frais inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Lui, si habile au-dehors, rĂ©putĂ© pour sa main vigoureuse et adroite dans le gĂÂąchis des grands vols, laissait aller chez lui tout Ă la dĂ©bandade, insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dĂ©penses ; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillage, elle lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire rĂ©aliser deux ou trois Ă©conomies ; si bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'ĂÂȘtre son intendante pourquoi pas ? elle avait cherchĂ© une place d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour elle, qui lui permettrait d'attendre. L'offre, faite en maniĂšre de plaisanterie, devint sĂ©rieuse. N'Ă©tait-ce pas une façon de s'occuper, de soulager son frĂšre, avec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois ? Et elle accepta, elle rĂ©forma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisiniĂšre, qui, avec le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voiture, prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux, qu'Ă la fin de la premiĂšre quinzaine elle avait obtenu une rĂ©duction de moitiĂ©. Il Ă©tait ravi, il plaisantait en disant que c'Ă©tait lui qui la volait maintenant, et qu'elle aurait dĂ» exiger un tant pour cent sur tous les bĂ©nĂ©fices qu'elle lui faisait faire. Alors, une vie trĂšs Ă©troite avait commencĂ©. Saccard venait d'avoir l'idĂ©e de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartements, et l'on remontait librement, d'une salle Ă manger dans l'autre, par l'escalier intĂ©rieur ; de sorte que, pendant que son frĂšre travaillait en haut, enfermĂ© du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient, Mme Caroline, laissant son propre mĂ©nage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait Ă chaque heure de la journĂ©e, donner des ordres, comme chez elle. C'Ă©tait devenu la joie de Saccard, la continuelle apparition de cette grande belle femme, qui traversait les piĂšces de son pas solide et superbe, avec la gaietĂ© toujours inattendue de ses cheveux blancs, envolĂ©s autour de son jeune visage. Elle Ă©tait de nouveau trĂšs gaie, elle avait retrouvĂ© sa bravoure Ă vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses heures, continuellement debout. Sans affectation de simplicitĂ©, elle ne portait plus qu'une robe noire, dans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement, elle la savante, la philosophe, de n'ĂÂȘtre plus qu'une bonne femme de mĂ©nage, la gouvernante d'un prodigue, qu'elle se mettait Ă aimer, comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant trĂšs sĂ©duit, calculant qu'il n'y avait aprĂšs tout qu'une diffĂ©rence de quatorze ans entre eux, s'Ă©tait demandĂ© ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite forcĂ©e de chez son mari, dont elle avait reçu autant de coups que de caresses, elle eĂ»t vĂ©cu en guerriĂšre voyageuse, sans voir un homme ? Peut-ĂÂȘtre les voyages l'avaient-ils protĂ©gĂ©e. Cependant, il savait qu'un ami de son frĂšre, un M. Beaudoin, un nĂ©gociant restĂ© Ă Beyrouth, et dont le retour Ă©tait prochain, l'avait beaucoup aimĂ©e, au point d'attendre pour l'Ă©pouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans une maison de santĂ©, fou d'alcoolisme. Evidemment, ce mariage n'aurait fait que rĂ©gulariser une situation bien excusable, presque lĂ©gitime. DĂšs lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas Ă©tĂ© le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, Ă la voir passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se rĂ©pondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-ĂÂȘtre ; et il remettait l'expĂ©rience Ă plus tard, il lui donnait des poignĂ©es de main vigoureuses, heureux de sa cordialitĂ©. Puis, tout d'un coup, Mme Caroline retomba Ă un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, trĂšs pĂÂąle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il cessa de l'interroger devant son obstination Ă dire qu'elle n'avait rien, qu'elle Ă©tait comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d'un consul anglais, trĂšs jeune et immensĂ©ment riche. Le coup avait dĂ» ĂÂȘtre d'autant plus dur, que la nouvelle Ă©tait arrivĂ©e par cette lettre banale, sans aucune prĂ©paration, sans mĂÂȘme un adieu. C'Ă©tait tout un Ă©croulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte de l'espoir lointain oĂÂč elle se raccrochait, aux heures de dĂ©sastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautĂ©s abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari Ă©tait mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, Ă la rĂ©alisation prochaine de son rĂÂȘve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anĂ©antie. Le soir mĂÂȘme, une autre stupeur l'attendait comme, Ă son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle Ă©clata en sanglots ; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volontĂ©, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eut pas de rĂ©volte, mais sa tristesse en fut accrue, Ă l'infini. Pourquoi avait- elle laissĂ© s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet homme, lui- mĂÂȘme ne devait pas l'aimer. Ce n'Ă©tait point qu'il lui parĂ»t d'un ĂÂąge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beautĂ© certes, et vieux dĂ©jĂ , il l'intĂ©ressait par la mobilitĂ© de ses traits, par l'activitĂ© de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supĂ©rieure, capable de rĂ©aliser les grandes entreprises de son frĂšre, avec l'honnĂÂȘtetĂ© moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbĂ©cile ! Elle, si sage, si instruite par la dure expĂ©rience, si maĂtresse d'elle-mĂÂȘme, avoir ainsi succombĂ©, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale ! Le pis Ă©tait qu'elle le sentait, autant qu'elle, Ă©tonnĂ©, presque fĂÂąchĂ© de l'aventure. Lorsque, cherchant Ă la consoler, il lui avait parlĂ© de M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la basse trahison ne mĂ©ritait que l'oubli, et qu'elle s'Ă©tait rĂ©criĂ©e, en jurant que jamais rien ne s'Ă©tait passĂ© entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fiertĂ© de femme ; mais elle Ă©tait revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par ĂÂȘtre convaincu de la vĂ©ritĂ© de cette histoire, elle par droiture et dignitĂ© se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux annĂ©es, puis se lassant et en Ă©pousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier Ă©tait que cette dĂ©couverte, cette conviction qui aurait dĂ» passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalitĂ© sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencĂšrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie. Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui fait de la vie une nĂ©cessitĂ© et une joie, l'avait abandonnĂ©e. Elle vaquait Ă ses occupations si multiples, mais comme absente, sans s'illusionner mĂÂȘme sur la raison et l'intĂ©rĂÂȘt des choses. C'Ă©tait la machine humaine travaillant dans le dĂ©sespoir du nĂ©ant de tout. Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaietĂ©, elle ne goĂ»tait qu'une distraction, celle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenĂÂȘtre du grand cabinet de travail, les regards fixĂ©s sur le jardin de l'hĂÂŽtel voisin, cet hĂÂŽtel Beauvilliers, oĂÂč, depuis les premiers jours de son installation, elle devinait une dĂ©tresse, une de ces misĂšres cachĂ©es, si navrantes dans leur effort Ă sauvegarder les apparences. Il y avait lĂ aussi des ĂÂȘtres qui souffraient, et son chagrin Ă©tait comme trempĂ© de ces larmes, elle agonisait de mĂ©lancolie, jusqu'Ă se croire insensible et morte dans la douleur des autres. Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possĂ©daient, rue de Grenelle, un hĂÂŽtel magnifique, n'avaient plus Ă Paris que cette ancienne maison de plaisance, bĂÂątie en dehors de la ville au commencement du siĂšcle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavĂ©e parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient lĂ comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, Ă©miettĂ© et fendu. On eĂ»t dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muette dĂ©sespĂ©rance, oĂÂč le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdĂÂątre, dont le frisson glaçait les Ă©paules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la premiĂšre personne que Mme Caroline avait aperçue Ă©tait la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air trĂšs noble, un peu surannĂ©e. Avec son grand nez droit, ses lĂšvres minces, son cou particuliĂšrement long, elle avait l'air d'un cygne trĂšs ancien, d'une douceur dĂ©solĂ©e. Puis, derriĂšre elle, presque aussitĂÂŽt, s'Ă©tait montrĂ©e sa fille, Alice de Beauvilliers, ĂÂągĂ©e de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gĂÂątĂ© et les traits dĂ©jĂ tirĂ©s du visage. C'Ă©tait la mĂšre encore, chĂ©tive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongĂ© jusqu'Ă la disgrĂÂące, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'Ă©tait engagĂ© dans les zouaves pontificaux, Ă la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par LamoriciĂšre. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derriĂšre l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'Ă©troite pelouse centrale, sans Ă©changer une parole ; il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussĂ©, ou peut-ĂÂȘtre auraient-elles coĂ»tĂ© trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santĂ©, par ces deux femmes si pĂÂąles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fĂÂȘtes et que les bourgeoises maisons du voisinage Ă©touffaient, prenait une mĂ©lancolique douleur, comme si elles eussent promenĂ© le deuil des vieilles choses mortes. Alors, intĂ©ressĂ©e, Mme Caroline avait guettĂ© ses voisines par une sympathie tendre, sans curiositĂ© mauvaise ; et, peu Ă peu, dominant le jardin, elle pĂ©nĂ©tra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'Ă©curie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, Ă la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de mĂÂȘme qu'il y avait une cuisiniĂšre, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelĂ©e, menant ces dames Ă leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dĂners de quinzaine oĂÂč venaient quelques amis, par quels longs jeĂ»nes, par quelles sordides Ă©conomies de chaque heure Ă©tait achetĂ©e cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, Ă l'abri des yeux, c'Ă©taient de continuels lavages, pour rĂ©duire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usĂ©es par le savon, rapiĂ©cĂ©es fil Ă fil ; c'Ă©taient quatre lĂ©gumes Ă©pluchĂ©s pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins ; c'Ă©taient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouĂ©es de mademoiselle, la cuisiniĂšre noircissant a l'encre les bouts de gants trop dĂ©fraĂchis de madame ; et les robes de la mĂšre qui passaient Ă la fille aprĂšs d'ingĂ©nues transformations, et les chapeaux qui duraient des annĂ©es, grĂÂące Ă des Ă©changes de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de rĂ©ception, au rez-de-chaussĂ©e, Ă©taient fermĂ©s soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier Ă©tage ; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une Ă©troite piĂšce, dont elles avaient fait leur salle Ă manger et leur boudoir. Quand la fenĂÂȘtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boĂte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mĂšre. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait. Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui Ă©tait un dĂ©bauchĂ©, et dont elle ne s'Ă©tait jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapportĂ©, Ă VendĂÂŽme, rĂÂąlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlĂ© d'un accident de chasse quelque balle envoyĂ©e par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis Ă©tait que s'anĂ©antissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la RĂ©volution avait dĂ©jĂ trouvĂ©e amoindrie, et que son pĂšre et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, Ă quelques lieues de VendĂÂŽme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hĂÂŽtel de la rue de Grenelle Ă©tait depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, Ă©crasĂ© d'hypothĂšques, menacĂ© d'ĂÂȘtre mis en vente Ă son tour, si l'on ne payait pas les intĂ©rĂÂȘts ; et il ne restait guĂšre que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait dĂ©jĂ huit ans, lorsqu'elle Ă©tait devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l'Ă©croulement de sa maison, la comtesse s'Ă©tait raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle vivrait de pain plutĂÂŽt que de dĂ©choir. DĂšs lors, elle n'avait plus eu qu'une pensĂ©e, se tenir debout Ă son rang, marier sa fille Ă un homme d'Ă©gale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causĂ© d'abord de mortelles inquiĂ©tudes, Ă la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer ; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas recommencĂ©, coeur tendre au fond, simplement oisif et nul, Ă©cartĂ© de tout emploi, sans place possible dans la sociĂ©tĂ© contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il Ă©tait toujours pour elle une cause d'angoisse secrĂšte, car il manquait de santĂ©, dĂ©licat sous son apparence fiĂšre, de sang Ă©puisĂ© et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste mĂšre en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie dĂ©jĂ , se flĂ©trissant Ă attendre. Avec son air d'insignifiance mĂ©lancolique, elle n'Ă©tait point sotte, elle aspirait ardemment Ă la vie, Ă un homme qui l'aurait aimĂ©e, Ă du bonheur ; mais, ne voulant pas dĂ©soler davantage la maison, elle feignait d'avoir renoncĂ© Ă tout, plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'ĂÂȘtre vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'ĂÂȘtre seule. La comtesse, par ses miracles d'avarice, Ă©tait pourtant arrivĂ©e Ă mettre de cĂÂŽtĂ© vingt mille francs, toute la dot d'Alice ; elle avait Ă©galement sauvĂ© du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles, qu'on pouvait estimer Ă une dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n'osait mĂÂȘme parler, Ă peine de quoi faire face aux dĂ©penses immĂ©diates, si l'Ă©pouseur attendu se prĂ©sentait. Et, cependant, elle ne voulait pas dĂ©sespĂ©rer, luttant quand mĂÂȘme, n'abandonnant pas un des privilĂšges de sa naissance, toujours aussi haute et de fortune convenable, incapable de sortir Ă pied et de retrancher un entre-mets un soir de rĂ©ception, mais rognant sur sa vie cachĂ©e, se condamnant Ă des semaines de pommes de terre sans beurre, pour ajouter cinquante francs Ă la dot Ă©ternellement insuffisante de sa fille. C'Ă©tait un douloureux et puĂ©ril hĂ©roĂÂŻsme quotidien, tandis que, chaque jour, la maison croulait un peu plus sur leurs tĂÂȘtes. Cependant, jusque-lĂ , Mme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler Ă la comtesse et Ă sa fille. Elle finissait par connaĂtre les dĂ©tails les plus intimes de leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des Ă©changes de regards, ces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathie, derriĂšre soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idĂ©e de crĂ©er, pour son Oeuvre du Travail, une sorte de commission de surveillance, composĂ©e de dix dames, qui se rĂ©unissaient deux fois par mois, visitaient l'Oeuvre en dĂ©tail, contrĂÂŽlaient tous les services. Comme elle s'Ă©tait rĂ©servĂ© de choisir elle-mĂÂȘme ces dames, elle avait dĂ©signĂ©, parmi les premiĂšres, Mme de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement sa voisine, aujourd'hui qu'elle s'Ă©tait retirĂ©e du monde. Et il Ă©tait arrivĂ© que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrĂ©taire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration de l'Ă©tablissement, venait d'avoir l'idĂ©e de recommander Mme Caroline, comme un secrĂ©taire modĂšle, qu'on ne trouverait nulle part en effet, la besogne Ă©tait assez pĂ©nible, il y avait beaucoup d'Ă©critures, mĂÂȘme des soins matĂ©riels qui rĂ©pugnaient un peu Ă ces dames ; et, dĂšs le dĂ©but, Mme Caroline s'Ă©tait rĂ©vĂ©lĂ©e une hospitaliĂšre admirable, que sa maternitĂ© inassouvie, son amour dĂ©sespĂ©rĂ© des enfants, enflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres ĂÂȘtres, qu'on tĂÂąchait de sauver du ruisseau parisien. Donc, Ă la derniĂšre sĂ©ance de la commission, elle s'Ă©tait rencontrĂ©e avec la comtesse de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait adressĂ© qu'un salut un peu froid, cachant sa secrĂšte gĂÂȘne, ayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un tĂ©moin de sa misĂšre. Toutes deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse Ă feindre de ne pas se reconnaĂtre. Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'aprĂšs de nouveaux calculs, et que Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenĂÂȘtre, comme Ă son habitude, regardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- lĂ , elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une chiffonniĂšre n'aurait pas ramassĂ©es contre une borne. " Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elle, que cela doit ĂÂȘtre terrible, cette comĂ©die du luxe qu'elles se croient forcĂ©es de jouer. " Et elle se reculait, se cachait derriĂšre le rideau de vitrage, de peur que la mĂšre ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'ĂÂȘtre ainsi guettĂ©e. Elle-mĂÂȘme s'Ă©tait apaisĂ©e, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque matin, Ă cette fenĂÂȘtre le grand chagrin de son abandon s'endormait, il semblait que la vue du dĂ©sastre des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet Ă©croulement qu'elle avait cru ĂÂȘtre celui de toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait Ă rire. Un instant encore, elle suivit les deux femmes dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement " Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas ĂÂȘtre triste... Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais durĂ©, je ne peux pas ĂÂȘtre triste, quoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'Ă©goĂÂŻsme ? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain, et d'ailleurs j'ai beau ĂÂȘtre gaie, j'ai le coeur fendu tout de mĂÂȘme au spectacle de la moindre douleur. Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passent, si je ne me retenais, comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles. " En disant cela, elle riait de son beau rire de bravoure, en vaillante qui prĂ©fĂ©rait l'action aux apitoiements bavards. " Dieu sait pourtant, continua-t-elle, si j'ai eu lieu de dĂ©sespĂ©rer de tout. Ah ! la chance ne m'a pas gĂÂątĂ©e jusqu'ici... AprĂšs mon mariage, dans l'enfer oĂÂč je suis tombĂ©e, injuriĂ©e, battue, j'ai bien cru qu'il ne me restait qu'Ă me jeter Ă l'eau. Je ne m'y suis pas jetĂ©e, j'Ă©tais vibrante d'allĂ©gresse, gonflĂ©e d'un espoir immense, quinze jours aprĂšs, quand je suis partie avec mon frĂšre pour l'Orient... Et, lors de notre retour Ă Paris, lorsque tout a failli nous manquer, j'ai eu des nuits abominables, oĂÂč je nous voyais mourant de faim sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas morts, je me suis remise Ă rĂÂȘver des choses Ă©normes, des choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Et, derniĂšrement, quand j'ai reçu ce coup affreux dont je n'ose parler encore, mon coeur a Ă©tĂ© comme dĂ©racinĂ© ; oui, je l'ai positivement senti qui ne battait plus ; je l'ai cru fini, je me suis crue finie, anĂ©antie moi-mĂÂȘme. Puis, pas du tout ! voici que l'existence me reprend, je ris aujourd'hui, demain, j'espĂ©rerai ! je voudrai vivre encore, vivre toujours... Est-ce extraordinaire, de ne pas pouvoir ĂÂȘtre triste longtemps ! " Saccard, qui riait lui aussi, haussa les Ă©paules. " Bah ! vous ĂÂȘtes comme tout le monde. C'est l'existence, ça. - Croyez-vous, s'Ă©cria-t-elle, Ă©tonnĂ©e. Il me semble, Ă moi, qu'il y a des gens si tristes, qui ne sont jamais gais, qui se rendent la vie impossible, tellement ils se la peignent en noir... Oh ! ce n'est pas que je m'abuse sur la douceur et la beautĂ© qu'elle offre. Elle a Ă©tĂ© trop dure, je l'ai trop vue de prĂšs, partout et librement. Elle est exĂ©crable, quand elle n'est pas ignoble. Mais, que voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ? je n'en sais rien. Autour de moi, tout a beau pĂ©ricliter, s'effondrer, je suis quand mĂÂȘme, dĂšs le lendemain, gaie et confiante sur les ruines... J'ai pensĂ© souvent que mon cas est, en petit, celui de l'humanitĂ©, qui vit, certes, dans une misĂšre affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque gĂ©nĂ©ration. A la suite de chacune des crises qui m'abattent, c'est comme jeunesse nouvelle, un printemps dont les promesses de sĂšve me rĂ©chauffent et me relĂšvent le coeur. Cela est tellement vrai, que, aprĂšs une grosse peine, si je sors dans la rue, au soleil, tout de suite je me remets Ă aimer, Ă espĂ©rer, Ă ĂÂȘtre heureuse. Et l'ĂÂąge n'a pas de prise sur moi, j'ai la naĂÂŻvetĂ© de vieillir sans m'en apercevoir... Voyez-vous, j'ai beaucoup trop lu pour une femme, je ne sais plus du tout oĂÂč je vais, pas plus, d'ailleurs, que ce vaste monde ne le sait lui-mĂÂȘme. Seulement, c'est malgrĂ© moi, il me semble que je vais, que nous allons tous Ă quelque chose de trĂšs bien et de parfaitement gai. " Elle finissait par tourner Ă la plaisanterie, Ă©mue pourtant, voulant cacher l'attendrissement de son espoir ; tandis que son frĂšre, qui avait levĂ© la tĂÂȘte, la regardait avec une adoration pleine de gratitude. " Oh ! toi, dĂ©clara-t-il, tu es faite pour les catastrophes, tu es l'amour de la vie ! " Dans ces quotidiennes causeries du matin, une fiĂšvre s'Ă©tait peu Ă peu dĂ©clarĂ©e, et si Mme Caroline retournait Ă cette joie naturelle, inhĂ©rente Ă sa santĂ© mĂÂȘme, cela provenait du courage que leur apportait Saccard, avec sa flamme active des grandes affaires. C'Ă©tait chose presque dĂ©cidĂ©e, on allait exploiter le fameux portefeuille. Sous les Ă©clats de sa voix aiguĂ, tout s'animait, s'exagĂ©rait. D'abord, on mettait la main sur la MĂ©diterranĂ©e, on la conquĂ©rait, par la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis ; et il Ă©numĂ©rait les ports de tous les pays du littoral oĂÂč l'on crĂ©erait des stations, et il mĂÂȘlait des souvenirs classiques effacĂ©s Ă son enthousiasme d'agioteur, cĂ©lĂ©brant cette mer, la seule que le monde ancien eĂ»t connue, cette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuri, dont les flots ont baignĂ© les antiques villes, AthĂšnes, Rome, Tyr, Alexandrie, Carthage, Marseille, toutes celles qui ont fait l'Europe. Puis, lorsqu'on s'Ă©tait assurĂ© ce vaste chemin de l'Orient, on dĂ©butait lĂ -bas, en Syrie, par la petite affaire de la SociĂ©tĂ© des mines d'argent du Carmel, rien que quelques millions Ă gagner en passant, mais un excellent lançage, car cette idĂ©e d'une mine d'argent, de l'argent trouvĂ© dans la terre, ramassĂ© Ă la pelle, Ă©tait toujours passionnante pour le public, surtout quand on pouvait y accrocher l'enseigne d'un nom prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi lĂ -bas des mines de charbon, du charbon Ă fleur de roche, qui vaudrait de l'or, lorsque le pays se couvrirait d'usines ; sans compter les autres menues entreprises qui serviraient d'entractes, des crĂ©ations de banques, des syndicats pour les industries florissantes, une exploitation des vastes forĂÂȘts du Liban, dont les arbres gĂ©ants pourrissent sur place, faute de routes. Enfin, il arrivait au gros morceau, Ă la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et lĂ , il dĂ©lirait, car ce rĂ©seau de lignes ferrĂ©es, jetĂ© d'un bout Ă l'autre sur l'Asie Mineure, comme un filet, c'Ă©tait pour lui la spĂ©culation, la vie de l'argent, prenant d'un coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie nouvelle, encore intacte, d'une richesse incalculable, cachĂ©e sous l'ignorance et la crasse des siĂšcles. Il en flairait le trĂ©sor, il hennissait comme un cheval de guerre, Ă l'odeur de la bataille. Mme Caroline, d'un bon sens si solide, trĂšs rĂ©fractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller Ă cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vĂ©ritĂ©, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, oĂÂč elle s'Ă©tait crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'Ă©tait elle, ses descriptions colorĂ©es, ses renseignements dĂ©bordants, qui fouettaient de plus en plus la fiĂšvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habitĂ© trois ans, elle ne tarissait pas Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grĂšves de sable rouge et des Ă©croulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithĂ©ĂÂątre, au milieu de vastes jardins, un paradis dĂ©licieux plantĂ© d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'Ă©taient toutes les villes de la cĂÂŽte, au nord Antioche, dĂ©chue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les rĂ©sume toutes, Tyr dont les marchands Ă©taient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblĂ© par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussiĂšre de palais, oĂÂč ne se dressent, misĂ©rables et Ă©parses, que quelques cabanes de pĂ©cheurs. Elle avait accompagnĂ© son frĂšre partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'Ă TrĂ©zibonde ; elle avait vĂ©cu un mois Ă JĂ©rusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois Ă Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallĂ©es et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchĂ©s sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivĂ©s et les champs stĂ©riles. Et, des moindres coins, des dĂ©serts muets comme des grandes villes, elle avait rapportĂ© la mĂÂȘme admiration pour l'inĂ©puisable, la luxuriante nature, la mĂÂȘme colĂšre contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dĂ©daignĂ©es ou gĂÂąchĂ©es ! Elle disait les charges qui Ă©crasent le commerce et l'industrie, cette loi imbĂ©cile qui empĂÂȘche de consacrer les capitaux Ă l'agriculture, au- delĂ d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant JĂ©sus-Christ, et l'ignorance oĂÂč croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils Ă des enfants idiots, arrĂÂȘtĂ©s dans leur croissance. Autrefois, la cĂÂŽte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allĂ©e vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetiĂšre abandonnĂ©. Pas d'Ă©coles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exĂ©crable, des impĂÂŽts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fĂÂąchait, elle demandait s'il Ă©tait permis de gĂÂąter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre bĂ©nie, d'un charme exquis, oĂÂč tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempĂ©rĂ©s des montagnes, les neiges Ă©ternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espĂ©rance la faisaient se passionner, Ă l'idĂ©e du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spĂ©culation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la rĂ©veiller. " Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinĂ©e lĂ , oĂÂč il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dĂšs que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports encombrĂ©s de sable, nous les nettoierons, nous les protĂ©gerons de fortes jetĂ©es. Des navires de haut bord stationneront oĂÂč des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces plaines dĂ©peuplĂ©es, ces cols dĂ©serts, que nos lignes ferrĂ©es traverseront, vous verrez toute une rĂ©surrection, oui ! les champs se dĂ©fricher, des routes et des canaux s'Ă©tablir, des citĂ©s nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient Ă un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges. " Et, devant l'Ă©vocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait rĂ©ellement se lever la civilisation prĂ©dite. Ces Ă©pures sĂšches, ces tracĂ©s linĂ©aires s'animaient, se peuplaient c'Ă©tait le rĂÂȘve qu'elle avait fait parfois d'un Orient dĂ©barbouillĂ© de sa crasse, tirĂ© de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. DĂ©jĂ , elle avait assistĂ© au miracle, ce Port- SaĂÂŻd qui, en si peu d'annĂ©es, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la premiĂšre heure, puis la citĂ© de deux mille ĂÂąmes, la citĂ© de dix mille ĂÂąmes, des maisons, des magasins immenses, une jetĂ©e gigantesque, de la vie et du bien-ĂÂȘtre créés avec entĂÂȘtement par les fourmis humaines. Et c'Ă©tait bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrĂ©sistible, la poussĂ©e sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste oĂÂč l'on va, mais d'aller plus Ă l'aise, dans des conditions meilleures ; et le globe bouleversĂ© par la fourmiliĂšre qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme dĂ©cuplĂ©, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrĂšs. Hamelin, qui Ă©coutait en souriant, avait eu alors un mot sage. " Tout cela, c'est la poĂ©sie des rĂ©sultats, et nous n'en sommes mĂÂȘme pas Ă la prose de la mise en oeuvre. " Mais Saccard ne s'Ă©chauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour oĂÂč, s'Ă©tant mis Ă lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expĂ©dition d'Egypte. DĂ©jĂ , le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramenĂ© l'extrĂÂȘme Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et oĂÂč il y avait tant Ă apprendre. Seulement, la haute figure de NapolĂ©on le frappa davantage, allant guerroyer lĂ -bas, dans un but grandiose et mystĂ©rieux. S'il parlait de conquĂ©rir l'Egypte, d'y installer un Ă©tablissement français, de donner ainsi Ă la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voir, dans le cĂÂŽtĂ© de l'expĂ©dition qui est restĂ© vague et Ă©nigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, NapolĂ©on couronnĂ© Ă Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, rĂ©alisant le rĂÂȘve d'Alexandre, plus grand que CĂ©sar et Charlemagne. Ne disait-il pas, Ă Sainte-HĂ©lĂšne, en parlant de Sidney, le gĂ©nĂ©ral anglais qui l'avait arrĂÂȘtĂ© devant Saint-Jean-d'Acre " Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les Croisades avaient tentĂ©, ce que NapolĂ©on n'avait pu accomplir, c'Ă©tait cette pensĂ©e gigantesque de la conquĂÂȘte de l'Orient qui enflammait Saccard, mais une conquĂÂȘte raisonnĂ©e, rĂ©alisĂ©e par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation Ă©tait allĂ©e de l'est en l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanitĂ©, Ă cet Eden de la presqu'Ăle hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siĂšcles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'Ă©lectricitĂ©, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'Ă©taient plus des millions Ă gagner, mais des milliards et des milliards. DĂšs lors, chaque matin, Hamelin et lui eurent de longues confĂ©rences. Si l'espoir Ă©tait vaste, les difficultĂ©s se prĂ©sentaient, nombreuses, Ă©normes. L'ingĂ©nieur, qui justement Ă©tait Ă Beyrouth, en 1862, pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrĂ©tiens maronites, et qui nĂ©cessita l'intervention de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataille, livrĂ©es au bon plaisir des autoritĂ©s locales. Seulement, il avait, Ă Constantinople, de puissantes relations, il s'Ă©tait assurĂ© l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha, homme de rĂ©el mĂ©rite, partisan dĂ©clarĂ© des rĂ©formes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nĂ©cessaires. D'autre part, bien qu'il prophĂ©tisĂÂąt la banqueroute fatale de l'empire Ottoman, il voyait plutĂÂŽt une circonstance favorable dans ce besoin effrĂ©nĂ© d'argent, ces emprunts qui se suivaient d'annĂ©e en annĂ©e un gouvernement besogneux, s'il n'offre pas de garantie personnelle, est tout prĂÂȘt Ă s'entendre avec les entreprises particuliĂšres, dĂšs qu'il y trouve le moindre bĂ©nĂ©fice. Et n'Ă©tait-ce pas une maniĂšre pratique de trancher l'Ă©ternelle et encombrante question d'Orient, en intĂ©ressant l'empire Ă de grands travaux civilisateurs, en l'amenant au progrĂšs, pour qu'il ne fĂ»t plus cette monstrueuse borne, plantĂ©e entre l'Europe et l'Asie ? Quel beau rĂÂŽle patriotique joueraient lĂ des compagnies françaises ! Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'Ă©difice. " Alors, quand nous serons les maĂtres, nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le pape... D'abord, on pourra se contenter de JĂ©rusalem, avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera dĂ©clarĂ©e indĂ©pendante, et on la joindra... Vous savez que les temps sont proches oĂÂč la papautĂ© ne pourra rester dans Rome, sous les rĂ©voltantes humiliations qu'on lui prĂ©pare. C'est pour ce jour-lĂ qu'il nous faudra ĂÂȘtre prĂÂȘts. " Saccard, bĂ©ant, l'Ă©coutait dire ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique. Lui-mĂÂȘme ne reculait pas devant les imaginations extravagantes, mai jamais il ne serait allĂ© jusqu'Ă celle- ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupĂ©fiait. Il cria " C'est fou ! La Porte ne donnera pas JĂ©rusalem. - Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent ! JĂ©rusalem l'ennuie, ce sera un bon dĂ©barras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires... D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un vĂ©ritable appui parmi les Maronites, car vous n'ignorez pas qu'il a installĂ©, Ă Rome, un collĂšge pour leurs prĂÂȘtres... Enfin, j'ai bien rĂ©flĂ©chi, j'ai tout prĂ©vu, et ce sera l'Ăšre nouvelle, l'Ăšre triomphale du catholicisme. Peut-ĂÂȘtre dira-t-on que c'est aller trop loin, que le pape se trouvera comme sĂ©parĂ©, dĂ©sintĂ©ressĂ© des affaires de l'Europe. Mais de quel Ă©clat, de quelle autoritĂ© ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trĂÂŽnera aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la terre sacrĂ©e oĂÂč le Christ a parlĂ© ! C'est lĂ qu'est son patrimoine, c'est lĂ que doit ĂÂȘtre son royaume. Et, soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous le mettrons Ă l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions. " Saccard, qui s'Ă©tait mis a sourire, dĂ©jĂ sĂ©duit par l'Ă©normitĂ© du projet, sans ĂÂȘtre convaincu, ne put s'empĂÂȘcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille. " Le trĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre, hein ? superbe ! l'affaire est lĂ ! " Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fĂÂąchĂ©e mĂÂȘme ; et il eut honte de son enthousiasme. " N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'Ă©difice, comme vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est dĂ©jĂ terriblement chargĂ©, il est bon d'en rĂ©server les consĂ©quences extrĂÂȘmes, la fin glorieuse, aux seuls initiĂ©s. - Sans doute, telle a toujours Ă©tĂ© mon intention, dĂ©clara l'ingĂ©nieur. Ceci sera le mystĂšre. " Et ce fut sur ce mot, ce jour-lĂ , que l'exploitation du portefeuille, la mise en oeuvre de toute l'Ă©norme sĂ©rie des projets fut dĂ©finitivement rĂ©solue. On commencerait par crĂ©er une modeste maison de crĂ©dit pour lancer les premiĂšres affaires ; puis, le succĂšs aidant, peu Ă peu on se rendrait maĂtre du marchĂ©, on conquerrait le monde. Le lendemain, comme Saccard Ă©tait montĂ© chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de l'Oeuvre du Travail, le souvenir lui revint du rĂÂȘve qu'il avait caressĂ© un moment, d'ĂÂȘtre le prince Ă©poux de cette reine de l'aumĂÂŽne, simple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il trouvait cela un peu niais, Ă cette heure. Il Ă©tait bĂÂąti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier, en plein dans la bataille des intĂ©rĂÂȘts, dans cette course au bonheur qui a Ă©tĂ© la marche mĂÂȘme de l'humanitĂ©, de siĂšcle en siĂšcle, vers plus de joie et plus de lumiĂšre. Ce mĂÂȘme jour, il trouva Mme Caroline seule, dans le cabinet aux Ă©pures. Elle Ă©tait debout devant une des fenĂÂȘtres, retenue lĂ par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, Ă une heure inaccoutumĂ©e. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un air de grande tristesse sans doute une lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas ĂÂȘtre brillante, Ă Rome. " Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine. - Bah ! s'Ă©cria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde. " Et, dans sa fiĂšvre heureuse, il chercha ses lĂšvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retirĂ© la tĂÂȘte, devenue grave et pĂÂąlie d'un involontaire malaise. " Non, je vous en prie. " C'Ă©tait la premiĂšre fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'Ă©tait abandonnĂ©e Ă lui, dans une minute de complĂšte inconscience. Les affaires sĂ©rieuses arrangĂ©es, il pensait Ă sa bonne fortune, voulant aussi, de ce cĂÂŽtĂ©, rĂ©gler la situation. Ce vif mouvement de recul l'Ă©tonna. " Bien vrai, cela vous ferait de la peine ? - Oui, beaucoup de peine. " Elle se calmait, elle souriait Ă son tour. " D'ailleurs, avouez que vous-mĂÂȘme n'y tenez guĂšre. - Oh ! moi, je vous adore. - Non, ne dites pas ça, vous allez ĂÂȘtre si occupĂ© ! Et puis, je vous assure que je suis prĂÂȘte Ă avoir de la vraie amitiĂ© pour vous, si vous ĂÂȘtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites... Voyons, c'est bien meilleur, l'amitiĂ© ! " Il l'Ă©coutait, souriant toujours, gĂÂȘnĂ© et combattu pourtant. Elle le refusait, c'Ă©tait ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanitĂ© seule en souffrait. " Alors ? amis seulement ? - Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai... Amis, grands amis ! " Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers. III - La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, Ă©tait une rĂ©ponse favorable, attendue pour mettre Ă Paris l'affaire en branle ; et, dĂšs le sur-lendemain, Saccard, Ă son rĂ©veil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-lĂ mĂÂȘme, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formĂ© le syndicat dont il voulait ĂÂȘtre sĂ»r, pour placer Ă l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa sociĂ©tĂ© anonyme, lancĂ©e au capital de vingt-cinq millions. En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette sociĂ©tĂ©, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots la Banque universelle, avaient brusquement flambĂ© devant lui, comme en caractĂšres de feu, dans la chambre encore noire. " La Banque universelle, ne cessa-t-il de rĂ©pĂ©ter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui, oui, excellent ! la Banque universelle ! " Jusqu'Ă neuf heures et demie, il marcha Ă travers les vastes piĂšces, absorbĂ©, ne sachant par oĂÂč il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue ; mĂÂȘme, c'Ă©tait l'embarras du choix qui le faisait rĂ©flĂ©chir, car il y voulait mettre quelque mĂ©thode. Il but une tasse de lait, il ne se fĂÂącha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'Ă©tait pas bien, Ă la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vĂ©tĂ©rinaire. " C'est bon, faites... Je prendrai un fiacre. " Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient Ă l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se rĂ©chauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord Ă pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque ; car l'idĂ©e lui Ă©tait venue de le sonder sur Daigremont, le spĂ©culateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuĂ©es livides, une telle giboulĂ©e creva, mĂÂȘlĂ©e de grĂÂȘle, qu'il se rĂ©fugia sous une porte cochĂšre. Depuis une minute, Saccard Ă©tait lĂ , Ă regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de piĂšces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, lĂ©ger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits . Il tourna la tĂÂȘte, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numĂ©raire dans les Etats oĂÂč il Ă©tait Ă bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays oĂÂč l'or Ă©tait en hausse ; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des piĂšces d'or, remuĂ©es Ă la pelle, prises dans des caisses, jetĂ©es dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'annĂ©e Ă l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment Ă cette musique, qui Ă©tait comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux prĂ©sage. La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier Ă©tage, dans la maison mĂÂȘme oĂÂč les bureaux de sa charge Ă©taient installĂ©s, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, Ă la mort de celui-ci, il s'Ă©tait entendu avec ses cohĂ©ritiers pour racheter la charge. Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, Ă la porte desquels il se rencontra avec Gustave SĂ©dille. " Est-ce que M. Mazaud est lĂ ? - Je ne sais pas, monsieur, j'arrive. " Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant Ă l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, rĂ©signĂ© Ă passer lĂ un an ou deux pour faire plaisir Ă son pĂšre, le fabricant de soie de la rue des JeĂ»neurs. Saccard traversa la caisse, saluĂ© par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il entra dans le cabinet des deux fondĂ©s de pouvoirs, oĂÂč il ne trouva que Berthier, celui des deux qui Ă©tait chargĂ© des relations avec les clients et qui accompagnait le patron Ă la Bourse. " Est-ce que M. Mazaud est lĂ ? - Mais je le pense, je sors de son cabinet... Tiens non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant. " Il avait poussĂ© une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste piĂšce, oĂÂč cinq employĂ©s travaillaient, sous les ordres du premier commis. " Non, c'est particulier !... Voyez donc vous-mĂÂȘme Ă la liquidation, lĂ , Ă cĂÂŽtĂ©. " Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'Ă©tait lĂ que le liquidateur, le pivot de la charge, aidĂ© de sept employĂ©s, dĂ©pouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, aprĂšs la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservĂ©es pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brĂšve de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantitĂ©, tel cours, de tel agent. " Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ? " demanda Saccard. Mais on ne lui rĂ©pondit mĂÂȘme pas. Le liquidateur Ă©tant sorti, trois employĂ©s lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrĂ©e de Gustave SĂ©dille venait d'intĂ©resser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des Ă©critures, Ă©changeait des engagements, et qui, l'aprĂšs-midi, Ă la Bourse, Ă©tait chargĂ© des tĂ©lĂ©grammes. NĂ© Ă Saintes, d'un pĂšre employĂ© Ă l'enregistrement, d'abord commis Ă Bordeaux chez un banquier, tombĂ© ensuite Ă Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-ĂÂȘtre ses appointements, en dix annĂ©es. Jusque-lĂ , il s'y Ă©tait bien conduit, rĂ©gulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave Ă©tait entrĂ© Ă la charge, il se dĂ©rangeait, entraĂnĂ© par son nouveau camarade, trĂšs Ă©lĂ©gant, trĂšs lancĂ©, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaĂtre des femmes. Flory, le visage mangĂ© de barbe, avait lĂ -dessous un nez Ă passions, une bouche aimable, des yeux tendres ; et il en Ă©tait aux petites parties fines, pas chĂšres, avec Mlle Chuchu, une figurante des VariĂ©tĂ©s, une maigre sauterelle du pavĂ© parisien, la fille ensauvĂ©e d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mĂÂąchĂ©, oĂÂč luisaient de grands yeux bruns admirables. Gustave, avant mĂÂȘme d'ĂÂŽter son chapeau, lui contait sa soirĂ©e. " Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvĂ© le moyen de mettre Ă la porte, ah ! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis restĂ©. " Tous deux s'Ă©touffĂšrent de rire. Il s'agissait de Germaine Coeur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collĂšgue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours Ă©tĂ© avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes trĂšs occupĂ©s, la tĂÂȘte embarrassĂ©e de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle Ă©tait agitĂ©e d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la MichodiĂšre, celui d'Ă©viter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaĂtre. " Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous rĂ©serviez pour la jolie papetiĂšre ? " Mais cette allusion Ă Mme Conin rendit Gustave sĂ©rieux. Celle-ci, on la respectait c'Ă©tait une femme honnĂÂȘte ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fĂ»t montrĂ© bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas rĂ©pondre, Gustave posa-t-il Ă son tour une question. " Et Chuchu, vous l'avez menĂ©e Ă Mabille ? - Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes rentrĂ©s, nous avons fait du thĂ©. " DerriĂšre les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide. Il eut un sourire. Il s'adressa Ă Flory. " Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud ? - Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu Ă son appartement... Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur Ă©tait lĂ ... Vous devriez sonner chez lui, car il peut trĂšs bien sortir, sans remonter. " Saccard remercia, se hĂÂąta de descendre un Ă©tage. Mazaud Ă©tait un des plus jeunes agents de change, comblĂ© par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, Ă un ĂÂąge oĂÂč l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il Ă©tait de figure agrĂ©able, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activitĂ©, l'intelligence trĂšs alerte, elle aussi. On le citait dĂ©jĂ , Ă la corbeille, pour cette vivacitĂ© d'esprit et de corps, si nĂ©cessaire dans le mĂ©tier, et qui, jointe Ă beaucoup de flair, Ă une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguĂ, des renseignements de Bourses Ă©trangĂšres de premiĂšre main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arriĂšre- cousin, disait-on, Ă l'agence Havas. Sa femme, Ă©pousĂ©e par amour, lui avait apportĂ© douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait dĂ©jĂ deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois. Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant. " Entrez donc, dit-il Ă Saccard. C'est vrai, avec ces petits ĂÂȘtres, on s'inquiĂšte tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo. " Et il l'introduisit ainsi dans le salon, oĂÂč sa femme se trouvait encore, tenant le bĂ©bĂ© sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mĂšre gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois Ă©taient blonds, d'une fraĂcheur de lait, la jeune mĂšre d'air aussi dĂ©licat et ingĂ©nu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux. " Tu vois bien que nous Ă©tions fous. - Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurĂ©s ! " Devant ce grand bonheur, Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, en saluant. La piĂšce, luxueusement meublĂ©e, sentait bon la vie heureuse de ce mĂ©nage, que rien encore n'avait dĂ©suni ; Ă peine, depuis quatre ans qu'il Ă©tait mariĂ©, donnait-on Ă Mazaud une courte curiositĂ© pour une chanteuse de l'opĂ©ra-Comique. Il restait un mari fidĂšle, de mĂÂȘme qu'il avait la rĂ©putation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgrĂ© la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de fĂ©licitĂ© sans nuage, se respirait rĂ©ellement dans la paix discrĂšte des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, dĂ©bordant d'un vase de Chine, avait imprĂ©gnĂ© toute la piĂšce. Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement " N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour ĂÂȘtre toujours heureux ? - J'en suis convaincu, madame, rĂ©pondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher. " Elle s'Ă©tait levĂ©e, rayonnante. Elle embrassa Ă son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'Ă©tait pendue au cou de son pĂšre. Celui-ci, voulant cacher son Ă©motion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne. " Vous voyez, on ne s'embĂÂȘte pas, ici. " Puis, vivement " Vous avez quelque chose Ă me dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux. " En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des diffĂ©rences ; et il fut surpris de la poignĂ©e de main cordiale que l'agent Ă©changea avec son client. D'ailleurs, dĂšs qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalitĂ©s, pour faire admettre une valeur Ă la cote officielle. NĂ©gligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crĂ©dit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'Ă©coutait, ne bronchait pas ; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalitĂ©s Ă remplir. Mais il n'Ă©tait pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dĂ©rangĂ© pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'Ă©tait pas d'une fidĂ©litĂ© trĂšs sĂ»re ; seulement, qui Ă©tait fidĂšle, en affaires et en amour ? personne ! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vĂ©ritĂ© sur Daigremont, aprĂšs leur rupture, qui avait occupĂ© toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres Ă Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, Ă large figure gaie, dont la voix mugissante Ă©tait cĂ©lĂšbre, mais qui devenait lourd, le ventre empĂÂątĂ© ; et c'Ă©tait comme une rivalitĂ© qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisĂ© par la chance, le vieux arrivĂ© Ă l'anciennetĂ©, ancien fondĂ© de pouvoirs Ă qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours Ă la veille d'une catastrophe, malgrĂ© des gains considĂ©rables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Coeur ne lui coĂ»tait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme. " Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cĂ©dant Ă la rancune malgrĂ© sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflĂ© les bĂ©nĂ©fices... Il est trĂšs dangereux. " Puis, aprĂšs un silence " Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas Ă Gundermann ? - Jamais ! " cria Saccard, que la passion emportait. A ce moment, Berthier, le fondĂ© de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots Ă l'oreille de l'agent. C'Ă©tait la baronne Sandorff qui venait payer des diffĂ©rences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour rĂ©duire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-mĂÂȘme la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il l'Ă©vitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut Ă sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dĂšs qu'il s'agit de payer. " Non, non, dites que je n'y suis pas, rĂ©pondit-il avec humeur. Et ne faites pas grĂÂące d'un centime, entendez-vous ! " Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu. " C'est vrai, mon cher, elle est trĂšs gentille, celle-lĂ , mais vous n'avez pas idĂ©e de cette rapacitĂ©... Ah ! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne ! plus je me mĂ©fie, plus je tremble de n'ĂÂȘtre pas payĂ©... Oui, il y a des jours oĂÂč, en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientĂšle de province. " La porte s'Ă©tait rouverte, un employĂ© lui remit un dossier qu'il avait demandĂ© le matin, et sortit. " Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installĂ© Ă VendĂÂŽme, un sieur Fayeux... Eh bien, vous n'avez pas idĂ©e de la quantitĂ© d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre... En vĂ©ritĂ©, le meilleur de nos maisons, le fond mĂÂȘme est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue. " Une association d'idĂ©es se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse. " Vous avez donc Sabatani, maintenant ? demanda-t-il. - Depuis un an, je crois, rĂ©pondit l'agent d'un air d'aimable indiffĂ©rence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas ? il a commencĂ© petitement, il est trĂšs sage et il fera quelque chose. " Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait mĂÂȘme plus, c'Ă©tait que Sabatani avait seulement dĂ©posĂ© chez lui une couverture de deux mille francs. De lĂ le jeu si modĂ©rĂ© du dĂ©but. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la mĂ©diocritĂ© de cette garantie fĂ»t oubliĂ©e ; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour oĂÂč, culbutant dans une grosse liquidation, il disparaĂtrait. Comment montrer de la dĂ©fiance vis-Ă -vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilitĂ©, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue Ă©lĂ©gante qui est indispensable, comme l'uniforme mĂÂȘme du vol Ă la Bourse ? " TrĂšs gentil, trĂšs intelligent " rĂ©pĂ©ta Saccard, qui prit soudain la rĂ©solution de songer Ă Sabatani, le jour oĂÂč il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puis, se levant et prenant congĂ© " Allons, adieu !... Lorsque nos titres seront prĂÂȘts, je vous reverrai, avant de tĂÂącher de les faire admettre Ă la cote. " Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant " Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat. - Jamais ! " cria-t-il de nouveau, l'air furieux. Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault le premier empochait d'un air navrĂ© son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des Ă©clats de voix, l'air agressif et superbe, comme aprĂšs une victoire. L'heure du dĂ©jeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'Ă©tant entrouverte, des rires s'en Ă©chappĂšrent, le rĂ©cit que Gustave faisait Ă Flory d'une partie de canot, dans laquelle la barreuse, tombĂ©e Ă la Seine, avait perdu jusqu'Ă ses bas. Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez Daigremont ; et, bien qu'il se fĂ»t emportĂ© au seul nom de Gundermann, il se dĂ©cida brusquement Ă monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prĂ©venu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lĂšvres son mauvais rire ? Il se donna mĂÂȘme comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il dĂ©sirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulĂ©e s'Ă©tant mise Ă battre le pavĂ© d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence. Gundermann occupait lĂ un immense hĂÂŽtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariĂ©s, qui lui avaient dĂ©jĂ donnĂ© quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait rĂ©unie, ils Ă©taient, en les comptant, sa femme et lui, trente et un Ă table. Et, Ă part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hĂÂŽtel, tous les autres avaient lĂ leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis que le bĂÂątiment central Ă©tait pris entiĂšrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siĂšcle, la monstrueuse fortune d'un milliard Ă©tait nĂ©e, avait poussĂ©, dĂ©bordĂ© dans cette famille, par l'Ă©pargne, par l'heureux concours aussi des Ă©vĂ©nements. Il y avait lĂ comme une prĂ©destination, aidĂ©e d'une intelligence vive, d'un travail acharnĂ©, d'un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le mĂÂȘme but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient Ă cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'Ă©tait un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann Ă©tait le vrai maĂtre, le roi tout-puissant, redoutĂ© et obĂ©i de Paris et du monde. Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usĂ©es par le continuel va-et-vient de la foule, plus usĂ©es dĂ©jĂ que le seuil des vieilles Ă©glises, il se sentait contre cet homme un soulĂšvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'Ă©tait comme une rĂ©volte de sa chair mĂÂȘme, une rĂ©pulsion de peau qui, Ă l'idĂ©e du moindre contact, l'emplissait de dĂ©goĂ»t et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pĂ»t se vaincre. Mais le singulier Ă©tait que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-mĂÂȘme, dĂšs qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une ĂÂąpretĂ©, avec des indignations vengeresses d'honnĂÂȘte homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout nĂ©goce usuraire. Il dressait le rĂ©quisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaĂtre les lois, mais en rĂ©alitĂ© n'obĂ©issant qu'Ă son Dieu de vol, de sang et de colĂšre ; et il la montrait remplissant partout la mission de fĂ©roce conquĂÂȘte que ce Dieu lui a donnĂ©e, s'Ă©tablissant chez chaque peuple, comme l'araignĂ©e au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail dĂ©shonore, leur religion le dĂ©fend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultĂ©s financiĂšres, cette science innĂ©e des chiffres, cette aisance naturelle dans les opĂ©rations les plus compliquĂ©es, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrĂ©tiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache mĂÂȘme pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire vĂ©reuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'ĂÂȘtre Ă travers les nationalitĂ©s qui se font et se dĂ©font. Et il prophĂ©tisait avec emportement la conquĂÂȘte finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparĂ© la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour Ă©tendre librement leur royautĂ©, et qu'on pouvait dĂ©jĂ voir, dans Paris, un Gundermann rĂ©gner sur un trĂÂŽne plus solide et plus respectĂ© que celui de l'empereur. En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient Ă qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents Ă lui ; mais c'Ă©tait dĂ©jĂ un honneur, une recommandation que d'ĂÂȘtre reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'Ă©tait-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guĂšre qu'Ă organiser le dĂ©filĂ©, un dĂ©filĂ© incessant, un vĂ©ritable galop, par les portes battantes. Et, malgrĂ© la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit dans le flot. Le cabinet de Gundermann Ă©tait une immense piĂšce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, prĂšs de la derniĂšre fenĂÂȘtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon Ă tourner, le dos Ă la lumiĂšre, il avait le visage complĂštement dans l'ombre. LevĂ© dĂšs cinq heures, il Ă©tait au travail, lorsque Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appĂ©tits se ruait, galopant devant lui, sa journĂ©e dĂ©jĂ Ă©tait faite. Au milieu du cabinet, Ă des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allĂ©es et venues d'un monde d'employĂ©s. Mais c'Ă©tait lĂ le fonctionnement intĂ©rieur de la maison. La rue traversait toute la piĂšce, n'allait qu'Ă lui, au maĂtre, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures, jusqu'au dĂ©jeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer trĂšs aimable. DĂšs que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'Ă©claira d'un faible sourire goguenard. " Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose Ă me dire. Je suis Ă vous tout Ă l'heure. " Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intĂ©ressĂ© par le dĂ©filĂ© des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le mĂÂȘme salut profond, tiraient de leur redingote correcte le mĂÂȘme petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils prĂ©sentaient au banquier du mĂÂȘme geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'oeil, puis la rendait ; et rien n'Ă©galait sa patience, si ce n'Ă©tait son indiffĂ©rence complĂšte, sous cette grĂÂȘle d'offres. Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleurĂ©. Ce jour- lĂ , sans doute il Ă©tait Ă bout d'humilitĂ©, car il se permit une insistance inattendue. " Voyez donc, monsieur, le Mobilier est trĂšs bas... Combien faut-il que je vous en achĂšte ? " Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement " Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ? - Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu pĂÂąle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois. - Eh bien, ne revenez pas. " Le remisier salua et se retira, aprĂšs avoir Ă©changĂ©, avec Saccard, le coup d'oeil furieux et navrĂ© d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune. Saccard se demandait, en effet, quel intĂ©rĂÂȘt Gundermann pouvait avoir Ă recevoir tout ce monde. Evidemment, il avait une facultĂ© d'isolement spĂ©ciale, il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir lĂ une discipline, une façon de procĂ©der chaque matin Ă une revue du marchĂ©, dans laquelle il trouvait toujours un gain Ă faire, si minime fut-il. TrĂšs ĂÂąprement, il rabattit quatre-vingts francs Ă un coulissier, qu'il avait chargĂ© d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiositĂ©s arriva, avec une boite en or Ă©maillĂ© du dernier siĂšcle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immĂ©diatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille Ă nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, trĂšs belle, qui avaient Ă lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le dĂ©filĂ© des remisiers se poursuivait quand mĂÂȘme, coupant les autres visites, s'Ă©ternisant, avec la reproduction du mĂÂȘme geste, la prĂ©sentation mĂ©canique de la cote ; pendant que le flot des employĂ©s, Ă mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la piĂšce plus nombreux, apportant des dĂ©pĂÂȘches, venant demander des signatures. Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, Ă cheval sur un bĂÂąton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiĂ©gĂšrent le fauteuil du grand-pĂšre, lui tirĂšrent les bras, se pendirent Ă son cou ; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-mĂÂȘme avec cette passion juive de la famille, de la lignĂ©e nombreuse qui fait la force et qu'on dĂ©fend. Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard. " Ah ! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute Ă moi... Vous allez m'expliquer votre affaire. " Et il commençait Ă l'Ă©couter, lorsqu'un employĂ© qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom Ă l'oreille, il se leva aussitĂÂŽt, sans hĂÂąte pourtant, alla confĂ©rer avec le monsieur devant une autre des fenĂÂȘtres, tandis qu'un de ses fils continuait Ă recevoir les remisiers et les coulissiers Ă sa place. MalgrĂ© sa sourde irritation, Saccard commençait Ă ĂÂȘtre envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le reprĂ©sentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tĂÂȘte lĂ©gĂšrement inclinĂ©e, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'Ă©taient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mĂÂȘmes, qui Ă©taient reçus ainsi debout dans cette piĂšce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et lĂ s'affirmait la royautĂ© universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs Ă lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'Ă©tait point un spĂ©culateur, un capitaine d'aventures, manoeuvrant les millions des autres, rĂÂȘvant, Ă l'exemple de Saccard, des combats hĂ©roĂÂŻques oĂÂč il vaincrait, oĂÂč il gagnerait pour lui un colossal butin, grĂÂące Ă l'aide de l'or mercenaire, engagĂ© sous ses ordres ; il Ă©tait, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zĂ©lĂ© qui pĂ»t ĂÂȘtre. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'Ă©tait ainsi, Ă chaque liquidation, une nouvelle bataille, oĂÂč la victoire lui restait infailliblement, par la vertu dĂ©cisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablĂ© sous cette pensĂ©e que tout cet argent qu'il faisait mouvoir Ă©tait Ă lui, qu'il avait Ă lui, dans ses caves, sa marchandise inĂ©puisable, dont il trafiquait en commerçant rusĂ© et prudent, en maĂtre absolu, obĂ©i sur un coup d'oeil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-mĂÂȘme. Un milliard Ă soi, ainsi manoeuvrĂ©, est une force inexpugnable. " Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais dĂ©jeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-ĂÂȘtre. " C'Ă©tait la petite salle Ă manger de l'hĂÂŽtel celle du matin, oĂÂč la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-lĂ , ils n'Ă©taient que dix-neuf Ă table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait. Il resta un instant les yeux fermĂ©s, Ă©puisĂ© de fatigue, la face trĂšs pĂÂąle et contractĂ©e, car il souffrait du foie et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes portĂ© le bol Ă ses lĂšvres et bu une gorgĂ©e, il soupira " Ah ! je suis Ă©reintĂ©, aujourd'hui ! - Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? " demanda Saccard. Gundermann tourna vers lui des yeux stupĂ©faits ; et, naĂÂŻvement " Mais je ne peux pas ! " En effet, on ne le laissait pas mĂÂȘme boire son lait tranquille, car la rĂ©ception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle Ă manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habituĂ©s Ă cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pĂÂątisseries, et que les enfants excitĂ©s par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant. Et Saccard, qui le regardait toujours, s'Ă©merveillait de le voir avaler son lait Ă lentes gorgĂ©es, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au rĂ©gime du lait, il ne pouvait mĂÂȘme plus toucher Ă une viande, ni Ă un gĂÂąteau. Alors, Ă quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tentĂ© durant quarante ans, il Ă©tait restĂ© d'une fidĂ©litĂ© stricte Ă la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse Ă©tait forcĂ©e, irrĂ©vocablement dĂ©finitive. Pourquoi donc se lever dĂšs cinq heures, faire ce mĂ©tier abominable, s'Ă©craser de cette fatigue immense, mener une vie de galĂ©rien que pas un loqueteux n'aurait acceptĂ©e, la mĂ©moire bourrĂ©e de chiffres, le crĂÂąne Ă©clatant de tout un monde de prĂ©occupations ? Pourquoi cet or inutile ajoutĂ© Ă tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener Ă une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la libertĂ© ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appĂ©tits, faisait cependant la part de l'amour dĂ©sintĂ©ressĂ© de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrĂ©e, Ă voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thĂ©saurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait Ă Ă©difier obstinĂ©ment sa tour de millions, avec l'unique rĂÂȘve de la lĂ©guer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'Ă ce qu'elle dominĂÂąt la terre. Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer Ă demi-voix la crĂ©ation projetĂ©e de la Banque universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de dĂ©tails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dĂšs les premiers mots, que le banquier cherchait Ă le confesser, rĂ©solu d'avance Ă l'Ă©conduire ensuite. " Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! rĂ©pĂ©ta-t-il de son air narquois. Mais une affaire oĂÂč je mettrais plutĂÂŽt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine Ă couper le cou Ă toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un rĂÂąteau Ă nettoyer la Bourse. Votre ingĂ©nieur n'a pas ça, dans ses papiers ? " Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruautĂ© tranquille " Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathĂ©matique, ça ; car vous ĂÂȘtes beaucoup trop passionnĂ©, vous avez trop d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frĂšre ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein ? une prĂ©fecture, ou bien une recette ; non, pas une recette, c'est trop dangereux... MĂ©fiez-vous, mĂ©fiez-vous, mon bon ami. " Saccard s'Ă©tait levĂ©, frĂ©missant. " C'est bien dĂ©cidĂ©, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas ĂÂȘtre avec nous ? - Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez mangĂ© avant trois ans. " Il y eut un silence, gros de batailles, un Ă©change aigu de regards qui se dĂ©fiaient. " Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore dĂ©jeunĂ© et j'ai trĂšs faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangĂ©. " Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pĂÂątisseries, recevant les derniers courtiers attardĂ©s, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol Ă petits coups, les lĂšvres toutes blanches de lait. Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'Ă©tait une journĂ©e perdue, il rentrait dĂ©jeuner, hors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilĂ un, dĂ©cidĂ©ment, qu'il aurait eu du plaisir Ă casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os ! Certes, le manger, c'Ă©tait un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'Ă©taient bien Ă©croulĂ©s, il y a toujours une heure oĂÂč les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas ? les dĂ©truire, dans leur roi incontestĂ©, ces juifs qui se croyaient les maĂtres du festin ! Et ces rĂ©flexions, cette colĂšre qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zĂšle, d'un besoin de nĂ©goce, de succĂšs immĂ©diat il aurait voulu bĂÂątir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, Ă©craser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans discuter, d'un mouvement irrĂ©sistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hĂÂąter, quitte Ă dĂ©jeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrĂ©tien-lĂ valait deux juifs, et il passait pour un ogre dĂ©vorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, Ă cette minute, Saccard aurait traitĂ© avec Cartouche, pour la conquĂÂȘte, mĂÂȘme Ă la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort. Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude cĂÂŽte de la rue, s'arrĂÂȘta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hĂÂŽtels de ce quartier, qui en a comptĂ© de fort beaux. Le corps de bĂÂątiments, au fond d'une vaste cour pavĂ©e, avait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait, plantĂ© encore d'arbres centenaires, restait un vĂ©ritable parc, isolĂ© des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hĂÂŽtel pour ses fĂÂȘtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. MariĂ© Ă une femme cĂ©lĂšbre par sa beautĂ©, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succĂšs de cantatrice, le maĂtre du logis menait un train princier, Ă©tait aussi glorieux de son Ă©curie de course que de sa galerie, appartenait Ă un des grands clubs, affichait les femmes les plus coĂ»teuses, avait loge Ă l'OpĂ©ra, chaise Ă l'hĂÂŽtel Drouot et petit banc dans les lieux louches Ă la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothĂ©ose de caprice et d'art, Ă©tait uniquement payĂ© par la spĂ©culation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des diffĂ©rences de deux et trois cent mille francs, Ă chaque liquidation de quinzaine. Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrĂ©s de merveilles, jusqu'Ă un petit fumoir, oĂÂč Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. AgĂ© dĂ©jĂ de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, trĂšs Ă©lĂ©gant avec sa coiffure soignĂ©e, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilitĂ©, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre. Tout de suite, il se prĂ©cipita. " Ah ! mon cher ami, que devenez-vous ? Je pensais encore Ă vous, l'autre jour... Mais n'ĂÂȘtes-vous pas mon voisin " Pourtant, il se calma, renonça Ă cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immĂ©diatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de crĂ©er la Banque universelle, au capital de vingt- cinq millions, il cherchait Ă former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait Ă l'avance le succĂšs de l'Ă©mission, en s'engageant Ă prendre les quatre cinquiĂšmes de cette Ă©mission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont Ă©tait devenu trĂšs sĂ©rieux, l'Ă©coutait, le regardait, comme s'il l'eĂ»t fouillĂ© jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile Ă lui-mĂÂȘme, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualitĂ©s, dans sa fiĂšvre brouillonne. D'abord, il hĂ©sita. " Non, non, je suis accablĂ©, je ne veux rien entreprendre de nouveau. " Puis, tentĂ© pourtant, il posa des questions, voulut connaĂtre les projets que patronnerait la nouvelle maison de crĂ©dit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrĂÂȘme rĂ©serve. Et, lorsqu'il connut la premiĂšre affaire qu'on lancerait, cette idĂ©e de syndiquer toutes les compagnies de transports de la MĂ©diterranĂ©e, sous la raison sociale de Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis, il parut trĂšs frappĂ©, il cĂ©da tout d'un coup. - Eh bien, je consens Ă en ĂÂȘtre. Seulement, c'est Ă une condition... Comment ĂÂȘtes-vous avec votre frĂšre le ministre ? " Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume. " Avec mon frĂšre... Oh ! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde trĂšs fraternelle, mon frĂšre. " - Alors, tant pis ! dĂ©clara nettement Daigremont. Je ne veux ĂÂȘtre avec vous que si votre frĂšre y est aussi... Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fĂÂąchĂ©s. " D'un geste colĂšre d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'Ă©tait pas aller chercher des chaĂnes, pour se lier pieds et mains ? Mais, en mĂÂȘme temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralitĂ© du grand homme. Cependant, il refusait brutalement. " Non, non, il a toujours Ă©tĂ© trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas. - Ecoutez, reprit Daigremont j'attends Huret Ă cinq heures, pour une commission dont il s'est chargĂ©... Vous allez courir au Corps lĂ©gislatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite Ă Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la rĂ©ponse ici, Ă cinq heures... Hein ! rendez-vous Ă cinq heures ? " La tĂÂȘte basse, Saccard rĂ©flĂ©chissait. " Mon Dieu ! si vous y tenez ! - Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec Rougon, tout ce que vous voudrez. - C'est bon, j'y vais. " Il partait, aprĂšs une vigoureuse poignĂ©e de main, lorsque que l'autre le rappela. " Ah ! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez SĂ©dille, faites- leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en ĂÂȘtre... Je veux qu'ils en soient ! " A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardĂ©, bien qu'il n'eĂ»t qu'Ă descendre le bout de la rue, pour ĂÂȘtre chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'aprĂšs-midi ; et il rentra vivement dĂ©jeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisiniĂšre qui lui servit elle-mĂÂȘme un morceau de viande froide, qu'il dĂ©vora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vĂ©tĂ©rinaire, il en rĂ©sultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de Mme Caroline, qui mettrait ordre Ă tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondĂ©e diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse " Au Corps lĂ©gislatif ! " Son plan Ă©tait d'arriver avant la sĂ©ance, de façon Ă prendre Huret au passage et Ă l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-lĂ un dĂ©bat passionnĂ©, car un membre de la gauche devait soulever l'Ă©ternelle question du Mexique ; et Rougon, sans doute, serait forcĂ© de rĂ©pondre. Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus, il eut la chance de tomber sur le dĂ©putĂ©. Il l'entraĂna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvĂšrent seuls, grĂÂące Ă la grosse Ă©motion qui rĂ©gnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait Ă souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, prĂ©occupĂ©, ne comprit-il pas d'abord, et se fit- il expliquer Ă deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta. " Oh ! mon cher ami, y pensez-vous ! parler Ă Rougon en ce moment ! il m'enverra coucher, c'est sĂ»r. " Puis, l'inquiĂ©tude de son intĂ©rĂÂȘt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, Ă qui il devait sa candidature officielle, son Ă©lection, sa situation de domestique bon Ă tout faire, vivant des miettes de la faveur du maĂtre. A ce mĂ©tier, depuis deux ans, grĂÂące aux pots-de-vin, aux gains prudents ramassĂ©s sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensĂ©e de s'y retirer et d'y trĂÂŽner aprĂšs la dĂ©bĂÂącle. Sa grosse face de paysan malin s'Ă©tait assombrie, exprimait l'embarras oĂÂč le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnĂÂąt le temps de se rendre compte s'il y aurait lĂ , pour lui, bĂ©nĂ©fice ou dommage. " Non, non ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volontĂ© de votre frĂšre, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu Ă moi. Il n'est guĂšre tendre, quand on l'embĂÂȘte ; et, dame ! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crĂ©dit. " Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'Ă le convaincre des millions qu'il y aurait Ă gagner, dans le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poĂšte, il expliqua les entreprises superbes, le succĂšs certain et colossal. Daigremont, enthousiasmĂ©, se mettait Ă la tĂÂȘte du syndicat. Bohain et SĂ©dille avaient dĂ©jĂ demandĂ© d'en ĂÂȘtre. Il Ă©tait impossible que lui, Huret, n'en fĂ»t pas ces messieurs le voulaient absolument avec eux, Ă cause de sa haute situation politique. MĂÂȘme on espĂ©rait bien qu'il consentirait Ă faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probitĂ©. A cette promesse d'ĂÂȘtre nommĂ© membre du conseil, le dĂ©putĂ© le regarda bien en face. " Enfin, qu'est-ce que vous dĂ©sirez de moi, quelle rĂ©ponse voulez- vous que je tire de Rougon ? - Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais passĂ© volontiers de mon frĂšre. Mais c'est Daigremont qui exige que je me rĂ©concilie. Peut- ĂÂȘtre a-t-il raison... Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous. " Huret, les yeux Ă demi fermĂ©s, ne se dĂ©cidait toujours pas. " VoilĂ ! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en contentera, et nous bĂÂąclons ce soir la chose Ă nous trois. - Eh bien, je vais essayer, dĂ©clara brusquement le dĂ©putĂ©, en affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand la gauche le taquine... A cinq heures. - A cinq heures ! " Saccard resta prĂšs d'une heure encore, trĂšs inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant Ă la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ©. Peut-ĂÂȘtre, dans la bousculade, son frĂšre lĂÂącherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait dĂ©jĂ le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du dĂ©sir exprimĂ© par Daigremont. " Cocher, rue de Babylone. " C'Ă©tait rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dĂ©pendances d'un grand hĂÂŽtel, un pavillon qui avait abritĂ© le personnel des Ă©curies, et dont on avait fait une trĂšs confortable maison moderne. L'installation Ă©tait luxueuse, avec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyait, du reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement par des infirmitĂ©s. Cependant, la maison, les meubles Ă©taient Ă elle, il logeait en garni chez elle, n'ayant Ă lui que ses effets, une malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, sĂ©parĂ© de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes dĂ©jĂ , il avait refusĂ© nettement de payer ses diffĂ©rences, et le syndic, aprĂšs s'ĂÂȘtre rendu compte de la situation, ne s'Ă©tait pas mĂÂȘme donnĂ© la peine de lui envoyer du papier timbrĂ©. On passait l'Ă©ponge, simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dĂšs qu'il perdait, il ne payait pas on le savait et on s'y rĂ©signait. Il avait un nom illustre, il Ă©tait extrĂÂȘmement dĂ©coratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagnies, en quĂÂȘte d'enseignes dorĂ©es, se le disputaient-elles jamais il ne chĂÂŽmait. A la Bourse, il avait sa chaise, du cĂÂŽtĂ© de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le cĂÂŽtĂ© de la spĂ©culation riche, qui affectait de se dĂ©sintĂ©resser des petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent il avait influencĂ© le marchĂ©. Enfin, tout un personnage. Saccard, qui le connaissait bien, fut quand mĂÂȘme impressionnĂ© par la rĂ©ception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ans, Ă la tĂÂȘte trĂšs petite posĂ©e sur un corps de colosse, la face blĂÂȘme, encadrĂ©e d'une perruque brune, du plus grand air. " Monsieur le marquis, je viens en vĂ©ritable solliciteur... " Il dit le motif de la visite, sans entrer d'abord dans les dĂ©tails. D'ailleurs, dĂšs les premiers mots, le marquis l'arrĂÂȘta. " Non, non, tout mon temps est pris, j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser. " Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait " C'est Daigremont qui m'envoie, il a songĂ© Ă vous. " Il s'Ă©cria aussitĂÂŽt " Ah ! vous avez Daigremont lĂ -dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi. " Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec la dĂ©sinvolture aimable d'un grand seigneur qui ne descend pas Ă ces dĂ©tails et qui a une confiance naturelle dans la probitĂ© des gens. " Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le prĂÂȘte, et j'en suis trĂšs heureux, voilĂ tout... Dites seulement Ă Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira. " En remontant dans son fiacre, Saccard, Ă©gayĂ©, riait d'un rire intĂ©rieur. " Il nous coĂ»tera cher, pensait-il, mais il est vraiment trĂšs bien. " Puis, Ă voix haute " Cocher, rue des JeĂ»neurs. " La maison SĂ©dille avait lĂ ses magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste rez-de-chaussĂ©e. AprĂšs trente ans de travail, SĂ©dille, qui Ă©tait de Lyon et qui avait gardĂ© lĂ -bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, Ă la suite d'un incident de hasard, s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e et propagĂ©e en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considĂ©rables, coup sur coup, l'avaient affolĂ©. A quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opĂ©ration de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? DĂšs lors, il s'Ă©tait dĂ©sintĂ©ressĂ© peu Ă peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; et, comme la dĂ©veine Ă©tait venue, persistante, il engloutissait lĂ tous les bĂ©nĂ©fices de son commerce. A cette fiĂšvre, le pis est qu'on se dĂ©goĂ»te du gain lĂ©gitime, qu'on finit mĂÂȘme par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine Ă©tait fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille. Saccard trouva SĂ©dille agitĂ©, inquiet, car celui-ci Ă©tait un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espĂ©rant, toujours abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait honnĂÂȘte au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui ĂÂȘtre dĂ©sastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dĂšs les premiĂšres paroles. " Ah ! mon cher, si c'est la chance que vous m'apportez, soyez le bienvenu ! " Ensuite, il fut pris d'une terreur. " Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes piĂšces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir. " Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'Ă©tait, pour le nĂ©gociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rĂÂȘvĂ© de se dĂ©charger de sa maison sur ce fils, et celui-ci mĂ©prisait le commerce, ĂÂąme de joie et de fĂÂȘte, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement Ă croquer les fortunes faites. Son pĂšre l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance. " Depuis la mort de sa pauvre mĂšre, murmura-t-il, il m'a donnĂ© bien peu de satisfaction. Enfin, peut-ĂÂȘtre apprendra-t-il lĂ -bas, Ă la charge, des choses qui me seront utiles. - Eh bien, reprit brusquement Saccard, ĂÂȘtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en Ă©tait. " SĂ©dille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altĂ©rĂ©e de dĂ©sir et de crainte " Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en ĂÂȘtre ! si je refusais et que votre affaire marchĂÂąt, j'en serais malade de regret... Dites Ă Daigremont que j'en suis. " Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il Ă©tait Ă peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il Ă©prouvait de marcher un peu, lui firent lĂÂącher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'Ă©tait pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un dĂ©luge mĂÂȘlĂ© de grĂÂȘle, le força de nouveau Ă se rĂ©fugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris Ă battre ! AprĂšs avoir regardĂ© l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il hĂ©la une voiture vide qui passait. C'Ă©tait une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempĂ© rue La Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi- heure. Dans le fumoir oĂÂč le valet le laissa, en disant que monsieur n'Ă©tait pas rentrĂ© encore, Saccard marcha Ă petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissance mĂ©lancolique et profonde, s'Ă©tant Ă©levĂ©e dans le silence de l'hĂÂŽtel, il s'approcha de la fenĂÂȘtre restĂ©e ouverte, pour Ă©couter c'Ă©tait madame qui rĂ©pĂ©tait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercĂ© par cette musique, il en vint Ă songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardĂ© en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers Ă lui, jusqu'Ă ce qu'il eĂ»t créé un marchĂ©, Ă©tabli un prix ; puis, la vente sĂ©rieuse, la dĂ©gringolade fatale de trois cents francs Ă quinze francs, les bĂ©nĂ©fices Ă©normes sur tout un petit monde de naĂÂŻfs, ruinĂ©s du coup. Ah ! il Ă©tait fort, un terrible monsieur ! La voix de dame continuait, exhalant une plainte de tendresse, Ă©perdue, d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la piĂšce, s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs. Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaĂtre Huret. " Comment, c'est dĂ©jĂ vous ? il n'est pas cinq heures... La sĂ©ance est donc finie ? - Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent. " Et il expliqua que, le dĂ©putĂ© de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait rĂ©pondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'Ă©tait risquĂ© Ă relancer le ministre, pendant une courte suspension de sĂ©ance, entre deux portes. " Eh bien, demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frĂšre ? " Huret ne rĂ©pondit pas tout de suite. " Oh ! il Ă©tait d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspĂ©ration oĂÂč je le voyais, espĂ©rant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc, je lui ai lĂÂąchĂ© votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation. - Et alors ? - Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secouĂ©, en me criant dans la figure " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a plantĂ© lĂ . " Saccard, devenu blĂÂȘme, eut un rire forcĂ©. " C'est gentil. - Dame ! oui, c'est gentil, reprit le dĂ©putĂ©, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous pouvons marcher. " Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas " Laissez-moi faire. " Evidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelle, et d'en ĂÂȘtre. Sans doute, il s'Ă©tait dĂ©jĂ rendu compte du rĂÂŽle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dĂšs qu'il eut serrĂ© la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air. " Victoire ! cria-t-il, victoire ! - Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça. - Mon Dieu ! le grand homme a Ă©tĂ© ce qu'il devait ĂÂȘtre. Il m'a rĂ©pondu " Que mon frĂšre rĂ©ussisse ! " Du coup. Daigremont se pĂÂąma, trouva le mot charmant. " Qu'il rĂ©ussisse ! " ça contenait tout qu'il ne fasse pas la bĂÂȘtise de ne pas rĂ©ussir, ou je le lĂÂąche ; mais qu'il rĂ©ussisse, je l'aiderai. Exquis, en vĂ©ritĂ© ! " Et, mon cher Saccard, nous rĂ©ussirons, soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça " Puis, comme les trois hommes s'Ă©taient assis, afin d'arrĂÂȘter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenĂÂȘtre ; car la voix de madame, peu Ă peu enflĂ©e, jetait un sanglot d'une dĂ©sespĂ©rance infinie, qui les empĂÂȘchait de s'entendre. Et, mĂÂȘme la fenĂÂȘtre close, cette lamentation Ă©touffĂ©e les accompagna, pendant qu'ils dĂ©cidaient la crĂ©ation d'une maison de crĂ©dit, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisĂ© en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il Ă©tait en outre entendu que Daigremont, Huret, SĂ©dille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquiĂšmes des actions, soit quarante mille ; de sorte que le succĂšs de l'Ă©mission Ă©tait assurĂ©, et que, plus tard, dĂ©tenant les titres, les rendant rares sur le marchĂ©, ils pourraient les faire monter Ă leur grĂ©. Seulement, tout faillit ĂÂȘtre rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, Ă rĂ©partir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se rĂ©cria, dĂ©clara qu'il n'Ă©tait pas raisonnable de faire crier la vache avant mĂÂȘme que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situation davantage ? Pourtant, il dut cĂ©der, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours. Ils se sĂ©paraient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingĂ©nieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de dĂ©sespoir. " Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si vous Ă©tiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-mĂÂȘme, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous ĂÂȘtre utile. " Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journĂ©es de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyĂ© son fiacre, espĂ©rant rentrer chez lui, Ă deux pas ; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit Ă pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavĂ© de Paris, qu'il reconquĂ©rait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latĂ©rale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allĂ©e obscure Gustave SĂ©dille, qui disparut, sans s'ĂÂȘtre retournĂ©. Lui, s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, regardant la maison, un discret hĂÂŽtel meublĂ©, lorsque, dans une petite femme blonde, voilĂ©e, qui sortait Ă son tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie papetiĂšre. C'Ă©tait donc lĂ , quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystĂšre, au beau milieu du quartier, Ă©tait fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, trĂšs Ă©gayĂ©, enviant Gustave Germaine Coeur le matin, Mme Conin l'aprĂšs-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme ! Et, Ă deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaĂtre, tentĂ© d'en ĂÂȘtre, lui aussi. Rue Vivienne, au moment oĂÂč il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrĂÂȘta de nouveau. Une musique lĂ©gĂšre, cristalline, qui sortait du sol, pareille Ă la voix des fĂ©es lĂ©gendaires, l'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du nĂ©goce et de la spĂ©culation, entendue dĂ©jĂ le matin. La fin de la journĂ©e en rejoignait le commencement. Il s'Ă©panouit, Ă la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon prĂ©sage. Justement, Kolb se trouvait en bas, Ă l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz Ă©clairaient Ă©ternellement, les deux fondeurs vidaient Ă la pelle les caisses doublĂ©es de zinc, pleines, ce jour-lĂ , de piĂšces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carrĂ©. La chaleur Ă©tait forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voĂ»te basse. Des lingots fondus, des pavĂ©s d'or, d'un Ă©clat vif de mĂ©tal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrĂÂȘtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passĂ© lĂ , assurant au banquier un bĂ©nĂ©fice de trois ou quatre cents francs Ă peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette diffĂ©rence rĂ©alisĂ©e entre deux cours, Ă©tant des plus minimes, s'apprĂ©ciant par milliĂšmes, ne peut donner un gain que sur des quantitĂ©s considĂ©rables de mĂ©tal fondu. De lĂ , ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'annĂ©e Ă l'autre, au fond de cette cave, oĂÂč l'or venait en piĂšces monnayĂ©es, d'oĂÂč il partait en lingots, pour revenir en piĂšces et repartir en lingots, indĂ©finiment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or. DĂšs que Kolb, un homme petit, trĂšs brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, dĂ©celait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grĂÂȘle, il accepta. " Parfait ! cria-t-il. TrĂšs heureux d'en ĂÂȘtre, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous ĂÂȘtes dĂ©rangĂ© ! " Mais ils s'entendaient Ă peine, ils se turent, restĂšrent lĂ un instant encore, Ă©tourdis, bĂ©ats dans cette sonnerie si claire et exaspĂ©rĂ©e, dont leur chair frĂ©missait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme. Dehors, malgrĂ© le beau temps revenu, une limpide soirĂ©e de mai, Saccard, brisĂ© de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journĂ©e, mais bien remplie ! IV - Des difficultĂ©s surgirent, l'affaire traĂna, cinq mois s'Ă©coulĂšrent sans que rien pĂ»t se conclure. On Ă©tait dĂ©jĂ aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgrĂ© son zĂšle, de continuels obstacles renaissaient, toute une sĂ©rie de questions secondaires, qu'il fallait rĂ©soudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de sĂ©rieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicat, hantĂ© et sĂ©duit par la brusque idĂ©e de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nĂ©cessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opĂ©ration superbe, quitte Ă laisser venir la petite clientĂšle, lors des futures augmentations du capital, qu'il projetait dĂ©jĂ ? Il Ă©tait d'une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement oĂÂč elle dĂ©cuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle rĂ©pandrait en aumĂÂŽnes plus larges encore. Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublĂ© d'un homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'ĂÂȘtre et le mĂ©canisme de la banque qu'il rĂÂȘvait. Il dit tout, Ă©tala le portefeuille d'Hamelin, n'omit pas une des entreprises d'Orient. MĂÂȘme, cĂ©dant Ă cette facultĂ© qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver Ă la foi par son dĂ©sir brĂ»lant de rĂ©ussir, il lĂÂącha le rĂÂȘve fou de la papautĂ© Ă JĂ©rusalem, il parla du triomphe dĂ©finitif du catholicisme, le pape trĂÂŽnant aux lieux saints, dominant le monde, assurĂ© d'un budget royal, grĂÂące Ă la crĂ©ation du TrĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre. La princesse, d'une ardente dĂ©votion, ne fut guĂšre frappĂ©e que de ce projet suprĂÂȘme, ce couronnement de l'Ă©difice, dont la grandeur chimĂ©rique flattait en elle l'imagination dĂ©rĂ©glĂ©e qui lui faisait jeter ses millions en bonnes oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d'ĂÂȘtre atterrĂ©s et irritĂ©s de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, Ă retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il Ă©tait bien certain que c'Ă©tait Rome livrĂ©e Ă l'Italie, on voyait dĂ©jĂ le pape chassĂ©, rĂ©duit Ă l'aumĂÂŽne, errant par les villes avec le bĂÂąton des mendiants ; et quel dĂ©nouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi Ă JĂ©rusalem, installĂ© lĂ et soutenu par une banque dont les chrĂ©tiens du monde entier tiendraient Ă honneur d'ĂÂȘtre les actionnaires ! C'Ă©tait si beau, que la princesse dĂ©clara l'idĂ©e la plus grande du siĂšcle, digne de passionner toute personne bien nĂ©e ayant de la religion. Le succĂšs lui semblait assurĂ©, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingĂ©nieur Hamelin, qu'elle traitait avec considĂ©ration, ayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'ĂÂȘtre de l'affaire, elle entendait rester fidĂšle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d'eux un centime d'intĂ©rĂÂȘt, voulant que cet argent du jeu se perdĂt fĂ»t bu par la misĂšre, comme une eau empoisonnĂ©e qui devait disparaĂtre. L'argument que les pauvres profiteraient de la spĂ©culation ne la touchait pas, l'irritait mĂÂȘme. Non, non ! la source maudite serait tarie, elle ne s'Ă©tait pas donnĂ© d'autre mission. Saccard, dĂ©concertĂ©, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisation, vainement sollicitĂ©e jusque-lĂ . Il avait eu la pensĂ©e, dĂšs que la Banque universelle serait fondĂ©e, de l'installer dans l'hĂÂŽtel mĂÂȘme ; ou du moins c'Ă©tait Mme Caroline qui lui avait soufflĂ© cette idĂ©e, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central ; on amĂ©nagerait en bureaux tout le rez-de-chaussĂ©e, les Ă©curies, les remises ; au premier Ă©tage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle Ă manger et six autres piĂšces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre Ă coucher et un cabinet de toilette, quitte Ă vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirĂ©es chez eux ; de sorte qu'Ă peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu Ă©troite mais fort sĂ©rieuse. La princesse, comme propriĂ©taire, avait d'abord refusĂ©, dans sa haine de tout trafic d'argent jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce jour-lĂ , mettant la religion dans l'affaire, Ă©mue de la grandeur du but, elle consentit. C'Ă©tait une concession extrĂÂȘme, elle se sentait prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait Ă cette machine infernale d'une maison de crĂ©dit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle laissait ainsi Ă©tablir sous elle les rouages de ruine et de mort. Enfin, une semaine aprĂšs cette tentative avortĂ©e, Saccard eut la joie de voir l'affaire, si empĂÂȘtrĂ©e d'obstacles, se bĂÂącler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhĂ©sions, qu'on pouvait marcher. DĂšs lors, on Ă©tudia une derniĂšre fois le projet des statuts, on rĂ©digea l'acte de sociĂ©tĂ©. Et il Ă©tait grand temps aussi pour les Hamelin, Ă qui la vie commençait Ă redevenir dure. Lui, depuis des annĂ©es, n'avait qu'un rĂÂȘve, ĂÂȘtre l'ingĂ©nieur-conseil d'une grande maison de crĂ©dit comme il le disait, il se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu Ă peu, la fiĂšvre de Saccard l'avait-elle gagnĂ©, brĂ»lant du mĂÂȘme zĂšle et de la mĂÂȘme impatience. Au contraire, Mme Caroline, aprĂšs s'ĂÂȘtre enthousiasmĂ©e Ă l'idĂ©e des belles et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondriĂšres de l'exĂ©cution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frĂšre, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de " grosse bĂÂȘte " , malgrĂ© sa science ; non qu'elle soupçonnĂÂąt le moins du monde l'honnĂÂȘtetĂ© parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dĂ©vouĂ© Ă leur fortune ; mais elle avait une singuliĂšre sensation de terrain mouvant, une inquiĂ©tude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas. Ce matin-lĂ , Saccard, lorsque Daigremont l'eut quittĂ©, monta rayonnant Ă la salle des Ă©pures. " Enfin, c'est fait ! " cria-t-il. Hamelin, saisi, les yeux humides, vĂnt lui serrer les mains, Ă les briser. Et, comme Mme Caroline s'Ă©tait simplement tournĂ©e vers lui, un peu pĂÂąle, il ajouta " Eh bien, quoi donc ; c'est tout ce que vous me dites ?... ĂâĄa ne vous fait pas plus de plaisir, Ă vous ?... " Elle eut un bon sourire. " Mais si, je suis trĂšs contente, trĂšs contente, je vous assure. " Puis, quand il eut donnĂ© Ă son frĂšre des dĂ©tails sur le syndicat, dĂ©finitivement formĂ©, elle intervint de son air paisible. " Alors, c'est permis, n'est-ce pas ? de se rĂ©unir ainsi Ă plusieurs, pour se distribuer les actions d'une banque, avant mĂÂȘme que l'Ă©mission soit faite ? " Violemment, il eut un geste d'affirmation. " Mais, certainement, c'est permis !... Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un Ă©chec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maĂtres du marchĂ©, si les dĂ©buts sont difficiles... VoilĂ toujours les quatre cinquiĂšmes de nos titres placĂ©s en des mains sĂ»res. On va pouvoir aller signer l'acte de sociĂ©tĂ© chez le notaire. " Elle osa lui tenir tĂÂȘte. " Je croyais que la loi exigeait la souscription intĂ©grale du capital social. " Cette fois, trĂšs surpris, il la regarda en face. " Vous lisez donc le Code ? " Et elle rougit lĂ©gĂšrement, car il avait devinĂ© la veille, cĂ©dant Ă son malaise, cette peur sourde et sans cause prĂ©cise, elle avait lu la loi sur les sociĂ©tĂ©s. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant " C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tĂÂątant mon honnĂÂȘtetĂ© et celle des autres, comme on sort des livres de mĂ©decine, avec toutes les maladies. " Mais lui se fĂÂąchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui montrait mĂ©fiante, prĂÂȘte Ă le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents. " Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrĂÂȘtĂ©s par des entraves, Ă chaque enjambĂ©e, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, Ă toutes jambes !... Non, non, je n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je prĂ©fĂšre, d'ailleurs, nous rĂ©server des titres, et je trouverai un homme Ă nous auquel j'ouvrirai un compte, qui sera notre prĂÂȘte-nom enfin. - C'est dĂ©fendu, dĂ©clara-t-elle simplement de sa belle voix grave. - Eh ! oui, c'est dĂ©fendu, mais toutes les sociĂ©tĂ©s le font. - Elles ont tort, puisque c'est mal. " Saccard, se calmant par un brusque effort de volontĂ©, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gĂÂȘnĂ©, Ă©coutait, sans intervenir. " Mon cher ami, j'espĂšre que vous ne doutez pas de moi... Je suis un vieux routier de quelque expĂ©rience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le cĂÂŽtĂ© financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idĂ©es, et je me charge de tirer d'elles tout le bĂ©nĂ©fice dĂ©sirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux. " L'ingĂ©nieur, avec son fond invincible de timiditĂ© et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour Ă©viter de rĂ©pondre directement. " Oh ! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est nĂ©e maĂtre d'Ă©cole. - Mais je veux bien aller Ă sa classe " , dĂ©clara galamment Saccard. Mme Caroline elle-mĂÂȘme s'Ă©tait remise Ă rire. Et la conversation continua sur un ton de familiĂšre bienveillance. " C'est que j'aime beaucoup mon frĂšre, c'est que je vous aime vous- mĂÂȘme plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, oĂÂč il n'y a, au bout, que dĂ©sastre et que tristesse... Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes lĂ - dessus, la spĂ©culation, le jeu Ă la Bourse, eh bien ! j'en ai une terreur folle. J'Ă©tais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu, Ă l'article 8, que la sociĂ©tĂ© s'interdisait rigoureusement toute opĂ©ration Ă terme. C'Ă©tait s'interdire le jeu, n'est-ce pas ? Et puis, vous m'avez dĂ©senchantĂ©e, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'Ă©tait lĂ un simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociĂ©tĂ©s tenaient Ă honneur d'inscrire et que pas une n'observait... Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu'Ă la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'Ă©mettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis trĂšs forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un obligataire est un simple prĂÂȘteur qui touche tant pour cent sur son prĂÂȘt, sans ĂÂȘtre intĂ©ressĂ© dans les bĂ©nĂ©fices, tandis que l'actionnaire est un associĂ© courant la chance des bĂ©nĂ©fices et des pertes... Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! " Elle outrait plaisamment la supplication de sa requĂÂȘte, pour cacher sa rĂ©elle inquiĂ©tude. Et Saccard rĂ©pondit sur le mĂÂȘme ton, avec un emportement comique. " Des obligations, des obligations ! mais jamais !... Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la matiĂšre morte... Comprenez donc que la spĂ©culation, le jeu est le rouage central, le coeur mĂÂȘme, dans une vaste affaire comme la nĂÂŽtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, Ă©tablit une Ă©norme circulation d'argent, qui est la vie mĂÂȘme des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en rĂ©sultent, sont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociĂ©tĂ©s anonymes, a-t-on assez criĂ© contre elles, a-t-on assez rĂ©pĂ©tĂ© qu'elles Ă©taient des tripots et des coupe-gorge. La vĂ©ritĂ© est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni aucune des Ă©normes entreprises modernes, qui ont renouvelĂ© le monde ; car pas une fortune n'aurait suffi Ă les mener Ă bien, de mĂÂȘme que pas un individu, ni mĂÂȘme un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est lĂ , et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considĂ©rable, d'un coup de loterie qui dĂ©cuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repĂ©trir la terre. Quel mal voyez-vous lĂ ? Les risques courus sont volontaires, rĂ©partis sur un nombre infini de personnes, inĂ©gaux et limitĂ©s selon la fortune et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espĂšre un bon numĂ©ro, mais on doit s'attendre toujours Ă en tirer un mauvais, et l'humanitĂ© n'a pas de rĂÂȘve plus entĂÂȘtĂ© ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, ĂÂȘtre roi, ĂÂȘtre dieu ! " Peu Ă peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel. " Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute une trouĂ©e sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite Ă la pioche du progrĂšs et Ă la rĂÂȘverie des chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a Ă©tĂ© plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de succĂšs ou d'insuccĂšs n'ont Ă©tĂ© plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mĂÂȘmes du problĂšme, et que nous dĂ©terminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dĂšs que nous serons connus... Notre Banque universelle, mon Dieu ! elle va ĂÂȘtre d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crĂ©dit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, nĂ©gociera ou Ă©mettra des emprunts. Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est une machine Ă lancer les grands projets de votre frĂšre lĂ sera son vĂ©ritable rĂÂŽle, ses bĂ©nĂ©fices croissants, sa puissance peu Ă peu dominatrice. Elle est fondĂ©e, en somme, pour prĂÂȘter son concours Ă des sociĂ©tĂ©s financiĂšres et industrielles, que nous Ă©tablirons dans les pays Ă©trangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assurerons la souverainetĂ©... Et, devant cet avenir aveuglant de conquĂÂȘtes, vous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte Ă la porter au compte de premier Ă©tablissement ; vous vous inquiĂ©tez des petites irrĂ©gularitĂ©s fatales, des actions non souscrites, que la sociĂ©tĂ© fera bien de garder, sous le couvert d'un prĂÂȘte-nom ; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur ! qui est l'ĂÂąme mĂÂȘme, le foyer, la flamme de cette gĂ©ante mĂ©canique que je rĂÂȘve !... Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jetĂ© sous la machine, pour le premier coup de feu ! que j'espĂšre bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, Ă mesure que nos opĂ©rations s'Ă©largiront ! qu'il nous faut la grĂÂȘle des piĂšces d'or, la danse des millions, si nous voulons, lĂ -bas, accomplir les prodiges annoncĂ©s !... Ah ! dame ! je ne rĂ©ponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans Ă©craser les pieds de quelques passants. " Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui Ă©tait fort et actif, elle finissait par le trouver beau, sĂ©duisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre Ă ses thĂ©ories qui rĂ©voltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d'ĂÂȘtre vaincue. " C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient... Seulement, n'est-ce pas ? tĂÂąchez d'Ă©craser le moins de monde possible, et surtout n'Ă©crasez personne de ceux que j'aime. " Saccard, grisĂ© de son accĂšs d'Ă©loquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposĂ©, comme si la besogne Ă©tait faite, se montra tout Ă fait bonhomme. " N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogre, c'est pour rire... Tout le monde sera trĂšs riche. " Ils causĂšrent ensuite tranquillement des dispositions Ă prendre, et il fut convenu que, le lendemain mĂÂȘme de la constitution dĂ©finitive de la sociĂ©tĂ©, Hamelin se rendrait Ă Marseille, puis de lĂ en Orient, pour hĂÂąter la mise en oeuvre des grandes affaires. Mais dĂ©jĂ , sur le marchĂ© de Paris, des bruits se rĂ©pandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble oĂÂč il s'Ă©tait noyĂ© un instant ; et les nouvelles, d'abord chuchotĂ©es, peu Ă peu dites Ă voix plus haute, sonnaient si clairement le succĂšs prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frĂšre Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond trĂšs actif, que la chance portait. Et quant Ă Massias, rĂ©signĂ© Ă sa dure besogne de remisier malchanceux, il se prĂ©sentait dĂ©jĂ chaque jour, bien qu'il n'y eĂ»t pas encore d'ordres Ă recevoir. C'Ă©tait toute une foule montante. Un matin, dĂšs neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrĂÂȘtĂ© encore de personnel spĂ©cial, il Ă©tait fort mal secondĂ© par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-mĂÂȘme. Ce jour-lĂ , comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours. " Pardon, mon ami " , dit-il en arrĂÂȘtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin. Sabatani, avec son inquiĂ©tant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard ; qui, trĂšs nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition. " Mon cher, j'ai besoin de vous... Il nous faut un prĂÂȘte-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'Ă©critures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami. " Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune. " La loi, cher maĂtre, exige d'une façon formelle le versement en espĂšces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis trĂšs fier... Tout ce que vous voudrez ! " Alors, Saccard, pour lui ĂÂȘtre agrĂ©able, lui dit l'estime oĂÂč le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans ĂÂȘtre couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontrĂ© la veille, faisant allusion crĂ»ment au bruit qui le douait d'un vĂ©ritable prodige, une exception gĂ©ante, dont rĂÂȘvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentĂ©es de curiositĂ©. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire Ă©quivoque sur ce sujet scabreux oui, oui ! ces dames Ă©taient trĂšs drĂÂŽles Ă courir aprĂšs lui, elles voulaient voir. " Ah ! Ă propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour rĂ©gulariser certaines opĂ©rations, les transferts, par exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers Ă signer ? - Mais certainement, cher maĂtre. Tout ce que vous voudrez ! " Il ne soulevait mĂÂȘme pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services ; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dĂ©dommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tĂÂȘte. Puis, avec son sourire " J'espĂšre aussi, cher maĂtre, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez ĂÂȘtre si bien placĂ©, je viendrai aux renseignements. - C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir... MĂ©nagez-vous, ne cĂ©dez pas trop Ă la curiositĂ© des dames. " Et, s'Ă©gayant de nouveau, il le congĂ©dia par une porte de dĂ©gagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente. Ensuite, Saccard, Ă©tant allĂ© rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'oeil, il le vit ravagĂ©, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'Ă©taient usĂ©es sur les tables des cafĂ©s, Ă attendre une situation. La Bourse continuait d'ĂÂȘtre une marĂÂątre, et il portait beau pourtant, la barbe en Ă©ventail, cynique et lettrĂ©, lĂÂąchant encore de temps Ă autre une phrase fleurie d'ancien universitaire. " Je vous aurais Ă©crit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, oĂÂč je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des Ă©missions. " Jantrou l'arrĂÂȘta d'un geste. " Vous ĂÂȘtes bien aimable, je vous remercie... Mais j'ai une affaire Ă vous proposer. " Il ne s'expliqua pas tout de suite, dĂ©buta par des gĂ©nĂ©ralitĂ©s, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, dĂ©clara qu'il Ă©tait pour la publicitĂ© la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'Ă©tait Ă dĂ©daigner, mĂÂȘme les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit Ă©tait bon, en tant que bruit. Le rĂÂȘve serait d'avoir tous les journaux Ă soi ; seulement, ça coĂ»terait trop cher. " Tiens ! est-ce que vous auriez l'idĂ©e de nous organiser notre publicitĂ©. Ce ne serait peut-ĂÂȘtre pas bĂÂȘte. Nous en causerons. " Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal Ă vous, complĂštement Ă vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait rĂ©servĂ©e, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des Ă©tudes complĂštement Ă©trangĂšres aux finances, enfin une campagne en rĂšgle, Ă propos de tout et de rien, vous exaltant sans relĂÂąche sur l'hĂ©catombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ? - Dame ! si ça ne coĂ»tait pas les yeux de la tĂÂȘte. - Non, le prix serait raisonnable. " Et il nomma enfin le journal L'EspĂ©rance , une feuille fondĂ©e, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalitĂ©s catholiques, les violents du parti, qui faisaient Ă l'empire une guerre fĂ©roce. Le succĂšs Ă©tait, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin. Saccard se rĂ©cria. " Oh ! il ne tire pas Ă deux mille ! - ĂâĄa, ce sera notre affaire, d'arriver Ă un plus gros tirage. - Et puis, c'est impossible il traĂne mon frĂšre dans la boue, je ne peux pas me fĂÂącher avec mon frĂšre dĂšs le dĂ©but. " Jantrou haussa doucement les Ă©paules. " Il ne faut se fĂÂącher avec personne... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crĂ©dit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succĂšs des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposant, le mĂÂȘme ministre a toutes sortes d'Ă©gards pour la banque qu'il reprĂ©sente, un dĂ©sir de le dĂ©sarmer et de l'acquĂ©rir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiĂ©tez donc pas de la couleur de L'EspĂ©rance . Ayez un journal, c'est une force. " Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacitĂ© d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idĂ©e d'un autre, la fouiller, l'adapter Ă ses besoins, au point qu'il la rendait complĂštement sienne, dĂ©veloppait tout un plan. Il achetait L'EspĂ©rance , en Ă©teignait les polĂ©miques acerbes, la mettait aux pieds de son frĂšre qui Ă©tait bien forcĂ© de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prĂÂȘte Ă reprendre sa terrible campagne, au nom des intĂ©rĂÂȘts de la religion. Et, si l'on n'Ă©tait pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de JĂ©rusalem. Ce serait un joli tour, pour finir. " Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement. - Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombĂ© entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira. " Une minute encore, Saccard rĂ©flĂ©chit. " Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici... Vous serez directeur, et je verrai Ă centraliser entre vos mains toute notre publicitĂ©, que je veux exceptionnelle, Ă©norme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sĂ©rieusement la machine. " Il s'Ă©tait levĂ©. Jantrou se leva Ă©galement, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de dĂ©classĂ©, las de la boue parisienne. " Enfin, je vais donc rentrer dans mon Ă©lĂ©ment, mes chĂšres belles- lettres ! - N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protĂ©gĂ© Ă moi, de Paul Jordan, un jeune homme Ă qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rĂ©dacteur littĂ©raire. Je vais lui Ă©crire d'aller vous voir. " Jantrou sortait par la porte de dĂ©gagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa. " Tiens ! c'est commode, dit-il avec sa familiaritĂ©. On escamote le monde... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluĂ©e tout Ă l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff... " Saccard ignorait qu'elle fĂ»t lĂ ; et d'un haussement d'Ă©paules, il voulut dire son indiffĂ©rence ; mais l'autre ricanait, refusait de croire Ă ce dĂ©sintĂ©ressement. Les deux hommes Ă©changĂšrent une vigoureuse poignĂ©e de main. Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, oĂÂč pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le prĂ©occupaient guĂšre, depuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cĂ©dait qu'Ă l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il ne la conquiert pas. DĂšs qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra trĂšs empressĂ©. " Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir... " Jamais il ne l'avait vue si Ă©trangement sĂ©duisante, avec ses lĂšvres rouges, ses yeux brĂ»lants, aux paupiĂšres meurtries, enfoncĂ©s sous les sourcils Ă©pais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surpris, presque dĂ©senchantĂ©, lorsqu'elle lui eut expliquĂ© le motif de sa visite. " Mon Dieu ! monsieur, je vous demande pardon de vous dĂ©ranger, inutilement pour vous ; mais, entre gens du mĂÂȘme monde, il faut bien se rendre de ces petits services... Vous avez eu derniĂšrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements. " Alors, il se laissa questionner, rĂ©pondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c'Ă©tait lĂ un prĂ©texte elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, Ă©videmment. Et, en effet, elle manoeuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlĂ© de la Banque universelle. On avait tant de peine Ă placer son argent, Ă trouver des valeurs solides ! Enfin, il comprit qu'elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnĂ©e aux syndicataires ; et il comprit mieux encore que, s'il lui ouvrait un compte, elle ne paierait pas. " J'ai ma fortune personnelle, mon mari ne s'en mĂÂȘle jamais. ĂâĄa me donne beaucoup de tracas, ça m'amuse aussi un peu, je l'avoue... N'est- ce pas ? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argent, surtout une jeune femme, ça Ă©tonne, on est tentĂ© de l'en blĂÂąmer... Il y a des jours oĂÂč je suis dans le plus mortel embarras, n'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encore, faute d'un renseignement, j'ai perdu une somme considĂ©rable... Ah ! maintenant que vous allez ĂÂȘtre en si bonne position pour savoir, si vous Ă©tiez assez gentil, si vous vouliez... " La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse ĂÂąpre, enragĂ©e, cette fille des Ladricourt dont un ancĂÂȘtre avait pris Antioche, cette femme d'un diplomate saluĂ©e trĂšs bas par la colonie Ă©trangĂšre de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lĂšvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son dĂ©sir Ă©clatait, soulevait la femme ardente qu'elle semblait ĂÂȘtre. Et il eut la naĂÂŻvetĂ© de croire qu'elle Ă©tait venue s'offrir, simplement pour ĂÂȘtre de sa grande affaire et avoir, Ă l'occasion, d'utiles renseignements de Bourse. " Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre Ă vos pieds mon expĂ©rience. " Il avait rapprochĂ© sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dĂ©grisĂ©e. Ah ! non, elle n'en Ă©tait pas encore lĂ , il serait toujours temps qu'elle payĂÂąt d'une nuit la communication d'une dĂ©pĂÂȘche. C'Ă©tait dĂ©jĂ , pour elle, une corvĂ©e abominable que sa liaison avec le procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l'avait forcĂ©e d'accueillir. Et son indiffĂ©rence sensuelle, le mĂ©pris secret oĂÂč elle tenait l'homme, venait de se montrer en une lassitude blĂÂȘme, sur son visage de fausse passionnĂ©e, que l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une rĂ©volte de sa race et de son Ă©ducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires. " Alors, monsieur, vous dites que vous Ă©tiez content de ce chef de cuisine ? " EtonnĂ©, Saccard se mit debout Ă son tour. Qu'avait-elle donc espĂ©rĂ© ? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien ? DĂ©cidĂ©ment, il fallait se mĂ©fier des femmes, elles apportaient dans les marchĂ©s la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu'il eĂ»t envie de celle-ci, il n'insista pas, il s'inclina avec un sourire qui signifiait " A votre aise, chĂšre madame, quand il vous plaira " , tandis que, tout haut, il disait " TrĂšs content, je vous le rĂ©pĂšte. Une question de rĂ©forme intĂ©rieure m'a seule dĂ©cidĂ© Ă me sĂ©parer de lui. " La baronne Sandorff eut une hĂ©sitation d'une seconde Ă peine, non qu'elle regrettĂÂąt sa rĂ©volte, mais sans doute elle sentait combien il Ă©tait naĂÂŻf de venir chez un Saccard, avant d'ĂÂȘtre rĂ©signĂ©e aux consĂ©quences. Cela l'irritait contre elle-mĂÂȘme, car elle avait la prĂ©tention d'ĂÂȘtre une femme sĂ©rieuse. Elle finit par rĂ©pondre d'une simple inclinaison de tĂÂȘte au respectueux salut dont il la congĂ©diait ; et il l'accompagnait jusqu'Ă la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d'une main familiĂšre. C'Ă©tait Maxime, qui dĂ©jeunait chez son pĂšre, ce matin-lĂ , et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s'effaça, salua Ă©galement, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un lĂ©ger rire. " ĂâĄa commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? " MalgrĂ© sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expĂ©rience, incapable de se dĂ©penser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son pĂšre comprit son attitude de supĂ©rioritĂ© ironique. " Non, justement, je n'ai rien touchĂ© du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'ĂÂȘtre d'en avoir soixante. " Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlĂ© de fille, dont il avait gardĂ© le roucoulement Ă©quivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'Ă©tait faite de garçon rangĂ©, dĂ©sireux de ne pas gĂÂąter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fĂ»t menacĂ©. " Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas... Moi, tu sais, j'ai dĂ©jĂ des rhumatismes. " Et, s'installant Ă l'aise dans un fauteuil, prenant un journal " Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gĂÂȘne pas... Je suis venu trop tĂÂŽt, parce que j'avais Ă passer chez mon mĂ©decin et que je ne l'ai pas trouvĂ©. " A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait Ă ĂÂȘtre reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eĂ»t dĂ©jĂ rencontrĂ© Ă l'Oeuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immĂ©diatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatiguĂ©, ayant trĂšs faim. Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut mĂÂȘme pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'Ă©tonna davantage, en voyant qu'elle avait amenĂ© avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennitĂ© Ă la dĂ©marche ces deux femmes si tristes et si pĂÂąles, la mĂšre mince, grande, toute blanche, Ă l'air surannĂ©, la fille vieillie dĂ©jĂ , le cou trop long, jusqu'Ă la disgrĂÂące. Il avança des siĂšges, d'une politesse agitĂ©e, pour mieux montrer sa dĂ©fĂ©rence. " Madame, je suis extrĂÂȘmement honorĂ©... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous ĂÂȘtre utile... " D'une grande timiditĂ©, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite. " Monsieur, c'est Ă la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensĂ©e m'est venue de me prĂ©senter chez vous... Je vous avoue que j'ai hĂ©sitĂ© d'abord, car on ne refait pas facilement ses idĂ©es Ă mon ĂÂąge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfin, j'en ai causĂ© avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens. " Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlĂ© de la Banque universelle, certes une main de crĂ©dit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiĂ©s, allait avoir une excuse sans rĂ©plique, un but tellement mĂ©ritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorĂ©es. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de JĂ©rusalem c'Ă©tait lĂ ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait Ă peine entre fidĂšles, le mystĂšre qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dĂ©gageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succĂšs de la nouvelle banque. Saccard lui-mĂÂȘme fut Ă©tonnĂ© de son Ă©motion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlĂ© de JĂ©rusalem que dans l'excĂšs lyrique de sa fiĂšvre, il se mĂ©fiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposĂ© Ă l'abandonner et Ă en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la dĂ©marche Ă©mue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait Ă entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps Ă une rĂÂȘverie pure, Ă©largissait Ă l'infini son champ d'Ă©volution. C'Ă©tait donc vrai qu'il y avait lĂ un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystĂ©rieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de ferveur, il venait rĂ©ellement d'ĂÂȘtre touchĂ© de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversĂ©e par la papautĂ© lui mettait aux mains. Il avait la facultĂ© heureuse de croire, dĂšs que l'exigeait l'intĂ©rĂÂȘt de ses plans. " Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis dĂ©cidĂ©e Ă une chose qui m'a rĂ©pugnĂ© jusqu'ici... Oui, l'idĂ©e de faire travailler de l'argent, de le placer Ă intĂ©rĂÂȘts, ne m'est jamais entrĂ©e dans la tĂÂȘte des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisĂ©ment contre les croyances qu'on a sucĂ©es avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriĂ©tĂ© devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusement, la grande propriĂ©tĂ©... " Elle rougit faiblement, car elle en arrivait Ă l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin. " La grande propriĂ©tĂ© n'existe plus guĂšre... Nous autres avons Ă©tĂ© trĂšs Ă©prouvĂ©s... Il ne nous reste plus qu'une ferme. " Saccard, alors, pour lui Ă©viter toute gĂÂȘne, renchĂ©rit, s'enflamma. " Mais, madame, personne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessĂ© d'avoir sa raison d'ĂÂȘtre. Elle Ă©tait la stagnation mĂÂȘme de l'argent, dont nous avons dĂ©cuplĂ© la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va ĂÂȘtre renouvelĂ©, car rien n'Ă©tait possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pĂ©nĂštre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allĂ©e rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placĂ© dans de bonnes affaires, Ă quinze, vingt et mĂÂȘme trente pour cent. " Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tĂÂȘte. " Je ne vous entends guĂšre, et, je vous l'ai dit, je suis restĂ©e d'une Ă©poque oĂÂč ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et dĂ©fendues... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer Ă ma fille. Depuis quelques annĂ©es, j'ai rĂ©ussi Ă mettre de cĂÂŽtĂ©, oh ! une petite somme... " Sa rougeur reparaissait. " Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-ĂÂȘtre un remords de les avoir laissĂ©s ainsi improductifs ; et, puisque votre oeuvre est bonne, ainsi que me l'a confiĂ© mon amie, puisque vous allez travailler Ă ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardents, je me risque... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me rĂ©server des actions de votre banque, pour une somme de dix Ă douze mille francs. J'ai tenu Ă ce que ma fille m'accompagnĂÂąt, car je ne vous cache pas que cet argent est Ă elle. " Jusque-lĂ , Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacĂ©, malgrĂ© son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre. " Oh ! Ă moi ! maman, est-ce que j'ai quelque chose Ă moi qui ne soit pas Ă vous ? - Et ton mariage, mon enfant ? - Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! " Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grĂÂȘle. Sa mĂšre la fit taire d'un coup d'oeil navrĂ© ; et toutes deux se regardĂšrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient Ă souffrir et Ă cacher. Saccard Ă©tait trĂšs Ă©mu. " Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand mĂÂȘme pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes... Votre dĂ©marche me touche infiniment, je suis trĂšs honorĂ© de votre confiance... " Et, Ă cet instant, il croyait rĂ©ellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, Ă la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui. Ces dames s'Ă©taient levĂ©es et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe Ă la grande affaire dont on ne parlait pas. " J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est Ă Rome, une lettre dĂ©solante sur la tristesse produite lĂ -bas par l'annonce du retrait de nos troupes. - Patience ! dĂ©clara Saccard avec conviction, nous sommes lĂ pour tout sauver. " Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois Ă travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'annĂ©es, grand et sec, vĂÂȘtu en ouvrier endimanchĂ©, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pĂÂąle. " Quoi ? que voulez-vous ? " La jeune fille s'Ă©tait levĂ©e la premiĂšre, et l'homme, intimidĂ© par cet accueil brusque, se mit Ă bĂ©gayer une explication confuse. " J'avais donnĂ© l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi ĂÂȘtes- vous lĂ ?... Dites-moi votre nom ; au moins. - Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie... " De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatientĂ©, allait le pousser Ă la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'Ă©tait Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre. " Ah ! vous ĂÂȘtes recommandĂ© par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dĂ©pĂÂȘchez-vous, car j'ai trĂšs faim. Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-mĂÂȘme, pour les expĂ©dier plus vite. Maxime qui, Ă la sortie de la comtesse, avait quittĂ© son fauteuil, n'eut plus la discrĂ©tion de s'Ă©carter, dĂ©visageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire. " Voici, monsieur... J'ai fait mon congĂ©, puis je suis entrĂ© comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il Ă©tait brasseur. Puis, je suis entrĂ© chez M. Lamberthier, le facteur Ă la halle. Puis, je suis entrĂ© chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place... Il faut vous dire, avant tout, que je m'Ă©tais mariĂ©. Oui, j'avais Ă©pousĂ© ma femme JosĂ©phine, quand j'Ă©tais justement chez M. Durieu, et qu'elle Ă©tait, elle, cuisiniĂšre, chez la belle-soeur de monsieur, Mme LĂ©vĂÂȘque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai Ă©tĂ© chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placĂ©e chez un mĂ©decin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allĂ©e au magasin des Trois-FrĂšres, rue Rambuteau, oĂÂč, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi... - Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas ? " Mais Dejoie tenait Ă expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait Ă©pouser une cuisiniĂšre, sans que jamais il eĂ»t rĂ©ussi Ă se placer dans les mĂÂȘmes maisons qu'elle. C'Ă©tait quasiment comme si l'on n'avait pas Ă©tĂ© mariĂ©, n'ayant jamais une chambre Ă tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derriĂšre les portes des cuisines. Et une fille Ă©tait nĂ©e, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'Ă huit ans, jusqu'au jour oĂÂč le pĂšre, ennuyĂ© d'ĂÂȘtre seul, l'avait reprise dans son Ă©troit cabinet de garçon. Il Ă©tait ainsi devenu la vraie mĂšre de la petite, l'Ă©levant, la menant Ă l'Ă©cole, la surveillant avec des soins infinis, le coeur dĂ©bordant d'une adoration grandissante. " Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donnĂ© de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnĂÂȘte... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse. " En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavĂ© parisien, avec sa grĂÂące chĂ©tive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pĂÂąles. Elle se laissait adorer par son pĂšre, sage encore, n'ayant eu aucun intĂ©rĂÂȘt Ă ne pas l'ĂÂȘtre, d'un fĂ©roce et tranquille Ă©goĂÂŻsme, dans cette clartĂ© si limpide de ses yeux. " Alors donc, monsieur, la voici en ĂÂąge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se prĂ©sente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'Ă©tablir, et il demande six mille francs. ĂâĄa n'est pas trop, il pourrait prĂ©tendre Ă une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissĂ© des Ă©conomies, ses petits bĂ©nĂ©fices de cuisiniĂšre, n'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressĂ©, Nathalie aussi... " La jeune fille qui Ă©coutait, souriante, avec son clair regard si froid et si dĂ©cidĂ©, eut une brusque affirmation du menton. " Bien sĂ»r... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une maniĂšre ou d'une autre. " De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugĂ© l'homme, bornĂ©, mais trĂšs adroit, trĂšs bon, rompu Ă la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se prĂ©sentĂÂąt au nom de Mme Caroline. " C'est parfait, mon ami... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresse, et au revoir. " Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras " Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casĂ© Nathalie... Mais j'Ă©tais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra Ă ses amis et connaissances... Alors, si monsieur voulait bien s'intĂ©resser Ă nous, si monsieur consentait Ă nous donner de ses actions... " Saccard, une seconde fois, fut Ă©mu, plus Ă©mu qu'il ne venait de l'ĂÂȘtre, la premiĂšre lorsque la comtesse lui avait confiĂ©, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux Ă©conomies grattĂ©es sou Ă sou, n'Ă©tait-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientĂšles nombreuses et solides, l'armĂ©e fanatisĂ©e qui arme une maison de crĂ©dit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicitĂ©, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait Ă ce premier petit actionnaire, il voyait lĂ le prĂ©sage d'un gros succĂšs. " Entendu, mon ami, vous aurez des actions. " La face de Dejoie rayonna, comme Ă l'annonce d'une grĂÂące inespĂ©rĂ©e. " Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six mois, de façon Ă complĂ©ter la somme... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux rĂ©gler ça tout de suite. J'ai apportĂ© l'argent. " Il se fouilla, tira une enveloppe, qu'il tendit Ă Saccard, immobile, silencieux, saisi d'une admiration charmĂ©e, Ă ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait dĂ©jĂ Ă©cumĂ© tant de fortunes, finit par Ă©clater d'un bon rire, rĂ©solu honnĂÂȘtement Ă l'enrichir aussi, cet homme de foi. " Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi... Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu. " Cette fois, il les congĂ©dia, aprĂšs que Dejoie l'eut tait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement Ă©clairait les beaux yeux durs et candides. Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son pĂšre, il dit, de son air d'insolence moqueuse " VoilĂ que tu dotes les jeunes filles, maintenant. - Pourquoi pas ? rĂ©pondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres. " Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement " Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? " Maxime, qui marchait Ă petits pas, se retourna d'un sursaut, se planta devant lui. " Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbĂ©cile ? " Saccard eut un geste de colĂšre, trouvant la rĂ©ponse d'un irrespect et d'un esprit dĂ©plorables, prĂÂȘt Ă lui crier que l'affaire Ă©tait rĂ©ellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bĂÂȘte, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitiĂ© lui vint de son pauvre garçon, Ă©puisĂ© Ă vingt-cinq ans, rangĂ©, avare mĂÂȘme, si vieilli de vices, si inquiet de sa santĂ©, qu'il ne risquait plus une dĂ©pense ni une jouissance, sans en avoir rĂ©glementĂ© le bĂ©nĂ©fice. Et, tout consolĂ©, tout fier de l'imprudence passionnĂ©e de ses cinquante ans, il se remit Ă rire, il lui tapa sur l'Ă©paule. " Tiens ! allons dĂ©jeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes. Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assistĂ© d'Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maĂtre Lelorrain, notaire, rue Sainte- Anne ; et l'acte fut reçu, qui constituait, sous la dĂ©nomination de sociĂ©tĂ© de la Banque universelle, une sociĂ©tĂ© anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisĂ© en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul Ă©tait exigible. Le siĂšge de la sociĂ©tĂ© Ă©tait fixĂ© rue Saint-Lazare, Ă l'hĂÂŽtel d'Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressĂ©s suivant l'acte, fut dĂ©posĂ© en l'Ă©tude de maĂtre Lelorrain. Il faisait, ce jour-lĂ , un trĂšs clair soleil d'automne, et ces messieurs, lorsqu'ils sortirent de chez le notaire, allumĂšrent des cigares, remontĂšrent doucement par le boulevard et la rue de la ChaussĂ©e-d'Antin, heureux de vivre, s'Ă©gayant comme des collĂ©giens Ă©chappĂ©s. L'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale constitutive n'eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d'un petit bal qui avait fait faillite, et oĂÂč un industriel tĂÂąchait d'organiser des expositions de peinture. DĂ©jĂ , les syndicataires avaient placĂ© celles des actions souscrites par eux, qu'ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnaires, reprĂ©sentant prĂšs de quarante mille actions, ce qui aurait dĂ» donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions Ă©tant nĂ©cessaire pour avoir le droit de siĂ©ger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fĂ»t le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois. Saccard tint absolument Ă ce qu'Hamelin prĂ©sidĂÂąt. Lui, s'Ă©tait volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l'ingĂ©nieur, et s'Ă©tait inscrit lui-mĂÂȘme, chacun pour cinq cents actions, qu'il devait payer par un jeu d'Ă©critures. Tous les syndicataires Ă©taient lĂ Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait Ă©galement Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employĂ©s de la banque, en fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les dĂ©cisions Ă prendre avaient Ă©tĂ© si bien prĂ©vues et rĂ©glĂ©es d'avance, que jamais assemblĂ©e constitutive ne fut si belle de calme, de simplicitĂ© et de bonne entente. A l'unanimitĂ© des voix, on reconnut sincĂšre la dĂ©claration de la souscription intĂ©grale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on dĂ©clara la sociĂ©tĂ© constituĂ©e. Le conseil d'administration fut ensuite nommĂ© il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de prĂ©sence, chiffrĂ©s Ă un total annuel de cinquante mille francs, auraient Ă toucher, d'aprĂšs un article des statuts, le dix pour cent sur les bĂ©nĂ©fices. Cela n'Ă©tant pas Ă dĂ©daigner, chaque syndicataire avait exigĂ© de faire partie du conseil ; et Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu'Hamelin, que l'on voulait porter Ă la prĂ©sidence, passĂšrent naturellement en tĂÂȘte de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triĂ©s parmi les plus obĂ©issants et les plus dĂ©coratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, restĂ© dans l'ombre jusque-lĂ , apparut lorsque, le moment de choisir un directeur Ă©tant arrivĂ©, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l'unanimitĂ©. Et il n'y avait plus qu'Ă Ă©lire les deux commissaires censeurs, chargĂ©s de prĂ©senter Ă l'assemblĂ©e un rapport sur le bilan et de contrĂÂŽler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction dĂ©licate autant qu'inutile, pour laquelle Saccard avait dĂ©signĂ© un sieur Rousseau et un sieur LavigniĂšre, le premier complĂštement infĂ©odĂ© au second, celui-ci grand, blond, trĂšs poli, approuvant toujours, dĂ©vorĂ© de l'envie d'entrer plus tard dans le conseil, lorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et LavigniĂšre nommĂ©s, on allait lever la sĂ©ance, lorsque le prĂ©sident crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordĂ©e aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l'assemblĂ©e, sur sa proposition, passa aux frais de premier Ă©tablissement. C'Ă©tait une vĂ©tille, il fallait bien faire la part du feu ; et, laissant la foule des petits actionnaires s'Ă©couler avec le piĂ©tinement d'un troupeau, les gros souscripteurs restĂšrent les derniers, Ă©changĂšrent encore sur le trottoir des poignĂ©es de main, l'air souriant. DĂšs le lendemain, le conseil se rĂ©unit Ă l'hĂÂŽtel d'Orviedo, dans l'ancien salon de Saccard, transformĂ© en salle des sĂ©ances. Une vaste table, recouverte d'un tapis de velours vert, entourĂ©e de vingt fauteuils tendus de la mĂÂȘme Ă©toffe, en occupait le centre ; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothĂšque, aux vitres garnies Ă l'intĂ©rieur de petits rideaux de soie Ă©galement verte. Les tentures d'un rouge foncĂ© assombrissaient la piĂšce, dont les trois fenĂÂȘtres ouvraient sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. Il ne venait de lĂ qu'un jour crĂ©pusculaire, comme une paix de vieux cloĂtre, endormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela Ă©tait sĂ©vĂšre et noble, on entrait dans une honnĂÂȘtetĂ© antique. Le conseil se rĂ©unissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tĂÂȘte blĂÂȘme et aristocratique, Ă©tait vraiment trĂšs vieille France ; tandis que Daigremont, affable, reprĂ©sentait la haute fortune impĂ©riale, dans son succĂšs fastueux. SĂ©dille, moins tourmentĂ© que de coutume, causait avec Kolb d'un mouvement imprĂ©vu qui venait de se produire sur le marchĂ© de Vienne ; et, autour d'eux, les deux autres administrateurs, la bande, Ă©coutaient, tĂÂąchaient de saisir un renseignement, ou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n'Ă©tant lĂ que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflĂ©, Ă©chappĂ© Ă la derniĂšre minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusa, et l'on s'assit sur les fauteuils, entourant la table. Le doyen d'ĂÂąge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil prĂ©sidentiel, un fauteuil plus haut et plus dorĂ© que les autres. Saccard, comme directeur, s'Ă©tait placĂ© en face de lui. Et, immĂ©diatement, lorsque le marquis eut dĂ©clarĂ© qu'on allait procĂ©der Ă la nomination du prĂ©sident, Hamelin se leva, pour dĂ©cliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songĂ© Ă lui pour la prĂ©sidence ; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dĂšs le lendemain pour l'Orient, qu'il Ă©tait en outre d'une inexpĂ©rience absolue en matiĂšre de comptabilitĂ©, de banque et de Bourse, qu'enfin il y avait lĂ une responsabilitĂ© dont il ne pouvait accepter le poids. TrĂšs surpris, Saccard l'Ă©coutait, car, la veille encore, la chose Ă©tait entendue ; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frĂšre, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d'un autre prĂ©sident qu'Hamelin, quelque indĂ©pendant qui le gĂÂȘnerait peut-ĂÂȘtre, se permit-il d'intervenir, en expliquant que la fonction Ă©tait surtout honorifique, qu'il suffisait que le prĂ©sident fĂt acte de prĂ©sence, au moment des assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurs, on allait Ă©lire un vice-prĂ©sident qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilitĂ©, la Bourse, les mille dĂ©tails intĂ©rieurs d'une grande maison de crĂ©dit, est-ce qu'il ne serait pas lĂ , lui, Saccard, le directeur, justement nommĂ© Ă cet effet ? Il devait, d'aprĂšs les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dĂ©penses, gĂ©rer les affaires courantes, assurer les dĂ©libĂ©rations du conseil, ĂÂȘtre en un mot le pouvoir exĂ©cutif de la sociĂ©tĂ©. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en dĂ©battit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mĂÂȘmes de la maniĂšre la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se dĂ©sintĂ©ressait. Enfin, l'ingĂ©nieur cĂ©da, il fut nommĂ© prĂ©sident, et l'on choisit pour vice-prĂ©sident un obscur agronome, ancien conseiller d'Etat, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine Ă signatures. Quant au secrĂ©taire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des Ă©missions. Et, comme la nuit venait, dans la grande piĂšce grave, une ombre verdie d'une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sĂ©para aprĂšs avoir rĂ©glĂ© les sĂ©ances Ă deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente. Saccard et Hamelin remontĂšrent ensemble dans la salle des Ă©pures, oĂÂč Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, Ă l'embarras de son frĂšre, qu'il venait de cĂ©der une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut trĂšs fĂÂąchĂ©e. " Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le prĂ©sident touche trente mille francs, chiffre qui sera doublĂ©, lorsque nos affaires s'Ă©tendront. Vous n'ĂÂȘtes pas assez riches pour dĂ©daigner cet avantage... Et que craignez-vous, dites ? - Mais je crains tout, rĂ©pondit Mme Caroline. Mon frĂšre ne sera pas lĂ , moi-mĂÂȘme je n'entends rien Ă l'argent... Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh bien, n'est-ce pas irrĂ©gulier, ne serait-il pas en faute, si l'opĂ©ration tournait mal ? " Il s'Ă©tait mis Ă rire. " Une belle histoire ! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Si, au premier bĂ©nĂ©fice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ Ă la Seine, plutĂÂŽt que de nous donner le souci de rien entreprendre... Non, vous pouvez ĂÂȘtre tranquille, la spĂ©culation ne dĂ©vore que les maladroits. " Elle restait sĂ©vĂšre, dans l'ombre croissante de la piĂšce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement Ă©clairĂ©s, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rĂÂȘver des pays de lĂ -bas. La plaine encore Ă©tait nue, les montagnes barraient l'horizon, elle Ă©voquait la dĂ©tresse de ce vieux monde endormi sur ses trĂ©sors, et que la science alliait rĂ©veiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses Ă accomplir ! Peu Ă peu, une vision lui montrait des gĂ©nĂ©rations nouvelles, toute une humanitĂ© plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labourĂ© Ă nouveau par le progrĂšs. " La spĂ©culation, la spĂ©culation, rĂ©pĂ©ta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah ! j'en ai le coeur troublĂ© d'angoisse. " Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensĂ©es, avait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir. " Oui, la spĂ©culation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spĂ©culation, c'est l'appĂÂąt mĂÂȘme de la vie, c'est l'Ă©ternel dĂ©sir qui force Ă lutter et Ă vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais... " Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de dĂ©licatesse. Puis, il osa tout de mĂÂȘme, volontiers brutal devant les femmes. " Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en fabrique un Ă peine. C'est l'excĂšs qui amĂšne le nĂ©cessaire, n'est-ce pas ? - Certes, rĂ©pondit-elle, gĂÂȘnĂ©e. - Eh bien, sans la spĂ©culation, on ne ferait pas d'affaires, ma chĂšre amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel ?... Avec la rĂ©munĂ©ration lĂ©gitime et mĂ©diocre du travail, le sage Ă©quilibre des transactions quotidiennes, c'est un dĂ©sert d'une platitude extrĂÂȘme que l'existence, un marais oĂÂč toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rĂÂȘve Ă l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez Ă tous ces endormis de se mettre Ă la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les Ă©nergies sont dĂ©cuplĂ©es, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois Ă faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletĂ©s inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. " Mme Caroline s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă rire, elle aussi ; car elle n'avait point de pruderie. " Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y rĂ©signer, puisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez raison, la vie n'est pas propre. " Et une vĂ©ritable bravoure lui Ă©tait venue, Ă cette idĂ©e que chaque pas en avant s'Ă©tait fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quittĂ© les plans et les dessins, et l'avenir s'Ă©voquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillĂ©es comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, oĂÂč l'on vivait trĂšs vieux et trĂšs savant. " Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cĂšde, comme toujours... TĂÂąchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne. " Son frĂšre, restĂ© silencieux, s'Ă©tait approchĂ© et l'embrassait. Elle le menaça du doigt. " Oh ! toi, tu es un cĂÂąlin. Je te connais... Demain, quand tu nous auras quittĂ©s, tu ne t'inquiĂ©teras guĂšre de savoir ce qui se passe ici ; et, lĂ -bas, dĂšs que tu te seras enfoncĂ© dans tes travaux, tout ira bien, tu rĂÂȘveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-ĂÂȘtre. - Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous laisse prĂšs de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis mal ! " Tous trois Ă©clatĂšrent. " Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais !... Rappelez- vous ce que vous nous avez promis Ă nous d'abord, puis Ă tant d'autres, par exemple Ă mon brave Dejoie, que je vous recommande bien... Ah ! et Ă nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisiniĂšre, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse. " Un instant encore, ils causĂšrent trĂšs amicalement tous trois, et le dĂ©part d'Hamelin fut rĂ©glĂ© d'une façon dĂ©finitive. Comme Saccard redescendait Ă son cabinet, le valet de chambre lui dit qu'une femme s'Ă©tait obstinĂ©e Ă l'attendre, bien qu'il lui eĂ»t rĂ©pondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abord, fatiguĂ©, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer ; puis, la pensĂ©e qu'il se devait au succĂšs, la crainte de changer la veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse. Une seule lampe Ă©clairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse. " C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur... " La colĂšre le tint debout, et il ne lui dit mĂÂȘme pas de s'asseoir. Cette voix grĂÂȘle, dans ce corps dĂ©bordant, venait de lui faire reconnaĂtre Mme MĂ©chain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions Ă la livre ! Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'Ă©mission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espĂ©rer en obtenir, avec la prime accordĂ©e aux syndicataires ? Mais ce n'Ă©tait lĂ , sĂ»rement, qu'un prĂ©texte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il s'y faisait, et de le tĂÂąter lui-mĂÂȘme ; car ses yeux minces percĂ©s Ă la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu'Ă l'ĂÂąme. Busch, aprĂšs avoir patientĂ© longtemps, mĂ»rissant la fameuse affaire de l'enfant abandonnĂ©, se dĂ©cidait Ă agir et l'envoyait en Ă©claireur. " Il n'y a plus rien " , rĂ©pondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-lĂ , sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d'elle-mĂÂȘme un pas vers la porte. " Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? " reprit- il, voulant ĂÂȘtre blessant. De sa voix zĂ©zayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle rĂ©pondit " Oh ! moi, ce n'est pas mon genre d'opĂ©rations... Moi, j'attends. " Et, Ă cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usĂ©, qui ne la quittait point, il fut traversĂ© d'un frisson. Un jour oĂÂč tout avait marchĂ© Ă souhait, le jour oĂÂč il Ă©tait si heureux de voir naĂtre enfin la maison de crĂ©dit tant dĂ©sirĂ©e, est-ce que cette vieille coquine allait ĂÂȘtre la fĂ©e mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es, de titres dĂ©classĂ©s, ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nĂ©cessaire, pour y enterrer Ă leur tour ses actions Ă lui, quand la maison croulerait. C'Ă©tait le cri du corbeau qui part avec l'armĂ©e en marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il y aura des morts Ă manger. " Au revoir, monsieur " , dit la MĂ©chain en se retirant, essoufflĂ©e et trĂšs polie. V - Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation de la Banque universelle n'Ă©tait pas terminĂ©e. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l'Ă©norme toiture vitrĂ©e dont on avait couvert la cour. Cette lenteur venait de Saccard, qui, mĂ©content de la mesquinerie de l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe ; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rĂÂȘve de l'Ă©norme, il avait fini par se fĂÂącher et par se dĂ©charger sur Mme Caroline du soin de congĂ©dier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la cour, transformĂ©e hall central, en Ă©tait entourĂ©e guichets grillagĂ©s, sĂ©vĂšres et dignes, surmontĂ©s de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l'amĂ©nagement, bien que rĂ©alisĂ© dans un local un peu Ă©troit, Ă©tait d'une disposition heureuse au rez-de-chaussĂ©e, les services qui devaient ĂÂȘtre en relation suivie avec le public, les diffĂ©rentes caisses, les Ă©missions, toutes les opĂ©rations courantes de banque ; et, en haut, le mĂ©canisme en quelque sorte intĂ©rieur, la direction, la correspondance, la comptabilitĂ©, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserrĂ©, s'agitaient lĂ plus de deux cent employĂ©s. Et ce qui frappait dĂ©jĂ , en entrant, mĂÂȘme au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'Ă©tait cet air de sĂ©vĂ©ritĂ©, un air de probitĂ© antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hĂÂŽtel humide et noir, silencieux, Ă l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pĂ©nĂ©trer dans une maison dĂ©vote. Un aprĂšs-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-mĂÂȘme eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il tĂ©moigna de son contentement Ă Mme Caroline. " Eh bien, tout de mĂÂȘme, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra... Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frĂšre est absent. Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprĂ©vues, il s'ingĂ©nia dĂšs lors Ă dĂ©velopper cette apparence austĂšre de la maison, il exigea de ses employĂ©s une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d'une voix mesurĂ©e, on reçut et on donna l'argent avec une discrĂ©tion toute clĂ©ricale. Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'Ă©tait dĂ©pensĂ© avec autant d'activitĂ©. Le matin, dĂšs sept heures, avant tous les employĂ©s, et avant mĂÂȘme que le garçon de bureau eĂ»t allumĂ© le feu, il Ă©tait dans son cabinet, Ă dĂ©pouiller le courrier, Ă rĂ©pondre dĂ©jĂ aux lettres les plus pressĂ©es. Puis, c'Ă©tait, jusqu'Ă onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considĂ©rables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuĂ©e de la finance ; sans compter le dĂ©filĂ© des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-mĂÂȘme, dĂšs qu'il avait une minute de rĂ©pit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, oĂÂč les employĂ©s vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient Ă des heures sans cesse diffĂ©rentes. A onze heures il montait dĂ©jeuner avec Mme Caroline, mangeait largement, buvait de mĂÂȘme, avec une aisance d'homme maigre, sans en ĂÂȘtre incommodĂ© ; et l'heure pleine qu'il employait lĂ n'Ă©tait pas perdue, car c'Ă©tait le moment oĂÂč, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c'est-Ă -dire oĂÂč il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte Ă ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midi, il sortait, allait Ă la Bourse, voulant y ĂÂȘtre un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait lĂ ainsi qu'Ă un rendez-vous naturel, oĂÂč il Ă©tait certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s'y indiquait dĂ©jĂ , il y Ă©tait rentrĂ© en victorieux, en homme solide, appuyĂ© dĂ©sormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient Ă voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prĂ©disaient la royautĂ©. Vers trois heures et demie, il Ă©tait toujours rentrĂ©, il s'attelait Ă la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraĂnĂ© Ă cette course mĂ©canique de la main, qu'il mandait des employĂ©s, donnait des rĂ©ponses, rĂ©glait des affaires, la tĂÂȘte libre et parlant Ă l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'Ă six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, prĂ©parait celui du lendemain. Et, quand il remontait prĂšs de Mme Caroline, c'Ă©tait pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dĂner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux emploi de sa journĂ©e. " Dites que je ne suis pas sage ! s'Ă©criait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les thĂ©ĂÂątres, je vis lĂ , en bon bourgeois, prĂšs de vous... Il faut Ă©crire cela Ă votre frĂšre, pour le rassurer. " Il n'Ă©tait pas si sage qu'il le prĂ©tendait, ayant eu, Ă cette Ă©poque, la fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes ! et il s'Ă©tait mĂÂȘme un jour oubliĂ©, Ă son tour, chez Germaine Coeur, oĂÂč il n'avait trouvĂ© aucune satisfaction. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, le soir, il tombait de fatigue. Il vivait, d'ailleurs, dans un tel dĂ©sir, dans une telle anxiĂ©tĂ© du succĂšs, que ses autres appĂ©tits allaient en rester comme diminuĂ©s et paralysĂ©s, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maĂtre indiscutĂ© de la fortune. " Bah ! rĂ©pondait gaiement Mme Caroline, mon frĂšre a toujours Ă©tĂ© si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mĂ©rite... Je lui ai Ă©crit hier que je vous avais dĂ©terminĂ© Ă ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir. " Ce fut donc par un aprĂšs-midi trĂšs froid des premiers jours de novembre, au moment oĂÂč Mme Caroline donnait au maĂtre peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimĂ© grossiĂšrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frĂšre, oĂÂč elle recevait. Si Busch, depuis bientĂÂŽt six grands mois, patientait, n'utilisait pas l'extraordinaire dĂ©couverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccard, c'Ă©tait d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le mĂ©diocre rĂ©sultat qu'il y aurait Ă tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits Ă la mĂšre, la difficultĂ© extrĂÂȘme de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n'effrayait guĂšre, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussĂ© dans la boue, graine de souteneur et d'assassin ? Sans doute, la MĂ©chain avait laborieusement dressĂ© un gros compte de frais, environ six mille francs des piĂšces de vingt sous prĂÂȘtĂ©es Ă Rosalie Chavaille, sa cousine, la mĂšre du petit, puis ce que lui avait coĂ»tĂ© la maladie de la malheureuse, son enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dĂ©pensait pour Victor lui-mĂÂȘme depuis qu'il Ă©tait tombĂ© Ă sa charge, la nourriture, les vĂÂȘtements, un tas de choses. Mais, dans le cas oĂÂč Saccard n'aurait point la paternitĂ© tendre, n'Ă©tait-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouverait, cette paternitĂ©, sinon la ressemblance de l'enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription. D'autre part, si Busch avait tant tardĂ©, c'Ă©tait qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiĂ©tude, prĂšs de son frĂšre Sigismond, couchĂ©, terrassĂ© par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d'affaires avait tout nĂ©gligĂ©, tout oubliĂ© des mille pistes enchevĂÂȘtrĂ©es qu'il suivait, ne paraissant plus Ă la Bourse, ne traquant plus un dĂ©biteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait, soignait, changeait, comme une mĂšre. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie immonde, il appelait les premiers mĂ©decins de Paris, aurait voulu payer les remĂšdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces ; et, comme les mĂ©decins avaient dĂ©fendu tout travail, et que Sigismond s'entĂÂȘtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'Ă©tait devenu une guerre de ruses. DĂšs que, vaincu par la fatigue, son gardien s'endormait, le jeune homme, trempĂ© de sueur, dĂ©vorĂ© de fiĂšvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait Ă des calculs, distribuant la richesse selon son rĂÂȘve de justice, assurant Ă chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, Ă son rĂ©veil, s'irritait de le voir plus malade, le coeur crevĂ© de ce qu'il donnait ainsi Ă sa chimĂšre le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bĂÂȘtises-lĂ , il le lui permettait, comme on permet des pantins Ă un enfant, lorsqu'il Ă©tait en bonne santĂ© ; mais s'assassiner avec des idĂ©es folles, impraticables, vraiment c'Ă©tait imbĂ©cile ! Enfin, ayant consenti Ă ĂÂȘtre sage, par affection pour son grand frĂšre, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait Ă se lever. Ce fut alors que Busch, se remettant Ă ses besognes, dĂ©clara qu'il fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard Ă©tait rentrĂ© en conquĂ©rant Ă la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilitĂ© indiscutable. Le rapport de Mme MĂ©chain, qu'il avait envoyĂ©e rue Saint-Lazare, Ă©tait excellent. Cependant, il hĂ©sitait encore Ă attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole Ă©chappĂ©e Ă la MĂ©chain sur Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlĂ©, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame Ă©tait la vraie maĂtresse, celle qui avait la clef des armoires et du coeur ? Il obĂ©issait assez souvent Ă ce qu'il appelait le coup de l'inspiration, cĂ©dant Ă une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite Ă tirer des faits une certitude et une rĂ©solution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir Mme Caroline. En haut, dans la salle des Ă©pures, Mme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasĂ©, Ă la figure plate et sale, vĂÂȘtu d'une belle redingote graisseuse et cravatĂ© de blanc. Lui-mĂÂȘme la fouillait jusqu'Ă l'ĂÂąme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui Ă©clairaient de gaietĂ© et de douceur son visage restĂ© jeune ; et il Ă©tait surtout frappĂ© par l'expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bontĂ©, que tout de suite il se dĂ©cida. " Madame, dit-il, j'aurais dĂ©sirĂ© parler Ă M. Saccard, mais on vient de me rĂ©pondre qu'il Ă©tait absent... " Il mentait, il ne l'avait mĂÂȘme pas demandĂ©, car il savait fort bien qu'il n'y Ă©tait point, ayant guettĂ© son dĂ©part pour la Bourse. " Et je me suis alors permis de m'adresser Ă vous, prĂ©fĂ©rant cela au fond, n'ignorant pas Ă qui je m'adresse... Il s'agit d'une communication si grave, si dĂ©licate... " Mme Caroline, qui, jusque-lĂ , ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui indiqua un siĂšge, avec un empressement inquiet. " Parlez, monsieur, je vous Ă©coute. " Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait craindre de salir, se posa Ă lui-mĂÂȘme, comme un point acquis, qu'elle couchait avec Saccard. " C'est que, madame, ce n'est point commode Ă dire, et je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose... J'espĂšre que vous verrez, dans ma dĂ©marche, l'unique dĂ©sir de permettre Ă M. Saccard de rĂ©parer d'anciens torts... " D'un geste, elle le mit Ă l'aise, ayant compris de son cĂÂŽtĂ© Ă quel personnage elle avait affaire, dĂ©sirant abrĂ©ger les protestations inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne histoire, Rosalie sĂ©duite rue de la Harpe, l'enfant naissant aprĂšs la disparition de Saccard, et la mĂšre morte dans la dĂ©bauche, et Victor laissĂ© Ă la charge d'une cousine trop occupĂ©e pour le surveiller, poussant au milieu de l'abjection. Elle l'Ă©couta, Ă©tonnĂ©e d'abord par ce roman qu'elle n'attendait point, car elle s'Ă©tait imaginĂ© qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent ; puis, visiblement, elle s'attendrit, Ă©mue du triste sort de la mĂšre et de l'abandon du petit, profondĂ©ment remuĂ©e dans sa maternitĂ© de femme restĂ©e stĂ©rile. " Mais, dit-elle, ĂÂȘtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez ?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d'histoires. " Il eut un sourire. " Oh ! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l'enfant... Puis, les dates sont lĂ , tout s'accorde et prouve les faits jusqu'Ă la derniĂšre Ă©vidence. " Elle demeurait tremblante, et il l'observait. AprĂšs un silence, il continua " Vous comprenez maintenant, madame, combien j'Ă©tais embarrassĂ© pour m'adresser directement Ă M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intĂ©rĂÂȘt lĂ - dedans, je ne viens qu'au nom de Mme MĂ©chain, la cousine, qu'un hasard seul a mise sur la trace du pĂšre tant cherchĂ© ; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnĂ©s Ă la malheureuse Rosalie, Ă©taient signĂ©s du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas ? M. Saccard aurait pu se mĂ©prendre sur le caractĂšre de mon intervention... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la premiĂšre, madame, pour m'en remettre complĂštement Ă vous sur la marche Ă suivre, sachant quel intĂ©rĂÂȘt vous portez Ă M. Saccard... VoilĂ ! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l'attendre et lui tout dire, dĂšs aujourd'hui ? " Mme Caroline montra une Ă©motion croissante. " Non, non, plus tard. " Mais elle-mĂÂȘme ne savait que faire, dans l'Ă©trangetĂ© de la confidence. Il continuait de l'Ă©tudier, satisfait de la sensibilitĂ© extrĂÂȘme qui la lui livrait, achevant de bĂÂątir son plan, certain dĂ©sormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donnĂ©. " C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti. - Eh bien, j'irai... Oui, j'irai Ă cette citĂ©, j'irai voir cette Mme MĂ©chain et l'enfant... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses. " Elle pensait tout haut, la rĂ©solution lui venait de faire une soigneuse enquĂÂȘte, avant de rien dire au pĂšre. Ensuite, si elle Ă©tait convaincue, il serait temps de l'avertir. N'Ă©tait-elle pas lĂ pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillitĂ© ? " Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu Ă peu oĂÂč il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable. " Elle s'Ă©tait levĂ©e. " Je mets un chapeau et j'y vais Ă l'instant. " A son tour, il dut quitter sa chaise, et nĂ©gligemment " Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura Ă rĂ©gler. L'enfant a coĂ»tĂ©, naturellement ; et il y a aussi de l'argent prĂÂȘtĂ©, du vivant de la mĂšre... Oh ! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont lĂ -bas. - Bon ! je vais voir. " Alors, il parut s'attendrir lui-mĂÂȘme. " Ah ! madame, si vous saviez toutes les drĂÂŽles de choses que je vois, dans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnĂÂȘtes qui ont Ă souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunĂ©es voisines, ces dames de Beauvilliers... " D'un mouvement brusque, il s'Ă©tait approchĂ© d'une des fenĂÂȘtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu'il Ă©tait entrĂ©, il mĂ©ditait ce coup d'espionnage, aimant Ă connaĂtre ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signĂ©e par le comte Ă la fille LĂ©onie Cron, il avait devinĂ© juste, les renseignements envoyĂ©s de VendĂÂŽme disaient l'aventure prĂ©vue la fille sĂ©duite, restĂ©e sans un sou, Ă la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dĂ©vorĂ©e de l'envie dĂ© venir Ă Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement Ă l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-ĂÂȘtre. Seulement, s'il avait tout de suite retrouvĂ© les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la MĂ©chain, sans pouvoir mettre la main sur LĂ©onie. Elle y Ă©tait tombĂ©e bonne Ă tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places ; puis, chassĂ©e pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillĂ© tous les ruisseaux. Cela l'exaspĂ©rait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaire, il Ă©tait heureux, debout devant la fenĂÂȘtre, de connaĂtre le jardin de l'hĂÂŽtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue. " Est-ce que ces dames seraient Ă©galement menacĂ©es de quelque ennui ? " demanda Mme Caroline, avec une inquiĂšte sympathie. Il fit l'innocent. " Non, je ne crois pas... Je voulais parler simplement de la triste situation oĂÂč les a laissĂ©es la mauvaise conduite du comte... Oui, j'ai des amis Ă VendĂÂŽme, je sais leur histoire. " Et, comme il se dĂ©cidait enfin Ă quitter la fenĂÂȘtre, il eut, dans l'Ă©motion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-mĂÂȘme. " Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent ! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison ! " Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer Ă son frĂšre, il Ă©touffait. Elle crut qu'il avait rĂ©cemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrĂ©tion. Jusque-lĂ , elle ne s'Ă©tait pas trompĂ©e sur les basses besognes du personnage, Ă la rĂ©pugnance qu'il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la dĂ©terminaient davantage que la plus savante des tactiques son dĂ©sir s'accrut de courir tout de suite Ă la citĂ© de Naples. " Madame, je compte donc sur vous. - Je pars Ă l'instant. " Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derriĂšre la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la citĂ©. Enfin, dans une des rues dĂ©sertes qui se relient Ă la rue Marcadet, une vieille femme la dĂ©signa au cocher. C'Ă©tait, Ă l'entrĂ©e, comme un chemin de campagne, dĂ©foncĂ©, obstruĂ© de boue et de dĂ©tritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'aprĂšs un coup d'oeil attentif les misĂ©rables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles Ă des tas de dĂ©molitions, rangĂ©s autour de la cour intĂ©rieure. Sur la rue, une maison Ă un Ă©tage, bĂÂątie en moellons, celle-lĂ , mais d'une dĂ©crĂ©pitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrĂ©e, ainsi qu'une geĂÂŽle. Et, en effet, Mme MĂ©chain demeurait lĂ , en propriĂ©taire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-mĂÂȘme son petit peuple de locataires affamĂ©s. DĂšs que Mme Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaĂtre sur le seuil, Ă©norme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limĂ©e aux plis, craquĂ©e aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hĂ©sitait, prise de malaise, lorsque la voix trĂšs douce, d'un charme aigrelet de pipeau champĂÂȘtre, la rassura. " Ah ! madame, c'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor... Entrez, entrez donc. Oui, c'est bien ici la citĂ© de Naples. La rue n'est pas classĂ©e, nous n'avons pas encore de numĂ©ros... Entrez, il faut causer de tout ça, d'abord. Mon Dieu ! c'est si ennuyeux, c'est si triste ! " Et Mme Caroline dut accepter une chaise dĂ©paillĂ©e, dans une salle Ă manger noire de graisse, oĂÂč un poĂÂȘle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La MĂ©chain, maintenant, se rĂ©criait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d'affaires dans Paris, elle ne remontait guĂšre avant six heures. Il fallut l'interrompre. " Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant. - Parfaitement, madame, je vais vous le montrer... Vous savez que sa mĂšre Ă©tait ma cousine. Ah ! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiers, voici les comptes. " D'un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classĂ© dans une chemise bleue, comme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout Ă fait dĂ©goĂ»tante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, aprĂšs des bordĂ©es de huit jours ; seulement, n'est-ce pas ? Il fallait comprendre, car elle Ă©tait bonne ouvriĂšre avant que le pĂšre lui eĂ»t dĂ©mis l'Ă©paule, le jour oĂÂč il l'avait prise sur l'escalier ; et ce n'Ă©tait pas, avec son infirmitĂ©, en vendant des citrons aux Halles, qu'elle pouvait vivre sage. " Vous voyez, madame, c'est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prĂÂȘtĂ© tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous ; le 27 juin, encore vingt sous ; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez ! elle a dĂ» ĂÂȘtre malade Ă cette Ă©poque, parce que voici des quarante sous Ă n'en plus finir... Puis, il y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dĂ©penses faites pour le gamin... Sans compter que, lorsque Rosalie a Ă©tĂ© morte, oh ! bien salement, dans une maladie qui Ă©tait une vraie pourriture, il est tombĂ© complĂštement Ă ma charge. Alors, regardez, j'ai mis cinquante francs par mois. C'est trĂšs raisonnable. Le pĂšre est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon... Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs ; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs... Oui, tout pour six mille francs, voilĂ ! " MalgrĂ© la nausĂ©e qui la pĂÂąlissait, Mme Caroline fit une rĂ©flexion. " Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriĂ©tĂ© de l'enfant. - Ah ! pardon, reprit la MĂ©chain, aigrement, j'ai avancĂ© de l'argent dessus. Pour rendre service Ă Rosalie, je les lui ai escomptĂ©s. Vous voyez derriĂšre mon endos... C'est encore gentil de ma part de ne pas rĂ©clamer des intĂ©rĂÂȘts... On rĂ©flĂ©chira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou Ă une pauvre femme comme moi. " Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flĂ»tĂ©e pour dire " Maintenant, je vais faire appeler Victor. " Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rĂÂŽdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes il fut acquis que Victor refusait de se dĂ©ranger. Un des mioches rapporta mĂÂȘme, pour toute rĂ©ponse, un mot ignoble. Alors, elle s'Ă©branla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant rĂ©flĂ©chi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur. " Si madame veut bien prendre la peine de me suivre. " Et, en marchant, elle fournit des dĂ©tails sur la citĂ© de Naples, que son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait ĂÂȘtre mort, personne ne l'avait connu, et elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriĂ©tĂ©. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait- elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la prĂ©fecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des rĂ©parations, des amĂ©liorations, sous le prĂ©texte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurs, elle se refusait Ă©nergiquement Ă dĂ©penser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientĂÂŽt exiger des cheminĂ©es ornĂ©es de glaces, dans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu'elle ne disait point, c'Ă©tait son ĂÂąpretĂ© Ă toucher ses loyers, jetant les familles Ă la rue, dĂšs qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francs, faisant elle-mĂÂȘme sa police, si redoutĂ©e, que les mendiants sans asile n'auraient osĂ© dormir pour rien contre un de ses murs. Le coeur serrĂ©, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagĂ©, creusĂ© de fondriĂšres, que les ordures accumulĂ©es transformaient en un cloaque. On jetait tout lĂ , il n'y avait ni fosse ni puisard, c'Ă©tait un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dĂ©gageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait Ă Ă©viter les dĂ©bris de lĂ©gumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de taniĂšres sans nom, des rez-de-chaussĂ©e effondrĂ©s Ă demi, masures en ruine consolidĂ©es avec les matĂ©riaux les plus hĂ©tĂ©roclites. Plusieurs Ă©taient simplement couvertes de papier goudronnĂ©. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'oĂÂč sortait une haleine nausĂ©abonde de misĂšre. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans mĂÂȘme avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gĂÂątĂ©s, livrĂ©s dĂšs la petite enfance Ă l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuitĂ©s. Aussi des bandes de mioches, hĂÂąves, chĂ©tifs, mangĂ©s de la scrofule et de la syphilis hĂ©rĂ©ditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres ĂÂȘtres poussĂ©s sur ce fumier ainsi que des champignons vĂ©reux, dans le hasard d'une Ă©treinte, sans qu'on sĂ»t au juste quel pouvait ĂÂȘtre le pĂšre. Lorsqu'une Ă©pidĂ©mie de fiĂšvre typhoĂÂŻde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetiĂšre la moitiĂ© de la citĂ©. " Je vous expliquais donc, Madame, reprit la MĂ©chain, que Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu'il serait temps de songer Ă son Ă©ducation, car le voilĂ qui achĂšve ses douze ans... Du vivant de sa mĂšre, n'est-ce pas ? il voyait des choses pas trĂšs convenables, attendu qu'elle ne se gĂÂȘnait guĂšre, quand elle Ă©tait soĂ»le. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui... Ensuite, moi, je n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez prĂšs, Ă cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journĂ©e sur les fortifications. Deux fois, j'ai dĂ» aller le rĂ©clamer, parce qu'il avait volĂ©, oh ! des bĂÂȘtises seulement. Et puis, dĂšs qu'il a pu, ç'a Ă©tĂ© avec les petites filles, tant sa pauvre mĂšre lui en avait montrĂ©. Avec ça, vous allez le voir, Ă douze ans, c'est dĂ©jĂ un homme. Enfin, pour qu'il travaille un peu, je l'ai donnĂ© Ă la mĂšre Eulalie, une femme qui vend Ă Montmartre des lĂ©gumes au panier. Il l'accompagne Ă la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcĂšs Ă la cuisse... Mais nous y voici, madame, veuillez entrer. " Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'Ă©tait, au fond de la cour, derriĂšre une vĂ©ritable barricade d'immondices, un des trous les plus puants, une masure Ă©crasĂ©e dans le sol, pareille Ă un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenĂÂȘtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrĂ©e, doublĂ©e d'une feuille de zinc, restĂÂąt ouverte, pour qu'on vĂt clair ; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetĂ©e simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'Ă©tait reconnaissable, parmi le pĂÂȘle-mĂÂȘle de tonneaux Ă©clatĂ©s, de treillages arrachĂ©s, de corbeilles Ă demi pourries, qui devaient servir de siĂšges et de tables. Les murs suintaient, d'une humiditĂ© gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l'odeur, l'odeur surtout Ă©tait affreuse, l'abjection humaine dans l'absolu dĂ©nuement. " MĂšre Eulalie, cria la MĂ©chain, c'est une dame qui veut du bien Ă Victor... Qu'est-ce qu'il a, ce crapaud, Ă ne pas venir, quand on l'appelle ? " Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'annĂ©es, toute nue lĂ -dedans, faute de chemise, semblable Ă une outre Ă moitiĂ© vide, tant elle Ă©tait molle et coupĂ©e de plis. La tĂÂȘte n'Ă©tait point laide, fraĂche encore, encadrĂ©e de petits cheveux blonds frisĂ©s. " Ah ! geignit-elle, qu'elle entre, si c'est pour notre bien, car il n'est pas Dieu possible que ça continue !... Quand on pense, madame, que voilĂ quinze jours que je n'ai pu me lever, Ă cause de ces saletĂ©s de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !... Alors, il n'y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allĂ© vendre ; et je crois bien que, ce soir, nous serions claquĂ©s de faim. " Puis, haussant la voix " C'est bĂÂȘte, Ă la fini sors donc de lĂ , petit... La dame ne veut pas te faire du mal. " Et Mme Caroline tressaillit, en voyant se dresser d'un panier un paquet, qu'elle avait pris pour un tas de loques. C'Ă©tait Victor, vĂÂȘtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toile, par les trous desquels sa nuditĂ© passait. Il se trouvait en plein dans la clartĂ© de la porte, elle restait bĂ©ante, stupĂ©fiĂ©e de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allĂšrent, la paternitĂ© Ă©tait indĂ©niable. " Je veux pas, moi, dĂ©clara-t-il, qu'on m'embĂÂȘte pour aller Ă l'Ă©cole. " Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il Ă©tait inquiĂ©tant, ce gamin, avec toute une moitiĂ© de la face plus grosse que l'autre, le nez tordu Ă droite, la tĂÂȘte comme Ă©crasĂ©e sur la marche oĂÂč sa mĂšre, violentĂ©e, l'avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement dĂ©veloppĂ© pour son ĂÂąge, pas trĂšs grand, trapu, entiĂšrement formĂ© Ă douze ans, dĂ©jĂ poilu, ainsi qu'une bĂÂȘte prĂ©coce. Les yeux hardis, dĂ©vorants, la bouche sensuelle, Ă©taient d'un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins dĂ©licats de fille, cette virilitĂ©, si brusquement Ă©panouie gĂÂȘnait et effrayait, ainsi qu'une monstruositĂ©. " L'Ă©cole vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici... OĂÂč couchez-vous ? " D'un geste, il montra la paillasse. " LĂ , avec elle. " ContrariĂ©e de cette rĂ©ponse franche, la mĂšre Eulalie s'agita, cherchant une explication. " Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puis, il a fallu le vendre... On couche comme on peut, n'est-ce pas ? quand tout a filĂ©. " La MĂ©chain crut devoir intervenir, bien qu'elle n'ignorĂÂąt rien de ce qui se passait. " Ce n'est tout de mĂÂȘme pas convenable, Eulalie... Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle. " Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa prĂ©cocitĂ© de mĂÂąle. " Pourquoi donc, c'est ma femme ! " Alors, la mĂšre Eulalie, vautrĂ©e dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tĂÂąchant de sauver l'abomination, en en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle. " Oh ! ça, bien sĂ»r que je ne lui confierais pas ma fille, si j'en avais une... C'est un vrai petit homme. " Mme Caroline frĂ©mit. Le coeur lui manquait, dans une nausĂ©e affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagĂ©e et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misĂšre, qui dĂ©truit et pourrit tout ! Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se rĂ©fugier chez la propriĂ©taire, pour prendre un parti et s'entendre dĂ©finitivement avec celle-ci. Une idĂ©e s'Ă©tait Ă©veillĂ©e en elle, devant un tel abandon, celle de l'Oeuvre du Travail n'avait-elle pas Ă©tĂ© justement créée, cette oeuvre, pour des dĂ©chĂ©ances pareilles, les misĂ©rables enfants du ruisseau qu'on tĂÂąchait de rĂ©gĂ©nĂ©rer par de l'hygiĂšne et un mĂ©tier ? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre lĂ -bas, lui refaire une existence. Elle en Ă©tait restĂ©e toute tremblante. Et, dans cette dĂ©cision, il lui venait une dĂ©licatesse de femme ne rien dire encore Ă Saccard, attendre d'avoir dĂ©crassĂ© un peu le monstre, avant de le lui montrer ; car elle Ă©prouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action. La MĂ©chain comprit difficilement. " Mon Dieu, madame, comme il vous plaira... Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n'ai pas mes six mille francs. " Cette exigence dĂ©sespĂ©ra Mme Caroline. Elle n'avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au pĂšre, naturellement. En vain, elle discuta, supplia. " Non, non ! si je n'avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça. " Enfin, voyant que la somme Ă©tait grosse et qu'elle n'obtiendrait rien, elle fit un rabais. " Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste. " Mais l'embarras de Mme Caroline restait le mĂÂȘme, et elle se demandait oĂÂč prendre ces deux mille francs, lorsque la pensĂ©e lui vint de s'adresser Ă Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien Ă ĂÂȘtre du secret, il ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argent, que certainement son pĂšre lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain. Il n'Ă©tait que cinq heures, elle avait une telle fiĂšvre d'en finir, qu'en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l'adresse de Maxime, avenue de l'impĂ©ratrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur Ă©tait Ă sa toilette, mais qu'il allait tout de mĂÂȘme l'annoncer. Un instant, elle Ă©touffa, dans le salon oĂÂč elle attendait. C'Ă©tait un petit hĂÂŽtel installĂ© avec un raffinement exquis de luxe et de bien-ĂÂȘtre. Les tentures, les tapis s'y trouvaient prodiguĂ©s ; et une odeur fine, ambrĂ©e, s'exhalait, dans le tiĂšde silence des piĂšces. Cela Ă©tait joli, tendre et discret, bien qu'il n'y eĂ»t pas lĂ de femme ; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait rĂ©glĂ© sa vie pour l'unique culte de lui-mĂÂȘme, fermant sa porte, en garçon d'expĂ©rience, Ă tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu'il devait Ă une femme, il n'entendait pas qu'une autre femme la lui gĂÂątĂÂąt. DĂ©sabusĂ© du vice, il ne continuait Ă en prendre que comme d'un dessert qui lui Ă©tait dĂ©fendu, Ă cause de son estomac dĂ©plorable. Il avait abandonnĂ© depuis longtemps son idĂ©e d'entrer au Conseil d'Etat, il ne faisait mĂÂȘme plus courir, les chevaux l'ayant rassasiĂ© comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et prĂ©caution, d'une fĂ©rocitĂ© de beau-fils pervers et entretenu, devenu sĂ©rieux. " Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre. " Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu'il la voyait installĂ©e en intendante fidĂšle, chaque fois qu'il allait dĂner chez son pĂšre. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermĂ©s, six bougies brĂ»lant sur la cheminĂ©e et sur un guĂ©ridon, Ă©clairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame Ă vendre, avec ses siĂšges profonds, son immense lit, d'une mollesse de plumes. C'Ă©tait la piĂšce aimĂ©e, oĂÂč il avait Ă©puisĂ© les dĂ©licatesses, les meubles et les bibelots prĂ©cieux, des merveilles du siĂšcle dernier, fondus, perdus dans le plus dĂ©licieux fouillis d'Ă©toffes qui se pĂ»t voir. Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette Ă©tait grande ouverte, et il parut, disant " Quoi donc, qu'est-il arrivĂ© ?... Papa n'est pas mort ? " Au sortir du bain, il venait de passer un Ă©lĂ©gant costume de flanelle blanche, la peau fraĂche et embaumĂ©e, avec sa jolie tĂÂȘte de fille, dĂ©jĂ fatiguĂ©e, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l'Ă©gouttement d'un des robinets de la baignoire, tandis qu'un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l'eau tiĂšde. " Non, non, ce n'est pas si grave, rĂ©pondit-elle, gĂÂȘnĂ©e par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai Ă vous dire pourtant m'embarrasse un peu... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous... - C'est vrai, je dĂne en ville, mais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyons, qu'y a-t-il ? " Il attendait, et elle hĂ©sitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu'elle sentait autour d'elle. Une lĂÂąchetĂ© la prenait, elle ne retrouvait plus son courage Ă tout dire. Etait-ce possible que l'existence, si dure Ă l'enfant de hasard, lĂ -bas, dans le cloaque de la citĂ© de Naples, se fĂ»t montrĂ©e si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse ? Tant de saletĂ©s ignobles, la faim et l'ordure inĂ©vitable d'un cĂÂŽtĂ©, et de l'autre une telle recherche de l'exquis, l'abondance, la vie belle ! L'argent serait-il donc l'Ă©ducation, la santĂ©, l'intelligence ? Et, si la mĂÂȘme boue humaine restait dessous, toute la civilisation n'Ă©tait-elle pas dans cette supĂ©rioritĂ© de sentir bon et de bien vivre ? " Mon Dieu ! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant... Du reste, j'y suis forcĂ©e, j'ai besoin de vous. " Maxime l'Ă©couta, d'abord debout ; puis, il s'assit devant elle, les jambes cassĂ©es par la surprise. Et, lorsqu'elle se tut " Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de fils, voilĂ un affreux petit frĂšre qui me tombe du ciel, sans crier gare ! " Elle le crut intĂ©ressĂ©, fit une allusion Ă la question d'hĂ©ritage. " Oh ! l'hĂ©ritage de papa ! " Et il eut un geste d'insouciance ironique, qu'elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualitĂ©s, Ă la fortune certaine de son pĂšre ? " Non, non, mon affaire est faite, je n'ai besoin de personne... Seulement, en vĂ©ritĂ©, c'est si drĂÂŽle, ce qui arrive, que je ne puis m'empĂÂȘcher d'en rire. " Il riait, en effet, mais vexĂ©, inquiet sourdement, ne songeant qu'Ă lui, n'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit Ă l'Ă©cart, il lĂÂącha un mot ou, brutalement, il se mit tout entier. " Au fond, je m'en fiche, moi ! " S'Ă©tant levĂ©, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d'Ă©caille, dont il se frottait doucement les ongles. " Et qu'est-ce que vous allez en faire, de votre monstre ? On ne peut pas le mettre Ă la Bastille, comme le Masque de fer. " Elle parla alors des comptes de la MĂ©chain, expliqua son idĂ©e de faire entrer Victor Ă l'Oeuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs. " Je ne veux pas que votre pĂšre sache rien encore, je n'ai que vous Ă qui m'adresser, il faut que vous fassiez cette avance. Mais il refusa net. " A papa, jamais de la vie ! pas un sou !... Ecoutez, c'est un serment, papa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prĂÂȘterais pas... Comprenez donc ! il y a des bĂÂȘtises trop bĂÂȘtes, je ne veux pas ĂÂȘtre ridicule ! " De nouveau, elle le regardait, troublĂ©e des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passion, elle n'avait ni le dĂ©sir ni le temps de le faire causer. " Et Ă moi, reprit-elle d'une voix brusque, me les prĂÂȘterez-vous, ces deux mille francs ? - A vous, Ă vous... " Il continuait de se polir les ongles, d'un mouvement joli et lĂ©ger, tout en l'examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu'au sang du coeur. " A vous, tout de mĂÂȘme, je veux bien.. Vous ĂÂȘtes une gobeuse, vous me les ferez rendre. " Puis, quand il fut allĂ© chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu'il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d'un air de gaietĂ© amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman. " Vous avez des illusions sur papa, vous !... Oh ! ne vous en dĂ©fendez pas, je ne vous demande pas vos affaires... Les femmes, c'est si bizarre, ça se distrait parfois Ă se dĂ©vouer ; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir oĂÂč elles le trouvent... N'importe, si un jour vous en Ă©tiez mal rĂ©compensĂ©e, venez donc me voir, nous causerons. " Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacre, Ă©touffĂ©e encore par la tiĂ©deur molle du petit hĂÂŽtel, par le parfum d'hĂ©liotrope qui avait pĂ©nĂ©trĂ© ses vĂÂȘtements, elle Ă©tait frissonnante comme au sortir d'un lieu suspect, effrayĂ©e aussi de ces rĂ©ticences, de ces plaisanteries du fils sur le pĂšre, qui aggravaient son soupçon de l'inavouable passĂ©. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l'argent, elle se calma en combinant sa journĂ©e du lendemain, de façon que, dĂšs le soir, l'enfant fĂ»t sauvĂ© de son vice. Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalitĂ©s Ă remplir, pour ĂÂȘtre certaine que son protĂ©gĂ© serait accueilli Ă l'Oeuvre du Travail. Sa situation de secrĂ©taire du conseil de surveillance, que la princesse d'Orviedo, la fondatrice, avait composĂ© de dix dames du monde, lui facilita d'ailleurs ces formalitĂ©s ; et, l'aprĂšs-midi, elle n'eut plus qu'Ă aller chercher Victor Ă la citĂ© de Naples. Elle avait emportĂ© des vĂÂȘtements convenables, elle n'Ă©tait pas au fond sans inquiĂ©tude sur la rĂ©sistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l'Ă©cole. Mais la MĂ©chain, Ă qui elle avait envoyĂ© une dĂ©pĂÂȘche et qui l'attendait, lui apprit dĂšs le seuil une nouvelle, dont elle Ă©tait bouleversĂ©e elle-mĂÂȘme dans la nuit, brusquement, la mĂšre Eulalie Ă©tait morte, sans que le mĂ©decin eĂ»t pu dire au juste de quoi, une congestion peut-ĂÂȘtre, quelque ravage du sang gĂÂątĂ© ; et l'effrayant, c'Ă©tait que le gamin, couchĂ© avec elle, ne s'Ă©tait aperçu de la mort, dans l'obscuritĂ©, qu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriĂ©taire, hĂ©bĂ©tĂ© de ce drame, travaillĂ© d'une sourde peur, si bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut content, Ă l'idĂ©e de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus lĂ , puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou. Cependant, la MĂ©chain, en Ă©crivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions. " C'est bien entendu, n'est-ce pas ? vous complĂ©terez les six mille en un seul paiement, Ă six mois... Autrement, je m'adresserai Ă M. Saccard. - Mais, dit Mme Caroline, c'est M. Saccard lui-mĂÂȘme qui vous paiera... Aujourd'hui, je le remplace, simplement. " Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveux, une hĂÂąte du petit Ă monter dans la voiture, tandis qu'elle, grondĂ©e par Busch d'avoir consenti Ă ne recevoir qu'un acompte, continuait Ă mĂÂącher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui Ă©chapper. " Enfin, madame, soyez honnĂÂȘte avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir. " De la citĂ© de Naples Ă l'Oeuvre du Travail, boulevard Bineau, Mme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dĂ©voraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas Ă©crire, Ă peine lire, ayant toujours dĂ©sertĂ© l'Ă©cole pour des bordĂ©es sur les fortifications ; et, de sa face d'enfant mĂ»ri trop vite, ne sortaient que les appĂ©tits exaspĂ©rĂ©s de sa race, une hĂÂąte, une violence Ă jouir, aggravĂ©es par le terreau de misĂšre et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve Ă©tincelĂšrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bĂÂątiment des garçons et celui des filles bordaient Ă droite et Ă gauche. DĂ©jĂ , il avait fouillĂ© d'un regard les vastes prĂ©aux plantĂ©s de beaux arbres, les cuisines revĂÂȘtues de faĂÂŻence, dont les fenĂÂȘtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les rĂ©fectoires ornĂ©s de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s'entĂÂȘtant Ă ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivĂ© au fond, dans le corps de logis que l'administration occupait, promenĂ© de service en service pour ĂÂȘtre admis avec les formalitĂ©s d'usage, il Ă©couta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dĂ©gagements inondĂ©s d'air et de lumiĂšre, d'une dĂ©coration de palais. Ses narines frĂ©missaient, tout cela allait ĂÂȘtre Ă lui. Mais, comme Mme Caroline, redescendue au rez-de-chaussĂ©e pour la signature d'une piĂšce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l'amena devant une porte vitrĂ©e, et il put voir un atelier oĂÂč des garçons de son ĂÂąge, debout devant des Ă©tablis, apprenaient la sculpture sur bois. " Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu'il faut travailler, si l'on veut ĂÂȘtre bien portant et heureux... Le soir, il y a des classes, et je compte, n'est-ce pas ? que vous serez sage, que vous Ă©tudierez bien... C'est vous qui allez dĂ©cider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l'avez jamais rĂÂȘvĂ©. " Un pli sombre avait coupĂ© le front de Victor. Il ne rĂ©pondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetĂšrent plus sur ce luxe Ă©talĂ©, prodiguĂ©, que des regards obliques de bandit envieux avoir tout ça, mais sans rien faire ; le conquĂ©rir, s'en repaĂtre, Ă la force des ongles et des dents. DĂšs lors, il ne fut plus lĂ qu'en rĂ©voltĂ©, qu'en prisonnier qui rĂÂȘve de vol et d'Ă©vasion. " Maintenant, tout est rĂ©glĂ©, reprit Mme Caroline. Nous allons monter Ă la salle de bains. " L'usage Ă©tait que chaque nouveau pensionnaire, Ă son entrĂ©e, prenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant Ă l'infirmerie, qui elle-mĂÂȘme, composĂ©e de deux petits dortoirs, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles, Ă©tait voisine de la lingerie. Les six soeurs de la communautĂ© rĂ©gnaient lĂ , dans cette lingerie superbe, tout en Ă©rable verni, Ă trois Ă©tages de profondes armoires, dans cette infirmerie modĂšle, d'une clartĂ©, d'une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santĂ©. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'aprĂšs-midi, moins pour contrĂÂŽler que pour donner Ă l'oeuvre l'appui de leur dĂ©vouement. Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait lĂ , avec sa fille Alice, dans la salle qui sĂ©parait les deux infirmeries. Souvent, elle l'amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charitĂ©. Ce jour-lĂ , Alice aidait une des soeurs Ă faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, Ă qui on avait permis de goĂ»ter. " Ah ! dit la comtesse, Ă la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau. " D'habitude, elle restait cĂ©rĂ©monieuse Ă l'Ă©gard de Mme Caroline, ne la saluant que d'un signe de tĂÂȘte, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-ĂÂȘtre d'avoir Ă lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l'air d'active bontĂ© dont elle s'occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa rĂ©serve. Et elles causĂšrent Ă demi-voix. " Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande Ă votre surveillance, comme je l'ai recommandĂ© Ă toutes ces dames et Ă tous ces messieurs. " " Est-ce qu'il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ? - Non, sa mĂšre est morte... Il n'a plus que moi. - Pauvre gamin !... Ah ! que de misĂšre ! " Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'Ă©taient allumĂ©s d'une fĂ©roce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau Ă©talait, il remontait aux fluettes mains blanches d'Alice, Ă son cou trop, Ă toute sa personne de vierge chĂ©tive, qui s'Ă©maciait l'attente vaine du mariage. S'il s'Ă©tait trouvĂ© seul avec elle, d'un bon coup de tĂÂȘte dans le ventre, comme il l'aurait envoyĂ©e rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarquĂ© ses regards gloutons ; et, d'un coup d'oeil, ayant consultĂ© la religieuse " Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ? - Oui. - Et vous ne dĂ©testez pas la confiture ? - Non. - Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ? - Oui. - Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n'est-ce pas ? - Oui. " Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et bĂ©ant, avec ses yeux dĂ©vorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses. A ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du prĂ©au des garçons, oĂÂč la rĂ©crĂ©ation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goĂ»ter et se dĂ©gourdir les jambes. " Vous voyez, reprit Mme Caroline, en l'amenant prĂšs d'une fenĂÂȘtre, si l'on travaille, on joue aussi... Vous aimez travailler ? - Non. - Mais vous aimez jouer ? - Oui. - Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler... Tout cela s'arrangera, vous serez raisonnable, j'en suis sĂ»re. " Il ne rĂ©pondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffĂ© la face, Ă la vue de ses camarades lĂÂąchĂ©s, sautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la libertĂ©, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d'autre. Son bain Ă©tait prĂÂȘt, on l'emmena. " VoilĂ un petit monsieur qui ne sera guĂšre commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me mĂ©fie d'eux, quand ils n'ont pas la figure d'aplomb. - Il n'est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, Ă le voir vous regarder. - C'est vrai, conclut Mme Caroline avec un lĂ©ger frisson, il est trĂšs avancĂ© pour son ĂÂąge. " Et, avant de s'en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout Ă©tait trĂšs intĂ©ressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants dĂ©jĂ , un air de femme, la chair hĂÂątive et malade des faubourgs parisiens. C'Ă©tait, d'ailleurs, la commune histoire un pĂšre ivrogne qui amenait ses maĂtresses ramassĂ©es sur le trottoir, qui venait de disparaĂtre avec une d'elles ; une mĂšre qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombĂ©e elle-mĂÂȘme Ă la boisson ; et la petite, lĂ -dedans, battue par tous ces mĂÂąles, quand ils n'essayaient pas de la violer. Un matin, la mĂšre avait dĂ» la retirer des bras d'un maçon, ramenĂ© par elle, la veille. On lui permettait pourtant, Ă cette mĂšre misĂ©rable, de venir voir son enfant, car c'Ă©tait elle qui avait suppliĂ© qu'on la lui enlevĂÂąt, ayant gardĂ© dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait prĂ©cisĂ©ment lĂ , une femme maigre et jaune, dĂ©vastĂ©e, avec des paupiĂšres brĂ»lĂ©es de larmes, assise prĂšs du lit blanc, oĂÂč sa gamine, trĂšs propre, le dos appuyĂ© contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines. Elle reconnut Mme Caroline, Ă©tant allĂ©e chez Saccard chercher des secours. " Ah madame, voilĂ encore ma pauvre Madeleine sauvĂ©e une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sang, voyez-vous, et le mĂ©decin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait pas, si elle continuait Ă ĂÂȘtre bousculĂ©e chez nous... Tandis qu'ici elle a de la viande, elle a du vin ; et puis, elle respire, elle est tranquille... Je vous en prie, madame, dites bien Ă ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bĂ©nir. " Un sanglot la suffoqua, son coeur se fondait de reconnaissance. C'Ă©tait de Saccard qu'elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants Ă l'Oeuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s'Ă©tait longtemps prodiguĂ©, peuplant l'oeuvre, ramassant toutes les misĂšres du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui Ă©tait un peu sa crĂ©ation, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des piĂšces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misĂ©rables. " N'est-ce pas ? madame, dites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui... Oh ! ce n'est pas que j'aie de la religion, je ne veux point mentir, je n'ai jamais Ă©tĂ© hypocrite. Non, les Ă©glises et nous, c'est fini, parce que nous n'y songeons seulement plus, tout ça ne servait Ă rien, d'aller y perdre son temps... Mais ça n'empĂÂȘche qu'il y a tout de mĂÂȘme quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu'un a Ă©tĂ© bon, d'appeler sur lui les bĂ©nĂ©dictions du Ciel. " Ses larmes dĂ©bordĂšrent, coulĂšrent sur ses joues flĂ©tries. " Ecoute-moi, Madeleine, Ă©coute... " La fillette, si pĂÂąle dans sa chemise de neige, et qui lĂ©chait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tĂÂȘte, devint attentive, sans cesser son rĂ©gal. " Chaque soir, avant de t'endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras " Mon Dieu, " faites que M. Saccard soit rĂ©compensĂ© de sa bontĂ©, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. Tu entends, tu me le promets ? - Oui, maman. " Les semaines qui suivirent, Mme Caroline vĂ©cut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idĂ©es nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d'escalier, si violemment, qu'elle en Ă©tait restĂ©e infirme, et les billets signĂ©s et impayĂ©s, et le malheureux enfant sans pĂšre grandi dans la boue, tout ce passĂ© lamentable lui donnait une nausĂ©e au coeur. Elle Ă©cartait les images de ce passĂ©, de mĂÂȘme qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrĂ©tions de Maxime certainement, il y avait lĂ des tares anciennes, qui l'effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c'Ă©tait cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme ; c'Ă©tait Saccard adorĂ© comme le Dieu de bontĂ©, et vĂ©ritablement bon, et ayant rĂ©ellement sauvĂ© des ĂÂąmes, dans cette activitĂ© passionnĂ©e de brasseur d'affaires, qui se haussait Ă la vertu, lorsque la besogne Ă©tait belle. Aussi arriva-t-elle Ă ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop rĂ©flĂ©chi, qu'il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur. Cependant, elle venait d'avoir un rĂ©veil sourd de honte Ă la pensĂ©e qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupĂ©fiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c'Ă©tait fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'Ă©coulĂšrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor ; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, dĂ©finitivement Ă lui, laissant s'Ă©tablir des relations rĂ©guliĂšres. Que se passait-il donc en elle ? Etait-elle, comme les autres, curieuse ? ces troubles amours de jadis, remuĂ©s par elle, lui avaient-ils donnĂ© le sensuel dĂ©sir de savoir ? Ou plutĂÂŽt n'Ă©tait-ce pas l'enfant qui Ă©tait devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le pĂšre, et elle, la mĂšre de rencontre et d'adoption ? Oui, il ne devait y avoir eu lĂ qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stĂ©rile, cela certainement l'avait attendrie jusqu'Ă la dĂ©bĂÂącle de sa volontĂ©, de s'ĂÂȘtre occupĂ©e du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternitĂ© Ă©tait au fond de son abandon. D'ailleurs, elle Ă©tait femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'Ă©puiser Ă tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dĂ©vidage du coeur et de la cervelle, dans cette analyse raffinĂ©e des cheveux coupĂ©s en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupĂ©es, sans mĂ©nage Ă tenir, sans enfant Ă aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses Ă leurs chutes, qui masquent de leur science de l'ĂÂąme les appĂ©tits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge. Elle, d'une Ă©rudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, Ă brĂ»ler de connaĂtre le vaste monde et Ă prendre parti dans les querelles des philosophes, en Ă©tait revenue avec le grand dĂ©dain de ces rĂ©crĂ©ations psychologiques, qui tendent Ă remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu'elles ont dĂ©bauchĂ© plus de femmes qu'elles n'en ont corrigĂ©. Aussi, les jours oĂÂč des trous se produisaient en elle, oĂÂč elle sentait une cassure dans son libre arbitre prĂ©fĂ©rait-elle avoir le courage d'accepter les faits, aprĂšs l'avoir constatĂ© ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour rĂ©parer le mal, de mĂÂȘme que la sĂšve qui monte toujours ferme d'un chĂÂȘne, refait du bois et de l'Ă©corce. Si elle Ă©tait maintenant Ă Saccard sans l'avoir voulu, sans ĂÂȘtre certaine qu'elle l'estimait, elle se relevait de cette dĂ©chĂ©ance en ne le jugeant pas indigne d'elle, sĂ©duite par ses qualitĂ©s d'homme d'action, par son Ă©nergie Ă vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte premiĂšre s'en Ă©tait allĂ©e, dans ce besoin que l'on a de purifier ses fautes, et rien n'Ă©tait en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison un mĂ©nage de raison simplement, lui heureux de l'avoir lĂ , le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d'une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'Ă©tait vraiment, pour ce forban du pavĂ© de Paris, brĂ»lĂ© et tannĂ© dans tous les guets-apens financiers, une chance immĂ©ritĂ©e, une rĂ©compense volĂ©e comme le reste, que d'avoir Ă lui cette adorable femme, si jeune et si saine Ă trente-six ans, sous la neige de son Ă©paisse chevelure blanche, d'un bon sens si brave et d'une sagesse si humaine, dans sa foi Ă la vie, telle qu'elle est, malgrĂ© la boue que le torrent emporte. Des mois se passĂšrent, et il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard trĂšs Ă©nergique et trĂšs prudent, durant tous ces pĂ©nibles dĂ©buts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu'il ne les compromit elle et son frĂšre, se dissipĂšrent mĂÂȘme entiĂšrement, Ă le voir sans cesse en lutte avec les difficultĂ©s, se dĂ©pensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mĂ©canique neuve, dont les rouages grinçaient, prĂšs d'Ă©clater ; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l'admira. L'Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l'avait espĂ©rĂ©, car elle avait contre elle la sourde hostilitĂ© de la haute banque de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'Ă©tait-il fait une vertu de cette lenteur d'allures, Ă laquelle on le rĂ©duisait, n'avançant que pas Ă pas sur un terrain solide, guettant les fondriĂšres, trop occupĂ© Ă Ă©viter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatience, piĂ©tinant comme une bĂÂȘte de course rĂ©duite Ă un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d'une maison de crĂ©dit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causait, Ă©tonnĂ©e. Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'Ă©poque de la premiĂšre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Elle avait Ă©tĂ© fixĂ©e au 25 avril. DĂšs le 20, Hamelin dĂ©barqua d'Orient, tout exprĂšs pour la prĂ©sider, rappelĂ© en hĂÂąte par Saccard, qui Ă©touffait dans la maison trop Ă©troite. Il rapportait, d'ailleurs, d'excellentes nouvelles les traitĂ©s Ă©taient conclus pour la formation de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis et, d'autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient Ă une sociĂ©tĂ© française l'exploitation des mines d'argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases Ă Constantinople, et qui serait une vĂ©ritable succursale de l'Universelle. Quant Ă la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineure, elle n'Ă©tait pas mĂ»re, il fallait la rĂ©server ; du reste, il devait retourner lĂ -bas, pour continuer ses Ă©tudes, dĂšs le lendemain de l'assemblĂ©e. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, Ă laquelle assistait Mme Caroline, et il leur persuada aisĂ©ment qu'une augmentation du capital social Ă©tait une nĂ©cessitĂ© absolue, si l'on voulait faire face Ă ces entreprises. DĂ©jĂ , les forts actionnaires, Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, consultĂ©s avaient approuvĂ© cette augmentation ; de sorte qu'en deux jours la proposition put ĂÂȘtre Ă©tudiĂ©e et prĂ©sentĂ©e au conseil d'administration, la veille mĂÂȘme de la rĂ©union des actionnaires. Ce conseil d'urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistĂšrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. D'ordinaire, il y avait deux conseils par mois le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d'affaires ; et le grand, vers le 30, la rĂ©union d'apparat, oĂÂč tous venaient, les muets et les dĂ©coratifs, approuver les travaux prĂ©parĂ©s d'avance et donner des signatures. Ce jour-lĂ , le marquis de Bohain, avec sa petite tĂÂȘte aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatiguĂ©, l'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-prĂ©sident, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n'Ă©taient point au courant, les prenait Ă part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeur, le vrai maĂtre. Chose entendue, tous promettaient d'obĂ©ir, d'un signe de tĂÂȘte. Enfin, on entra en sĂ©ance. Hamelin fit connaĂtre au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. C'Ă©tait le gros travail que Saccard prĂ©parait depuis longtemps, qu'il venait de rĂ©diger en deux jours, augmentĂ© des notes apportĂ©es par l'ingĂ©nieur, et qu'il Ă©coutait modestement, d'un air de vif intĂ©rĂÂȘt, comme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque universelle, depuis sa fondation elles n'Ă©taient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, rĂ©alisĂ©es de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crĂ©dit. Pourtant, d'assez gros bĂ©nĂ©fices s'annonçaient sur l'emprunt mexicain, qui venait d'ĂÂȘtre lancĂ© le mois d'auparavant, aprĂšs le dĂ©part de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gĂÂąchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantage, faute d'argent. Tout cela Ă©tait ordinaire, mais ou avait vĂ©cu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, 31 dĂ©cembre, l'excĂ©dent des bĂ©nĂ©fices Ă©tait seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier Ă©tablissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de rĂ©serve ; en outre, les administrateurs avaient prĂ©levĂ© le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d'environ soixante-huit mille francs, qu'on avait portĂ©e Ă l'exercice suivant. Seulement, il n'y avait pas eu de dividende. Rien Ă la fois de plus mĂ©diocre ni de plus honorable. C'Ă©tait comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourse, ils avaient lentement montĂ© de cinq cents Ă six cents francs, sans secousse, d'une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n'ayant aucune raison de s'Ă©lever davantage, dans le petit train journalier oĂÂč semblait s'endormir la maison naissante. Puis, le rapport passait Ă l'avenir, et ici c'Ă©tait un brusque Ă©largissement, le vaste horizon ouvert de toute une sĂ©rie de grandes entreprises. Il insistait particuliĂšrement sur la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis, dont l'Universelle allait avoir Ă Ă©mettre les actions une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la MĂ©diterranĂ©e, et oĂÂč se trouveraient syndiquĂ©es les deux grandes sociĂ©tĂ©s rivales, la PhocĂ©enne, pour Constantinople, Smyrne et TrĂ©bizonde, par le PirĂ©e et les Dardanelles, et la SociĂ©tĂ© Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l'AlgĂ©rie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l'AlgĂ©rie Ă©galement, par l'Espagne et le Maroc, enfin les FĂ©raud-Giraud frĂšres, pour l'Italie, Naples et les villes de l'Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquĂ©rait la MĂ©diterranĂ©e entiĂšre, en faisant une seule compagnie de ces sociĂ©tĂ©s et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. GrĂÂące aux capitaux centralisĂ©s, on construirait des paquebots types, d'une vitesse et d'un confort inconnus, on multiplierait les dĂ©parts, on crĂ©erait des escales nouvelles, on ferait de l'Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevĂ©, il lui serait permis de crĂ©er des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e, d'une conception plus large ni plus sĂ»re. Ensuite, viendrait l'appui donnĂ© Ă la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs dĂ©tails techniques, qui en dĂ©montraient l'inĂ©branlable soliditĂ©. Et il terminait cet exposĂ© des opĂ©rations futures, en annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la SociĂ©tĂ© française des mines d'argent du Carmel, fondĂ©e au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les Ă©chantillons du minerai, une proportion considĂ©rable d'argent. Mais, plus encore que la science, l'antique poĂ©sie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, Ă©blouissement divin que Saccard avait mis Ă la fin d'une phrase dont il Ă©tait trĂšs content. Enfin, aprĂšs ces promesses d'un avenir glorieux, le rapport concluait Ă l'augmentation du capital. On le doublait, on l'Ă©levait de vingt-cinq Ă cinquante millions. Le systĂšme d'Ă©mission adoptĂ© Ă©tait le plus simple du monde, pour qu'il entrĂÂąt aisĂ©ment dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les rĂ©serverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu'il n'y aurait pas mĂÂȘme de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d'un million, qu'on porterait au fonds de rĂ©serve. Il Ă©tait juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impĂÂŽt, puisqu'on les avantageait. D'ailleurs, le quart seul des actions Ă©tait exigible, plus la prime. Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d'approbation. C'Ă©tait parfait, pas une observation Ă faire. Pendant tout le temps qu'avait durĂ© la lecture, Daigremont, trĂšs intĂ©ressĂ© par un examen soigneux de ses ongles, avait souri Ă des pensĂ©es vagues ; et le dĂ©putĂ© Huret, renversĂ© dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait Ă demi, se croyant Ă la Chambre ; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s'Ă©tait livrĂ© Ă un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, SĂ©dille, toujours anxieux et mĂ©fiant, voulut poser une question que deviendraient les actions abandonnĂ©es par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la sociĂ©tĂ© les garderait-elle Ă son compte, ce qui Ă©tait illicite, puisque la dĂ©claration lĂ©gale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital Ă©tait intĂ©gralement souscrit ? et, si elle s'en dĂ©barrassait, Ă qui et comment comptait-elle les cĂ©der ? Mais, dĂ©s les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l'impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s'en remettait de ces dĂ©tails Ă son prĂ©sident et au directeur, tous les deux si compĂ©tents et si dĂ©vouĂ©s. Et il n'y eut plus que des congratulations, la sĂ©ance fut levĂ©e au milieu du ravissement de tous. Le lendemain, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale donna lieu Ă des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, oĂÂč un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; et, avant l'arrivĂ©e du prĂ©sident, dans cette salle dĂ©jĂ pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu'on se chuchotait Ă oreille violemment attaquĂ© par l'opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frĂšre du directeur, Ă©tait disposĂ© Ă favoriser l'Universelle, si le journal de la sociĂ©tĂ©, L'EspĂ©rance , un ancien organe catholique, dĂ©fendait le gouvernement. Un dĂ©putĂ© de la gauche venait de lancer le terrible cri " Le 2 dĂ©cembre est un crime ! " qui avait retenti d'un bout de la France Ă l'autre, comme un rĂ©veil de la conscience publique. Il Ă©tait nĂ©cessaire de rĂ©pondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle dĂ©cuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l'empire Ă son apogĂ©e. Et, parmi un petit groupe d'actionnaires, qu'endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d'un autre dĂ©putĂ© qui, lors de la discussion sur l'armĂ©e, avait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'Ă©tablir en France le systĂšme de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en Ă©tait amusĂ©e fallait-il que la terreur de la Prusse troublĂÂąt certaines cervelles, Ă la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italie, depuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particuliĂšres, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s'effaçait, perdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait Ă l'assemblĂ©e les comptes du premier exercice, revus et acceptĂ©s par les commissaires- censeurs, LavigniĂšre et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule Ă©tait compĂ©tente pour autoriser cette augmentation, qu'elle dĂ©cida d'ailleurs d'enthousiasme, absolument grisĂ©e par les millions de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nĂ©cessitĂ© de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmel, elles furent accueillies par un frĂ©missement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent sĂ©parĂ©s, en votant des remerciements au prĂ©sident, au directeur et aux administrateurs, tous rĂÂȘvĂšrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d'argent, tombant des lieux saints, au milieu d'une gloire. Deux jours aprĂšs, Hamelin et Saccard, accompagnĂ©s cette fois du vice- prĂ©sident, le vicomte de Robin-Chagot, retournĂšrent rue Sainte-Anne, chez maĂtre Lelorrain pour dĂ©clarer l'augmentation du capital, qu'ils affirmaient avoir Ă©tĂ© intĂ©gralement souscrit. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que trois mille actions environ, refusĂ©es par les premiers actionnaires Ă qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la sociĂ©tĂ©, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d'Ă©critures. C'Ă©tait l'ancienne irrĂ©gularitĂ©, aggravĂ©e, le systĂšme qui consistait Ă dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantitĂ© de ses propres valeurs, une sorte de rĂ©serve de combat, qui lui permettait de spĂ©culer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s'il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d'une coalition de baissiers. D'ailleurs, Hamelin, tout en dĂ©sapprouvant cette tactique illĂ©gale, avait fini par s'en remettre complĂštement Ă Saccard, pour les opĂ©rations financiĂšres ; et il y eut une conversation Ă ce sujet, entre eux et Mme Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcĂ©s de prendre, lors de la premiĂšre Ă©mission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler mille actions en tout, reprĂ©sentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frĂšre et la soeur voulurent absolument payer, un hĂ©ritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur Ă©tant tombĂ© d'une tante, morte dix jours aprĂšs son fils unique, tous deux emportĂ©s par la mĂÂȘme fiĂšvre. Saccard les laissa faire, sans s'expliquer lui-mĂÂȘme sur la maniĂšre dont il comptait libĂ©rer ses propres actions. " Ah ! cet hĂ©ritage, dit en riant Mme Caroline, c'est la premiĂšre chance qui nous arrive... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frĂšre avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de dĂ©placement considĂ©rables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n'en avons plus besoin sans doute... Nous voilĂ riches. " Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon coeur, vaincue dĂ©sormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puis, emportĂ©e tout de mĂÂȘme par sa gaie franchise, elle continua " N'importe, si je l'avais gagnĂ©, cet argent, je vous rĂ©ponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires... Mais une tante que nous avons Ă peine connue, un argent auquel nous n'avions jamais pensĂ©, enfin de l'argent trouvĂ© par terre, quelque chose qui ne me semble mĂÂȘme pas trĂšs honnĂÂȘte et dont j'ai un peu honte... Vous comprenez, il ne me tient pas au coeur, je veux bien le perdre. - Justement dit Saccard, plaisantant Ă son tour, il va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volĂ©.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse ! " Et, en effet, Hamelin, ayant dĂ» retarder son dĂ©part, assista avec surprise Ă une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dĂ©passĂ©. Il y avait lĂ l'ordinaire rĂ©sultat que produit toute augmentation de capital c'est le coup classique, la façon de cravacher le succĂšs, de donner un temps de galop aux cours, Ă chaque Ă©mission nouvelle. Mais il y avait aussi la rĂ©elle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunes, collĂ©es dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmel, achevaient de troubler les tĂÂȘtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croĂtre et emporter toute raison. Le terrain Ă©tait prĂ©parĂ©, le terreau impĂ©rial, fait de dĂ©bris en fermentation, chauffĂ© des appĂ©tits exaspĂ©rĂ©s, extrĂÂȘmement favorable Ă une de ces poussĂ©es folles de la spĂ©culation, qui, toutes les dix Ă quinze annĂ©es, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant aprĂšs elles que des ruines et du sang. DĂ©jĂ , les sociĂ©tĂ©s vĂ©reuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financiĂšres, une fiĂšvre intense du jeu se dĂ©clarait, au milieu de la prospĂ©ritĂ© bruyante du rĂšgne, tout un Ă©clat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d'ĂÂȘtre la splendeur finale, la menteuse apothĂ©ose de fĂ©erie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoir, l'Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinĂ©e Ă tout affoler, Ă tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu'Ă l'explosion. Lorsque son frĂšre fut reparti pour l'Orient, Mme Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur Ă©troite vie d'intimitĂ©, presque conjugale. Elle s'entĂÂȘtait Ă s'occuper de sa maison, Ă lui faire rĂ©aliser des Ă©conomies, en intendante fidĂšle, bien que leur fortune Ă tous deux eĂ»t changĂ©. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours Ă©gale, elle n'Ă©prouvait qu'un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l'hĂ©sitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au pĂšre l'existence de son fils. On Ă©tait trĂšs mĂ©content de ce dernier, Ă l'Oeuvre du Travail, qu'il ravageait. Les six mois d'expĂ©rience Ă©taient Ă©coulĂ©s, allait-elle produire le petit monstre, avant de l'avoir dĂ©crassĂ© de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance. Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l'installation mesquine de l'Universelle dĂ©sespĂ©rait, venait de dĂ©cider le conseil Ă louer le rez-de-chaussĂ©e de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu'il osĂÂąt proposer la construction de l'hĂÂŽtel luxueux de ses rĂÂȘves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, dĂ©sespĂ©rĂ©e d'une abomination de Victor, qui avait presque mangĂ© l'oreille Ă un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux. " Mon ami, j'ai quelque chose Ă vous dire. " Mais, en haut, quand elle le vit, une Ă©paule couverte de plĂÂątre, enchantĂ© d'une nouvelle idĂ©e d'agrandissement qu'il venait d'avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n'eut pas le courage de le bouleverser, avec le dĂ©plorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeĂÂąt. Elle Ă©tait sans force devant la peine des autres. " Eh bien, mon ami, c'Ă©tait pour cette cour. J'avais eu justement la mĂÂȘme idĂ©e que vous. " VI - Les bureaux de L'EspĂ©rance , le journal catholique en dĂ©tresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait achetĂ©, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hĂÂŽtel noir et humide, dont ils occupaient le premier Ă©tage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, oĂÂč le gaz brĂ»lait Ă©ternellement ; et il y avait, Ă gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une piĂšce que Saccard s'Ă©tait rĂ©servĂ©e, tandis que s'alignaient, Ă droite, la salle commune de la rĂ©daction, le cabinet du secrĂ©taire, des cabinets destinĂ©s aux diffĂ©rents services. De l'autre cĂÂŽtĂ© du palier, Ă©taient installĂ©es l'administration et la caisse, qu'un couloir intĂ©rieur, tournant derriĂšre l'escalier, reliait Ă la rĂ©daction. Ce jour-lĂ , Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, oĂÂč il s'Ă©tait installĂ© de bonne heure pour n'ĂÂȘtre pas dĂ©rangĂ©, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, Ă la flamme large du gaz, malgrĂ© la radieuse journĂ©e de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance. " Dites donc, Dejoie, c'est M. Jantrou qui vient d'arriver ? - Oui, monsieur Jordan. " Le jeune homme eut une hĂ©sitation, un court malaise qui l'arrĂÂȘta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux mĂ©nage, des dettes anciennes Ă©taient tombĂ©es ; et, malgrĂ© sa chance d'avoir trouvĂ© ce journal oĂÂč il plaçait des articles, il traversait une atroce gĂÂȘne, d'autant plus qu'une saisie-arrĂÂȘt Ă©tait mise sur ses appointements et qu'il avait Ă payer, ce jour-lĂ , un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. DĂ©jĂ , deux fois, il avait demandĂ© vainement une avance au directeur, qui s'Ă©tait retranchĂ© derriĂšre la saisie-arrĂÂȘt faite entre ses mains. Pourtant, il se dĂ©cidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit " C'est que M. Jantrou n'est pas seul. - Ah !... Avec qui est-il ? - Il est arrivĂ© avec M. Saccard, et M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huret, qu'il attend. " Jordan respira, soulagĂ© par ce dĂ©lai, tant les demandes d'argent lui Ă©taient pĂ©nibles. " C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre. " Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un Ă©clat de jubilation extrĂÂȘme. " Vous savez que l'Universelle a fait 750. " D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rĂ©daction. Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, aprĂšs la Bourse, et souvent mĂÂȘme il donnait des rendez-vous dans la piĂšce qu'il s'Ă©tait rĂ©servĂ©e, traitant lĂ des affaires spĂ©ciales et mystĂ©rieuses. Jantrou du reste, bien qu'officiellement il ne fĂ»t que directeur de L'EspĂ©rance , oĂÂč il Ă©crivait des articles politiques d'une littĂ©rature universitaire soignĂ©e et fleurie, que ses adversaires eux- mĂÂȘmes reconnaissaient " du plus pur atticisme " , Ă©tait son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes dĂ©licates. Et, entre autres choses, c'Ă©tait lui qui venait d'organiser toute une vaste publicitĂ© autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financiĂšres qui pullulaient, il en avait choisi et achetĂ© une dizaine. Les meilleures appartenaient Ă de louches maisons de banque, dont la tactique, trĂšs simple, consistait Ă les publier et Ă les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne reprĂ©sentait mĂÂȘme pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prĂ©texte de publier les cours de la Bourse, les numĂ©ros sortis des valeurs Ă lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu Ă peu des rĂ©clames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientĂÂŽt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnĂ©s crĂ©dules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'ĂÂȘtre de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore ; qui n'Ă©taient point trop dĂ©considĂ©rĂ©es. Mais la grosse affaire qu'il mĂ©ditait, c'Ă©tait d'acheter une d'elles, La Cote financiĂšre , qui avait dĂ©jĂ douze ans de probitĂ© absolue ; seulement, ça menaçait d'ĂÂȘtre trĂšs cher, une probitĂ© pareille ; et il attendait que l'Universelle fĂ»t plus riche et se trouvĂÂąt dans une de ces situations oĂÂč un dernier coup de trompette dĂ©termine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'Ă©tait pas bornĂ© Ă grouper un bataillon docile de ces feuilles spĂ©ciales, cĂ©lĂ©brant dans chaque numĂ©ro la beautĂ© des opĂ©rations de Saccard ; il traitait aussi Ă forfait avec les grands journaux politiques et littĂ©raires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, Ă tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des Ă©missions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menĂ©e sous ses ordres, par L'EspĂ©rance , non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion mĂÂȘme, une façon lente de s'emparer du public et de l'Ă©trangler, correctement. Ce jour-lĂ , c'Ă©tait pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvĂ©, dans le numĂ©ro du matin, un article d'Huret d'un Ă©loge si outrĂ© sur un discours de Rougon, prononcĂ© la veille Ă la Chambre, qu'il Ă©tait entrĂ© dans une violente colĂšre, et qu'il attendait le dĂ©putĂ©, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait Ă la solde de son frĂšre ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissĂÂąt compromettre la ligne du journal par une approbation sans rĂ©serve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'Ă©coutait, trĂšs calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses Ă©paules. Lui, avec son cynisme de lettrĂ© dĂ©sabusĂ©, avait le plus parfait dĂ©dain pour la littĂ©rature, pour la une et la deux, comme il disait en dĂ©signant les pages du journal oĂÂč paraissaient les articles, mĂÂȘme les siens ; et il ne commençait Ă s'Ă©mouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il Ă©tait tout flambant neuf, serrĂ© dans une Ă©lĂ©gante redingote, la boutonniĂšre fleurie d'une rosette panachĂ©e de couleurs vives, portant l'Ă©tĂ©, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncĂ© l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irrĂ©prochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son Ă©lĂ©gance, la vague impression d'une malpropretĂ© persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur dĂ©classĂ©, tombĂ© du lycĂ©e de Bordeaux Ă la Bourse de Paris, la peau pĂ©nĂ©trĂ©e et teinte des saletĂ©s immondes qu'il y avait essuyĂ©es pendant dix ans ; de mĂÂȘme que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilitĂ©s, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derriĂšre, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait Ă quoi, car il n'affichait pas de maĂtresse, tenaillĂ© sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrĂšte qui l'avait fait chasser de l'UniversitĂ©. L'absinthe, du reste, le dĂ©vorait peu Ă peu, depuis ses jours de misĂšre, continuant son oeuvre, des infĂÂąmes cafĂ©s de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crĂÂąne et sa face, dont sa barbe noire en Ă©ventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoquĂ© la ligne du journal, il l'avait arrĂÂȘtĂ© d'un geste, de l'air fatiguĂ© d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se dĂ©cidait Ă lui parler d'affaires sĂ©rieuses, puisque Huret se faisait attendre. Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idĂ©es neuves de publicitĂ©. Il songeait d'abord Ă Ă©crire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intĂ©rĂÂȘt d'un petit roman, dramatisĂ© en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculĂ©es. Ensuite, il projetait de crĂ©er une agence qui rĂ©digerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer Ă une centaine des meilleurs journaux des dĂ©partements on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dĂ©risoire, et l'on aurait bientĂÂŽt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligĂ©es de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idĂ©es, jusqu'Ă ce que ce dernier les adoptĂÂąt, les fit siennes, les Ă©largĂt au point de les recrĂ©er rĂ©ellement. Les minutes s'Ă©coulaient, tous deux en Ă©taient venus Ă rĂ©gler l'emploi des fonds de la publicitĂ© pour le trimestre, les subventions Ă payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part Ă prendre dans la mise aux enchĂšres de la quatriĂšme page d'une trĂšs ancienne feuille, trĂšs respectĂ©e. Et, de leur prodigalitĂ©, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dĂ©gageait surtout leur dĂ©dain immense du public, le mĂ©pris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prĂÂȘt Ă croire tous les contes, tellement fermĂ© aux opĂ©rations compliquĂ©es de la Bourse, que les raccrochages les plus Ă©hontĂ©s allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions. Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver Ă ses deux colonnes, il fut dĂ©rangĂ© par Dejoie, qui l'appelait. " Ah ! dit-il, M. Jantrou est seul ? - Non, monsieur Jordan, pas encore... C'est votre dame qui est lĂ et qui vous demande. " TrĂšs inquiet, Jordan se prĂ©cipita. Depuis quelques mois, depuis que la MĂ©chain avait enfin dĂ©couvert qu'il Ă©crivait sous son nom dans L'EspĂ©rance , il Ă©tait traquĂ© par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signĂ©s autrefois Ă un tailleur. La somme de trois cents francs que reprĂ©sentaient les billets, il l'aurait encore payĂ©e ; mais ce qui l'exaspĂ©rait, c'Ă©tait l'Ă©normitĂ© des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel Ă©tait montĂ©e la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'Ă©tait engagĂ© Ă donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune mĂ©nage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolĂ©rables. En ce moment, il en Ă©tait de nouveau Ă une crise aiguĂ. " Quoi donc ? " demanda-t-il Ă sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre. Mais elle n'eut pas le temps de rĂ©pondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant " Ah ! ça, Ă la fin ! Dejoie, et M. Huret ? " InterloquĂ©, le garçon de bureau bĂ©gaya. " Dame ! monsieur, il n'est pas lĂ , je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. " La porte fut refermĂ©e avec un juron, et Jordan, qui avait emmenĂ© sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger Ă l'aise. " Quoi donc ? chĂ©rie. " Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, Ă la bouche saine, exprimait le bonheur, mĂÂȘme dans les heures difficiles, semblait complĂštement bouleversĂ©e. " Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois... Alors, il m'a dit que c'Ă©tait fini, que la vente de nos meubles Ă©tait pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, Ă la porte... - Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalitĂ©s. - Ah ! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas... Alors, pour qu'il ne collĂÂąt pas l'affiche, je lui ai donnĂ© deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prĂ©venir tout de suite. " Ils se dĂ©sespĂ©rĂšrent. Leur pauvre petit mĂ©nage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payĂ©s si difficilement Ă tant par mois, dont ils Ă©taient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goĂ»t bourgeois abominable ! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dĂšs la nuit des noces, dans ces deux Ă©troites piĂšces, si ensoleillĂ©es, si ouvertes Ă l'espace, lĂ -bas, jusqu'au mont ValĂ©rien ; et lui qui avait plantĂ© tant de clous, et elle qui s'Ă©tait ingĂ©niĂ©e Ă draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, oĂÂč mĂÂȘme la misĂšre leur Ă©tait dĂ©licieuse ? " Ecoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. " Alors, hĂ©sitante, elle lui confia son idĂ©e. " Moi, voici Ă quoi j'avais songĂ©... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi... Oui, j'ai envie de m'adresser Ă mes parents. " Vivement, il refusa. " Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. " Certes, les Maugendre restaient trĂšs convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidie, lorsque, aprĂšs le suicide de son pĂšre, dans l'Ă©croulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projetĂ© de leur fille, que sur la volontĂ© formelle de cette derniĂšre, et en prenant contre lui des prĂ©cautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui Ă©crivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hĂ©riterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-lĂ une coquetterie Ă crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir. " Je t'assure, reprit-elle, c'est ridicule, notre rĂ©serve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfant, puisque tout doit me revenir un jour !... Mon pĂšre rĂ©pĂšte Ă qui veut l'entendre qu'il a gagnĂ© quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bĂÂąches, Ă la Villette ; et, en plus, il y a leur petit hĂÂŽtel, avec ce beau jardin, oĂÂč ils se sont retirĂ©s... C'est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais Ă©tĂ© mĂ©chants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir ! " Elle avait une bravoure souriante, l'air dĂ©cidĂ©, trĂšs pratique dans son dĂ©sir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvĂ© encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d'indiffĂ©rence et quelques gifles. Ah ! l'argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait Ă©tĂ© bien bĂÂȘte de faire le dĂ©licat, puisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'Ă©tait son conte de fĂ©es, sa Cendrillon Ă elle les trĂ©sors de sa royale famille, qu'elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruinĂ©, pour l'aider dans sa marche vers la gloire, Ă la conquĂÂȘte du monde. " Voyons, dit-elle gaiement, en l'embrassant, il faut bien que je te serve Ă quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine. " Il cĂ©da, il fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, oĂÂč ses parents demeuraient, et qu'elle reviendrait apporter l'argent, afin qu'il pĂ»t encore essayer de payer, le soir mĂÂȘme. Et, comme il l'accompagnait jusqu'au palier, aussi Ă©mu que si elle Ă©tait partie pour un grand danger, ils durent s'effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rĂ©daction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou. Saccard, puissant Ă cette heure, redevenu le maĂtre, voulait ĂÂȘtre obĂ©i, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux. " Ah ! vous voilĂ donc, cria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadrĂ©, que vous vous ĂÂȘtes attardĂ© Ă la Chambre ?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, Ă l'avenir, nous donner autre chose. " InterloquĂ©, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien dĂ©cidĂ© Ă ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'Ă©tait mis Ă passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus. " Comment, autre chose ? finit par rĂ©pondre le dĂ©putĂ©, mais je vous donne ce que vous m'avez demandĂ© !... Quand vous avez pris L'EspĂ©rance , cette feuille avancĂ©e du catholicisme et de la royautĂ©, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez priĂ© d'Ă©crire une sĂ©rie d'articles Ă©logieux, pour montrer Ă votre frĂšre que vous n'entendiez pas lui ĂÂȘtre hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal. - La ligne du journal, prĂ©cisĂ©ment, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'infĂ©oder Ă mon frĂšre ? Certes, je n'ai jamais marchandĂ© mon admiration et mon affection reconnaissantes Ă l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidĂšle, que de signaler les fautes commises... La voilĂ , la ligne du journal dĂ©vouement Ă la dynastie, mais indĂ©pendance entiĂšre Ă l'Ă©gard des ministres, des personnalitĂ©s ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries ! " Et il se livra Ă un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur Ă©tait mal conseillĂ©. Il accusait Rougon de n'avoir plus son Ă©nergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idĂ©es libĂ©rales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la premiĂšre heure, croyant du coup d'Etat, convaincu que le salut de la France Ă©tait, aujourd'hui comme autrefois, dans le gĂ©nie et la force d'un seul. Oui, plutĂÂŽt que d'aider Ă l'Ă©volution de son frĂšre, plutĂÂŽt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prĂ©voyait. Et que Rougon prit garde, car L'EspĂ©rance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome ! Huret et Jantrou l'Ă©coutaient, stupĂ©faits de sa colĂšre, n'ayant jamais soupçonnĂ© en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir dĂ©fendre les derniers actes du gouvernement. " Dame ! mon cher, si l'empire va Ă la libertĂ©, c'est que toute la France est lĂ qui pousse ferme... L'empereur est entraĂnĂ©, Rougon se trouve bien obligĂ© de le suivre. " Mais Saccard, dĂ©jĂ , sautait Ă d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques. " Et, tenez ! c'est comme notre situation extĂ©rieure, eh bien, elle est dĂ©plorable... Depuis le traitĂ© de Villafranca, aprĂšs Solferino, l'Italie nous garde rancune de ne pas ĂÂȘtre allĂ©s jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donnĂ© la VĂ©nĂ©tie ; si bien que la voici alliĂ©e avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera Ă battre l'Autriche... Lorsque la guerre Ă©clatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nĂÂŽtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchĂ©s, dans l'affaire du Danemark, au mĂ©pris d'un traitĂ© que la France avait signĂ© c'est un soufflet, il n'y a pas Ă dire, nous n'avons plus qu'Ă tendre l'autre joue... Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru Ă une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-ĂÂȘtre, l'Europe sera en feu. " De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude. " Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'EspĂ©rance emboĂte le pas derriĂšre Le SiĂšcle et les autres... Il ne vous reste plus qu'Ă insinuer, Ă l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissĂ© humilier, dans l'affaire des duchĂ©s, et s'il permet Ă la Prusse de grandir impunĂ©ment, c'est qu'il a immobilisĂ© tout un corps d'armĂ©e, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blĂÂąmer la paix hĂÂątive de Villafranca ? La VĂ©nĂ©tie Ă l'Italie, mais c'est les Italiens Ă Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire, Ă la tribune... - Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entiĂšre se lĂšve pour le dĂ©fendre... Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l'argent de l'Universelle ! J'ai mon projet, notre affaire est lĂ , et vraiment, Ă force de m'exaspĂ©rer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore ! " Jantrou, trĂšs intĂ©ressĂ©, avait brusquement dressĂ© l'oreille, commençant Ă comprendre, tĂÂąchant de faire son profit d'une parole surprise au passage. " Enfin, reprit Huret, je dĂ©sire savoir Ă quoi m'en tenir, moi, Ă cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalitĂ©s, de quel droit irions-nous nous mĂÂȘler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontiĂšres menacĂ©es... " Mais Saccard, hors de lui, debout, Ă©clata. " Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !... Comment ! aprĂšs tout ce que j'ai fait ! J'achĂšte un journal, le pire de ses ennemis, j'en fais un organe dĂ©vouĂ© Ă sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-lĂ ne nous donnerait un coup d'Ă©paule, j'en suis encore Ă attendre un service de sa part ! " Timidement, le dĂ©putĂ© fit remarquer que, lĂ -bas, en Orient, l'appui du ministre avait singuliĂšrement aidĂ© l'ingĂ©nieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages. " Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placĂ© pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargĂ© de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en ĂÂȘtes encore Ă m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me rĂ©pĂ©teriez. - Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours. - Allons donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l'honnĂÂȘtetĂ© avec moi, et il renseigne Gundermann. - Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui. " Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains. " Nous y voilĂ donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamnĂ© Ă tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'Ă crouler devant leur toute- puissance. " Et il exhala sa haine hĂ©rĂ©ditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siĂšcles Ă travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand mĂÂȘme, sous les crachats et les coups, Ă la conquĂÂȘte certaine du monde, qu'ils possĂ©deront un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cĂ©dant Ă sa rancune ancienne, au dĂ©sir irrĂ©alisable et enragĂ© de l'abattre, malgrĂ© le pressentiment que celui-lĂ Ă©tait la borne oĂÂč il s'Ă©craserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien Ă l'intĂ©rieur, bien qu'il fĂ»t nĂ© en France ! car il faisait Ă©videmment des voeux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osĂ© dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre Ă©clatait entre la Prusse et la France, cette derniĂšre serait vaincue ! " J'en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tĂÂȘte c'est que, si mon frĂšre ne me sert Ă rien, j'entends ne lui servir Ă rien non plus... Quand vous m'aurez apportĂ© de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ? " C'Ă©tait trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le thĂ©oricien politique, s'Ă©tait remis Ă peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculĂ© dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyĂ©, car il avait placĂ© sa fortune sur les deux frĂšres, et il aurait bien voulu ne se fĂÂącher ni avec l'un ni avec l'autre. " Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir l'Ă©vĂ©nement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la premiĂšre nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte. " DĂ©jĂ , ayant jouĂ© son rĂÂŽle, Saccard plaisantait. " C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis... Moi, j'ai toujours Ă©tĂ© ruinĂ© et j'ai toujours mangĂ© un million par an. " Et, revenant Ă la publicitĂ© " Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien Ă©gayer un peu votre bulletin de la Bourse... Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit Ă avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours ! " Ce fut le tour du directeur d'ĂÂȘtre contrariĂ©. Il se piquait de distinction littĂ©raire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes trĂšs bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus dĂ©licats de leur personne, les trois hommes, riant trĂšs fort, redevinrent les meilleurs amis du monde. Cependant, Jordan avait enfin terminĂ© sa chronique, et l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rĂ©dacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l'antichambre. Et, lĂ , il Ă©tait restĂ© un peu scandalisĂ©, de surprendre Dejoie, l'oreille collĂ©e contre la porte du directeur, en train d'Ă©couter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet. " N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours lĂ ... Je croyais qu'on m'avait appelĂ©... " La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, mordu d'un ĂÂąpre dĂ©sir de gain, depuis qu'il avait achetĂ© huit actions entiĂšrement libĂ©rĂ©es de l'Universelle, avec les quatre mille francs d'Ă©conomies laissĂ©es par sa femme, il ne vivait plus que pour l'Ă©motion joyeuse de voir monter ces actions ; et, Ă genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d'oracle, il ne pouvait rĂ©sister, quand il le savait lĂ , au besoin de connaĂtre le fond de ses pensĂ©es, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurs, cela Ă©tait encore dĂ©gagĂ© de tout Ă©goĂÂŻsme, il ne songeait qu'Ă sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient dĂ©jĂ un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rĂÂȘvĂ©s, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils Ă©pouser la petite. A cette idĂ©e, son coeur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait Ă©levĂ©e, dont il Ă©tait la vraie mĂšre, dans le petit mĂ©nage si heureux qu'ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice. Mais il continua, trĂšs troublĂ©, lĂÂąchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrĂ©tion. " Nathalie, qui est montĂ©e me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan. - Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait ! " Son pĂšre la laissait sortir Ă sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle Ă©tait trop froide au fond, trop rĂ©solue Ă faire elle-mĂÂȘme son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement prĂ©parĂ©. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pĂÂąle, elle s'aimait, d'une Ă©goĂÂŻste obstination, l'air souriant. Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'Ă©cria " Comment, dans la rue Feydeau ? " Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflĂ©e. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rĂ©dacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir. " Eh bien ? - Eh bien, mon chĂ©ri, c'est fait, mais ça n'a pas Ă©tĂ© sans peine. " Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets. Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient Ă l'Ă©gard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, prĂ©occupĂ©s, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'Ă©tait la commune histoire le pĂšre, un gros homme calme et chauve, Ă favoris blancs, la mĂšre, sĂšche, active, ayant gagnĂ© sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant Ă ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dĂšs lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette Ă©poque, il tonnait contre toute spĂ©culation, il haussait les Ă©paules de colĂšre et de pitiĂ©, en parlant des pauvres imbĂ©ciles qui se font dĂ©pouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-lĂ , une somme importante lui Ă©tant rentrĂ©e, il avait eu l'idĂ©e de l'employer en reports ça, ce n'Ă©tait pas de la spĂ©culation, c'Ă©tait un simple placement ; seulement, Ă partir de ce jour, il avait pris l'habitude, aprĂšs son premier dĂ©jeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal Ă©tait parti de lĂ , la fiĂšvre l'avait brĂ»lĂ© peu Ă peu, Ă voir la danse des valeurs, Ă vivre dans cet air empoisonnĂ© du jeu, l'imagination hantĂ©e de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente annĂ©es Ă gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empĂÂȘcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas jurĂ© de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opĂ©ration, il manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un gĂ©nĂ©ral en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'ĂÂȘtre devenu de premiĂšre force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiĂšte, lui dĂ©clarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutĂÂŽt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une Ă©motion dĂ©licieuse, il avait posĂ©, sur la table Ă ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça Ă la Bourse un coup dont il Ă©tait sĂ»r, une dĂ©bauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquĂ©e uniquement Ă cause de la serre. Elle, partagĂ©e entre la colĂšre et le saisissement de sa joie, n'avait point osĂ© le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opĂ©ration Ă primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment oĂÂč il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de mĂÂȘme de bonnes affaires, il aurait Ă©tĂ© bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'Ă©tait mis Ă jouer Ă terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu Ă peu, tandis qu'elle, toujours agitĂ©e par ses angoisses de bonne mĂ©nagĂšre, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait Ă lui prĂ©dire qu'il mourrait sur la paille. Mais, surtout, le capitaine Chave, le frĂšre de Mme Maugendre, blĂÂąmait son beau-frĂšre. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien Ă la Bourse ; seulement, il Ă©tait le malin des malins. Il allait lĂ comme un employĂ© va Ă son bureau, n'opĂ©rant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa piĂšce de vingt francs le soir des opĂ©rations quotidiennes, faites Ă coup sĂ»r, d'une modestie telle, qu'elles Ă©chappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle Ă©tait mariĂ©e ; mais il avait refusĂ©, tenant Ă ĂÂȘtre libre, ayant des vices, occupant une seule piĂšce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, oĂÂč continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gĂÂąteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui rĂ©pĂ©tant de ne pas jouer, de faire la vie plutĂÂŽt ; et, quand ce dernier lui criait " Mais vous ? " il avait un geste Ă©nergique oh ! lui, c'Ă©tait diffĂ©rent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en Ă©tait Ă cette saletĂ© de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu Ă©tait que, mathĂ©matiquement, le joueur devait toujours perdre s'il gagne, il a Ă dĂ©duire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus Ă payer les mĂÂȘmes droits ; de sorte que, mĂÂȘme en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, Ă la Bourse de Paris, ces droits produisent l'Ă©norme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait Ă son mari une partie de cette histoire. " Mon chĂ©ri, il faut dire que je suis mal tombĂ©e. Maman faisait une querelle Ă papa, Ă cause d'une perte qu'il a Ă©prouvĂ©e Ă la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. ĂâĄa m'a l'air si drĂÂŽle, lui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfin, ils se disputaient, et il y avait lĂ un journal, La Cote financiĂšre , que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prĂ©vu la baisse, elle. Alors, il est allĂ© chercher autre journal, justement L'EspĂ©rance , et il a voulu lui montrer l'article oĂÂč il avait pris son renseignement... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrĂ©s lĂ -dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence Ă jouer, elle aussi malgrĂ© son air furieux. " Jordan ne put s'empĂÂȘcher de rire, tellement elle Ă©tait amusante, dans son chagrin Ă mimer la scĂšne. " Bref, je leur ai dit notre gĂÂȘne, je les ai priĂ©s de nous prĂÂȘter deux cents francs, pour arrĂÂȘter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se rĂ©crier deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille Ă la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui Ă©taient si gentils pour moi, qui auraient tout dĂ©pensĂ© pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gĂÂąter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'Ă manger Ă l'aise la fortune si durement gagnĂ©e. - J'espĂšre bien que tu n'as pas insistĂ©, dit Jordan. - Mais si, j'ai insistĂ©, et alors ils sont tombĂ©s sur toi... Tu vois que je te dis tout, je m'Ă©tais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a Ă©chappĂ©.. Ils m'ont rĂ©pĂ©tĂ© qu'ils l'avaient bien prĂ©vu, que ce n'est pas un mĂ©tier d'Ă©crire dans les journaux, que nous finirions Ă l'hĂÂŽpital... Enfin, comme je me mettais en colĂšre Ă mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivĂ©. Tu sais qu'il m'a toujours adorĂ©e, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait Ă papa s'il allait continuer Ă se faire voler... Maman m'a prise Ă l'Ă©cart, m'a glissĂ© cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner. - Cinquante francs ! une aumĂÂŽne ! et tu les as acceptĂ©s ? " Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison. " Voyons, ne te fĂÂąche pas... Oui, je les ai acceptĂ©s. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter Ă l'huissier, que j'y suis allĂ©e tout de suite moi-mĂÂȘme, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusĂ© de les prendre, en m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait arrĂÂȘter les poursuites... Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personne, mais ce qu'il m'exaspĂšre et me dĂ©goĂ»te, celui-lĂ ! ĂâĄa ne fait rien, j'ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentĂÂąt des cinquante francs et voilĂ ! nous en avons pour quinze jours Ă ne pas ĂÂȘtre tourmentĂ©s. " Une grosse Ă©motion avait contractĂ© le visage de Jordan, tandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux. " Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela ! - Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi ! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille ! " Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivĂ©e chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'Ă©tait pas payĂ© Ă l'instant de toute la dette. Le drĂÂŽle Ă©tait qu'elle avait pris le rĂ©gal de le mettre hors de lui, en lui contestant la lĂ©gitime propriĂ©tĂ© de cette dette, ces trois cents francs de billets, montĂ©s avec les frais Ă sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-ĂÂȘtre pas coĂ»tĂ© cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il Ă©tranglait de fureur d'abord, il les avait justement achetĂ©s trĂšs cher, ceux-lĂ ; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il lui fallait dĂ©ployer dans cette chasse Ă l'homme, est-ce qu'il ne devait pas se rembourser, de tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfin, il avait tout de mĂÂȘme pris les cinquante francs, parce que son systĂšme de prudence Ă©tait de transiger toujours. " Ah ! petite femme, que tu es brave et que je t'aime ! " dit Jordan, qui se laissa aller Ă embrasser Marcelle, bien qu'Ă ce moment le secrĂ©taire de la rĂ©daction passĂÂąt. Puis, baissant la voix " Combien te reste-t-il Ă la maison ? - Sept francs. - Bon ! reprit-il, trĂšs heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. ĂâĄa me coĂ»te trop... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro... Ah ! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu ! " Marcelle Ă son tour l'embrassait. " Oui, va, ça marchera trĂšs bien !... Tu remontes avec moi n'est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achĂšterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, oĂÂč j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard. " Jordan aprĂšs avoir priĂ© un camarade de revoir ses Ă©preuves, partit avec sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupĂ© s'arrĂÂȘtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite Ă Jantrou. Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter. En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut mĂÂȘme pas s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idĂ©e de lui demander s'il ne savait rien. MalgrĂ© sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme Ă l'Ă©poque oĂÂč il venait chaque matin chez son pĂšre, M. de Ladricourt, avec l'Ă©chine basse du remisier en quĂÂȘte d'un ordre. Son pĂšre Ă©tait d'une brutalitĂ© rĂ©voltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jetĂ© Ă la porte, dans la colĂšre d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait Ă la source des nouvelles, elle Ă©tait redevenue familiĂšre, elle tĂÂąchait de le confesser. " Eh bien, rien de nouveau ? - Ma foi, non, je ne sais rien. " Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadĂ©e qu'il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bĂÂȘte de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie et la Prusse. La spĂ©culation s'affolait, une terrible baisse se dĂ©clarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle Ă©tait fort ennuyĂ©e, car elle ignorait jusqu'Ă quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagĂ©es pour la liquidation prochaine. " Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placĂ©, Ă l'ambassade. - Oh ! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dĂ©daigneux, mon mari, je n'en tire plus rien. " Il s'Ă©gaya davantage, il poussa les choses jusqu'Ă faire allusion au procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses diffĂ©rences, quand elle se rĂ©signait Ă les payer. " Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni Ă la cour, palais ? " Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux " Voyons, vous, soyez aimable... Vous savez quelque chose. " DĂ©jĂ une fois, dans son enragement aprĂšs toutes les jupes, malpropres ou Ă©lĂ©gantes, qui l'effleuraient, il avait songĂ© Ă se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familiĂšre avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s'Ă©tait redressĂ©e, si rĂ©pugnĂ©e, si mĂ©prisante, qu'il avait bien jurĂ© de ne pas recommencer. Avec cet homme que son pĂšre recevait Ă coups de pied, ah ! jamais ! Elle n'en Ă©tait pas encore lĂ . " Aimable, pourquoi le serais-je ? dit-il en riant d'un air gĂÂȘnĂ©. Vous ne l'ĂÂȘtes guĂšre avec moi. " Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en aller, lorsque, de dĂ©pit, cherchant Ă la blesser, il ajouta " Vous venez de rencontrer Saccard Ă la porte, n'est-ce pas ? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogĂ© lui, puisqu'il n'a rien Ă vous refuser ? " Elle revint brusquement. " Que voulez-vous dire ? - Dame ! ce qu'il vous plaira de comprendre... Voyons, ne faites donc pas la cachottiĂšre, je vous ai vue chez lui, je le connais ! " Une rĂ©volte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue oĂÂč sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement d'une voix nette et rude " Ah ! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous ? Vous ĂÂȘtes fou... Non, je ne suis pas la maĂtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu. " Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettrĂ©, la salua d'une rĂ©vĂ©rence. " Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort... Croyez-moi, si c'est Ă recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui ĂÂȘtes toujours Ă la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-lĂ ... Oh ! mon Dieu ! oui, le nid y sera bientĂÂŽt, vous n'aurez qu'Ă y fourrer vos jolis doigts. " Elle prit le parti de rire, comme rĂ©signĂ©e Ă faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s'en serait-elle tenue Ă sa corvĂ©e avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lĂšvres si rouges, que l'on disait insatiable ? Le mois de juin s'Ă©coula, l'Italie avait dĂ©clarĂ©, le 15, la guerre Ă l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines Ă peine, par une marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquĂ©rir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations dĂ©sarmĂ©es. La France n'avait pas bougĂ©, les gens bien informĂ©s chuchotaient tout bas, Ă la Bourse, qu'une entente secrĂšte la liait Ă la Prusse, depuis que Bismarck s'Ă©tait rendu prĂšs de l'empereur, Ă Biarritz ; et l'on parlait mystĂ©rieusement des compensations qui devaient payer sa neutralitĂ©. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une dĂ©sastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait Ă une continuation acharnĂ©e de la guerre ; car, si l'Autriche Ă©tait battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, Ă Custozza ; et l'on disait dĂ©jĂ qu'elle rassemblait les dĂ©bris de son armĂ©e, en abandonnant la BohĂšme Les ordres de vente pleuvaient Ă la corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs. Le 4 juillet, Saccard, qui Ă©tait montĂ© au journal trĂšs tard, vers six heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dĂ©rangeaient des disparitions brusques, des bordĂ©es, d'oĂÂč il revenait anĂ©anti, les yeux troubles, sans qu'on pĂ»t savoir qui, des filles ou de l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-lĂ , le journal se vidait, il ne restait guĂšre que Dejoie, dĂnant sur le coin de sa table, dans l'antichambre. Et Saccard, aprĂšs avoir Ă©crit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempĂÂȘte, sans mĂÂȘme prendre le temps de refermer les portes. " Mon bon ami, mon bon ami... " Il Ă©touffait, il mit les deux mains sur sa poitrine. " Je sors de chez Rougon... J'ai couru, parce que je n'avais pas de fiacre. Enfin, j'en ai trouvĂ© un... Rougon a reçu une dĂ©pĂÂȘche de lĂ -bas. Je l'ai vue... Une nouvelle, une nouvelle... D'un geste violent, Saccard l'arrĂÂȘta, et il se prĂ©cipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rĂÂŽdait dĂ©jĂ , l'oreille tendue. " Enfin, quoi ? - Eh bien, l'empereur d'Autriche cĂšde la VĂ©nĂ©tie Ă l'empereur des Français, en acceptant sa mĂ©diation, et ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice. " Il y eut un silence. " C'est la paix, alors ? - Evidemment. " Saccard, saisi, sans idĂ©e encore, laissa Ă©chapper un juron. " Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est Ă la baisse ! " Puis, machinalement " Et cette nouvelle, pas une ĂÂąme ne la sait ? - Non, la dĂ©pĂÂȘche est confidentielle, la note ne paraĂtra pas mĂÂȘme demain matin au Moniteur . Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures. " Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de nouveau Ă la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'Ă©coutait. Et il Ă©tait hors de lui, il revint se planter devant le dĂ©putĂ©, le saisit par les deux revers de sa redingote. " Taisez-vous ! pas si haut !... Nous sommes les maĂtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis... Entendez-vous ! pas un mot, Ă personne au monde ! ni Ă vos amis, ni Ă votre femme !... Justement, une chance ! Jantrou n'est pas lĂ , nous serons seuls Ă savoir, nous aurons le temps d'agir... Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en ĂÂȘtes, nos collĂšgues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point Ă plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrĂ©tion se commet demain, avant la Bourse. " Huret, trĂšs Ă©mu, bouleversĂ© de la grandeur du coup qu'ils allaient tenter, promit d'ĂÂȘtre absolument muet. Et ils se distribuĂšrent la besogne, ils dĂ©cidĂšrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait dĂ©jĂ son chapeau, quand une question lui vint aux lĂšvres. " Alors, c'est Rougon qui vous a chargĂ© de m'apporter cette nouvelle ? - Sans doute. " Il avait hĂ©sitĂ©, il mentait la dĂ©pĂÂȘche, simplement, traĂnait sur le bureau du ministre, oĂÂč il avait eu l'indiscrĂ©tion de la lire, Ă©tant restĂ© seul une minute. Mais, son intĂ©rĂÂȘt se trouvant dans une entente cordiale des deux frĂšres, ce mensonge lui parut ensuite trĂšs adroit, d'autant plus qu'il les savait peu dĂ©sireux de se voir et de causer de ces choses. " Allons, dĂ©clara Saccard, il n'y a pas Ă dire, il a Ă©tĂ© gentil, cette fois... En route ! " Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'Ă©tait efforcĂ© d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiĂ©vreux, ayant flairĂ© la proie Ă©norme qui passait dans l'air, si agitĂ© de cette odeur d'argent, qu'il se mit Ă la fenĂÂȘtre du palier, pour les voir traverser la cour. La difficultĂ© Ă©tait d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittĂšrent-ils dans la rue Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgrĂ© l'heure tardive, se lançait Ă la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il dĂ©sirait les diviser, les Ă©parpiller le plus possible, par crainte d'Ă©veiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte opĂ©ration, sans trop l'Ă©tonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu'il savait ĂÂȘtre la maĂtresse d'un autre agent, Delarocque, le beau-frĂšre de Jacoby ; et, comme elle disait justement qu'elle l'attendait, cette nuit-lĂ , il la chargea de lui remettre deux mots Ă©crits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir Ă un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargĂ© de prendre, le jour mĂÂȘme. Mais sa plus grande chance, au moment oĂÂč il rentrait, vers minuit, ce fut d'ĂÂȘtre accostĂ© par Massias, qui sortait des VariĂ©tĂ©s. Ils remontĂšrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait Ă la hausse, oh ! pas tout de suite ; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amis, ce qui Ă©tait vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position Ă la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs. Le lendemain matin, dĂšs sept heures, Huret Ă©tait chez Saccard, lui racontant comment il avait opĂ©rĂ©, Ă la petite Bourse, devant le passage de l'OpĂ©ra, sur le trottoir, oĂÂč il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient Ă un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, rĂ©solurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinĂ©e. Mais, auparavant, ils se jetĂšrent sur les journaux, tremblant d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rien, elle Ă©tait toute Ă la guerre, encombrĂ©e par des dĂ©pĂÂȘches, par de longs dĂ©tails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'aprĂšs- midi, s'ils avaient Ă eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup Ă©tait fait, ils opĂ©raient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se sĂ©parĂšrent de nouveau, chacun courut de son cĂÂŽtĂ© engager d'autres millions dans la bataille. Cette matinĂ©e-lĂ , Saccard la passa Ă battre le pavĂ©, flairant l'air, ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyĂ© sa voiture, aprĂšs sa premiĂšre course faite, il entra chez Kolb, oĂÂč le tintement de l'or lui fut dĂ©licieux Ă l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d'ĂÂȘtre inquiet au sujet de celui qu'il avait donnĂ© la veille. LĂ aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiĂ©tude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en Ă©tait la profonde admiration du jeune employĂ© pour l'intelligence financiĂšre du directeur de l'Universelle ; et, comme Mlle Chuchu commençait Ă lui coĂ»ter gros il risquait quelques petites opĂ©rations, il rĂÂȘvait de connaĂtre les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu. Enfin, aprĂšs un dĂ©jeuner rapide chez Champeaux, oĂÂč il avait eu la joie profonde d'entendre les dolĂ©ances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-mĂÂȘme, pronostiquant une nouvelle dĂ©gringolade des cours, Saccard, dĂšs midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il dĂ©sirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur Ă©tait accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la rĂ©verbĂ©ration chauffait le pĂ©ristyle d'un air lourd et embrasĂ© de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spĂ©culateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la MĂ©chain, qui se mirent Ă causer en le vivement voyant ; mĂÂȘme il lui sembla que tous deux Ă©taient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombĂ©es au ruisseau, en continuelle quĂÂȘte ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, Ă©tait plein de moqueries pour le petit jeu misĂ©rable du capitaine, ce louis gagnĂ© sur le comptant, comme au fond d'un cafĂ© de province, aprĂšs des parties de piquet acharnĂ©es voyons, ce jour-lĂ ne pouvait-il risquer Ă coup sĂ»r une opĂ©ration sĂ©rieuse ? la baisse n'Ă©tait-elle pas certaine, aussi Ă©clatante que le soleil ? Et il appelait Saccard Ă tĂ©moin n'est-ce pas qu'on baisserait ? Lui, avait pris Ă la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogĂ© directement, Saccard rĂ©pondit par des sourires, des hochements de tĂÂȘte vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bĂÂąches ; mais il s'Ă©tait jurĂ© le silence absolu, il avait la fĂ©rocitĂ© du joueur qui ne veut pas dĂ©ranger la chance. Puis, Ă ce moment, il eut une distraction le coupĂ© de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrĂÂȘter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller Ă l'ambassade d'Autriche la baronne savait sĂ»rement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. DĂ©jĂ , il avait traversĂ© la rue, il rĂÂŽdait autour du coupĂ©, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siĂšge. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment. " Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ? " Il crut Ă un piĂšge. " Mais oui, madame. " Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiĂšde lui remonta au crĂÂąne, l'inonda de dĂ©lices. " Alors, monsieur Saccard, vous n'avez rien Ă me dire ? - Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez dĂ©jĂ , sans doute. " Et il la quitta en pensant " Toi, tu n'as pas Ă©tĂ© gentille, ça m'amusera que tu boives un coup. Peut-ĂÂȘtre, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable. " Jamais elle ne lui avait paru plus dĂ©sirable, il Ă©tait certain de l'avoir Ă son heure. Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, dĂ©bouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au coeur. Si rapetissĂ© qu'il fĂ»t par l'Ă©loignement, c'Ă©tait bien lui, avec sa marche lente, sa tĂÂȘte qu'il portait droite et blĂÂȘme, sans regarder personne, comme seul, dans sa royautĂ©, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprĂ©tait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l'air dĂ©confit, et il reprit espoir. Il trouvait dĂ©cidĂ©ment au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son coeur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c'Ă©tait lĂ un signe certain, jamais il n'y entrait, les jours de crise. Une heure sonna, la cloche annonça l'ouverture du marchĂ©. Ce fut une Bourse mĂ©morable, une de ces grandes journĂ©es de dĂ©sastre, d'un de ces dĂ©sastres Ă la hausse, si rares, dont le souvenir reste lĂ©gendaire. Dans l'accablante chaleur, au dĂ©but, les cours baissĂšrent encore. Puis, des achats brusques, isolĂ©s, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engage, Ă©tonnĂšrent. Mais les opĂ©rations restaient lourdes quand mĂÂȘme, au milieu de la mĂ©fiance gĂ©nĂ©rale. Les achats se multipliĂšrent, s'allumĂšrent de toutes parts, Ă la coulisse, au parapet ; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque Ă la corbeille, criant qu'ils prenaient toutes les valeurs, Ă tous les prix ; et ce fut alors un frĂ©missement, une houle croissante, sans que personne pourtant osĂÂąt se risquer, dans le dĂ©sarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient lĂ©gĂšrement montĂ©, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres Ă Massias, pour Nathansohn. Il pria Ă©galement le petit Flory qui passait en courant, de remettre Ă Mazaud une fiche, oĂÂč il le chargeait d'acheter, d'acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappĂ© d'un accĂšs de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut Ă cette minute, Ă deux heures moins un quart, que le tonnerre Ă©clata en pleine Bourse l'Autriche cĂ©dait la VĂ©nĂ©tie Ă l'empereur, la guerre Ă©tait finie. D'oĂÂč venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches Ă la fois, des pavĂ©s eux-mĂÂȘmes. Quelqu'un l'avait apportĂ©e, tous la rĂ©pĂ©taient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d'une marĂ©e d'Ă©quinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent Ă monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clĂÂŽture, ils s'Ă©taient relevĂ©s de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mĂÂȘlĂ©e inexprimable, une de ces batailles confuses oĂÂč tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglĂ©s, n'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie. Et, Ă la liquidation, lorsqu'on put Ă©valuer le dĂ©sastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonchĂ© de blessĂ©s et de ruines. Moser, le baissier, Ă©tait parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait dĂ©sespĂ©rĂ© de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa premiĂšre perte sĂ©rieuse. La baronne Sandorff eut Ă payer de si grosses diffĂ©rences, que Delcambre, disait-on, se refusait Ă les donner ; et elle Ă©tait toute blanche de colĂšre et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dĂ©pĂÂȘche entre les mains avant Rougon lui- mĂÂȘme, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyĂ© une dĂ©faite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupĂ©fiait, comment n'avait-il pas Ă©tĂ© averti ? lui le maĂtre indiscutĂ© du marchĂ©, dont les ministres n'Ă©taient que les commis et qui tenait les Etats dans sa souveraine dĂ©pendance ! Il y avait lĂ un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'Ă©tait un effondrement imprĂ©vu, imbĂ©cile, en dehors de toute raison et de toute logique. Cependant, l'histoire se rĂ©pandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de rĂÂąteau, il venait de ramasser la presque totalitĂ© de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutĂÂŽt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader Ă Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si lĂ©gitimement conquis sur les juifs, Ă©tait d'un million. Huret, lui, ayant Ă©tĂ© Ă la besogne, s'Ă©tait taillĂ© son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votĂšrent des remerciements et des fĂ©licitations Ă l'Ă©minent directeur. Et un coeur surtout brĂ»lait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagnĂ© dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave SĂ©dille et Germaine Coeur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification Ă Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prĂ©venu. Seul Dejoie demeurait mĂ©lancolique, car il devait garder l'Ă©ternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystĂ©rieuse et vague, inutilement. Ce premier triomphe de Saccard sembla ĂÂȘtre comme une floraison de l'empire Ă son apogĂ©e. Il entrait dans l'Ă©clat du rĂšgne, il en Ă©tait un des reflets glorieux. Le soir mĂÂȘme oĂÂč il grandissait parmi les fortunes Ă©croulĂ©es, Ă l'heure oĂÂč la Bourse n'Ă©tait plus qu'un champ morne de dĂ©combres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fĂÂȘtes aux Tuileries, des rĂ©jouissances dans les rues, cĂ©lĂ©braient NapolĂ©on III maĂtre de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposĂÂąt entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protestĂ©, des prophĂštes de malheur annonçaient confusĂ©ment le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait tolĂ©rĂ©, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colĂšre Ă©touffaient ces voix inquiĂštes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacĂ©es, les nuits sans gaz, traversĂ©es par la mĂšche rouge des obus. Ce soir-lĂ , Saccard, dĂ©bordant de son succĂšs, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-ElysĂ©es, tous les trottoirs oĂÂč brĂ»laient des lampions. EmportĂ© dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglĂ©s par cette clartĂ© de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fĂÂȘter n'Ă©tait-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'Ă©levait au milieu des dĂ©sastres ? Un seul ennui venait de gĂÂąter sa joie, la colĂšre de Rougon, qui terrible, avait chassĂ© Huret, quand il avait compris d'oĂÂč venait le coup de Bourse. Ce n'Ă©tait donc pas le grand homme qui s'Ă©tait montrĂ© bon frĂšre, en lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu'il se passĂÂąt de ce haut patronage, mĂÂȘme qu'il attaquĂÂąt le tout-puissant ministre ? Brusquement, en face du palais de la LĂ©gion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la rĂ©solution hardie, pour le jour oĂÂč il se sentirait les reins assez forts. Et, grisĂ© par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes. Deux mois aprĂšs, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, dĂ©cida qu'il fallait donner un nouvel Ă©lan Ă l'Universelle. Dans l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale qui avait eu lieu Ă la fin d'avril, le bilan prĂ©sentĂ© portait, pour l'annĂ©e 1864, un bĂ©nĂ©fice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complĂštement le compte de premier Ă©tablissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissĂ© Ă la rĂ©serve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent rĂ©glementaire ; et, avec le million qui restait, on Ă©tait arrivĂ© Ă distribuer un dividende de dix francs par action. C'Ă©tait un beau rĂ©sultat pour une sociĂ©tĂ© qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procĂ©dait par coups de fiĂšvre, appliquant au terrain financier la mĂ©thode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brĂ»ler la rĂ©colte ; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, qui se rĂ©unit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital on le doublait encore, on l'Ă©levait de cinquante Ă cent millions, en crĂ©ant cent mille actions nouvelles, exclusivement rĂ©servĂ©es aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres Ă©taient Ă©mis Ă 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinĂ©e Ă ĂÂȘtre versĂ©e au fonds de rĂ©serve. Les succĂšs croissants, les affaires heureuses dĂ©jĂ faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, Ă©taient les raisons invoquĂ©es pour justifier cette Ă©norme augmentation du capital, doublĂ© ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner Ă la maison une importance et une soliditĂ© en rapport avec les intĂ©rĂÂȘts qu'elle reprĂ©sentait. D'ailleurs, le rĂ©sultat fut immĂ©diat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires Ă la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montĂšrent Ă neuf cents, en trois jours. Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour prĂ©sider l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, et il Ă©crivit Ă sa soeur une lettre inquiĂšte, oĂÂč il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maĂtre Lelorrain, des dĂ©clarations mensongĂšres. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas Ă©tĂ© lĂ©galement souscrites, la sociĂ©tĂ© Ă©tait restĂ©e propriĂ©taire des titres que refusaient les actionnaires ; et, les versements n'Ă©tant point exĂ©cutĂ©s, un jeu d'Ă©critures avait passĂ© ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prĂÂȘte-noms, des employĂ©s, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-mĂÂȘme Ă sa propre Ă©mission ; de sorte qu'elle dĂ©tenait alors prĂšs de trente mille de ses actions, reprĂ©sentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle Ă©tait illĂ©gale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expĂ©rience a dĂ©montrĂ© que toute maison de crĂ©dit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en rĂ©pondit pas moins gaiement Ă son frĂšre, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'Ă©tait elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, ĂÂȘtre Ă©merveillĂ©e, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vĂ©ritĂ© Ă©tait qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'Ă©motion de sympathie oĂÂč la jetaient l'activitĂ© et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient. En dĂ©cembre, le cours de mille francs fut dĂ©passĂ©. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'Ă©mut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payĂ© ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eĂ»t surpris sur ses lĂšvres une parole de colĂšre et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'Ă©tait bien fait, que cela lui apprendrait Ă ĂÂȘtre moins Ă©tourdi ; et l'on souriait, car l'Ă©tourderie de Gundermann ne s'imaginait guĂšre. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du coeur, l'idĂ©e d'avoir Ă©tĂ© battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionnĂ©, lui si froid, si maĂtre des faits et des hommes, lui Ă©tait assurĂ©ment insupportable. Aussi, dĂšs cette Ă©poque, se mit-il Ă le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succĂšs trop rapides, les prospĂ©ritĂ©s mensongĂšres menaient aux pires dĂ©sastres. Cependant, le cours de mille francs Ă©tait encore raisonnable, et il attendait pour se mettre Ă la baisse. Sa thĂ©orie Ă©tait qu'on ne provoquait pas les Ă©vĂ©nements Ă la Bourse, qu'on pouvait au plus les prĂ©voir et en profiter, quand ils s'Ă©taient produits. La logique seule rĂ©gnait, la vĂ©ritĂ© Ă©tait, en spĂ©culation comme ailleurs, une force toute-puissante. DĂšs que les cours s'exagĂ©reraient par trop, ils s'effondreraient la baisse alors se ferait mathĂ©matiquement, il serait simplement lĂ pour voir son calcul se rĂ©aliser et empocher son gain. Et, dĂ©jĂ , il fixait au cours de quinze cents francs son entrĂ©e en guerre. A quinze cents, il commença donc Ă vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage Ă chaque liquidation, d'aprĂšs un plan arrĂÂȘtĂ© d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vĂ©ritĂ© et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marchĂ© et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lĂ©zardĂÂąt d'elle-mĂÂȘme, pour la jeter par terre d'un coup d'Ă©paule. Plus tard, on raconta que ce fut mĂÂȘme Gundermann qui, en secret, facilita Ă Saccard l'achat d'une antique bĂÂątisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de dĂ©molir, pour Ă©lever Ă la place l'hĂÂŽtel de ses rĂÂȘves, le palais oĂÂč logerait fastueusement son oeuvre. Il Ă©tait parvenu Ă convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dĂšs le milieu d'octobre. Le jour mĂÂȘme oĂÂč la premiĂšre pierre fut posĂ©e, en grande cĂ©rĂ©monie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, Ă attendre Jantrou, qui Ă©tait allĂ© porter des comptes rendus de la solennitĂ© dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandĂ© le rĂ©dacteur en chef, puis Ă©tait tombĂ©e, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'Ă©tait mis galamment Ă sa disposition pour tous les renseignements qu'elle dĂ©sirerait, en l'emmenant dans la piĂšce rĂ©servĂ©e, au fond du corridor. Et lĂ , Ă la premiĂšre attaque brutale, elle cĂ©da, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance rĂ©signĂ©e Ă l'aventure. Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une rĂ©ponse Ă Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placĂ©, elle s'arrĂÂȘtait toujours Ă causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui tĂ©moignait. Ce jour-lĂ , ne l'ayant pas trouvĂ© dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'Ă©couter Ă la porte. Maintenant, c'Ă©tait une maladie, il tremblait de fiĂšvre, il collait son oreille Ă toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gĂÂȘnĂ© ; et il souriait d'un air vague. " Il est lĂ , n'est-ce pas ? " dit Mme Caroline, en voulant passer outre. Il l'avait arrĂÂȘtĂ©e, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir. " Oui, il est lĂ , mais vous ne pouvez pas entrer. - Comment, je ne peux pas entrer ? - Non, il est avec une dame. " Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure. " Quelle est cette dame ? " demanda-t-elle d'une voix brĂšve. Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, Ă elle, sa bienfaitrice. Il se pencha Ă son oreille. " La baronne Sandorff... Oh ! il y a longtemps qu'elle tourne autour ! " Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pĂÂąleur livide de son visage. Elle venait d'Ă©prouver, en plein coeur, une douleur si aiguĂ, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert ; et c'Ă©tait la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait lĂ . Qu'allait-elle faire Ă prĂ©sent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale ? Et, comme elle demeurait sans volontĂ© encore, Ă©tourdie, elle fut gaiement abordĂ©e par Marcelle, qui Ă©tait montĂ©e pour prendre son mari. La jeune femme avait derniĂšrement fait sa connaissance. " Tiens ! c'est vous, chĂšre madame... Imaginez-vous que nous allons au thĂ©ĂÂątre, ce soir ! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coĂ»te cher... Mais Paul a dĂ©couvert un petit restaurant oĂÂč nous nous rĂ©galons pour trente-cinq sous par tĂÂȘte... " Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant. " Deux plats, un carafon de vin, du pain Ă discrĂ©tion. - Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer Ă pied, quand il est trĂšs tard !... Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gĂÂąteau aux amandes de vingt sous... FĂÂȘte complĂšte, noce Ă tout casser ! " Elle s'en alla, enchantĂ©e, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui Ă©tait revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvĂ© la force de sourire. " Amusez-vous bien " , murmura-t-elle, la voix tremblante. Puis, elle partit Ă son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'Ă©tonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer. VII - Deux mois plus tard, par un aprĂšs-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta Ă la salle des Ă©pures, tout de suite aprĂšs le dĂ©jeuner, pour se mettre au travail. Son frĂšre, alors Ă Constantinople, oĂÂč il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargĂ©e de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rĂ©diger une sorte de mĂ©moire, qui serait comme un rĂ©sumĂ© historique de la question ; et, depuis deux grandes semaines, elle tĂÂąchait de s'absorber tout entiĂšre dans cette besogne. Ce jour-lĂ , il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenĂÂȘtre, d'oĂÂč elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hĂÂŽtel Beauvilliers, violĂÂątres sur le ciel pĂÂąle. Il y avait prĂšs d'une demi-heure qu'elle Ă©crivait, lorsque le besoin d'un document l'Ă©gara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassĂ©s sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines ; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de saintetĂ©, une vue enluminĂ©e du Saint-SĂ©pulcre, une priĂšre encadrĂ©e des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de dĂ©tresse oĂÂč l'ĂÂąme est en danger. Alors, elle se souvint, son frĂšre avait achetĂ© ces images Ă JĂ©rusalem, en grand enfant pieux. Une Ă©motion soudaine la saisit, des larmes mouillĂšrent ses joues. Ah ! ce frĂšre, si intelligent, si longtemps mĂ©connu, qu'il Ă©tait heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-SĂ©pulcre naĂÂŻf pour boĂte Ă bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi Ă l'efficacitĂ© de cette priĂšre, rimĂ©e en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop confiant, trop facile Ă se laisser duper peut-ĂÂȘtre, mais si droit, si tranquille, sans une rĂ©volte, sans une lutte mĂÂȘme. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brĂ»lĂ©e de lectures, dĂ©vastĂ©e de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'ĂÂȘtre restĂ©e simple et ingĂ©nue comme lui, au point de pouvoir endormir son coeur saignant, en rĂ©pĂ©tant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'Ă©ponge de la Passion entouraient ! Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'Ă©tait raidie de toute sa volontĂ©, pour rĂ©sister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'Ă©tait point la femme de cet homme, elle ne voulait point ĂÂȘtre sa maĂtresse passionnĂ©e jalouse jusqu'au scandale ; et sa misĂšre Ă©tait qu'elle continuait Ă ne pas se refuser, dans leur intimitĂ© de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considĂ©rĂ© leur aventure une amitiĂ© ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle Ă©tait devenue d'une grande tolĂ©rance, aprĂšs la dure expĂ©rience de son mariage. A trente-six ans Ă©tant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mĂšre qu'en amante, Ă l'Ă©gard de cet ami auquel elle s'Ă©tait rĂ©signĂ©e sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singuliĂšrement dĂ©passĂ© l'ĂÂąge des hĂ©ros ? Parfois, elle rĂ©pĂ©tait qu'on accordait trop d'importance Ă ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entiĂšre. D'ailleurs, elle souriait la premiĂšre de l'immoralitĂ© de sa remarque, car n'Ă©taient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes Ă tous les hommes ? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idĂ©e de la possession unique et totale ! Mais ce n'Ă©taient lĂ que des façons thĂ©oriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer Ă l'abnĂ©gation, continuer Ă ĂÂȘtre l'intendante dĂ©vouĂ©e, la servante d'intelligence supĂ©rieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donnĂ© son coeur et son cerveau une rĂ©volte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, aprĂšs avoir jetĂ© Ă la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'Ă©tait domptĂ©e cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque- lĂ , elle n'avait eu besoin de plus de force. Encore un instant, elle regarda les images de saintetĂ©, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrĂ©dule, tout Ă©mu de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-lĂ mĂÂȘme, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct Ă cet espionnage, dĂšs qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumĂ©e, le matin les tracas de sa direction, l'aprĂšs-midi la Bourse, le soir les invitations Ă dĂner, les premiĂšres reprĂ©sentations, une vie de plaisirs, des filles de thĂ©ĂÂątre dont elle n'Ă©tait point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intĂ©rĂÂȘt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupĂ©es auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se dĂ©fendait de connaĂtre. Cela la rendait soupçonneuse et mĂ©fiante, elle se remettait malgrĂ© elle Ă " faire le gendarme " , comme disait son frĂšre en riant, mĂÂȘme au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessĂ© de surveiller, tant sa confiance un moment Ă©tait devenue grande. Des irrĂ©gularitĂ©s la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle Ă©tait toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au coeur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'Ă©touffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une Ă©glise, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps. Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmĂ©e, s'Ă©tait remise Ă rĂ©diger le mĂ©moire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyĂ© la veille, voulait absolument parler Ă madame. C'Ă©tait Saccard qui, aprĂšs l'avoir engagĂ© lui-mĂÂȘme, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hĂ©sita, puis consentit Ă le recevoir. Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasĂ©s, se dandinant de l'air assurĂ© et fat des hommes que les femmes paient, Charles se prĂ©senta insolemment. " Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille... Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises... Oui, je veux quinze francs. " Sur ces questions de mĂ©nage, elle Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre. Peut-ĂÂȘtre aurait-elle donnĂ© les quinze francs, pour Ă©viter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la rĂ©volta. " Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument dĂ©fendu de faire quelque chose pour vous. " Alors, Charles s'avança, menaçant. " Ah ! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire... Je ne suis pas assez bĂÂȘte pour ne pas avoir remarquĂ© que madame Ă©tait la maĂtresse... " Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut " Et peut-ĂÂȘtre que madame sera contente de savoir oĂÂč va monsieur, de quatre Ă six, deux et trois fois par semaine, quand il est sĂ»r de trouver la personne seule... " Elle Ă©tait redevenue brusquement trĂšs pĂÂąle, tout son sang refluait Ă son coeur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle Ă©vitait d'apprendre depuis deux mois. " Je vous dĂ©fends bien... " Seulement, il criait plus fort qu'elle. " C'est Mme la baronne Sandorff... M. Delcambre l'entretient et a louĂ©, pour l'avoir Ă son aise, un petit rez-de-chaussĂ©e de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison oĂÂč il y a une fruitiĂšre... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude... " Elle avait allongĂ© le bras vers la sonnette, pour qu'on jetĂÂąt cet homme dehors ; mais il aurait certainement continuĂ© devant les domestiques. " Oh ! quand je dis chaude !... J'ai une amie lĂ -dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardĂ©s ensemble, et qui a vu sa maĂtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletĂ©s... - Taisez-vous, malheureux !... Tenez ! voici vos quinze francs. " Et, d'un geste d'indicible dĂ©goĂ»t, elle lui remit l'argent, comprenant que c'Ă©tait la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli. " Moi, je ne veux que le bien de madame... La maison oĂÂč il y a une fruitiĂšre. Le perron au fond de la cour... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre... " Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lĂšvres, livide. " D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-ĂÂȘtre bien Ă quelque chose de rigolo... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boĂte pareille ! Et, quand on a eu de bons maĂtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas ?... Bonsoir, madame. " Enfin, il Ă©tait parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scĂšne pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gĂ©missement, elle vint s'abattre sur sa table de travail ; et les larmes qui l'Ă©touffaient depuis si longtemps ruisselĂšrent. Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maĂtresse, en offrant Ă Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement mĂÂȘme qu'il payait. Elle avait d'abord exigĂ© cinq cents francs ; mais, comme il Ă©tait fort avare, elle dut, aprĂšs marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main Ă la main, au moment oĂÂč elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait lĂ , dans une petite piĂšce, derriĂšre le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une dĂ©licatesse, pour ne pas confier le soin du mĂ©nage Ă la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien Ă faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dĂšs que Delcambre ou Saccard arrivait. C'Ă©tait dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps Ă©tait venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maĂtres, encore ravagĂ© par la dĂ©bauche de la journĂ©e ; et mĂÂȘme c'Ă©tait elle qui l'avait recommandĂ© Ă Saccard, comme un trĂšs bon sujet, trĂšs honnĂÂȘte. Depuis son renvoi, elle Ă©pousait sa rancune, d'autant plus que sa maĂtresse lui faisait des " crasses " et qu'elle avait une place oĂÂč elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait Ă©crire au baron Sandorff ; mais elle avait trouvĂ© plus drĂÂŽle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-lĂ , ayant tout prĂ©parĂ© pour le grand coup, elle attendit. A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff Ă©tait dĂ©jĂ lĂ , allongĂ©e sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude trĂšs exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premiĂšres fois, il avait eu la dĂ©sillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espĂ©rait, chez cette femme si brune, aux paupiĂšres bleues, Ă la provocante allure de bacchante en folie. Elle Ă©tait de marbre, lasse de son inutile effort Ă la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entiĂšre prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dĂ©goĂ»t, rĂ©signĂ©e Ă la nausĂ©e, si elle croyait y dĂ©couvrir un frisson nouveau, il l'avait dĂ©pravĂ©e, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements ; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fĂ©tiche, l'objet ramassĂ© que l'on garde et que l'on baise, mĂÂȘme malpropre, pour la chance qu'il vous porte. Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-lĂ , qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets Ă©taient fermĂ©s, les rideaux soigneusement tirĂ©s ; et deux grosses lampes, aux globes dĂ©polis, sans abat-jour, les Ă©clairaient d'une lumiĂšre crue. A peine Saccard Ă©tait-il entrĂ©, que Delcambre, Ă son tour descendit de voiture. Le procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, personnellement liĂ© avec l'empereur, en passe de devenir ministre, Ă©tait un homme maigre et jaune de cinquante ans, Ă la haute taille solennelle, Ă la face rase, coupĂ©e de plis profonds d'une austĂšre sĂ©vĂ©ritĂ©. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans dĂ©faillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesurĂ© et grave, il avait toute sa dignitĂ©, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guĂšre qu'Ă la nuit tombĂ©e. Clarisse l'attendait dans l'Ă©troite antichambre. " Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien Ă monsieur de ne pas faire de bruit. " Il hĂ©sitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Mais, Ă voix trĂšs basse, elle lui expliqua que le verrou Ă©tait mis sĂ»rement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulait, c'Ă©tait la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un oeil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginĂ© quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermĂ©e Ă clef ; et, la clef ayant Ă©tĂ© ensuite jetĂ©e au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement Ă la reprendre lĂ , puis Ă rouvrir ; de sorte que, grĂÂące Ă cette porte condamnĂ©e, oubliĂ©e, on pouvait maintenant pĂ©nĂ©trer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-mĂÂȘme n'Ă©tait sĂ©parĂ© de la chambre que par une portiĂšre. Certainement, madame n'attendait personne de ce cĂÂŽtĂ©. " Que monsieur se confie entiĂšrement Ă moi. J'ai intĂ©rĂÂȘt, n'est-ce pas ? Ă la rĂ©ussite. " Elle se glissa par la porte entrebĂÂąillĂ©e, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son Ă©troite chambre de bonne, au lit en dĂ©sordre, Ă la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait dĂ©jĂ dĂ©mĂ©nagĂ© sa malle, le matin, pour filer, dĂšs que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle. " Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent. " Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dĂ©visageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitiĂ© gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait Ă son crĂÂąne. Le furieux mĂÂąle, aux appĂ©tits d'ogre, qu'il y avait en lui, cachĂ© derriĂšre la glaciale sĂ©vĂ©ritĂ© de son masque professionnel, commençait Ă gronder sourdement, irritĂ© de cette chair qu'on lui volait. Faisons vite, faisons vite " , rĂ©pĂ©ta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiĂ©vreuses. Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lĂšvres, elle le supplia de patienter encore. " Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau... Dans un moment, ça y sera en plein. " Et, Delcambre, les jambes brusquement cassĂ©es, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux Ă©coutes, ne perdait aucun des bruits lĂ©gers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, dĂ©cuplĂ©s par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient ĂÂȘtre le piĂ©tinement d'une armĂ©e en marche. Enfin, il sentit la main de Clarisse tĂÂątonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une parole, une enveloppe ; oĂÂč il avait glissĂ© les deux cents francs promis. Et elle marcha la premiĂšre, Ă©carta la portiĂšre du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant " Tenez ! les v'lĂÂą ! " Devant le grand feu, aux braises ardentes, Saccard Ă©tait sur le dos, couchĂ© au bord de la chaise longue, n'ayant gardĂ© que sa chemise, qui, roulĂ©e, remontĂ©e jusqu'aux aisselles, dĂ©couvrait, de ses pieds Ă ses Ă©paules, sa peau brune, envahie avec l'ĂÂąge d'un poil de bĂÂȘte ; tandis que la baronne, entiĂšrement nue, toute rose des flammes qui la cuisaient, Ă©tait agenouillĂ©e ; et les deux grosses lampes les Ă©clairaient d'une clartĂ© si vive, que les moindres dĂ©tails s'accusaient, avec un relief d'ombre excessif. BĂ©ant, suffoquĂ© par ce flagrant dĂ©lit anormal, Delcambre s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, pendant que les deux autres, comme foudroyĂ©s, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet, ne bougeaient pas, les yeux Ă©largis et fous. " Ah ! cochons ! bĂ©gaya enfin le procureur gĂ©nĂ©ral, cochons ! cochons ! " Il ne trouvait que ce mot, il le rĂ©pĂ©ta sans fin, l'accentua du mĂÂȘme geste saccadĂ©, pour lui donner plus de force. Cette fois, d'un bond, la femme s'Ă©tait levĂ©e, Ă©perdue de sa nuditĂ©, tournant sur elle-mĂÂȘme, cherchant ses vĂÂȘtements, qu'elle avait laissĂ©s dans le cabinet de toilette, oĂÂč elle ne pouvait aller les reprendre ; et, ayant mis la main sur un jupon blanc restĂ© lĂ , elle s'en couvrit les Ă©paules, garda les deux bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son cou, contre sa poitrine. L'homme, qui avait quittĂ© aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air trĂšs ennuyĂ©. " Cochons ! rĂ©pĂ©ta encore Delcambre, cochons ! dans cette chambre que je paie ! " Et, montrant le poing Ă Saccard, s'affolant de plus en plus, Ă l'idĂ©e que ces ordures se faisaient sur un meuble achetĂ© avec son argent, il dĂ©lira. " Vous ĂÂȘtes ici chez moi, cochon que vous ĂÂȘtes ! Et cette femme est Ă moi, vous ĂÂȘtes un cochon et un voleur ! " Saccard, qui ne se fĂÂąchait pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassĂ© d'ĂÂȘtre ainsi en chemise, et tout Ă fait contrariĂ© de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa. " Dame ! monsieur, rĂ©pondit-il, quand on veut avoir une femme Ă soi tout seul, on commence par lui donner ce dont elle a besoin. " Cette allusion Ă son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il Ă©tait mĂ©connaissable, effroyable, comme si le bouc humain, tout le priape cachĂ© lui sortait de la peau. Ce visage, si digne et si froid, avait brusquement rougi, et il se gonflait, se tumĂ©fiait, s'avançait en un mufle furieux. L'emportement lĂÂąchait la brute charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuĂ©e. " Besoin, besoin, balbutia-t-il, besoin du ruisseau... Ah ! Garce ! " Et il eut vers la baronne un geste si violent, qu'elle prit peur. Elle Ă©tait restĂ©e debout, immobile, ne parvenant Ă se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant Ă dĂ©couvert le ventre et les cuisses. Alors, ayant compris que cette nuditĂ© coupable, ainsi Ă©talĂ©e, l'exaspĂ©rait davantage, elle recula jusqu'Ă la chaise, s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon Ă cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis, elle demeura lĂ , sans un geste, sans un mot, la tĂÂȘte un peu basse, les yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour ĂÂȘtre au vainqueur. Saccard, courageusement, s'Ă©tait jetĂ© devant elle. " Vous n'allez pas la battre, peut-ĂÂȘtre ! " Les deux hommes se trouvĂšrent face Ă face. " Enfin, monsieur, reprit-il, il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers... C'est trĂšs vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous rĂ©pĂšte que, si vous avez payĂ© les meubles ici, moi j'ai payĂ©... - Quoi ? - Beaucoup de choses par exemple, l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud, que vous aviez absolument refusĂ© de rĂ©gler... J'ai autant de droits que vous. Un cochon, c'est possible ! mais un voleur, ah ! non ! Vous allez retirer le mot. " Hors de lui, Delcambre cria " Vous ĂÂȘtes un voleur, et je vais vous casser la tĂÂȘte, si vous ne dĂ©guerpissez pas Ă l'instant. " Mais Saccard, Ă son tour, s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta. " Ah ! ça, dites donc, vous m'embĂÂȘtez, Ă la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce n'est pas encore vous que me ferez peur, mon bonhomme ! " Et, quand il eut enfilĂ© ses bottines, il tapa rĂ©solument des pieds sur le tapis, en disant " LĂ , maintenant, je suis d'aplomb, je reste. " Etouffant de rage, Delcambre s'Ă©tait rapprochĂ©, le mufle en avant. " Sale cochon, veux-tu filer ! - Pas avant toi, vieille crapule ! - Et si je te flanque ma main sur la figure ! - Moi, je te plante mon pied quelque part ! " Nez Ă nez, les crocs dehors, ils aboyaient. Oublieux d'eux-mĂÂȘmes, dans cette dĂ©bĂÂącle de leur Ă©ducation, dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat et le financier en vinrent Ă une querelle de charretiers ivres, Ă des mots abominables, qu'ils se lançaient, avec un besoin croissant de l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'Ă©tranglaient dans leur gorge, ils Ă©cumaient de la boue. Sur sa chaise, la baronne attendait toujours que l'un des deux eĂ»t jetĂ© l'autre dehors. Et, calmĂ©e dĂ©jĂ , arrangeant l'avenir, elle n'Ă©tait plus gĂÂȘnĂ©e que par la prĂ©sence de la femme de chambre, qu'elle devinait derriĂšre la portiĂšre du cabinet de toilette, restĂ©e lĂ pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet, ayant allongĂ© la tĂÂȘte, avec un ricanement d'aise, Ă entendre des messieurs se dirent des choses si dĂ©goĂ»tantes, les deux femmes s'aperçurent, la maĂtresse accroupie et nue, la servante droite et correcte, avec son petit col plat ; et elles Ă©changĂšrent un flamboyant regard, la haine sĂ©culaire des rivales, dans cette Ă©galitĂ© des duchesses et des vachĂšres, quand elles n'ont plus de chemise. Mais Saccard, lui aussi, avait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et revenait lĂÂącher une injure dans la figure de Delcambre, passait la manche gauche de sa redingote et en criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres, d'autres toujours, Ă pleins baquets, Ă la volĂ©e. Puis, tout d'un coup, pour en finir " Clarisse, venez donc !... Ouvrez les portes, ouvrez les fenĂÂȘtres, pour que toute la maison et toute la rue entendent !... M. le Procureur gĂ©nĂ©ral veut qu'on sache qu'il est ici, et je vais le faire connaĂtre, moi ! " PĂÂąlissant, Delcambre recula, en le voyant se diriger vers une des fenĂÂȘtres, comme s'il voulait en tourner la crĂ©mone. Ce terrible homme Ă©tait trĂšs capable d'exĂ©cuter sa menace, lui qui se moquait du scandale. " Ah ! canaille, canaille ! murmura le magistrat. ĂâĄa fait bien la paire, vous et cette catin. Et je vous la laisse... - C'est ça, dĂ©campez ! On n'a pas besoin de vous... Au moins, ses factures seront payĂ©es, elle ne pleurera plus misĂšre... Tenez ! voulez- vous six sous, pour prendre l'omnibus ? " Sous l'insulte, Delcambre s'arrĂÂȘta un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigre, sa face blĂÂȘme, coupĂ©e de plis rigides. Il Ă©tendit le bras, il fit un serment. " Je jure que vous me paierez tout ça... Oh ! je vous retrouverai, prenez garde ! " Puis, il disparut. Tout de suite, derriĂšre lui, on entendit la fuite d'une jupe c'Ă©tait la femme de chambre qui, par crainte d'une explication, se sauvait, trĂšs Ă©gayĂ©e, Ă l'idĂ©e de la bonne farce. Saccard, secouĂ© encore, piĂ©tinant, alla fermer les portes, revint dans la chambre, oĂÂč la baronne Ă©tait restĂ©e ; douĂ©e sur sa chaise. Il se promena Ă grands pas, repoussa dans la cheminĂ©e un tison qui s'Ă©croulait ; et, la voyant seulement alors, si singuliĂšre et si peu couverte, avec ce jupon sur les Ă©paules, il se montra trĂšs convenable. " Habillez-vous donc, ma chĂšre... Et ne vous Ă©motionnez pas. C'est bĂÂȘte, mais ce n'est rien, rien du tout... Nous nous reverrons ici, aprĂšs-demain, pour nous arranger, n'est-ce pas ? Moi, il faut que je file, j'ai un rendez-vous avec Huret. " Et, comme elle remettait enfin sa chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre " Surtout, si vous achetez de l'Italien, pas de bĂÂȘtise ! ne le prenez qu'Ă prime. " Pendant ce temps, Ă la mĂÂȘme heure, Mme Caroline, la tĂÂȘte abattue sur sa table de travail, sanglotait. Le brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer dĂ©sormais, remuait en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'Ă©tait forcĂ©e Ă la tranquillitĂ© et Ă l'espoir, dans les affaires de l'Universelle, complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas Ă apprendre. Aussi, maintenant, se reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle avait Ă©crite Ă son frĂšre, lors de la derniĂšre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale ; car elle le savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreilles, les irrĂ©gularitĂ©s continuaient, s'aggravaient sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi, la sociĂ©tĂ© jouait de plus en plus, sous le couvert de ce prĂÂȘte-nom, sans parler des rĂ©clames Ă©normes et mensongĂšres, des fondations de sable et de boue qu'on donnait Ă la colossale maison, dont la montĂ©e si prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissait, c'Ă©tait ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille Ă une machine, bourrĂ©e de charbon, lancĂ©e sur des rails diaboliques, jusqu'Ă ce que tout crevĂÂąt et sautĂÂąt, sous un dernier choc. Elle n'Ă©tait point une naĂÂŻve, une nigaude, que l'on pĂ»t tromper ; mĂÂȘme ignorante de la technique des opĂ©rations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfiĂšvrement, destinĂ© Ă griser la foule, Ă l'entraĂner dans cette Ă©pidĂ©mique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours Ă plus de succĂšs, Ă des guichets monumentaux, des guichets enchantĂ©s qui absorbaient des riviĂšres, pour rendre des fleuves, des ocĂ©ans d'or. Son pauvre frĂšre, si crĂ©dule, sĂ©duit, emportĂ©, allait-elle donc le trahir, l'abandonner Ă ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous ? Elle Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©e de son inaction et de son impuissance. Cependant, le crĂ©puscule assombrissait la salle des Ă©pures, que le foyer Ă©teint n'Ă©clairait mĂÂȘme pas d'un reflet ; et, dans ces tĂ©nĂšbres accrues, Mme Caroline pleurait plus fort. C'Ă©tait lĂÂąche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiĂ©tude sur les affaires de l'Universelle. Saccard, certainement, menait Ă lui seul le terrible galop, fouaillait la bĂÂȘte avec une fĂ©rocitĂ©, une inconscience morale extraordinaire, quitte Ă la tuer. Il Ă©tait l'unique coupable, elle avait un frisson Ă tĂÂącher de lire en lui, dans cette ĂÂąme obscure d'un homme d'argent, ignorĂ©e de lui-mĂÂȘme, oĂÂč l'ombre cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les dĂ©chĂ©ances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la dĂ©couverte lente de tant de plaies, la crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jetĂ© sur cette table, pleurante et sans force, l'auraient au contraire redressĂ©e, dans un besoin de lutte et de guĂ©rison. Elle se connaissait, elle Ă©tait une guerriĂšre. Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant dĂ©bile, c'Ă©tait qu'elle aimait Saccard et que Saccard, Ă cette minute mĂÂȘme, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle Ă©tait obligĂ©e de se faire, l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'Ă©touffer. " N'avoir pas plus de fiertĂ©, mon Dieu ! balbutiait-elle Ă voix haute. Etre Ă ce point fragile et misĂ©rable ! Ne pas pouvoir, quand on veut ! " A ce moment, dans la piĂšce noire, elle eut l'Ă©tonnement d'entendre une voix. C'Ă©tait Maxime qui, en familier de la maison, venait d'entrer. " Comment ! vous ĂÂȘtes sans lumiĂšre, et vous pleurez ! " Confuse d'ĂÂȘtre ainsi surprise, elle s'efforça de maĂtriser ses sanglots, pendant qu'il ajoutait " Je vous demande pardon, je croyais mon pĂšre revenu de la Bourse... Une dame m'a priĂ© de le lui amener Ă dĂner. " Mais le valet de chambre apportait une lampe, et il se retira, aprĂšs l'avoir posĂ©e sur la table. Toute la vaste piĂšce s'Ă©tait Ă©clairĂ©e de la calme lumiĂšre qui tombait de l'abat-jour. " Ce n'est rien, voulut expliquer Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu nerveuse. " Et, les yeux secs, le buste droit, elle souriait dĂ©jĂ , de son air hĂ©roĂÂŻque de combattante. Un instant, le jeune homme la regarda, si fiĂšrement redressĂ©e, avec ses grands yeux clairs, ses fortes lĂšvres, son visage de bontĂ© virile, l'Ă©paisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pĂ©nĂ©trĂ© d'un grand charme ; et il la trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents Ă©galement trĂšs blanches, une femme adorable, devenue belle. Puis il songea Ă son pĂšre, il eut un haussement d'Ă©paules plein d'une mĂ©prisante pitiĂ©. " C'est lui, n'est-ce pas ? qui vous met dans un Ă©tat pareil. " Elle voulut nier, mais elle Ă©tranglait, des larmes remontaient Ă ses paupiĂšres. " Ah ! ma pauvre madame, je vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal rĂ©compensĂ©e... C'Ă©tait fatal, qu'il vous mangeĂÂąt, vous aussi ! " Alors, elle se souvint du jour oĂÂč elle Ă©tait allĂ©e lui emprunter les deux mille francs, pour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec elle, lorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passĂ© ? en le questionnant ? Et un irrĂ©sistible besoin la poussait maintenant qu'elle avait commencĂ© de descendre, il lui fallait toucher le fond. Cela seul Ă©tait brave, digne d'elle, utile Ă tous. Mais elle rĂ©pugnait Ă cette enquĂÂȘte, elle prit un dĂ©tour, ayant l'air de rompre la conversation. " Je vous dois toujours deux mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire attendre ? " Il eut un geste, pour lui donner tout le temps dĂ©sirable. Puis, brusquement " A propos, et mon petit frĂšre, ce monstre ? - Il me dĂ©sole, je n'ai encore rien dit Ă votre pĂšre... Je voudrais tant dĂ©crasser un peu le pauvre ĂÂȘtre, pour qu'on pĂ»t l'aimer ! " Un rire de Maxime l'inquiĂ©ta, et comme elle l'interrogeait des yeux " Dame ! je crois que vous prenez encore lĂ un souci bien inutile. Papa ne comprendra guĂšre toute cette peine... Il en a tant vu, des ennuis de famille ! " Elle le regardait toujours, si correct dans son Ă©goĂÂŻste jouissance de la vie, si joliment dĂ©sabusĂ© des liens humains, mĂÂȘme de ceux que crĂ©e le plaisir. Il avait souri, goĂ»tant seul la mĂ©chancetĂ© cachĂ©e de sa derniĂšre phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes. " Vous avez perdu votre mĂšre de bonne heure ? - Oui, je l'ai Ă peine connue... J'Ă©tais encore Ă Plassans, au collĂšge, lorsqu'elle est morte, ici, Ă Paris... Notre oncle, le docteur Pascal, a gardĂ© lĂ -bas avec lui ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois. - Mais votre pĂšre s'est remariĂ© ? " Il eut une hĂ©sitation. Ses yeux si clairs, si vides, s'Ă©taient troublĂ©s d'une petite fumĂ©e rousse. " Oh ! oui, oui, remariĂ©... La fille d'un magistrat, une BĂ©raud du ChĂÂątel... RenĂ©e, pas une mĂšre pour moi, une bonne amie... " Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant prĂšs d'elle " Voyez-vous, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'aprĂšs l'argent... Oh ! entendons- nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise Ă n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marchĂ©. Et cela en homme inconscient et supĂ©rieur, car il est vraiment le poĂšte du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le trĂšs grand ! " C'Ă©tait bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle Ă©coutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tĂÂȘte. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui dessĂ©chait les ĂÂąmes, en chassait la bontĂ©, la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul Ă©tait le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautĂ©s et de toutes les saletĂ©s humaines. A cette minute, elle le maudissait, l'exĂ©crait dans la rĂ©volte indignĂ©e de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anĂ©anti tout l'argent du monde, comme on Ă©craserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santĂ© de la terre. " Et votre pĂšre s'est remariĂ© " , rĂ©pĂ©ta-t-elle au bout d'un silence, d'une voix lente et embarrassĂ©e, dans un Ă©veil confus de souvenirs. Qui donc, devant elle, avait fait allusion Ă cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire une femme sans doute, quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare, lorsque le nouveau locataire Ă©tait venu habiter le premier Ă©tage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argent, de quelque marchĂ© honteux conclu, et, plus tard, le crime n'Ă©tait-il pas tranquillement entrĂ© dans le mĂ©nage, tolĂ©rĂ© et vivant lĂ , un adultĂšre monstrueux, touchant Ă l'inceste ? " RenĂ©e, reprit Maxime trĂšs bas, comme malgrĂ© lui, n'avait que quelques annĂ©es de plus que moi... " Il avait levĂ© la tĂÂȘte, il regardait Mme Caroline ; et, dans un abandon subit, dans une confiance irraisonnĂ©e en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta le passĂ©, non pas en phrases suivies, mais par lambeaux, par aveux incomplets, comme involontaire, qu'elle devait coudre. Etait-ce une ancienne rancune contre son pĂšre qu'il soulageait, cette rivalitĂ© qui avait existĂ© entre eux, qui les faisait Ă©trangers, aujourd'hui encore, sans intĂ©rĂÂȘts communs ? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colĂšre ; mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies. Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire Saccard vendant son nom, Ă©pousant pour de l'argent une fille sĂ©duite ; Saccard, par son argent, sa vie folle et Ă©clatante, achevant de dĂ©traquer cette grande enfant malade ; Saccard, dans un besoin d'argent, ayant Ă obtenir d'elle une signature, tolĂ©rant chez lui les amours de sa femme et de son fils, fermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au- dessus du sang, au-dessus des larmes, adorĂ© plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance ! Et, Ă mesure que l'argent grandissait, que Saccard se rĂ©vĂ©lait Ă elle avec cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise d'une vĂ©ritable Ă©pouvante, glacĂ©e, Ă©perdue, Ă l'idĂ©e qu'elle Ă©tait au monstre, aprĂšs tant d'autres. " VoilĂ ! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prĂ©venue cela ne vous fĂÂąche pas avec mon pĂšre. J'en serais dĂ©solĂ©, parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prĂÂȘter un sou ? " Comme elle ne rĂ©pondait point, la gorge serrĂ©e, frappĂ©e au coeur, il se leva, donna un coup d'oeil Ă une glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle. " N'est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite... Moi, je me suis rangĂ© tout de suite, j'ai Ă©pousĂ© une jeune fille qui Ă©tait malade et qui est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bĂÂȘtises... Non ! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu'il n'a pas de sens moral. " Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide. " Je m'en vais, puisqu'il ne rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bĂÂȘte c'est d'ĂÂȘtre dupe. " Enfin il partait, lorsqu'il s'arrĂÂȘta Ă la porte, riant, ajoutant encore " J'oubliais, dites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir Ă dĂner... Vous savez, Mme de Jeumont, celle qui a couchĂ© avec l'empereur, pour cent mille francs... Et n'ayez pas peur car, si fou que papa soit restĂ©, j'ose espĂ©rer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-lĂ . " Seule, Mme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anĂ©antie sur sa chaise, dans la vaste piĂšce tombĂ©e Ă un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux Ă©largis. C'Ă©tait comme un brusque dĂ©chirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-lĂ , ce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait Ă cette heure dans sa cruditĂ© affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard Ă nu, cette ĂÂąme dĂ©vastĂ©e d'un homme d'argent, compliquĂ©e et trouble dans sa dĂ©composition, il Ă©tait en effet sans liens ni barriĂšres, allant Ă ses appĂ©tits avec l'instinct dĂ©chaĂnĂ© de l'homme qui ne connaĂt d'autre borne que son impuissance. Il avait partagĂ© sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui Ă©taient tombĂ©s sous la main ; il s'Ă©tait vendu lui- mĂÂȘme, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frĂšre, battrait monnaie avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'Ă©tait plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait Ă la fonte les choses et les ĂÂȘtres pour en tirer de l'argent. Dans une brĂšve luciditĂ©, elle vit l'Universelle suer l'argent de toutes parts, un lac, un ocĂ©an d'argent, au milieu duquel, avec un craquement effroyable, tout d'un coup, la maison croulait Ă pic. Ah ! l'argent, l'horrible argent qui salit et dĂ©vore ! D'un mouvement emportĂ©, Mme Caroline se leva. Non, non ! c'Ă©tait monstrueux, c'Ă©tait fini, elle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait pardonnĂ©e ; mais un Ă©coeurement la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'Ă partir sur-le-champ, si elle ne voulait pas elle-mĂÂȘme ĂÂȘtre Ă©claboussĂ©e de boue, Ă©crasĂ©e sous les dĂ©combres. Et le besoin lui venait d'aller loin, trĂšs loin, de rejoindre son frĂšre au fond de l'Orient, plus encore pour disparaĂtre que pour l'avertir. Partir, partir tout de suite ! Il n'Ă©tait pas six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, Ă sept heures cinquante-cinq, car cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer, elle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait. En un quart d'heure, elle allait ĂÂȘtre prĂÂȘte. Puis, la vue de son travail, sur la table, le mĂ©moire commencĂ©, l'arrĂÂȘta un instant. A quoi bon emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri Ă la base ? Elle se mit pourtant Ă ranger avec soin les documents, les notes, par une habitude de bonne mĂ©nagĂšre qui ne voulait rien laisser en dĂ©sordre derriĂšre elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la premiĂšre fiĂšvre de sa dĂ©cision. Et c'Ă©tait dans la pleine possession d'elle-mĂÂȘme qu'elle donnait un dernier coup d'oeil autour de la piĂšce, avant de la quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres. D'un coup d'oeil machinal, Mme Caroline regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de son frĂšre, qui lui Ă©tait adressĂ©e. Elle arrivait de Damas, oĂÂč Hamelin se trouvait alors, pour l'embranchement projetĂ©, de cette ville Ă Beyrouth. D'abord, elle commença Ă la parcourir, debout, prĂšs de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le train. Mais chaque phrase la retenait, elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entiĂšre Ă la lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages. Hamelin, justement, Ă©tait dans un de ses jours de gaietĂ©. Il remerciait sa soeur des derniĂšres bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressĂ©es de Paris, et il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de lĂ -bas, car tout y marchait Ă souhait. Le premier bilan de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis s'annonçait superbe, les nouveaux transports Ă vapeur rĂ©alisaient de grosses recettes, grĂÂące Ă leur installation parfaite et Ă leur vitesse plus grande. En plaisantant, il disait qu'on y voyageait pour le plaisir, et il montrait les ports de la cĂÂŽte envahis par le monde de l'Occident, il racontait qu'il ne pouvait faire une course Ă travers les sentiers perdus, sans se trouver nez Ă nez avec quelque Parisien du boulevard. C'Ă©tait rĂ©ellement, comme il l'avait prĂ©vu, l'Orient ouvert Ă la France. BientĂÂŽt, des villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture trĂšs vive de la gorge Ă©cartĂ©e du Carmel, oĂÂč la mine d'argent Ă©tait en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisait, on avait dĂ©couvert des sources dans l'Ă©croulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord ; et des champs se crĂ©aient, le blĂ© remplaçait les lentisques, tandis que tout un village dĂ©jĂ s'Ă©tait bĂÂąti prĂšs de la mine, d'abord de simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant de petites maisons de pierre avec des jardins, un commencement de citĂ© qui allait grandir, tant que les filons ne s'Ă©puiseraient pas. Il y avait lĂ prĂšs de cinq cents habitants, une route venait d'ĂÂȘtre achevĂ©e, qui reliait le village Ă Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient, des chariots s'Ă©branlaient au claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient et criaient, dans ce dĂ©sert, dans ce silence de mort oĂÂč seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genĂÂȘts embaumaient toujours l'air tiĂšde, d'une dĂ©licieuse puretĂ©. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la premiĂšre ligne ferrĂ©e qu'il devait ouvrir, de Brousse Ă Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les formalitĂ©s Ă©taient terminĂ©es Ă Constantinople ; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracĂ©, pour le passage difficile des cols du Taurus, l'enchantaient ; et il parlait de ces cols, des plaines qui s'Ă©tendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvĂ© de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repĂšre Ă©taient posĂ©s, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine solitude une ville ici, une ville plus loin, des villes naĂtraient autour de chacune des stations, au croisement des routes naturelles. DĂ©jĂ la moisson des hommes et des grandes choses futures Ă©tait semĂ©e, tout germait, ce serait avant quelques annĂ©es un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa soeur adorĂ©e, heureux de l'associer Ă cette rĂ©surrection d'un peuple, lui disant qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santĂ©. Mme Caroline avait achevĂ© sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait, les yeux de nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levĂšrent, firent le tour des murs, s'arrĂÂȘtant Ă chacun des plans, Ă chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots rĂ©unis Ă©tait Ă cette heure construit, au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'Ă©tait ce fond de gorge sauvage, obstruĂ© de broussailles et de pierres, qui se peuplait, pareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils changeaient les horizons, ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles aux lignes gĂ©omĂ©triques, aux teintes lavĂ©es, que quatre pointes simplement clouaient, toute une Ă©vocation surgissait du lointain pays parcouru autrefois, tant aimĂ© pour son beau ciel Ă©ternellement bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins Ă©tagĂ©s de Beyrouth, les vallĂ©es du Liban aux grands bois d'oliviers et de mĂ»riers, les plaines d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits dĂ©licieux. Elle se revoyait avec son frĂšre en continuelles courses par cette merveilleuse contrĂ©e, dont les richesses incalculables se perdaient, ignorĂ©es ou gĂÂąchĂ©es, sans routes, sans industrie ni agriculture, sans Ă©coles, dans la paresse et l'ignorance. Mais tout cela, maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussĂ©e de sĂšve jeune. L'Ă©vocation de cet Orient de demain dressait dĂ©jĂ devant ses yeux des citĂ©s prospĂšres, des campagnes cultivĂ©es, toute une humanitĂ© heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse des chantiers, et elle constatait que cette vieille terre endormie, rĂ©veillĂ©e enfin, venait d'entrer en enfantement. Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l'argent Ă©tait le fumier dans lequel poussait cette humanitĂ© de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des lambeaux de thĂ©ories sur la spĂ©culation. Elle se rappelait cette idĂ©e que, sans la spĂ©culation, il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fĂ©condes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure. Il faut cet excĂšs de la passion, toute cette vie bassement dĂ©pensĂ©e et perdue, Ă la continuation mĂÂȘme de la vie. Si, lĂ -bas, son frĂšre s'Ă©gayait, chantait victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c'Ă©tait qu'Ă Paris l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute vĂ©gĂ©tation sociale, servait de terreau nĂ©cessaire aux grands travaux dont l'exĂ©cution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayĂ©e lui seul n'Ă©tait-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagĂ©s du travail, dĂ©sormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, Ă©branlĂ©e jusqu'au fond de son ĂÂȘtre, dĂ©cidĂ©e dĂ©jĂ Ă ne pas partir, puisque le succĂšs paraissait complet en Orient et que la bataille Ă©tait Ă Paris, mais incapable encore de se calmer, le coeur saignant toujours. Mme Caroline se leva, vint appuyer son front Ă la vitre d'une des fenĂÂȘtres qui donnaient sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. La nuit s'Ă©tait faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite piĂšce Ă©cartĂ©e oĂÂč la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dĂ©penser de feu. Vaguement, derriĂšre la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle- mĂÂȘme quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bĂÂąclĂ©es Ă la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur Ă©tait arrivĂ©, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouĂ©es chez elles, entĂÂȘtĂ©es Ă ne pas ĂÂȘtre vues Ă pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gĂÂȘne si hĂ©roĂÂŻquement cachĂ©e, un espoir dĂ©sormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain dĂ©jĂ trĂšs gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour oĂÂč elles rĂ©aliseraient, au cours le plus Ă©levĂ©. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rĂÂȘvait de donner quatre dĂners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et Ă l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indiffĂ©rence affectĂ©e, lorsque sa mĂšre lui parlait mariage, l'Ă©coutait avec un lĂ©ger tremblement des mains, en commençant Ă croire que cela se rĂ©aliserait peut-ĂÂȘtre, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, Ă regarder brĂ»ler la petite lampe qui les Ă©clairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappĂ©e de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres crĂ©atures. Si Saccard les enrichissait, ne le bĂ©niraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon ? La bontĂ© Ă©tait donc partout, mĂÂȘme chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exĂ©cration d'une foule, d'humbles voix isolĂ©es les remerciant et les adorant. A cette rĂ©flexion, sa pensĂ©e, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les tĂ©nĂšbres du jardin, s'en Ă©tait allĂ©e vers l'Oeuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribuĂ© des jouets et des dragĂ©es, en rĂ©jouissance d'un anniversaire ; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on Ă©tait plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, Ă cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'Ă©tonnait de l'avoir oubliĂ©, dans sa crise de dĂ©sespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menĂ©e avec tant de peine ? De plus en plus pĂ©nĂ©trante, une douceur montait de l'obscuritĂ© des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolĂ©rance divine qui lui Ă©largissait le coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait Ă briller lĂ -bas, comme une Ă©toile. Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un lĂ©ger frisson. Quoi donc ? elle avait froid ! Et cela l'Ă©gaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle Ă©tait comme au sortir d'un bain glacĂ©, rajeunie et forte, le pouls trĂšs calme. Les matins de belle santĂ©, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idĂ©e de remettre une bĂ»che dans la cheminĂ©e ; et, en voyant que le feu Ă©tait mort, elle s'amusa Ă le rallumer elle-mĂÂȘme, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint Ă embraser les bĂ»ches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brĂ»lait un Ă un. A genoux devant l'ĂÂątre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta lĂ , heureuse et surprise. VoilĂ donc qu'une de ses grandes crises Ă©tait encore passĂ©e, elle espĂ©rait de nouveau, quoi ? elle n'en savait toujours rien, l'Ă©ternel inconnu qui Ă©tait au bout de la vie, au bout de l'humanitĂ©. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportĂÂąt sans cesse la guĂ©rison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les dĂ©bĂÂącles de son existence, son mariage affreux, sa misĂšre Ă Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eĂ»t aimĂ© ; et, Ă chaque Ă©croulement, elle retrouvait la vivace Ă©nergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler ? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passĂ©, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer Ă lui appartenir, en le sachant Ă d'autres, en ne cherchant mĂÂȘme pas Ă le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spĂ©culation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, oĂÂč son frĂšre pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle Ă©tait quand mĂÂȘme debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goĂ»tant Ă faire face au danger une allĂ©gresse de bataille. Pourquoi ? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'ĂÂȘtre ! Son frĂšre le lui disait, elle Ă©tait l'invincible espoir. Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncĂ©e dans son travail, achevant, de sa ferme Ă©criture, une page du mĂ©moire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tĂÂȘte, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lĂšvres sa belle et rayonnante chevelure blanche. " Vous avez beaucoup couru, mon ami ? - Oh ! des affaires Ă n'en plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dĂ» retourner chez le ministre, oĂÂč il n'y avait plus qu'un secrĂ©taire... Enfin, j'ai la promesse pour lĂ -bas. " En effet, depuis qu'il avait quittĂ© la baronne Sandorff, il ne s'Ă©tait plus arrĂÂȘtĂ©, tout aux affaires, dans son emportement de zĂšle accoutumĂ©. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta ; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, dĂ©sormais, elle le surveillerait de prĂšs, afin d'empĂÂȘcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas Ă lui ĂÂȘtre sĂ©vĂšre. " Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont. " Il se rĂ©cria. " Mais elle m'a Ă©crit !... J'ai oubliĂ© de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que cela m'assomme, fatiguĂ© comme je suis ! " Et il partit, aprĂšs avoir de nouveau baisĂ© ses cheveux blancs. Elle se remit Ă son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'Ă©tait-elle pas seulement une amie qui se donnait ? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eĂ»t sali davantage leur liaison. Elle voulait ĂÂȘtre supĂ©rieure Ă l'angoisse du partage, dĂ©gagĂ©e de l'Ă©goĂÂŻsme charnel de l'amour. Etre Ă lui, le savoir Ă d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son coeur courageux et charitable. C'Ă©tait l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimĂ© si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, crĂ©er un monde, faire de la vie. VIII - Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fĂÂȘtes, avec un Ă©clat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprĂÂȘme, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisĂ©e, pleine de musiques et de chants, oĂÂč l'on mangeait, oĂÂč l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais rĂšgne, Ă son apogĂ©e, n'avait convoquĂ© les nations Ă une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothĂ©ose de fĂ©erie, le long dĂ©filĂ© des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre. Et ce fut Ă la mĂÂȘme Ă©poque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hĂÂŽtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillĂ© jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'Ă Paris ; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du cafĂ©-concert, une façade dont le luxe Ă©talĂ© arrĂÂȘtait le monde sur le trottoir. A l'intĂ©rieur, c'Ă©tait une somptuositĂ©, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait Ă la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opĂ©ra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installĂ©s avec une richesse d'ameublement Ă©clatante. Dans le sous-sol, oĂÂč se trouvait le service des titres, des coffres-forts Ă©taient scellĂ©s, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derriĂšre les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangĂ©s comme les tonneaux des contes, oĂÂč dorment les trĂ©sors incalculables des fĂ©es. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et dĂ©filer lĂ c'Ă©tait prĂÂȘt, l'hĂÂŽtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un Ă un Ă cet irrĂ©sistible piĂšge de l'or, flambant au grand soleil. Saccard trĂÂŽnait dans le cabinet le plus somptueusement installĂ©, un meuble Louis XIV, Ă bois dorĂ©, recouvert de velours de GĂÂȘnes. Le personnel venait d'ĂÂȘtre augmentĂ© encore, il dĂ©passait quatre cents employĂ©s ; et c'Ă©tait maintenant Ă cette armĂ©e que Saccard commandait, avec un faste de tyran adorĂ© et obĂ©i, car il se montrait trĂšs large de gratifications. En rĂ©alitĂ©, malgrĂ© son simple titre de directeur, il rĂ©gnait, au-dessus du prĂ©sident du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-mĂÂȘme, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle dĂ©sormais dans une continuelle alerte, trĂšs occupĂ©e Ă connaĂtre chacune de ses dĂ©cisions, pour tĂÂącher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle dĂ©sapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blĂÂąmer en principe, ayant reconnu la nĂ©cessitĂ© d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frĂšre qui s'inquiĂ©tait. Sa crainte avouĂ©e, son argument, pour combattre tout ce luxe, Ă©tait que la maison y perdait son caractĂšre de probitĂ© dĂ©cente, de haute gravitĂ© religieuse. Que penseraient les clients habituĂ©s Ă la discrĂ©tion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussĂ©e de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands Ă©tages Ă©gayĂ©s de bruits, inondĂ©s de lumiĂšre ? Saccard rĂ©pondait qu'ils seraient foudroyĂ©s d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisĂ©s de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalitĂ© du clinquant, qui eut raison. Le succĂšs de l'hĂÂŽtel Ă©tait prodigieux, dĂ©passait en vacarme efficace les plus extraordinaires rĂ©clames de Jantrou. Les petits rentiers dĂ©vots des quartiers tranquilles, les pauvres prĂÂȘtres de campagne dĂ©barquĂ©s le matin du chemin de fer, bĂÂąillaient de bĂ©atitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds lĂ -dedans. A la vĂ©ritĂ©, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'Ă©tait de ne plus pouvoir ĂÂȘtre toujours dans la maison mĂÂȘme, Ă exercer sa surveillance. A peine lui Ă©tait-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prĂ©texte. Elle vivait seule Ă prĂ©sent, dans la salle des Ă©pures, elle ne voyait guĂšre Saccard que le soir. Il avait garde lĂ son appartement, mais tout le rez-de-chaussĂ©e restait fermĂ©, ainsi que les bureaux du premier Ă©tage ; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installĂ©e chez elle, ne cherchait pas mĂÂȘme Ă louer, avec son insouciance voulue de tout gain, mĂÂȘme lĂ©gitime. La maison vide, rĂ©sonnante Ă chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'oĂÂč, sans relĂÂąche, pendant deux annĂ©es, il lui Ă©tait venu un lĂ©ger tintement d'or. Les journĂ©es lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupĂ©e par son frĂšre, qui, d'Orient, lui envoyait des tĂÂąches d'Ă©critures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrĂÂȘtait, Ă©coutait ; prise d'une anxiĂ©tĂ© instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas ; et rien, pas un souffle, l'anĂ©antissement des salles dĂ©mĂ©nagĂ©es, vides, noires, fermĂ©es Ă double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiĂšte. Que faisait-on, rue de Londres ? n'Ă©tait-ce point Ă cette seconde prĂ©cise, que se produisait la lĂ©zarde dont pĂ©rirait l'Ă©difice ? Le bruit se rĂ©pandit, vague et lĂ©ger encore, que Saccard prĂ©parait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter Ă cent cinquante. C'Ă©tait une heure de particuliĂšre excitation, l'heure fatale oĂÂč toutes les prospĂ©ritĂ©s du rĂšgne, les immenses travaux qui avaient transformĂ© la ville, la circulation enragĂ©e de l'argent, les furieuses dĂ©penses du luxe, devaient aboutir Ă une fiĂšvre chaude de la spĂ©culation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se dĂ©cupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rĂÂȘve d'inĂ©puisable richesse et de souveraine domination. Par les soirĂ©es claires, de l'Ă©norme citĂ© en fĂÂȘte, attablĂ©e dans les restaurants exotiques, changĂ©e en foire colossale oĂÂč le plaisir se vendait libre ment sous les Ă©toiles, montait le suprĂÂȘme coup de dĂ©mence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacĂ©es de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accĂšs, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinĂ©s Ă la publicitĂ©, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'Ă©taient, dans la presse, des volĂ©es de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oubliĂ© cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, oĂÂč il Ă©tait expliquĂ© que NapolĂ©on avait prĂ©dit la maison de la rue de Londres ; un grand article de tĂÂȘte, oĂÂč, politiquement, le rĂÂŽle de cette maison Ă©tait d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux jugĂ© par rapport Ă la solution prochaine de la question spĂ©ciaux, tous embrigadĂ©s, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginĂ©, avec les petites feuilles financiĂšres, des traitĂ©s Ă l'annĂ©e, qui lui assuraient une colonne dans chaque numĂ©ro ; et il employait cette colonne, avec une fĂ©conditĂ©, une variĂ©tĂ© d'imagination Ă©tonnantes, allant jusqu'Ă attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il mĂ©ditait venait d'ĂÂȘtre lancĂ©e par le monde entier, Ă un million d'exemplaires. Son agence nouvelle Ă©tait Ă©galement créée, cette agence qui, sous le prĂ©texte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maĂtresse absolue du marchĂ© de toutes les villes importantes. Et L'EspĂ©rance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarquĂ© une sĂ©rie d'articles, Ă la suite du dĂ©cret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la libertĂ©. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frĂšre, restĂ© ministre d'Etat quand mĂÂȘme, rĂ©signĂ©, dans sa passion du pouvoir, Ă dĂ©fendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier ; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris Ă la Chambre entre le tiers parti affamĂ© de son hĂ©ritage, et les clĂ©ricaux, liguĂ©s avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libĂ©ral ; et les insinuations commençaient dĂ©jĂ , le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, Ă chacun des actes du ministre. L'EspĂ©rance passĂ©e Ă l'opposition, c'Ă©tait la popularitĂ©, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde. Alors, sous cette poussĂ©e formidable de publicitĂ©, dans ce milieu exaspĂ©rĂ©, mĂ»r pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une Ă©mission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiĂ©vrer les plus sages. Des humbles logis aux hĂÂŽtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les tĂÂȘtes prenaient feu, l'engouement tournait Ă la foi aveugle, hĂ©roĂÂŻque et batailleuse. On Ă©numĂ©rait les grandes choses dĂ©jĂ faites par l'Universelle, les premiers succĂšs foudroyants, les dividendes inespĂ©rĂ©s, tels qu'aucune autre sociĂ©tĂ© n'en avait distribuĂ© Ă ses dĂ©buts. On rappelait l'idĂ©e si heureuse de la Compagnie des Paquebots rĂ©unis, si prompte en magnifiques rĂ©sultats, cette Compagnie dont les actions faisaient dĂ©jĂ cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, Ă laquelle un orateur sacrĂ©, lors du dernier carĂÂȘme de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu Ă la chrĂ©tientĂ© confiante ; et une autre sociĂ©tĂ© créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes rĂ©glĂ©es les vastes forĂÂȘts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, Ă Constantinople, d'une soliditĂ© inĂ©branlable. Pas un Ă©chec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, dĂ©jĂ un large ensemble de crĂ©ations prospĂšres donnant une base solide aux opĂ©rations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'Ă©tait l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffĂ©es, cet avenir si gros d'entreprises plus considĂ©rables encore, qu'il nĂ©cessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait Ă bouleverser ainsi les cervelles. LĂ , le champ des bruits de Bourse et de salons Ă©tait sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se dĂ©tachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niĂ©e par les uns, exaltĂ©e par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idĂ©e une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dĂners de gala, derriĂšre les jardiniĂšres en fleur, Ă l'heure tardive du thĂ©, jusqu'au fond des alcĂÂŽves, il y avait des crĂ©atures charmantes, d'une cĂÂąlinerie persuasive, qui catĂ©chisaient les hommes " Comment, vous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime ! " C'Ă©tait la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquĂÂȘte de l'Asie, que les croisĂ©s de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'ĂÂȘtre bien renseignĂ©es, parlaient en termes techniques de la ligne mĂšre qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse Ă Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne Ă Angora ; plus tard, celui de TrĂ©bizonde Ă Angora, par Erzeroum et Sivas ; plus tard encore, celui de Damas Ă Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-ĂÂȘtre, oh ! dans longtemps, de Beyrouth Ă JĂ©rusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu ! qui sait ? de JĂ©rusalem Ă Port-SaĂÂŻd et Ă Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'Ă©tait pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrĂ©e Ă©tait poussĂ©e jusque-lĂ , ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises Ă l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trĂ©sors retrouvĂ©s des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rĂÂȘve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond dĂ©licat et vague de lĂ©gendes bibliques, qui divinisait les gros appĂ©tits de gain. N'Ă©tait-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte dĂ©livrĂ©e, la religion triomphante, au berceau mĂÂȘme de l'humanitĂ© ? Et elles s'arrĂÂȘtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait mĂÂȘme pas Ă l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'Ă©tait le mystĂšre, ce qui n'arriverait peut-ĂÂȘtre jamais, et qui peut-ĂÂȘtre Ă©claterait un jour comme un coup de foudre JĂ©rusalem rachetĂ©e au sultan, donnĂ©e au pape, avec la Syrie pour royaume ; la papautĂ© ayant un budget fourni par une banque catholique, le TrĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre, qui la mettrait Ă l'abri des perturbations politiques ; enfin, le catholicisme rajeuni, dĂ©gagĂ© des compromissions, retrouvant une autoritĂ© nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne oĂÂč le Christ a expirĂ©. Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, Ă©tait obligĂ© de dĂ©fendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler ; car c'Ă©tait un assaut, le dĂ©filĂ© d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicitĂ© effrĂ©nĂ©es autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donnĂ© l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entĂÂȘtait, malgrĂ© l'huissier, attendant, espĂ©rant quand mĂÂȘme, il s'Ă©tait enfermĂ© avec deux chefs de service pour achever d'Ă©tudier l'Ă©mission nouvelle. AprĂšs l'examen de plusieurs projets, il venait de se dĂ©cider en faveur d'une combinaison qui, grĂÂące Ă cette Ă©mission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libĂ©rer complĂštement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient Ă©tĂ© versĂ©s ; et, afin d'arriver Ă ce rĂ©sultat, l'action rĂ©servĂ©e aux seuls actionnaires Ă raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens ; serait Ă©mise Ă huit cent cinquante francs, immĂ©diatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libĂ©ration projetĂ©e. Mais des complications se prĂ©sentaient, il y avait encore tout un trou Ă boucher, ce qui rendait Saccard trĂšs nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris Ă plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mĂ©pris, ce jour-lĂ . Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'Ă©tant permis de faire le tour et d'apparaĂtre par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement. " Quoi ? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous !... Tenez ! prenez ma canne, plantez-la Ă ma porte, et qu'il la baisent ! " Dejoie, impassible, se permit d'insister. " Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a suppliĂ©, et comme je sais que monsieur veut lui ĂÂȘtre agrĂ©able... - Eh ! cria Saccard emportĂ©, qu'elle aille au diable avec les autres ! " Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colĂšre Ă©mue. " Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix !... Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle. " L'accueil que Saccard fit Ă la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secouĂ© encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mĂšre, de son air muet et profond, ne le calma mĂÂȘme pas. Il avait renvoyĂ© les deux chefs de service, il ne songeait qu'Ă les rappeler pour continuer son travail. " Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressĂ©. " La comtesse s'arrĂÂȘta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine dĂ©chue. " Mais, monsieur, si je vous dĂ©range... " Il dut leur indiquer des siĂšges ; et la jeune fille, plus brave, s'assĂt la premiĂšre, d'un mouvement rĂ©solu, tandis que la mĂšre reprenait " Monsieur, c'est pour un conseil... Je suis dans l'hĂ©sitation la plus douloureuse, je sens que je ne me dĂ©ciderai jamais toute seule... " Et elle lui rappela qu'Ă la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublĂ©es, lors de la premiĂšre augmentation du capital et doublĂ©es encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versĂ©, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'Ă©conomies, elle avait donc dĂ», pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets. " Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquĂ©reur pour les Aublets... Et, n'est-ce pas ? il est question d'une Ă©mission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-ĂÂȘtre placer toute notre fortune dans votre maison. " Saccard s'apaisait, flattĂ© de voir les deux pauvres femmes, les derniĂšres d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna. " Une nouvelle Ă©mission, parfaitement, je m'en occupe... L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime... Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en ĂÂȘtre attribuĂ© deux cents, ce qui vous obligera Ă un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libĂ©rĂ©s, vous aurez six cents actions bien Ă vous, ne devant rien Ă personne. " Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libĂ©ration des titres, Ă l'aide de la prime ; et elles restaient un peu pĂÂąles, devant ces gros chiffres, oppressĂ©es Ă l'idĂ©e du coup d'audace qu'il fallait risquer. " Comme argent, murmura enfin la mĂšre, ce serait bien cela... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille ; de sorte que, lorsque nous aurions remboursĂ© la somme empruntĂ©e dĂ©jĂ , il nous resterait juste de quoi faire le versement... Mais, mon Dieu ! quelle terrible chose, cette fortune dĂ©placĂ©e, toute notre existence jouĂ©e ainsi ! " Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait Ă cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses Ă©conomies, puis les soixante-dix mille francs empruntĂ©s, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entiĂšre. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prĂ©s, en forĂÂȘts, sa rĂ©pugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, Ă cette minute dĂ©cisive oĂÂč tout allait ĂÂȘtre consommĂ©. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs. Saccard eut un sourire encourageant. " Dame ! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulement, les chiffres sont lĂ . Examinez-les, et toute hĂ©sitation me semble dĂšs lors impossible... Admettons que vous fassiez l'opĂ©ration, vous avez donc six cents actions, qui, libĂ©rĂ©es, vous ont coĂ»tĂ© la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. DĂ©jĂ , vous avez plus que triplĂ© votre argent... Et ça continuera, vous verrez la hausse, aprĂšs l'Ă©mission ! Je vous promets le million avant la fin de l'annĂ©e. - Oh ! maman ! " laissa Ă©chapper Alice, dans un soupir, comme malgrĂ© elle. Un million ! L'hĂÂŽtel de la rue Saint-Lazare dĂ©barrassĂ© de ses hypothĂšques, nettoyĂ© de sa crasse de misĂšre ! Le train de maison remis sur un pied convenable, tirĂ© de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariĂ©e avec une dot dĂ©cente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la derniĂšre pauvresse des rues ! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagĂ© lĂ - bas, mis en Ă©tat de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu ! La mĂšre rĂ©tablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lĂ©sinant plus pour ajouter un plat Ă ses dĂners du mardi, et ne se condamnant plus au jeĂ»ne pour le reste de la semaine ! Ce million flambait, Ă©tait le salut, le rĂÂȘve. La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer Ă sa volontĂ©. " Voyons, qu'en penses-tu ? " Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupiĂšres, Ă©teignant l'Ă©clat de ses yeux. " C'est vrai, reprit la mĂšre, souriante Ă son tour, j'oublie que tu veux me laisser maĂtresse absolue... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espĂšres... " Et, s'adressant Ă Saccard " Ah ! monsieur, on parle de vous avec tant d'Ă©loges !... Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses trĂšs belles, trĂšs touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre oeuvre. Beaucoup me jalousent d'ĂÂȘtre de vos premiĂšres actionnaires, et si on les Ă©coutait, on vendrait jusqu'Ă ses matelas, pour prendre de vos actions. " Elle plaisantait doucement. " Je les trouve mĂÂȘme un peu folles, oui ! un peu folles, oui ! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons oĂÂč je la mĂšne. CharmĂ©, Saccard, regarda Alice, et elle Ă©tait en ce moment si animĂ©e, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment trĂšs jolie, malgrĂ© son teint jaune et son cou trop mince, dĂ©jĂ fanĂ©. Aussi se trouvait-il grand et bon, Ă l'idĂ©e d'avoir fait le bonheur de cette triste crĂ©ature, que l'espoir d'un mari suffisait Ă embellir. " Oh ! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquĂÂȘte, lĂ -bas... Oui, une Ăšre nouvelle, la croix rayonnante... " C'Ă©tait le mystĂšre, ce que personne ne disait ; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical ; car il ne tolĂ©rait pas qu'on parlĂÂąt en sa prĂ©sence de la grande chose, le but suprĂÂȘme et cachĂ©. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lĂšvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiĂ©s. AprĂšs un silence attendri, la comtesse se leva enfin. " Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais Ă©crire Ă mon notaire que j'accepte l'offre qui se prĂ©sente pour les Aublets... Que Dieu me pardonne si je fais mal ! " Saccard, debout, dĂ©clara avec une gravitĂ© Ă©mue " C'est Dieu lui-mĂÂȘme qui vous inspire, madame, soyez-en certaine. " Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, Ă©vitant l'antichambre, oĂÂč l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rĂÂŽdait, l'air gĂÂȘnĂ©. " Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine ? - Non, non, monsieur... Si j'osais demander un avis Ă monsieur... C'est pour moi... " Et il manoeuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, trĂšs dĂ©fĂ©rent. " Pour vous ?... Ah ! c'est vrai, vous ĂÂȘtes actionnaire, vous aussi... Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous ĂÂȘtre rĂ©servĂ©s, vendez plutĂÂŽt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne Ă tous nos amis. - Oh ! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition... Au dĂ©but, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'Ă©conomies que ma pauvre femme nous a laissĂ©s ; et je n'ai toujours que ces huit-lĂ , parce que, n'est-ce pas ? aux autres Ă©missions, lorsqu'on a doublĂ© deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient... Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas ĂÂȘtre si gourmand !- Je voulais seulement demander Ă monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende. - Comment ! que vous vendiez ? " Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiĂštes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions reprĂ©sentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner Ă Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appĂ©tit d'argent lui Ă©tait venu, l'idĂ©e, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir Ă lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer. Seulement, un capital de douze mille francs ajoutĂ© aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'Ă©norme total de dix-huit mille francs ; et il dĂ©sespĂ©rait d'arriver jamais Ă ce chiffre, car il avait calculĂ© que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs. " Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas ?... Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crĂšve-coeur d'avoir vendu... " Saccard Ă©clata. " Ah ! çà , mon garçon, vous ĂÂȘtes stupide !... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrĂÂȘter Ă treize cents ? Est-ce que je vends, moi ?... Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en rĂ©ponds. Et dĂ©campez ! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est lĂ , en disant que je suis sorti ! " Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix. Il fut dĂ©cidĂ© qu'une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire aurait lieu en aoĂ»t, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la prĂ©sider, dĂ©barqua Ă Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa soeur, depuis deux mois, Ă chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succĂšs brutal qui se dĂ©clarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnĂ©e, dont elle n'osait mĂÂȘme parler ; et elle prĂ©fĂ©rait que son frĂšre fĂ»t lĂ , Ă se rendre compte des choses par lui-mĂÂȘme, car elle en arrivait Ă douter d'elle, craignant d'ĂÂȘtre sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frĂšre qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur Ă©veillĂ© ? Cette idĂ©e lui Ă©tait extrĂÂȘmement pĂ©nible ; et elle se laissait aller aux capitulations lĂÂąches, elle discutait avec le devoir, qui, trĂšs net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passĂ©, de tout dire, pour qu'on se mĂ©fiĂÂąt. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication dĂ©cisive, de ne pas abandonner sans contrĂÂŽle le maniement de sommes d'argent si considĂ©rables Ă des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions dĂ©jĂ avaient craquĂ©, s'Ă©taient effondrĂ©s, Ă©crasant le monde. C'Ă©tait le seul parti Ă prendre, viril et honnĂÂȘte, digne d'elle. Puis sa luciditĂ© se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrĂ©gularitĂ©s, communes Ă toutes les maisons de crĂ©dit, affirmait-il. Peut-ĂÂȘtre avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'Ă©tait le succĂšs, ce succĂšs de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprĂ©vu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait mĂÂȘme des heures oĂÂč elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessĂ© de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son coeur si compliquĂ©, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra trĂšs heureuse du retour de son frĂšre. Ce fut, dĂšs le soir du retour d'Hamelin, que Saccard, dans la salle des Ă©pures oĂÂč ils Ă©taient certains de n'ĂÂȘtre pas dĂ©rangĂ©s, voulut lui soumettre les rĂ©solutions que le conseil d'administration aurait Ă approuver, avant de les faire voter par l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Mais le frĂšre et la soeur devancĂšrent l'heure du rendez-vous, d'un tacite accord, et ils se trouvĂšrent un instant seuls, ils purent causer. Hamelin revenait trĂšs gai, ravi d'avoir menĂ© Ă bien l'affaire complexe des chemins de fer, dans ce pays d'Orient, si endormi de paresse, si obstruĂ© d'obstacles politiques, administratifs et financiers. Enfin, le succĂšs Ă©tait complet, les premiers travaux allaient commencer, des chantiers s'ouvriraient, de toutes parts, aussitĂÂŽt que la sociĂ©tĂ© aurait achevĂ© de se constituer Ă Paris. Et il se montrait si enthousiaste, si confiant en l'avenir, que ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silence, tellement cela lui coĂ»tait de gĂÂąter cette belle joie. Cependant, elle exprima des doutes, le mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrĂÂȘta, la regarda en face savait-elle quelque chose de louche ? pourquoi ne parlait-elle pas ? Et elle ne parla pas, elle ne trouvait Ă articuler rien de net. Saccard, qui n'avait pas encore revu Hamelin, lui sauta au cou, l'embrassa, avec son exubĂ©rance mĂ©ridionale. Puis, lorsque ce dernier lui eut confirmĂ© ses derniĂšres lettres, en lui donnant des dĂ©tails sur l'absolue rĂ©ussite de son long voyage, il s'exalta. " Ah ! mon cher, cette fois, nous allons ĂÂȘtre les maĂtres de Paris, les rois du marchĂ©... Moi aussi, j'ai bien travaillĂ© j'ai une idĂ©e extraordinaire. Vous allez voir. " Tout de suite, il lui expliqua sa combinaison, pour porter le capital de cent Ă cent cinquante millions, en Ă©mettant cent mille actions nouvelles, et pour libĂ©rer du mĂÂȘme coup tous les titres, aussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action Ă huit cent cinquante francs, se faisait ainsi, avec les trois cent cinquante francs de prime, une rĂ©serve qui, augmentĂ©e des sommes dĂ©jĂ mises de cĂÂŽtĂ© Ă chaque bilan, atteignait le chiffre de vingt-cinq millions ; et il ne lui restait qu'Ă trouver une pareille somme, pour obtenir les cinquante millions nĂ©cessaires Ă la libĂ©ration des deux cent mille actions anciennes. Or, c'est ici qu'il avait eu son idĂ©e extraordinaire, celle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'annĂ©e courante, gains qui, selon lui, monteraient Ă un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsi, Ă partir du 31 dĂ©cembre 1867, avoir un capital dĂ©finitif de cent cinquante millions, divisĂ© en trois cent mille actions entiĂšrement libĂ©rĂ©es. On unifiait les actions, on les mettait au porteur, de façon Ă faciliter leur libre circulation sur le marchĂ©. C'Ă©tait le triomphe dĂ©finitif, l'idĂ©e de gĂ©nie. " Oui, de gĂ©nie ! cria-t-il, le mot n'est pas trop fort ! " Un peu Ă©tourdi, Hamelin feuilletait les pages du projet, examinait les chiffres. " Je n'aime guĂšre ce bilan si actif, dit-il enfin. Ce sont de vĂ©ritables dividendes que vous allez donner lĂ Ă vos actionnaires, puisque vous libĂ©rez leurs titres ; et il faut ĂÂȘtre certain que toutes les sommes sont bien acquises autrement, on nous accuserait avec raison d'avoir distribuĂ© des dividendes fictifs. " Saccard s'emporta. " Comment ! mais je suis au-dessous de l'estimation ! Voyez donc si je n'ai pas Ă©tĂ© raisonnable est-ce que les Paquebots, est-ce que le Carmel, est-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supĂ©rieurs Ă ceux que j'ai inscrits ? Vous m'apportez de lĂ -bas des bulletins de victoire, tout marche, tout prospĂšre, et c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succĂšs ! " Souriant, Hamelin le calma d'un geste. Si, si ! il avait la foi. Seulement, il Ă©tait pour le cours rĂ©gulier des choses. " En effet, dit doucement Mme Caroline, Ă quoi bon se presser ? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital ?... Ou encore, puisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de plus, pourquoi n'Ă©mettez-vous pas les actions Ă mille ou douze cents francs tout de suite, ce qui vous Ă©viterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan ? " Un instant interloquĂ©, Saccard la regardait, en s'Ă©tonnant qu'elle eĂ»t trouvĂ© cela. " Sans doute, Ă onze cents francs, au lieu de huit cent cinquante, les cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions. - Eh bien, c'est tout trouvĂ©, alors, reprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante. - Ah ! oui, certes ! ils donneront tout ce qu'on voudra ! et ils se battront encore, Ă qui donnera davantage !... Les voilĂ en folie, ils dĂ©moliraient l'hĂÂŽtel pour nous apporter leur argent. " Mais, brusquement, il revint Ă lui, il eut un sursaut de violente protestation. " Qu'est-ce que vous me chantez lĂ ? Je ne veux pas leur demander onze cents francs, Ă aucun prix ! Ce serait vraiment trop bĂÂȘte et trop simple... Comprenez donc que, dans ces questions de crĂ©dit, il faut toujours frapper l'imagination. L'idĂ©e de gĂ©nie, c'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coup, ils s'imaginent qu'ils ne le donnent pas, que c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puis, vous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipĂ© paraissant dans tous les journaux, de ces trente-six millions de gain annoncĂ©s d'avance, Ă toute fanfare !... La Bourse va prendre feu, nous dĂ©passons le cours de deux mille, et nous montons, et nous montons, et nous ne nous arrĂÂȘtons plus ! " Il gesticulait, il Ă©tait debout, se grandissant sur ses petites jambes ; et, en vĂ©ritĂ©, il devenait grand, le geste dans les Ă©toiles, en poĂšte de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'Ă©tait son systĂšme instinctif, l'Ă©lan mĂÂȘme de tout son ĂÂȘtre, cette façon de fouailler les affaires, de les mener au triple galop de sa fiĂšvre. Il avait forcĂ© le succĂšs, allumĂ© les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois Ă©missions en trois ans, le capital sautant de vingt-cinq Ă cinquante, Ă cent, Ă cent cinquante millions, dans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospĂ©ritĂ©. Et les dividendes, eux aussi, procĂ©daient par bonds rien la premiĂšre annĂ©e, puis dix francs, puis trente-trois francs, puis les trente-six millions, la libĂ©ration de tous les titres ! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives, des actions gardĂ©es par la sociĂ©tĂ© pour faire croire au versement intĂ©gral, sous la poussĂ©e que le jeu dĂ©terminait Ă la Bourse, oĂÂč chaque augmentation du capital exagĂ©rait la hausse ! Hamelin, toujours enfoncĂ© dans l'examen du projet, n'avait pas soutenu sa soeur. Il hocha la tĂÂȘte, il revint aux observations de dĂ©tail. " N'importe ! c'est incorrect, votre bilan anticipĂ©, du moment que les gains ne sont pas acquis... Je ne parle mĂÂȘme plus de nos entreprises, bien qu'elles soient Ă la merci des catastrophes, comme toutes les oeuvres humaines... Mais je vois lĂ le compte Sabatani, trois mille et tant d'actions qui reprĂ©sentent plus de deux millions. Or, vous les mettez Ă notre crĂ©dit, et c'est Ă notre dĂ©bit qu'il faudrait les mettre, puisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas ? nous pouvons nous dire cela, entre nous... Et, tenez ! je reconnais Ă©galement ici plusieurs de nos employĂ©s, mĂÂȘme quelques-uns de nos administrateurs, tous des prĂÂȘte-noms, oh ! je le devine, vous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait trembler, de voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulement, nous n'encaissons pas, mais nous nous immobilisons, et nous finirons par nous dĂ©vorer un jour. " Du regard, Mme Caroline l'encourageait, car il disait enfin toutes ses craintes, il trouvait la cause de ce sourd malaise, qui grandissait en elle, avec le succĂšs. " Ah ! le jeu ! murmura-t-elle. - Mais nous ne jouons pas ! cria Saccard. Seulement, il est bien permis de soutenir ses valeurs, et nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller Ă ce que Gundermann et les autres ne dĂ©prĂ©cient pas nos titres en jouant contre nous Ă la baisse. S'ils n'ont point trop osĂ© encore, cela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions ; et, je vous en prĂ©viens, si l'on m'y force, je suis mĂÂȘme prĂÂȘt Ă en acheter, oui ! j'en achĂšterai, plutĂÂŽt que de les laisser tomber d'un centime ! " Il avait prononcĂ© ces derniers mots avec une force extraordinaire, comme s'il eĂ»t prĂÂȘtĂ© le serment de mourir plutĂÂŽt que d'ĂÂȘtre battu. Puis, il s'apaisa d'un effort, il se mit Ă rire, de son air de bonhomie un peu grimaçante. " Voyons, voilĂ que ça va recommencer, la mĂ©fiance ! Je croyais que nous nous Ă©tions expliquĂ©s une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti Ă vous remettre entre mes mains, laissez-moi donc agir ! Je ne veux que votre fortune, une grande, grande fortune ! " Il s'interrompit, baissa la voix, comme effrayĂ© lui-mĂÂȘme de l'Ă©normitĂ© de son dĂ©sir. " Vous ne savez pas ce que je veux ? Je veux le cours de trois mille francs. " D'un geste, il l'indiquait dans le vide, il le voyait monter comme un astre, incendier l'horizon de la Bourse, ce cours triomphal de trois mille francs. " C'est fou ! dit Mme Caroline. - DĂšs que le cours aura dĂ©passĂ© deux mille francs, dĂ©clara Hamelin ; toute hausse nouvelle deviendra un danger ; et, quant Ă moi, je vous avertis que je vendrai, pour ne pas tremper dans une pareille dĂ©mence. " Mais Saccard se mit Ă chantonner. On dit toujours qu'on vendra, et puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgrĂ© eux. De nouveau, il souriait, trĂšs caressant, lĂ©gĂšrement moqueur. " Confiez-vous Ă moi, il me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires... Sadowa vous a rapportĂ© un million. " C'Ă©tait vrai, les Hamelin n'y songeaient plus ils avaient acceptĂ© ce million, pĂÂȘchĂ© dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restĂšrent un moment silencieux, pĂÂąlissants, avec ce trouble au coeur des gens honnĂÂȘtes encore, qui ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mĂÂȘmes Ă©taient pris de la lĂšpre du jeu ? est-ce qu'ils se pourrissaient, dans ce milieu enragĂ© de l'argent, oĂÂč leurs affaires les forçaient Ă vivre ? " Sans doute, finit par murmurer l'ingĂ©nieur, mais si j'avais Ă©tĂ© lĂ .. ; " Saccard ne voulut pas le laisser achever. " Laissez donc, n'ayez aucun remords c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs ! " Tous les trois s'Ă©gayĂšrent. Et Mme Caroline, qui s'Ă©tait assise, eut un geste de tolĂ©rance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres ? C'Ă©tait la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloĂtre. " Voyons, voyons ! continuait-il gaiement, n'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abord, et ensuite il n'y a que les impuissants qui dĂ©daignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre lĂ©gitime part. Autrement, couchez-vous et dormez ! " Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot. " Savez-vous que vous allez bientĂÂŽt avoir en poche une jolie somme !... Attendez ! " Et, avec une pĂ©tulance d'Ă©colier, il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ© Ă la table de Mme Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres. " Attendez ! Je vais vous faire votre compte. Oh ! je le connais... Vous avez eu, Ă la fondation, cinq cents actions, doublĂ©es une premiĂšre fois, puis doublĂ©es encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, aprĂšs notre Ă©mission prochaine. " Hamelin tenta de l'interrompre. " Non ! non ! je sais que vous avez de quoi les payer, avec les trois cent mille francs de votre hĂ©ritage d'une part, et avec votre million de Sadowa de l'autre... Regardez ! vos deux mille premiĂšres actions vous ont coĂ»tĂ© quatre cent trente-cinq mille francs, les mille autres vous coĂ»teront huit cent cinquante mille francs, en tout douze cent quatre- vingt-cinq mille francs... Donc, il vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune homme, sans compter vos appointements de trente mille francs, que nous allons porter Ă soixante mille. " Etourdis, tous deux l'Ă©coutaient, finissaient par s'intĂ©resser violemment Ă ces chiffres. " Vous voyez bien que vous ĂÂȘtes honnĂÂȘtes, que vous payez ce que vous prenez... Mais tout ça, c'est des bagatelles. J'en voulais venir Ă ceci... " Il se releva, brandit la feuille de papier, d'un air de victoire. " Au cours de trois mille, vos trois mille actions vous donneront neuf millions. - Comment ! au cours de trois mille ! s'Ă©criĂšrent-ils, protestant du geste contre cette obstination dans la folie. - Eh ! sans doute ! Je vous dĂ©fends bien de vendre plus tĂÂŽt, je saurai vous en empĂÂȘcher, oui ! par la force, par le droit qu'on a d'empĂÂȘcher ses amis de faire des bĂÂȘtises... Le cours de trois mille, il me le faut, je l'aurai ! " Que rĂ©pondre Ă ce terrible homme, dont la voix perçante, pareille Ă une voix de coq, sonnait le triomphe ? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les Ă©paules. Et ils dĂ©clarĂšrent qu'ils Ă©taient bien tranquilles, que le fameux cours ne serait jamais atteint. Lui, venait de se remettre Ă la table, oĂÂč il faisait d'autres calculs, son compte Ă lui. Avait-il payĂ©, paierait-il ses trois mille actions ? cela restait vague. Il devait mĂÂȘme possĂ©der un chiffre d'actions beaucoup plus fort ; mais il Ă©tait difficile de le savoir ; car, lui aussi, servait de prĂÂȘte- nom Ă la sociĂ©tĂ©, et comment distinguer, dans le tas, les titres qui lui appartenaient ? Le crayon allongeait les lignes de chiffres, Ă l'infini. Puis, il biffa tout d'un trait fulgurant, froissa le papier. ĂâĄa et les deux millions ramassĂ©s dans la boue et le sang de Sadowa, c'Ă©tait sa part. " J'ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n'est-ce pas ? Dans huit jours, le conseil d'administration, et, immĂ©diatement aprĂšs, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, pour voter. " Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvĂšrent seuls, effarĂ©s et las, ils demeurĂšrent un moment muets, en face l'un de l'autre. " Que veux-tu ? dĂ©clara-t-il enfin, rĂ©pondant aux secrĂštes rĂ©flexions de sa soeur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais Ă nous de refuser cette fortune... Moi, je ne me suis jamais considĂ©rĂ© que comme un homme de science qui amĂšne de l'eau au moulin ; et je l'y ai amenĂ©e, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospĂ©ritĂ© si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m'atteindre, ne nous dĂ©courageons pas, travaillons ! " Elle avait quittĂ© sa chaise, chancelante, balbutiante. " Oh ! tout cet argent... tout cet argent... " Et, Ă©tranglĂ©e d'une Ă©motion invincible, Ă l'idĂ©e de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit Ă son cou, elle pleura. C'Ă©tait de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement rĂ©compensĂ© de son intelligence et de ses travaux ; mais c'Ă©tait de la peine aussi, une peine dont elle n'aurait pu dire au juste la cause, oĂÂč il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectĂšrent de s'Ă©gayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mĂ©contentement d'eux-mĂÂȘmes, le remords inavouĂ© d'une complicitĂ© salissante. " Oui, il a raison, rĂ©pĂ©ta Mme Caroline, tout le monde en est lĂ . C'est la vie. " Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hĂÂŽtel de la rue de Londres. Ce n'Ă©tait plus le salon humide que verdissait le pĂÂąle reflet d'un jardin voisin, mais une vaste piĂšce, Ă©clairĂ©e sur la rue par quatre fenĂÂȘtres, et dont le haut plafond, les murs majestueux, dĂ©corĂ©s de grandes peintures, ruisselaient d'or. Le fauteuil du prĂ©sident Ă©tait un vĂ©ritable trĂÂŽne, dominant les autres fauteuils, qui s'alignaient, superbes et graves, ainsi que pour une rĂ©union de ministres royaux, autour de l'immense table, recouverte d'un tapis de velours rouge. Et, sur la monumentale cheminĂ©e de marbre blanc, oĂÂč, l'hiver, brĂ»laient des arbres, Ă©tait un buste du pape, une figure aimable et fine, qui semblait sourire malicieusement de se trouver lĂ . Saccard avait achevĂ© de mettre la main sur tous les membres du conseil, en les achetant simplement, pour la plupart. GrĂÂące Ă lui, le marquis de Bohain, compromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroquerie, pris la main au fond du sac, avait pu Ă©touffer le scandale, en dĂ©sintĂ©ressant la compagnie volĂ©e ; et il Ă©tait devenu ainsi son humble crĂ©ature, sans cesser de porter haut la tĂÂȘte, fleur de noblesse, le plus bel ornement du conseil. Huret, de mĂÂȘme, depuis que Rougon l'avait chassĂ©, aprĂšs le vol de la dĂ©pĂÂȘche annonçant la cession de la VĂ©nĂ©tie, s'Ă©tait donnĂ© tout entier Ă la fortune de l'Universelle, la reprĂ©sentant au Corps lĂ©gislatif, pĂÂȘchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politique, gardant la plus grosse part de ses effrontĂ©s maquignonnages, qui pouvaient, un beau matin, le jeter Ă Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-prĂ©sident, touchait cent mille francs de prime secrĂšte pour donner sans examen les signatures, pendant les longues absences d'Hamelin ; et le banquier Kolb se faisait Ă©galement payer sa complaisance passive, en utilisant Ă l'Ă©tranger la puissance de la maison, qu'il allait jusqu'Ă compromettre, dans ses arbitrages ; et SĂ©dille lui-mĂÂȘme, le marchand de soie, Ă©branlĂ© Ă la suite d'une liquidation terrible, s'Ă©tait fait prĂÂȘter une grosse somme, qu'il n'avait pu rendre. Seul, Daigremont gardait son indĂ©pendance absolue vis-Ă -vis de Saccard ; ce qui inquiĂ©tait ce dernier, parfois, bien que l'aimable homme restĂÂąt charmant, l'invitant Ă ses fĂÂȘtes, signant tout lui aussi sans observation, avec sa bonne grĂÂące de Parisien sceptique qui trouve que tout va bien, tant qu'il gagne. Ce jour-lĂ , malgrĂ© l'importance exceptionnelle de la sĂ©ance, le conseil fut d'ailleurs menĂ© aussi rondement que les autres jours. C'Ă©tait devenu une affaire d'habitude on ne travaillait rĂ©ellement qu'aux petites rĂ©unions du 15, et les grandes rĂ©unions de la fin du mois sanctionnaient simplement les rĂ©solutions, en grand apparat. L'indiffĂ©rence Ă©tait telle chez les administrateurs, que, les procĂšs- verbaux menaçant d'ĂÂȘtre toujours les mĂÂȘmes, d'une constante banalitĂ© dans l'approbation gĂ©nĂ©rale, il avait fallu prĂÂȘter Ă des membres des scrupules, des observations, toute une discussion imaginaire, qu'aucun ne s'Ă©tonnait d'entendre lire, Ă la sĂ©ance suivante, et qu'on signait, sans rire. Daigremont s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, avait serrĂ© les mains d'Hamelin, sachant les bonnes, les grandes nouvelles qu'il apportait. " Ah ! mon cher prĂ©sident, que je suis heureux de vous fĂ©liciter ! " Tous l'entouraient, le fĂÂȘtaient, Saccard lui-mĂÂȘme, comme s'il ne l'eĂ»t encore vu ; et, lorsque la sĂ©ance fut ouverte, lorsqu'il eut commencĂ© la lecture du rapport qu'il devait prĂ©senter Ă l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, on Ă©couta, ce qu'on ne faisait jamais. Les beaux rĂ©sultats acquis, les magnifiques promesses d'avenir, l'ingĂ©nieuse augmentation du capital qui libĂ©rait en mĂÂȘme temps les anciens titres, tout fut accueilli avec des hochements de tĂÂȘte admiratifs. EL pas un n'eut l'idĂ©e de provoquer des explications. C'Ă©tait parfait. SĂ©dille ayant relevĂ© une erreur dans un chiffre, on convint mĂÂȘme de ne pas insĂ©rer sa remarque au procĂšs-verbal, pour ne pas dĂ©ranger la belle unanimitĂ© des membres, qui signĂšrent tous rapidement, Ă la file, sous le coup de l'enthousiasme, sans observation aucune. DĂ©jĂ la sĂ©ance Ă©tait levĂ©e, on Ă©tait debout, riant, plaisantant, au milieu des dorures Ă©clatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse Ă Fontainebleau ; tandis que le dĂ©putĂ© Huret, qui Ă©tait allĂ© Ă Rome, disait comment il en avait rapportĂ© la bĂ©nĂ©diction du pape. Kolb venait de disparaĂtre, courant Ă un rendez-vous. Et les autres administrateurs, les comparses, recevaient de Saccard des ordres Ă voix basse, sur l'attitude qu'ils devaient prendre Ă la prochaine assemblĂ©e. Mais Daigremont, que le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses Ă©loges outrĂ©s du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeur, pour lui souffler Ă l'oreille " Pas trop d'emballement, hein ! " Saccard s'arrĂÂȘta net, le regarda. Il se rappelait combien il avait hĂ©sitĂ©, au dĂ©but, Ă le mettre dans l'affaire, le sachant d'un commerce peu sĂ»r. " Ah ! qui m'aime me suive ! rĂ©pondit-il trĂšs haut, de façon Ă ĂÂȘtre entendu de tout le monde. Trois jours plus tard, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fĂÂȘtes de l'hĂÂŽtel du Louvre. Pour une telle solennitĂ©, on avait dĂ©daignĂ© la pauvre salle nue de la rue Blanche, on voulait une galerie de gala, encore toute chaude, entre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait ĂÂȘtre, d'aprĂšs les statuts, possesseur d'au moins vingt actions, pour ĂÂȘtre admis, et il vint plus de douze cents actionnaires, reprĂ©sentant quatre mille et quelques voix. Les formalitĂ©s de l'entrĂ©e, la prĂ©sentation des cartes et la signature sur le registre demandĂšrent prĂšs de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salle, oĂÂč l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employĂ©s de l'Universelle. Sabatani Ă©tait lĂ , au milieu d'un groupe, parlant de l'Orient, son pays, avec des caresses de voix languissantes, racontant de merveilleuses histoires, comme si l'on n'avait eu qu'Ă s'y baisser pour ramasser l'argent, l'or et les pierres prĂ©cieuses ; et Maugendre, qui s'Ă©tait, en juin, dĂ©cidĂ© Ă acheter cinquante actions de l'Universelle Ă douze cents francs, convaincu de la hausse, l'Ă©coutait bouche bĂ©ante, ravi de son flair ; tandis que Jantrou, tombĂ© dĂ©cidĂ©ment dans une noce crapuleuse, depuis qu'il Ă©tait riche, ricanait en dessous, la bouche tordue d'ironie, dans l'accablement d'une dĂ©bauche de la veille. AprĂšs la nomination du bureau, lorsque Hamelin, prĂ©sident de droit, eut ouvert la sĂ©ance, LavigniĂšre, réélu commissaire-censeur, et qu'on devait hausser aprĂšs l'exercice au titre d'administrateur, son rĂÂȘve, fut invitĂ© Ă lire un rapport sur la situation financiĂšre de la sociĂ©tĂ©, telle qu'elle serait au 31 dĂ©cembre prochain c'Ă©tait, pour obĂ©ir aux statuts, une façon de contrĂÂŽler d'avance le bilan anticipĂ© dont il allait ĂÂȘtre question. Il rappela le bilan du dernier exercice, prĂ©sentĂ© Ă l'assemblĂ©e ordinaire du mois d'avril, ce bilan magnifique qui accusait un bĂ©nĂ©fice net de onze millions et demi, et qui avait permis, aprĂšs les prĂ©lĂšvements du cinq pour cent des actionnaires, du dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la rĂ©serve, de distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puis, il Ă©tablissait sous un dĂ©luge de chiffres, que la somme de trente-six millions, donnĂ©e comme total approximatif des bĂ©nĂ©fices de l'exercice courant, loin de lui paraĂtre exagĂ©rĂ©e, se trouvait au-dessous des plus modestes espĂ©rances. Sans doute, il Ă©tait de bonne foi, et il devait avoir examinĂ© consciencieusement les piĂšces soumises Ă son contrĂÂŽle ; mais rien n'est plus illusoire, car, pour Ă©tudier Ă fond une comptabilitĂ©, il faut en refaire une autre, entiĂšrement. D'ailleurs, les actionnaires n'Ă©coutaient pas. Quelques dĂ©vots, Maugendre et d'autres, les petits qui reprĂ©sentaient une voix ou deux, buvaient seuls chaque chiffre, au milieu du murmure persistant des conversations. Le contrĂÂŽle des commissaires-censeurs, cela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'Ă©tablit que lorsque Hamelin, enfin, se leva. Des applaudissements Ă©clatĂšrent mĂÂȘme avant qu'il eĂ»t ouvert la bouche, en hommage Ă son zĂšle, au gĂ©nie obstinĂ© et brave de cet homme qui Ă©tait allĂ© si loin chercher des tonneaux d'or pour les Ă©ventrer sur Paris. Ce ne fut plus, dĂšs lors, qu'un succĂšs croissant, tournant Ă l'apothĂ©ose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, que LavigniĂšre n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitĂšrent surtout la joie des millions pour les Paquebots rĂ©unis, des millions pour la Mine d'argent du Carmel, des millions pour la Banque nationale turque ; et l'addition n'en finissait plus, les trente-six millions se groupaient d'une façon aisĂ©e, toute naturelle, tombaient en cascade, avec un bruit retentissant. Puis, l'horizon s'Ă©largit encore, sur les opĂ©rations futures. La Compagnie gĂ©nĂ©rale des chemins de fer d'Orient apparut, d'abord la grande ligne centrale dont les travaux Ă©taient prochains, ensuite les embranchements, tout le filet de l'industrie moderne jetĂ© sur l'Asie, le retour triomphal de l'humanitĂ© Ă son berceau, la rĂ©surrection d'un monde ; tandis que, dans le lointain perdu, entre deux phrases, se levait la chose qu'on ne disait pas, le mystĂšre, le couronnement de l'Ă©difice qui Ă©tonnerait les peuples. Et l'unanimitĂ© fut absolue, lorsque, pour conclure, Hamelin en arriva Ă expliquer les rĂ©solutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblĂ©e le capital portĂ© Ă cent cinquante millions, l'Ă©mission de cent mille actions nouvelles Ă huit cent cinquante francs, les anciens titres libĂ©rĂ©s, grĂÂące Ă la prime de ces actions et aux bĂ©nĂ©fices du prochain bilan, dont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idĂ©e gĂ©niale. On voyait, par- dessus les tĂÂȘtes, les grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancs, les administrateurs, les employĂ©s de la maison faisaient rage, dominĂ©s par Sabatani qui, s'Ă©tant mis debout, lançait des brava ! brava ! comme au thĂ©ĂÂątre. Toutes les rĂ©solutions furent votĂ©es d'enthousiasme. Cependant, Saccard avait rĂ©glĂ© un incident, qui se produisit alors. Il n'ignorait pas qu'on l'accusait de jouer, il voulait effacer jusqu'aux moindres soupçons des actionnaires dĂ©fiants, s'il s'en trouvait dans la salle. Jantrou, stylĂ© par lui, se leva. Et, de sa voix pĂÂąteuse " Monsieur le PrĂ©sident, je crois me faire l'interprĂšte de beaucoup d'actionnaires en demandant qu'il soit bien Ă©tabli que la sociĂ©tĂ© ne possĂšde pas une de ses actions. " Hamelin, n'Ă©tant point prĂ©venu, demeura un instant gĂÂȘnĂ©. Instinctivement, il se tourna vers Saccard, perdu Ă sa place jusque- lĂ , et qui se haussa d'un coup, pour grandir sa petite taille, en rĂ©pondant de sa voix perçante " Pas une, monsieur le PrĂ©sident ! " Des bravos, on ne sut pourquoi, Ă©clatĂšrent de nouveau, Ă cette rĂ©ponse. S'il mentait au fond, la vĂ©ritĂ© Ă©tait pourtant que la sociĂ©tĂ© n'avait pas un seul titre Ă son nom, puisque Sabatani et d'autres la couvraient. Et ce fut tout, on applaudissait encore, la sortie fut trĂšs gaie et trĂšs bruyante. DĂšs les jours suivants, le compte rendu de cette sĂ©ance, publiĂ© dans les journaux, produisit un effet Ă©norme Ă la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait rĂ©servĂ© pour ce moment-lĂ une poussĂ©e derniĂšre de rĂ©clames, la plus tonitruante des fanfares qu'on eĂ»t soufflĂ©e depuis longtemps dans les trompettes de la publicitĂ© ; et il courut mĂÂȘme une plaisanterie, on raconta qu'il avait fait tatouer ces mots Achetez de l'Universelle , aux petits coins les plus secrets et les plus dĂ©licats des dames aimables, en les lançant dans la circulation. D'ailleurs, il venait d'exĂ©cuter enfin son grand coup, l'achat de La Cote financiĂšre, ce vieux journal solide, qui avait derriĂšre lui une honnĂÂȘtetĂ© impeccable de douze ans. Cela avait coĂ»tĂ© cher, mais la sĂ©rieuse clientĂšle, les bourgeois trembleurs, les grosses fortunes prudentes, tout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze jours, Ă la Bourse, on atteignit le cours de quinze cents ; et, dans la derniĂšre semaine d'aoĂ»t, par bonds successifs, il Ă©tait Ă deux mille. L'engouement s'Ă©tait encore exaspĂ©rĂ©, l'accĂšs allait en s'aggravant Ă chaque heure, sous l'Ă©pidĂ©mique fiĂšvre de l'agio. On achetait, on achetait, mĂÂȘme les plus sages, dans la conviction que ça monterait encore, que ça monterait sans fin. C'Ă©taient les cavernes mystĂ©rieuses des Mille et une Nuits qui s'ouvrirent, les incalculables trĂ©sors des califes qu'on livrait Ă la convoitise de Paris. Tous les rĂÂȘves, chuchotĂ©s depuis des mois, semblaient se rĂ©aliser devant l'enchantement public le berceau de l'humanitĂ© rĂ©occupĂ©, les antiques citĂ©s historiques du littoral ressuscitĂ©es de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l'Inde et la Chine exploitĂ©es, par la troupe envahissante de nos ingĂ©nieurs. Ce que NapolĂ©on n'avait pu faire avec son sabre, cette conquĂÂȘte de l'Orient, une Compagnie financiĂšre le rĂ©alisait, en y lançant une armĂ©e de pioches et de brouettes. On conquĂ©rait l'Asie Ă coups de millions, pour en, tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites rĂ©unions intimes de cinq heures, aux grandes rĂ©ceptions mondaines de minuit, Ă table et dans les alcĂÂŽves. Elles l'avaient bien prĂ©vu Constantinople Ă©tait prise, on aurait bientĂÂŽt Brousse, Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, TrĂ©bizonde, toutes les villes dont l'Universelle faisait le siĂšge, jusqu'au jour oĂÂč l'on aurait la derniĂšre, la ville sainte, celle qu'on ne nommait pas, qui Ă©tait comme la promesse eucharistique de la lointaine expĂ©dition. Les pĂšres, les maris, les amants, que violentait cette ardeur passionnĂ©e des femmes, n'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri rĂ©pĂ©tĂ© de Dieu le veut ! Puis, ce fut enfin l'effrayante cohue des petits, la foule piĂ©tinante qui suit les grosses armĂ©es, la passion descendue du salon Ă l'office, du bourgeois Ă l'ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n'ayant qu'une action, trois, quatre, dix actions, les concierges prĂšs de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraitĂ©s de province dont le budget est de dix sous par jour, des prĂÂȘtres de campagne dĂ©nudĂ©s par l'aumĂÂŽne, toute la masse hĂÂąve et affamĂ©e des rentiers infimes, qu'une catastrophe de Bourse balaie comme une Ă©pidĂ©mie et couche d'un coup dans la fosse commune. Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ- de-Mars, des continuelles fĂÂȘtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journĂ©es, il n'y avait pas de soir oĂÂč la ville en feu n'Ă©tincelĂÂąt sous les Ă©toiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la dĂ©bauche veillait jusqu'Ă l'aube. La joie avait gagnĂ© de maison en maison, les rues Ă©taient une ivresse, un nuage de vapeurs fauves, la fumĂ©e des festins, la sueur des accouplements, s'en allait Ă l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome, des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois Ă©taient venus en pĂšlerinage des quatre coins du monde, des cortĂšges qui ne cessaient point, prĂšs d'une centaine de souverains et de souveraines, de princes et de princesses. Paris Ă©tait repu de MajestĂ©s et d'Altesses ; il avait acclamĂ© l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche, le sultan et le vice-roi d'Egypte ; et il s'Ă©tait jetĂ© sous les roues des carrosses pour voir de plus prĂšs le roi de Prusse, que M. de Bismarck suivait comme un dogue fidĂšle. Continuellement, des salves de rĂ©jouissance tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'Ă©crasait Ă l'Exposition, faisait un succĂšs populaire aux canons de Krupp, Ă©normes et sombres, que l'Allemagne avait exposĂ©s. Presque chaque semaine, l'opĂ©ra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'Ă©touffait dans les petits thĂ©ĂÂątres et dans les restaurants, les trottoirs n'Ă©taient plus assez larges pour le torrent dĂ©bordĂ© de la prostitution. Et ce fut NapolĂ©on III qui voulut distribuer lui-mĂÂȘme les rĂ©compenses aux soixante mille exposants, dans une cĂ©rĂ©monie qui dĂ©passa en magnificence toutes les autres, une gloire brĂ»lant au front de Paris, le resplendissement du rĂšgne, oĂÂč l'empereur apparut, dans un mensonge de fĂ©erie, en maĂtre de l'Europe, parlant avec le calme de la force et promettant la paix. Le jour mĂÂȘme, on apprenait aux Tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exĂ©cution de Maximilien, le sang et l'or français versĂ©s en pure perte ; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fĂÂȘtes. Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, Ă©blouissante de soleil. Alors, il sembla, au milieu de cette gloire, que l'astre de Saccard, lui aussi, montĂÂąt encore Ă son Ă©clat le plus grand. Enfin, comme il s'y efforçait depuis tant d'annĂ©es, il la possĂ©dait donc, la fortune, en esclave, ainsi qu'une chose Ă soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matĂ©rielle ! Tant de fois le mensonge avait habitĂ© ses caisses, tant de millions y avaient coulĂ©, fuyant par toutes sortes de trous inconnus ! Non, ce n'Ă©tait plus la richesse menteuse de façade, c'Ă©tait la vraie royautĂ© de l'or, solide, trĂÂŽnant sur des sacs pleins ; et, cette royautĂ©, il ne l'exerçait pas comme un Gundermann, aprĂšs l'Ă©pargne d'une lignĂ©e de banquiers, il se flattait orgueilleusement de l'avoir conquise par lui-mĂÂȘme, en capitaine d'aventure qui emporte un royaume d'un coup de main. Souvent, Ă l'Ă©poque de ses trafics sur les terrains du quartier de l'Europe, il Ă©tait montĂ© trĂšs haut ; mais jamais il n'avait senti Paris vaincu si humble Ă ses pieds. Et il se rappelait le jour oĂÂč, dĂ©jeunant chez Champeaux, doutant de son Ă©toile, ruinĂ© une fois de plus, il jetait sur la Bourse des regards affamĂ©s, pris de la fiĂšvre de tout recommencer pour tout reconquĂ©rir, dans une rage de revanche. Aussi, cette heure qu'il redevenait le maĂtre, quelle fringale de jouissances ! D'abord, dĂšs qu'il se crut tout-puissant, il congĂ©dia Huret, il chargea Jantrou de lancer contre Rougon un article oĂÂč le ministre, au nom des catholiques, se trouvait nettement accusĂ© de jouer double jeu dans la question romaine. C'Ă©tait la dĂ©claration de guerre dĂ©finitive entre les deux frĂšres. Depuis la convention du 15 septembre 1864, surtout depuis Sadowa, les clĂ©ricaux affectaient de montrer de vives inquiĂ©tudes sur la situation du pape ; et, dĂšs lors, L'EspĂ©rance , reprenant son ancienne politique ultramontaine, attaqua violemment l'empire libĂ©ral, tel qu'avaient commencĂ© Ă le faire les dĂ©crets du 19 janvier. Un mot de Saccard circulait Ă la Chambre il disait que, malgrĂ© sa profonde affection pour l'empereur, il se rĂ©signerait Ă Henri V, plutĂÂŽt que de laisser l'esprit rĂ©volutionnaire mener la France Ă des catastrophes. Ensuite, son audace croissant avec ses victoires, il ne cacha plus son plan de s'attaquer Ă la haute banque juive, dans la personne de Gundermann, dont il s'agissait de battre en brĂšche le milliard, jusqu'Ă l'assaut et Ă la capture finale. L'Universelle avait si miraculeusement grandi, pourquoi cette maison, soutenue par toute la chrĂ©tientĂ©, ne serait-elle pas, en quelques annĂ©es encore, la souveraine maĂtresse de la Bourse ? Et il se posait en rival, en roi voisin, d'une Ă©gale puissance, plein d'une forfanterie batailleuse ; tandis que Gundermann, trĂšs flegmatique, sans mĂÂȘme se permettre une moue d'ironie, continuait Ă guetter et Ă attendre, l'air simplement trĂšs intĂ©ressĂ© par la hausse continue des actions, en homme qui a mis toute sa force dans la patience et la logique. C'Ă©tait sa passion qui Ă©levait ainsi Saccard, et sa passion qui devait le perdre. Dans l'assouvissement de ses appĂ©tits, il aurait voulu se dĂ©couvrir un sixiĂšme sens, pour le satisfaire. Mme Caroline, qui en Ă©tait arrivĂ©e Ă sourire toujours, mĂÂȘme lorsque son coeur saignait, restait une amie, qu'il Ă©coutait avec une sorte de dĂ©fĂ©rence conjugale. La baronne Sandorff, dont les paupiĂšres meurtries et les lĂšvres rouges mentaient dĂ©cidĂ©ment, commençait Ă ne plus l'amuser, d'une froideur de glace, au milieu de ses curiositĂ©s perverses. Et, d'ailleurs, lui-mĂÂȘme n'avait jamais connu de grandes passions, Ă©tant de ce monde de l'argent, trop occupĂ©, dĂ©pensant autre part ses nerfs, payant l'amour au mois. Aussi, lorsque l'idĂ©e de la femme lui vint, sur le tas de ses nouveaux millions, ne songea-t-il qu'Ă en acheter une trĂšs cher, pour l'avoir devant tout Paris, comme il se serait fait cadeau d'un trĂšs gros brillant, simplement vaniteux de le piquer Ă sa cravate. Puis, n'Ă©tait- ce pas lĂ une excellente publicitĂ© ? un homme capable de mettre beaucoup d'argent Ă une femme, n'a-t-il pas dĂšs lors une fortune cotĂ©e ? Tout de suite son choix tomba sur Mme de Jeumont, chez qui il avait dĂnĂ© deux ou fois avec Maxime. Elle Ă©tait encore fort belle Ă trente-six ans, d'une beautĂ© rĂ©guliĂšre et grave de Junon, et a grande rĂ©putation venait de ce que l'empereur lui avait payĂ© une nuit cent mille francs, sans compter la dĂ©coration pour son mari, un homme correct qui n'avait d'autre situation que ce rĂÂŽle d'ĂÂȘtre le mari de sa femme. Tous deux vivaient largement, allaient partout, dans les ministĂšres, Ă la cour, alimentĂ©s par des marchĂ©s rares et choisis, se suffisant de trois ou quatre nuits par an. On savait que cela coĂ»tait horriblement cher, c'Ă©tait tout ce qu'il y avait de plus distinguĂ©. Et Saccard, qu'excitait particuliĂšrement l'envie de mordre Ă ce morceau d'empereur, alla jusqu'Ă deux cent mille francs, le mari ayant d'abord fait la moue sur cet ancien financier louche, le trouvant trop mince personnage et d'une immoralitĂ© compromettante. Ce fut vers cette mĂÂȘme Ă©poque que la petite Mme Conin refusa carrĂ©ment de prendre du plaisir avec Saccard. Il frĂ©quentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeau, ayant toujours des carnets Ă acheter, trĂšs sĂ©duit par cette adorable blonde, rose et potelĂ©e, aux cheveux de soie pĂÂąle, en neige, un petit mouton frisĂ©, et gracieuse, et cĂÂąline, toujours gaie. " Non, je ne veux pas, jamais avec vous ! " Quand elle avait dit jamais, c'Ă©tait chose rĂ©glĂ©e, rien ne la faisait revenir sur son refus. " Mais pourquoi ? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hĂÂŽtel, passage des Panoramas... " Elle rougit, mais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hĂÂŽtel, tenu par une vieille dame, son amie, lui servait en effet de lieu de rendez-vous, lorsqu'un caprice la faisait cĂ©der Ă un monsieur du monde de la Bourse, aux heures oĂÂč son brave homme de mari collait ses registres et oĂÂč elle battait Paris, toujours dehors pour les courses de la maison. " Vous savez bien, Gustave SĂ©dille, ce jeune homme, votre amant. " D'un joli geste, elle protesta. Non, non ! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il ? Une fois, oui ! par hasard, par plaisir, sans que ça tirĂÂąt autrement Ă consĂ©quence ! Et tous restaient ses amis, trĂšs reconnaissants, trĂšs discrets. " C'est donc parce que je ne suis plus jeune ? " Mais, d'un nouveau geste, avec son continuel rire, elle sembla dire qu'elle s'en moquait bien, qu'on fĂ»t jeune ! Elle avait cĂ©dĂ© Ă des moins jeunes, Ă des moins beaux encore, Ă de pauvres diables souvent. " Pourquoi alors, dites pourquoi ? - Mon Dieu ! c'est simple... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vous, jamais ! " Et elle restait tout de mĂÂȘme trĂšs aimable, l'air dĂ©solĂ© de ne pouvoir le satisfaire. " Voyons, reprit-il brutalement, ce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous mille, voulez-vous deux mille, pour une fois, une seule fois ? " A chaque surenchĂšre qu'il mettait, elle disait non de la tĂÂȘte, gentiment. " Voulez-vous... Voyons, voulez-vous dix mille, voulez-vous vingt mille ? " Doucement, elle l'arrĂÂȘta, en posant sa petite main sur la sienne. " Pas dix, pas cinquante, pas cent mille ! Vous pourriez monter longtemps comme ça, ce serait non, toujours non... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah ! on m'en a offert, des choses, de l'argent, et de tout ! Je ne veux rien, est-ce que ça ne suffit pas, quand ça fait plaisir ?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son coeur, et que je l'aime aussi beaucoup, moi. C'est un trĂšs honnĂÂȘte homme, mon mari. Alors, bien sĂ»r que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, de votre argent, puisque le ne peux pas le donner Ă mon mari ? Nous ne sommes pas malheureux, nous nous retirerons un jour avec une jolie fortune ; et, si ces messieurs me font tous l'amitiĂ© de continuer Ă se fournir chez nous, ça, je l'accepte... Oh ! je ne me pose pas pour plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e que je ne suis. Si j'Ă©tais seule, je verrais. Seulement, encore un coup, vous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francs, aprĂšs que j'aurais couchĂ© avec vous... Non, non ! pas pour un million ! " Et elle s'entĂÂȘta. Saccard, exaspĂ©rĂ© par cette rĂ©sistance inattendue, s'acharna de son cĂÂŽtĂ© pendant prĂšs d'un mois. Elle le bouleversait, avec sa figure rieuse, ses grands yeux tendres, pleins de compassion. Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? VoilĂ une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'Ă©tait sa volontĂ©. Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute Ă sa puissance, d'une dĂ©sillusion secrĂšte sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-lĂ absolue et souveraine. Mais, un soir, il eut pourtant la jouissance de vanitĂ© la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, et il avait choisi cette fĂÂȘte, donnĂ©e Ă propos de l'Exposition, pour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuit, avec Mme de Jeumont ; car, dans les marchĂ©s que passait cette belle personne, il entrait toujours que l'heureux acquĂ©reur aurait, une fois, le droit de l'afficher, de façon que l'affaire eĂ»t pleinement toute la publicitĂ© voulue. Donc, vers minuit, dans les salons oĂÂč les Ă©paules nues s'Ă©crasaient parmi les habits noirs, sous la clartĂ© ardente des lustres, Saccard entra, ayant au bras Mme de Jeumont ; et le mari suivait. Quand ils parurent, les groupes s'Ă©cartĂšrent, on ouvrit un large passage Ă ce caprice de deux cent mille francs qui s'Ă©talait, Ă ce scandale fait de violents appĂ©tits et de prodigalitĂ© folle. On souriait, on chuchotait, l'air amusĂ©, sans colĂšre, au milieu de l'odeur grisante des corsages, dans le bercement lointain de l'orchestre. Mais, au fond d'un salon, tout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colosse, vĂÂȘtu d'un uniforme de cuirassier blanc, Ă©clatant et superbe. C'Ă©tait le comte de Bismarck, dont la grande taille dominait toutes les tĂÂȘtes, riant d'un rire large, les yeux gros, le nez fort, avec une mĂÂąchoire puissante, que barraient des moustaches de conquĂ©rant barbare. AprĂšs Sadowa, il venait de donner l'Allemagne Ă la Prusse ; les traitĂ©s d'alliance, longtemps niĂ©s, Ă©taient depuis des mois signĂ©s contre la France ; et la guerre, qui avait failli Ă©clater en mai, Ă propos de l'affaire du Luxembourg, Ă©tait dĂ©sormais fatale. Lorsque Saccard, triomphant, traversa la piĂšce, ayant Ă son bras Mme de Jeumont, et suivi du mari, le comte de Bismarck s'interrompit de rire un instant, en bon gĂ©ant goguenard, pour les regarder curieusement passer. IX - Mme Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin Ă©tait restĂ© Ă Paris jusqu'aux premiers jours de novembre pour les formalitĂ©s que nĂ©cessitait la constitution dĂ©finitive de la sociĂ©tĂ©, au capital de cent cinquante millions ; et ce fut encore lui, sur le dĂ©sir de Saccard, qui alla faire chez maĂtre Lelorrain, rue Sainte-Anne, les dĂ©clarations lĂ©gales, affirmant que toutes les actions Ă©taient inscrites et le capital versĂ©, ce qui n'Ă©tait pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, oĂÂč il devait passer deux mois, ayant Ă y Ă©tudier de grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rĂÂȘve du pape Ă JĂ©rusalem, ainsi projet, plus pratique et considĂ©rable, celui formation de l'Universelle en une banque catholique, s'appuyant sur les intĂ©rĂÂȘts chrĂ©tiens du monde entier, toute une vaste machine, destinĂ©e Ă Ă©craser, balayer du globe la banque juive ; et, de lĂ , il comptait retourner une fois encore en Orient, oĂÂč l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse Ă Beyrouth. Il s'Ă©loignait heureux, de la rapide prospĂ©ritĂ© de la maison, convaincu de sa soliditĂ© inĂ©branlable, n'ayant fond que la sourde inquiĂ©tude de ce succĂšs trop grand. Aussi, la veille de son dĂ©part, dans la conversation qu'il avait eut avec sa soeur, ne lui fit-il qu'une recommandation pressante, celle de rĂ©sister Ă l'engouement gĂ©nĂ©ral et de vendre leurs titres, si le cours de deux cent francs Ă©tait dĂ©passĂ©, parce qu'il entendait protester personnellement contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et dangereuse. DĂšs qu'elle fut seule, Mme Caroline se sentit plus troublĂ©e encore par le milieu surchauffĂ© oĂÂč elle vivait. Vers la premiĂšre semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents et c'Ă©tait, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimitĂ©s Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitent en Ă©gale, en amie de dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bĂ©nĂ©dictions montait de la foule heureuse des petits et de grands, les filles enfin dotĂ©es, les pauvres brusquement enrichis, assurĂ©s d'une retraite, les riches brĂ»lant de l'insatiable joie d'ĂÂȘtre plus riche encore. Au lendemain de l'Exposition, dans Paris grisĂ© de plaisir et de puissance, l'heure Ă©tait unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient montĂ©, les moins solides trouvaient des crĂ©dules, une plĂ©thore d'affaires vĂ©reuses gonflait le marchĂ©, le congestionnait jusqu'Ă l'apoplexie, tandis que dessous, sonnait le vide, le rĂ©el Ă©puisement d'une rĂšgne qui avait beaucoup joui, dĂ©pensĂ© des milliards en grands travaux, engraissĂ© des maisons de crĂ©dit Ă©normes, dont les caisses bĂ©antes s'Ă©ventrait de toutes parts. Au premier craquement, c'Ă©tait la dĂ©bĂÂącle. Et Mme Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son coeur se serrer, Ă chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, Ă peine un lĂ©ger frĂ©missement des baissiers, Ă©tonnĂ©s et domptĂ©s. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui dĂ©jĂ minait l'Ă©difice, mais quoi ? rien ne se prĂ©cisait ; et elle Ă©tait forcĂ©e d'attendre, devant l'Ă©clat du triomphe grandissant, malgrĂ© ces lĂ©gĂšres secousses d'Ă©branlement qui annoncent les catastrophes. D'ailleurs, Mme Caroline eut alors un autre ennui. A l'Oeuvre du Travail, on Ă©tait enfin satisfait de Victor, devenu silencieux et sournois ; et, si elle n'avait pas dĂ©jĂ tout contĂ© Ă Saccard, c'Ă©tait par un singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son rĂ©cit, souffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre part, Maxime, Ă qui, vers ce temps, elle rendit, de sa poche, les deux mille francs, s'Ă©gaya au sujet des quatre mille que Busch et la MĂ©chain rĂ©clamaient encore ces gens la volaient, son pĂšre serait furieux. Aussi, dĂ©sormais, repoussait-elle les demandes rĂ©itĂ©rĂ©es de Busch, qui exigeait le complĂ©ment de la somme promise. AprĂšs des dĂ©marches sans nombre, celui- ci finit par se fĂÂącher, d'autant plus que son ancienne idĂ©e de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation nouvelle de ce dernier, cette haute situation oĂÂč il le croyait Ă sa merci, devant la peur du scandale. Un jour donc, exaspĂ©rĂ© de ne rien tirer d'une affaire si belle, il rĂ©solut de s'adresser directement Ă lui, il lui Ă©crivit de bien vouloir passer Ă son bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvĂ©s dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numĂ©ro, il faisait une allusion si claire Ă la vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiĂ©tude, ne pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portĂ©e rue Saint-Lazare, tomba entre les mains de Mme Caroline, qui reconnut l'Ă©criture. Elle trembla, elle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Busch, afin de le dĂ©sintĂ©resser. Puis, elle se dit qu'il Ă©crivait peut-ĂÂȘtre pour tout autre chose, et qu'en tout cas c'Ă©tait une façon d'en finir, heureuse mĂÂȘme dans son Ă©moi qu'un autre eĂ»t l'embarras de la confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle, il ouvrit la lettre, elle le vit simplement devenir grave, elle crut Ă quelque complication d'argent. Pourtant, il avait Ă©prouvĂ© une profonde surprise, sa gorge s'Ă©tait serrĂ©e, Ă l'idĂ©e de tomber entre de si sales mains, flairant quelque ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il dĂ©cida qu'il irait au rendez-vous. Des jours s'Ă©coulĂšrent, la seconde quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la visite, Ă©tourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'ĂÂȘtre dĂ©passĂ©, il en Ă©tait ravi, tout en sentant, Ă la Bourse, une rĂ©sistance se faire, s'accentuer, Ă mesure que s'affolait la hausse Ă©videmment, il y avait un groupe de baissiers qui prenaient position, engageant la lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, Ă deux reprises, il se crut obligĂ© de donner lui-mĂÂȘme des ordres d'achat, sous des prĂÂȘte-noms, pour que la marche ascensionnelle des cours ne fĂ»t pas arrĂÂȘtĂ©e. Le systĂšme de la sociĂ©tĂ© achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dĂ©vorant, commençait. Un soir, tout secouĂ© de sa passion, Saccard ne put s'empĂÂȘcher d'en parler Ă Mme Caroline. " Je crois bien que ça va chauffer. Oh ! nous voici trop forts, nous les gĂÂȘnons trop... Je flaire Gundermann, c'est sa tactique il va procĂ©der Ă des ventes rĂ©guliĂšres, tant aujourd'hui, tant demain, en augmentant le chiffre, jusqu'Ă ce qu'il nous Ă©branle... " Elle l'interrompit de sa voix grave. " S'il a de l'Universelle, il a raison de vendre. - Comment ! il a raison de vendre ? - Sans doute, mon frĂšre vous l'a dit les cours, Ă partir de deux mille, sont absolument fous. " Il la regardait, il Ă©clata, hors de lui. " Vendez donc alors, osez donc vendre vous-mĂÂȘme... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma dĂ©faite. " Elle rougit lĂ©gĂšrement, car, la veille, elle avait prĂ©cisĂ©ment vendu mille de ses actions, pour obĂ©ir aux ordres de son frĂšre, soulagĂ©e, elle aussi, par cette vente, comme par un acte tardif d'honnĂÂȘtetĂ©. Mais, puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas l'aveu, d'autant plus gĂÂȘnĂ©e, qu'il ajouta " Ainsi, hier, il y a eu des dĂ©fections, j'en suis sĂ»r. Il est arrivĂ© tout un paquet de valeurs sur le marchĂ©, les cours auraient certainement flĂ©chi, si je n'Ă©tais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-lĂ . Il a une mĂ©thode plus lente, plus Ă©crasante Ă la longue... Ah ! ma, chĂšre, je suis bien rassurĂ©, mais je tremble tout de mĂÂȘme, car ce n'est rien de dĂ©fendre sa vie, le pis est de dĂ©fendre son argent et celui des autres. " En effet, Ă partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphant, et sans cesse sur le point d'ĂÂȘtre battu. Il ne trouvait mĂÂȘme plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussĂ©e de la rue Caumartin. A la vĂ©ritĂ©, elle l'avait lassĂ© par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas Ă Ă©chauffer. Puis, un dĂ©sagrĂ©ment lui Ă©tait arrivĂ©, le mĂÂȘme qu'il avait fait subir Ă Delcambre un soir, par la bĂÂȘtise d'une femme de chambre, cette fois, il Ă©tait entrĂ© au moment oĂÂč la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'Ă©tait calmĂ© qu'aprĂšs une confession entiĂšre, celle d'une simple curiositĂ©, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phĂ©nomĂšne, on chuchotait sur cette chose si Ă©norme, qu'elle n'avait pu rĂ©sister Ă l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, Ă une question brutale, elle eut rĂ©pondu que, mon Dieu ! aprĂšs tout, ce n'Ă©tait pas si Ă©tonnant. Il ne la voyait plus guĂšre qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardĂÂąt rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement. Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se dĂ©tacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque Ă coup sĂ»r, elle gagnait beaucoup, de moitiĂ© dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus rĂ©pondre, elle craignait mĂÂȘme qu'il ne lui mentĂt ; et, soit que la chance tournĂÂąt, soit qu'il se fĂ»t en effet amusĂ© Ă la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut Ă©branlĂ©e. S'il l'Ă©garait ainsi, qui donc allait la guider maintenant ? Et le pis Ă©tait que le frĂ©missement d'hostilitĂ©, Ă la Bourse, d'abord si lĂ©ger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'Ă©taient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de prĂ©cis, aucun fait n'entamait la soliditĂ© de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empĂÂȘchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable. A la suite d'une opĂ©ration manquĂ©e sur l'Italien, la baronne, dĂ©cidĂ©ment inquiĂšte, rĂ©solut de se rendre aux bureaux de L'EspĂ©rance , pour tĂÂącher de faire causer Jantrou. " Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir, vous... L'Universelle, tout Ă l'heure, a encore montĂ© de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon. " Mais Jantrou Ă©tait dans une Ă©gale perplexitĂ©. PlacĂ© Ă la source des bruits, les fabriquant lui-mĂÂȘme au besoin, il se comparait plaisamment Ă un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. GrĂÂące Ă son agence de publicitĂ©, s'il Ă©tait dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se dĂ©truisaient. " Je ne sais rien, rien du tout. - Oh ! vous ne voulez pas me dire. - Non, je ne sais rien, parole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ? " Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait devinĂ© une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas jouĂ© le rĂÂŽle de l'homme bien informĂ©, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le pĂšre le recevait Ă coups de botte. Mais il sentait que son heure n'Ă©tait pas venue ; et il continuait de la regarder, rĂ©flĂ©chissant tout haut. " Oui, c'est embĂÂȘtant, moi qui comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait ĂÂȘtre prĂ©venu, afin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse, c'est trĂšs solide encore. Seulement, on voit des choses si drĂÂŽles... " A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tĂÂȘte. " Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lĂÂąche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann. " Elle resta un moment surprise. " Gundermann, pourquoi ?... Je le connais un peu, je l'ai rencontrĂ© chez les de Roiville et chez les Keller. - Tant mieux, si vous le connaissez... Allez le voir sous un prĂ©texte, causez avec lui, tĂÂąchez d'ĂÂȘtre son amie... Vous imaginez-vous cela ĂÂȘtre la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde ! " Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il Ă©voquait du geste, car la froideur du juif Ă©tait connue, rien ne devait ĂÂȘtre plus compliquĂ© ni plus difficile que de le sĂ©duire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fĂÂącher. " Mais rĂ©pĂ©ta-t-elle, pourquoi Gundermann ? " Il expliqua alors que, certainement, ce dernier Ă©tait Ă la tĂÂȘte du groupe de baissiers qui commençaient Ă manoeuvrer contre l'Universelle. ĂâĄa, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'Ă©tait pas gentil, la simple prudence n'Ă©tait-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assurĂ© d'ĂÂȘtre, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille. " Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous prĂ©viendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris. " Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif croyant Ă autre chose. " Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me rĂ©compenserez. " En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle Ă©tait dĂ©jĂ sans mĂ©pris, oubliant le laquais qu'il avait Ă©tĂ©, ne le voyant plus dans la crapuleuse fĂÂȘte oĂÂč il tombait, le visage ruinĂ©, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillĂ©e de taches, son chapeau luisant tout Ă©raflĂ© du plĂÂątre de quelque escalier immonde. DĂšs le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne Ă la baisse, dans la discrĂ©tion la plus grande, n'allant jamais Ă la Bourse, n'y ayant pas mĂÂȘme de reprĂ©sentant officiel. Son raisonnement Ă©tait qu'une action vaut d'abord son prix d'Ă©mission, ensuite l'intĂ©rĂÂȘt qu'elle peut rapporter, et qui dĂ©pend de la prospĂ©ritĂ© de la maison, du succĂšs des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dĂ©passer ; et, dĂšs qu'elle la dĂ©passe, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre Ă la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance Ă la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquĂÂȘtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait Ă s'Ă©pouvanter. Il fallait au plus tĂÂŽt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir Ă partager la royautĂ© du marchĂ© avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient rĂ©ussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mĂ©pris de la passion, exagĂ©rait encore son flegme de joueur mathĂ©matique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgrĂ© la hausse continue, perdant Ă chaque liquidation des sommes de plus en plus considĂ©rables, avec la belle sĂ©curitĂ© d'un sage qui met simplement son argent Ă la Caisse d'Ă©pargne. Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu de la bousculade des employĂ©s et des remisiers, de la grĂÂȘle des piĂšces Ă signer et des dĂ©pĂÂȘches Ă lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependant, il Ă©tait lĂ depuis six heures du matin, toussant et crachant, extĂ©nuĂ© de fatigue, solide quand mĂÂȘme. Ce jour-lĂ , Ă la veille d'un emprunt Ă©tranger, a vaste salle Ă©tait envahie par un flot de visiteurs plus pressĂ© encore, que recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres ; tandis que, par terre, prĂšs de l'Ă©troite table qu'il s'Ă©tait rĂ©servĂ©e au fond, dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre, trois de ses petits-enfants, deux fillettes et un garçon, se disputaient avec des cri aigus une poupĂ©e dont un bras et une jambe gisaient dĂ©jĂ , arrachĂ©s. Tout de suite, la baronne donna son prĂ©texte. " Cher monsieur, j'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunitĂ©... C'est pour une loterie de bienfaisance... " Il ne la laissa pas achever, il Ă©tait fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des dames, rencontrĂ©es par lui dans le monde, se donnaient ainsi la peine de les lui apporter. Mais il dut s'excuser, un employĂ© venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres Ă©normes furent rapidement Ă©changĂ©s. " Cinquante-deux millions, dites-vous ? Et le crĂ©dit Ă©tait ? - De soixante millions, monsieur. - Eh bien, portez-le Ă soixante-quinze millions. " Il revenait Ă la baronne, lorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisier, le fit se prĂ©cipiter. " Mais pas du tout ! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par action. - Oh ! monsieur, dit le remisier humblement, pour quarante-trois francs que ça ferait en moins ! - Comment, quarante-trois francs ! mais c'est Ă©norme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ? Chacun son compte, je ne connais que ça ! " Enfin, pour causer Ă l'aise, il se dĂ©cida Ă emmener la baronne dans la salle Ă manger, oĂÂč le couvert Ă©tait dĂ©jĂ mis. Il n'Ă©tait pas dupe du prĂ©texte de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grĂÂące Ă toute une police obsĂ©quieuse qui le renseignait, et il se doutait bien qu'elle venait, poussĂ©e par quelque intĂ©rĂÂȘt grave. Aussi ne se gĂÂȘna-t-il pas. " Voyons, maintenant, dites-moi ce que vous avez Ă me dire. " Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien Ă lui dire, elle avait Ă le remercier simplement de sa bontĂ©. " Alors, on ne vous a pas chargĂ©e d'une commission pour moi ? " Et il parut dĂ©sappointĂ©, comme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrĂšte de Saccard, quelque invention de ce fou. A prĂ©sent qu'ils Ă©taient seuls, elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait si inutilement les hommes. " Non, non, je n'ai rien Ă vous dire ; et puis, puisque vous ĂÂȘtes si bon, j'aurais plutĂÂŽt quelque chose Ă vous demander. " Elle s'Ă©tait penchĂ©e vers lui, elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantĂ©es. Et elle se confessait, disait son mariage dĂ©plorable avec un Ă©tranger qui n'avait rien compris Ă sa nature, ni Ă ses besoins, expliquait comment elle avait dĂ» s'adresser au jeu pour ne pas dĂ©choir de sa situation. Enfin, elle parla de sa solitude, de la nĂ©cessitĂ© d'ĂÂȘtre conseillĂ©e, dirigĂ©e, sur cet effrayant terrain de la Bourse, oĂÂč chaque faux pas coĂ»te si cher. " Mais, interrompit-il, je croyais que vous aviez quelqu'un. - Oh ! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste de profond dĂ©dain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai personne... C'est vous que je voudrais avoir, le maĂtre, le dieu. Et cela, vraiment, ne vous coĂ»terait guĂšre d'ĂÂȘtre mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh ! de tout mon ĂÂȘtre ! " Elle s'approchait encore, l'enveloppait de sa tiĂšde haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entiĂšre. Mais il restait bien calme, et il ne se recula mĂÂȘme pas, la chair morte, sans un aiguillon Ă rĂ©primer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac Ă©tait Ă©galement dĂ©truit, et qui vivait de laitage, il prenait un Ă un, dans un compotier, sur la table, des grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal, l'unique dĂ©bauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures de sensualitĂ©, quitte Ă la payer par des journĂ©es de souffrance. Il eut un rire narquois, en homme qui se sait invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de sa priĂšre, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice, aux doigts dĂ©vorants, souples comme un noeud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'Ă©carta en disant merci d'un signe de tĂÂȘte, ainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage, allant droit au but " Voyons, vous ĂÂȘtes bien gentille, je voudrais vous ĂÂȘtre agrĂ©able... Ma belle amie, le jour oĂÂč vous m'apporterez un bon conseil, je m'engage Ă vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je vous dirai ce que je ferai... Affaire conclue, hein ? " Il s'Ă©tait levĂ©, et elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marchĂ© qu'il proposait, l'espionnage, la trahison. Mais elle ne voulut pas rĂ©pondre, elle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance ; tandis que lui, de son hochement de tĂÂȘte goguenard, semblait ajouter qu'il ne tenait pas Ă ĂÂȘtre aidĂ©, que le dĂ©nouement logique, fatal, arriverait quand mĂÂȘme, un peu plus tard peut-ĂÂȘtre. Et, lorsqu'elle partit enfin, il Ă©tait dĂ©jĂ repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitaux, au milieu du dĂ©filĂ© des gens de Bourse, de la galopade de ses employĂ©s, des jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tĂÂȘte de la poupĂ©e, avec des cris de triomphe. Il s'Ă©tait assis Ă son Ă©troite table, il s'absorba dans l'Ă©tude d'une idĂ©e soudaine, n'entendit plus rien. Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'EspĂ©rance , pour rendre compte de sa dĂ©marche Ă Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit, un jour que sa fille Nathalie causait avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la veille, une pluie diluvienne ; et, par ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hĂÂŽtel, au fond du puisard assombri de la cour, Ă©tait d'une mĂ©lancolie affreuse. Le gaz brĂ»lait dans un demi-jour boueux. Marcelle, qui attendait Jordan en chasse pour donner un nouvel acompte Ă Busch, Ă©coutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuse, avec sa voix sĂšche, ses gestes aigus de fille de Paris poussĂ©e trop vite. " Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre... Il y a une personne qui le pousse Ă vendre, en tĂÂąchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rĂÂŽle, bien sĂ»r, n'est guĂšre d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui empĂÂȘche papa de vendre... Plus souvent que je vende, quand ça monte ! Faudrait ĂÂȘtre joliment godiche, n'est-ce pas ? - Certes ! rĂ©pondit simplement Marcelle. - Vous savez que nous sommes Ă deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guĂšre Ă©crire... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne dĂ©jĂ vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrĂÂȘter Ă dix-huit mille, ça faisait son chiffre six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il aurait bien gagnĂ©e, avec toutes ces Ă©motions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilĂ encore deux mille francs de plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit... " Il est si gentil, M. Saccard ! " Marcelle ne put s'empĂÂȘcher de sourire. " Vous ne vous mariez donc plus ? - Si, si, lorsque ça aura fini de monter... Nous Ă©tions pressĂ©s, le pĂšre de ThĂ©odore surtout, Ă cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh ! ThĂ©odore comprend trĂšs bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est Ă considĂ©rer... Et voilĂ , tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux les laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous ? " Et, sans attendre la rĂ©ponse " Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux... Il les a dĂ©jĂ lus, et il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tĂÂȘte pleine, j'en rĂÂȘve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un trĂšs bon signe. Avant-hier, nous avons fait le mĂÂȘme songe, des piĂšces de cent sous que nous ramassions Ă la pelle, dans la rue. C'est trĂšs amusant. " De nouveau, elle s'interrompit pour demander " Combien avez-vous d'actions, vous ? - Nous, pas une ! " rĂ©pondit Marcelle. La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mĂšches pĂÂąles envolĂ©es, prit un air de commisĂ©ration immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son pĂšre l'ayant appelĂ©e, pour la charger de remettre un paquet d'Ă©preuves Ă un rĂ©dacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaĂtre plus tĂÂŽt le cours de la Bourse. RestĂ©e seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mĂ©lancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mĂ©pris de l'argent, un tel malaise Ă la seule idĂ©e de s'en occuper, cela lui coĂ»tait un si gros effort d'en demander, mĂÂȘme Ă ceux qui lui en devaient ! Et, absorbĂ©e, n'entendant rien, elle revivait sa journĂ©e depuis son rĂ©veil, cette journĂ©e mauvaise ; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiĂ©vreux du journal, le galop des rĂ©dacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette. D'abord, dĂšs neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquĂÂȘte sur un accident dont il devait rendre compte Marcelle, Ă peine dĂ©barbouillĂ©e, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs trĂšs sales, peut- ĂÂȘtre des huissiers, peut-ĂÂȘtre des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu dĂ©cider au juste. Cet abominable Busch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait lĂ qu'une femme, dĂ©clarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se dĂ©battre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalitĂ©s lĂ©gales il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en Ă©tait restĂ©e Ă©perdue, finissant par croire Ă la possibilitĂ© de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait mĂÂȘme pas dĂ©jeuner, qu'elle ne laisserait toucher Ă rien, avant qu'il fĂ»t lĂ . Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, Ă moitiĂ© dĂ©vĂÂȘtue, les cheveux sur les Ă©paules, avait commencĂ© la plus pĂ©nible des scĂšnes, eux inventoriant dĂ©jĂ les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empĂÂȘcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle Ă©tait si fiĂšre, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouĂ©e elle-mĂÂȘme ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerriĂšre, il faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, Ă la volĂ©e oui ! un voleur, qui n'avait pas honte de rĂ©clamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une crĂ©ance de trois cents francs, une crĂ©ance achetĂ©e par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient dĂ©jĂ , par acomptes, donnĂ© quatre cents francs, et que ce voleur-lĂ parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils Ă©taient de bonne foi, qu'ils l'auraient payĂ© tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle Ă©tait seule, incapable de rĂ©pondre, ignorante de la procĂ©dure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine est-ce qu'il n'Ă©tait pas un honnĂÂȘte homme ? est-ce qu'il n'avait pas payĂ© la crĂ©ance de bel et bon argent ? il Ă©tait en rĂšgle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs trĂšs sales ouvrait les tiroirs de la commode, Ă la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'Ă©tait un peu radouci. Enfin, aprĂšs une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti Ă attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragĂ© serment que prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brĂ»lante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dĂ» laisser la fenĂÂȘtre grande ouverte, aprĂšs leur dĂ©part ! Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-lĂ . L'idĂ©e lui Ă©tait venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme de cette maniĂšre, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le dĂ©sespĂ©rerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scĂšne du matin. DĂ©jĂ , elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut fĂ©roce donnĂ© Ă leur mĂ©nage, la façon hĂ©roĂÂŻque dont elle avait repoussĂ© l'attaque. Le coeur lui battait trĂšs fort, en entrant dans le petit hĂÂŽtel de la rue Legendre, cette maison cossue oĂÂč elle avait grandi et oĂÂč elle croyait ne plus trouver que des Ă©trangers, tellement l'air lui semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient Ă table, elle avait acceptĂ© de dĂ©jeuner, pour les disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation Ă©tait restĂ©e sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait montĂ© de vingt francs ; et elle s'Ă©tonnait de trouver sa mĂšre plus enfiĂ©vrĂ©e, plus ĂÂąpre que son pĂšre, elle qui, au commencement, tremblait Ă la seule idĂ©e de spĂ©culation maintenant, avec une violence de femme conquise, c'Ă©tait elle qui le gourmandait de sa timiditĂ©, acharnĂ©e aux grands coups du hasard. DĂšs les hors-d'oeuvre, elle s'Ă©tait emportĂ©e, saisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions Ă ce cours inespĂ©rĂ© de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financiĂšre promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Car, enfin, La Cote financiĂšre Ă©tait connue pour sa vieille honnĂÂȘtetĂ©, lui-mĂÂȘme rĂ©pĂ©tait souvent qu'avec ce journal-lĂ on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! non, par exemple, elle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutĂÂŽt l'hĂÂŽtel, pour acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le coeur serrĂ© Ă entendre voler passionnĂ©ment ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prĂÂȘt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, oĂÂč elle avait vu monter peu Ă peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rĂÂȘve grisant de leur publicitĂ©. Enfin, au dessert, elle s'Ă©tait risquĂ©e il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce dĂ©sastre. Le pĂšre, tout de suite, avait baissĂ© la tĂÂȘte, avec un coup d'oeil embarrassĂ© vers sa femme. Mais dĂ©jĂ la mĂšre refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! oĂÂč voulait-on qu'elle les trouvĂÂąt ? Tous leurs capitaux Ă©taient engagĂ©s dans des opĂ©rations ; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient quand on avait Ă©pousĂ© un meurt-de-faim, un homme qui Ă©crivait des livres, on acceptait les consĂ©quences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber Ă la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mĂ©pris affectĂ© de l'argent, ne rĂÂȘvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissĂ© partir sa fille, et celle-ci s'en Ă©tait allĂ©e dĂ©sespĂ©rĂ©e, le coeur saignant de ne plus reconnaĂtre sa mĂšre, elle si raisonnable et si bonne autrefois. Dans la rue, Marcelle avait marchĂ©, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis l'idĂ©e brusque lui Ă©tait venue de s'adresser Ă l'oncle Chave ; et, immĂ©diatement, elle s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e au discret rez-de-chaussĂ©e de la rue Nollet, pour ne pas le manquer, avant la Bourse. Il y avait eu des chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle avait aperçu le capitaine seul, fumant sa pipe, et il s'Ă©tait dĂ©solĂ©, l'air furieux contre lui- mĂÂȘme, en criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse, comme un sale cochon qu'il Ă©tait. Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre, il avait tonnĂ© contre eux, de vilains bougres encore ceux-lĂ , qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce que, l'autre semaine, sa soeur ne l'avait pas traitĂ© de liardeur, comme pour tourner en ridicule son jeu prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilĂ une qu'il ne plaindrait pas, lorsqu'elle se casserait le cou ! Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains vides, avait dĂ» se rĂ©signer Ă se rendre au journal, pour avertir son mari de ce qui s'Ă©tait passĂ©, le matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre n'Ă©tait encore acceptĂ© par aucun Ă©diteur, venait de se lancer Ă la chasse de l'argent, au travers du Paris boueux de cette journĂ©e de pluie, sans savoir oĂÂč frapper, chez des amis, dans les journaux oĂÂč il Ă©crivait, au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eĂ»t suppliĂ©e de rentrer chez eux, elle Ă©tait tellement anxieuse, qu'elle avait prĂ©fĂ©rĂ© rester lĂ , sur cette banquette, Ă l'attendre. AprĂšs le dĂ©part de sa fille, lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal. " Si madame veut lire, pour prendre patience. " Mais elle refusa du geste, et comme Saccard arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle avait envoyĂ© son mari dans le quartier, une course ennuyeuse dont elle s'Ă©tait dĂ©barrassĂ©e. Saccard, qui avait de l'amitiĂ© pour le petit mĂ©nage, comme il les nommait, voulait absolument qu'elle entrĂÂąt chez lui attendre Ă l'aise. Elle s'en dĂ©fendit, elle Ă©tait bien lĂ . Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il Ă©prouva, Ă se trouver nez Ă nez, brusquement, avec la baronne Sandorff, qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui Ă©changent un simple salut, pour ne pas s'afficher. Jantrou, dans leur conversation, venait de dire Ă la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexitĂ© augmentait, devant la soliditĂ© de l'Universelle, sous les efforts croissants des baissiers sans doute Gundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps, et il y avait peut-ĂÂȘtre gros Ă gagner encore avec lui. Il l'avait dĂ©cidĂ©e Ă temporiser, Ă les mĂ©nager tous deux. Le mieux Ă©tait de tĂÂącher d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de maniĂšre Ă les garder pour elle et Ă en profiter, ou bien Ă les vendre Ă l'autre, selon l'intĂ©rĂÂȘt. Et cela sans complot noir, arrangĂ© par lui d'un air de plaisanterie, tandis qu'elle-mĂÂȘme lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire. " Alors, elle est sans cesse fourrĂ©e chez vous, c'est votre tour ? " dit Saccard avec sa brutalitĂ©, en entrant dans le cabinet de Jantrou. Celui-ci joua l'Ă©tonnement. " Qui donc ?... Ah ! la baronne.... Mais, mon cher maĂtre, elle vous adore. Elle me le disait encore tout Ă l'heure. " D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le vieux corsaire l'avait arrĂÂȘtĂ©. Et il le regardait, dans sa dĂ©chĂ©ance de basse dĂ©bauche, en pensant que, si elle avait cĂ©dĂ© Ă la curiositĂ© de savoir comment Sabatani Ă©tait fait, elle pouvait bien vouloir goĂ»ter au vice de cette ruine. " Ne vous dĂ©fendez pas, mon cher. Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin, qui lui porterait un ordre. " Jantrou fut trĂšs blessĂ©, et il se contenta de rire, en s'obstinant Ă expliquer la prĂ©sence chez lui de la baronne, qui Ă©tait venue, disait- il, pour une question de publicitĂ©. D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'Ă©paules, avait dĂ©jĂ jetĂ© de cĂÂŽtĂ© cette question de femme, sans intĂ©rĂÂȘt, selon lui. Debout, allant et venant, se plantant devant la fenĂÂȘtre pour regarder tomber l'Ă©ternelle pluie grise, il exhalait sa joie Ă©nervĂ©e. Oui, l'Universelle avait encore montĂ© de vingt francs, la veille ! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car la hausse serait allĂ©e jusqu'Ă trente francs, sans un paquet de titres qui Ă©tait tombĂ© sur le marchĂ©, dĂšs la premiĂšre heure. Ce qu'il ignorait, c'Ă©tait que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions, luttant elle-mĂÂȘme contre la hausse dĂ©raisonnable, ainsi que son frĂšre lui en avait laissĂ© l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant le succĂšs grandissant, et cependant il Ă©tait agitĂ©, ce jour-lĂ , d'un tremblement intĂ©rieur, fait de sourde crainte et de colĂšre. Il criait que les sales juifs avaient jurĂ© sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre Ă la tĂÂȘte d'un syndicat de baissiers pour l'Ă©craser. On le lui avait affirmĂ© Ă la Bourse, on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinĂ©e par le syndicat Ă nourrir la baisse. Ah ! les brigands ! Et ce qu'il ne rĂ©pĂ©tait pas ainsi tout haut, c'Ă©taient les autres bruits qui couraient, plus nets de jour en jour, des rumeurs contestant la soliditĂ© de l'Universelle, allĂ©guant dĂ©jĂ des faits, des symptĂÂŽmes de difficultĂ©s prochaines, sans avoir encore, il est vrai, Ă©branlĂ© en rien l'aveugle confiance du public. Mais la porte fut poussĂ©e, et Huret entra, de son air d'homme simple. " Ah ! vous voilĂ donc, Judas ! " dit Saccard. Huret, en apprenant que Rougon allait dĂ©cidĂ©ment abandonner son frĂšre, s'Ă©tait remis avec le ministre ; car il avait la conviction que, le jour oĂÂč Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inĂ©vitable. Pour obtenir son pardon, il Ă©tait rentrĂ© dans la domesticitĂ© du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant Ă son service les gros mots et les coups de pied au derriĂšre. " Judas, rĂ©pĂ©ta-t-il avec le fin sourire qui Ă©clairait parfois sa face Ă©paisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis dĂ©sintĂ©ressĂ© au maĂtre qu'il a trahi " Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe " Hein ? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt- cinq aujourd'hui. - Je sais j'ai vendu tout Ă l'heure. " Du coup, la colĂšre qu'il dissimulait sous son air de plaisanterie, Ă©clata. " Comment, vous avez vendu ?... Ah ! bien, c'est complet, alors ! Vous me lĂÂąchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann ! " Le dĂ©putĂ© le regardait, Ă©bahi. " Avec Gundermann, pourquoi ?... Je me mets avec mes intĂ©rĂÂȘts, oh ! simplement ! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux rĂ©aliser tout de suite, dĂšs qu'il y a un joli bĂ©nĂ©fice. Et c'est peut-ĂÂȘtre bien pour cela que je n'ai jamais perdu. " Il souriait de nouveau, en Normand prudent et avisĂ©, qui, sans fiĂšvre, engrangeait sa moisson. " Un administrateur de la sociĂ©tĂ© ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penser, Ă vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m'Ă©tonne plus, si l'on prĂ©tend que notre prospĂ©ritĂ© est factice et que le jour de la dĂ©gringolade approche... Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique ! " Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s'en moquait, son affaire Ă©tait faite. Il n'avait Ă prĂ©sent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargĂ©, le plus proprement possible, sans avoir trop Ă en souffrir lui-mĂÂȘme. " Je vous disais donc, mon cher, que j'Ă©tais venu pour vous donner un avis dĂ©sintĂ©ressĂ©... Le voici. Soyez sage, votre frĂšre est furieux, il vous abandonnera carrĂ©ment, si vous vous laissez vaincre. " Saccard, refrĂ©nant sa colĂšre, ne broncha pas. " C'est lui qui vous envoie me dire ça ? " AprĂšs une hĂ©sitation, le dĂ©putĂ© jugea prĂ©fĂ©rable d'avouer. " Eh bien, oui, c'est lui... Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de L'EspĂ©rance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre... Non ! mais en vĂ©ritĂ©, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gĂÂȘner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergĂ© Ă dos, il vient encore d'ĂÂȘtre forcĂ© de faire condamner un Ă©vĂÂȘque comme d'abus... Et, pour l'attaquer, vous allez justement choisir le moment oĂÂč il a grand-peine Ă ne pas se laisser dĂ©border par l'Ă©volution libĂ©rale, nĂ©e des rĂ©formes du 9 janvier, qu'il a consenti Ă appliquer, comme on dit, dans l'unique dĂ©sir de les endiguer sagement... Voyons, vous ĂÂȘtes son frĂšre, croyez-vous qu'il soit content ? - En effet, rĂ©pondit Saccard railleur, c'est bien vilain de ma part... VoilĂ ce pauvre frĂšre, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier, et qui s'en prend Ă moi, parce qu'il ne sait plus comment se tenir en Ă©quilibre, entre la droite, tachĂ©e d'avoir Ă©tĂ© trahie, et le tiers Ă©tat, affamĂ© du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui, dans sa terreur des libĂ©raux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer Ă m'Ă©gorger pour leur plaire... L'autre semaine, Emile Olivier l'a secouĂ© vertement Ă la Chambre... - Oh ! interrompit Huret, il a toujours la confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyĂ© une plaque de diamants. " Mais, d'un geste Ă©nergique, Saccard disait qu'il n'Ă©tait pas dupe. " L'Universelle est dĂ©sormais trop puissante, n'est-ce pas ? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquĂ©rir par l'argent comme on le conquĂ©rait jadis par la loi, est-ce que cela peut se tolĂ©rer ? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os... Peut-ĂÂȘtre aussi a-t-on quelque emprunt Ă tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ?... Et voilĂ mon imbĂ©cile de frĂšre qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pĂÂąture aux sales juifs, aux libĂ©raux, Ă toute la racaille, dans l'espĂ©rance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dĂ©vorera... Eh bien, retournez lui dire que je me fous de lui... " Il redressait sa petite taille, sa rage crevait enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon. " Entendez-vous bien, je me fous de lui ! C'est ma rĂ©ponse, je veux qu'il le sache. " Huret avait pliĂ© les Ă©paules. DĂšs qu'on se fĂÂąchait, dans les affaires, ce n'Ă©tait plus son genre. AprĂšs tout, il n'Ă©tait lĂ -dedans qu'un commissionnaire. " Bon, bon ! on le lui dira... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde. " Il y eut un silence. Jantrou, qui Ă©tait restĂ© absolument muet, en affectant d'ĂÂȘtre tout entier Ă la correction d'un paquet d'Ă©preuves, avait levĂ© les yeux, pour admirer Saccard. Etait-il beau, le bandit, dans sa passion ! Ces canailles de gĂ©nie parfois triomphent, Ă ce degrĂ© d'inconscience, lorsque l'ivresse du succĂšs les emporte. Et Jantrou, Ă ce moment, Ă©tait pour lui, convaincu de sa fortune. " Ah ! J'oubliais, reprit Huret. Il paraĂt que Delcambre, le procureur gĂ©nĂ©ral vous exĂšcre... Et, ce que vous ignorez encore, l'empereur l'a nommĂ© ce matin ministre de la Justice. " Brusquement, Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©. Le visage assombri, il dit enfin " Encore de la propre marchandise ! Ah ! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? - Dame ! reprit Huret en exagĂ©rant son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive Ă tout le monde, dans les affaires, votre frĂšre veut que vous ne comptiez pas sur lui, pour vous dĂ©fendre contre Delcambre. - Mais, tonnerre de Dieu ! hurla Saccard, quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon, de Delcambre, et de vous par- dessus le marchĂ© ! " Heureusement, Ă cette minute, Daigremont entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour tous, qui coupa court aux violences. TrĂšs correct, il distribua des poignĂ©es de main en souriant, d'une amabilitĂ© flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soirĂ©e, oĂÂč elle chanterait ; et il venait simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais la prĂ©sence de Saccard parut le ravir. " Comment va, grand homme ? - Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous ? " demanda celui-ci, sans rĂ©pondre. Vendre, ah ! non, pas encore ! Et son Ă©clat de rire fut trĂšs sincĂšre, il Ă©tait rĂ©ellement de soliditĂ© plus grande. " Mais il ne faut jamais vendre, dans notre situation ! s'Ă©cria Saccard. - Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter sur moi. " Ses paupiĂšres avaient battu, il venait d'avoir un regard oblique, tandis qu'il rĂ©pondait des autres administrateurs, de SĂ©dille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme de lui-mĂÂȘme. L'affaire marchait si bien, c'Ă©tait vraiment un plaisir d'ĂÂȘtre tous d'accord, dans le plus extraordinaire succĂšs que la Bourse eĂ»t vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en alla en rĂ©pĂ©tant qu'il comptait sur eux trois, pour sa soirĂ©e. Mounier, le tĂ©nor de l'OpĂ©ra, y donnerait la rĂ©plique Ă sa femme. Oh ! un effet considĂ©rable ! " Alors, demanda Huret partant Ă son tour, c'est tout ce que vous avez Ă me rĂ©pondre ? - Parfaitement ! " dĂ©clara Saccard, de sa voix sĂšche. Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme Ă son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal. " C'est la guerre, mon brave ! Il n'y a plus rien Ă mĂ©nager, tapez- moi sur toutes ces fripouilles !... Ah ! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends ! - Tout de mĂÂȘme, c'est raide ! " conclut Jantrou, dont les perplexitĂ©s recommençaient. Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle attendait toujours. Il Ă©tait Ă peine quatre heures, et Dejoie venait dĂ©jĂ d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait vite, sous le ruissellement blafard et entĂÂȘtĂ© de la pluie. Chaque fois qu'il passait prĂšs d'elle, il trouvait un petit mot pour la distraire. Du reste, les allĂ©es et venues des rĂ©dacteurs s'activaient, des Ă©clats de voix sortaient de la salle voisine, toute cette fiĂšvre qui montait, Ă mesure que se faisait le journal. Marcelle, brusquement, en levant les yeux, aperçut Jordan devant elle. Il Ă©tait trempĂ©, l'air anĂ©anti, avec ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derriĂšre quelque espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris. " Rien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, pĂÂąlissante. - Rien, ma chĂ©rie, rien du tout... Nulle part, pas possible... " Et elle n'eut alors qu'une plainte basse, oĂÂč tout son coeur saignait. " Oh ! mon Dieu ! " A ce moment, Saccard sortait du bureau de Jantrou, et il s'Ă©tonna de la trouver lĂ encore. " Comment, madame, votre coureur de mari ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet. " Elle le regardait fixement, une pensĂ©e soudaine s'Ă©tait Ă©veillĂ©e dans ses grands yeux dĂ©solĂ©s. Elle ne rĂ©flĂ©chit mĂÂȘme pas, elle cĂ©da Ă cette bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion. " Monsieur Saccard, j'ai quelque chose Ă vous demander... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous passions chez vous... - Mais certainement, madame. " Jordan, qui craignait d'avoir devinĂ©, voulait la retenir. Il lui balbutiait Ă l'oreille des non ! non ! entrecoupĂ©s, dans l'angoisse maladive oĂÂč le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'Ă©tait dĂ©gagĂ©e, il dut la suivre. " Monsieur Saccard, reprit-elle, dĂšs que la porte fut refermĂ©e, mon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander... Alors, moi, je vous les demande... Et, de verve, avec ses airs drĂÂŽles de petite femme gaie et rĂ©solue, elle conta son affaire du matin, l'entrĂ©e brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes, comment elle Ă©tait parvenue Ă repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour mĂÂȘme. Ah ! ces plaies d'argent pour le petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance, la vie remise sans cesse en question, Ă propos de quelques misĂ©rables piĂšces de cent sous ! " Busch, rĂ©pĂ©ta Saccard, c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes... Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant vers Jordan, qui restait silencieux, blĂÂȘme d'un insupportable malaise. " Eh bien, je vais vous les avancer, moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dĂ» me les demander tout de suite. " Il s'Ă©tait assis Ă sa table, pour signer un chĂšque, lors qu'il s'arrĂÂȘta, rĂ©flĂ©chissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant de l'occasion, ayant un prĂ©texte ? " Ecoutez, je le connais Ă fond, votre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets Ă moitiĂ© prix. " Les yeux de Marcelle, Ă prĂ©sent, luisaient de gratitude. " Oh ! monsieur Saccard, que vous ĂÂȘtes bon ! " Et, s'adressant Ă son mari " Tu vois, grosse bĂÂȘte, que M. Saccard ne nous a pas mangĂ©s ! " Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrĂ©sistible, il l'embrassa, car c'Ă©tait elle qu'il remerciait d'ĂÂȘtre plus Ă©nergique et adroite que lui, dans ces difficultĂ©s de la vie qui le paralysaient. " Non ! non ! dit Saccard, lorsque le jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous ĂÂȘtes trĂšs gentils tous les deux de vous aimer si fort. Allez-vous-en tranquilles ! " Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueux, dans la bousculade des parapluies et l'Ă©claboussement des flaques. Mais, en haut, il eut beau sonner Ă la vieille porte dĂ©peinte, oĂÂč une plaque de cuivre Ă©talait le mot Contentieux , en grosses lettres noires elle ne s'ouvrit pas, rien ne bougeait Ă l'intĂ©rieur. Et il se retirait, lorsque, dans sa contrariĂ©tĂ© vive, il l'Ă©branla violemment du poing. Alors, un pas traĂnard se fit entendre, et Sigismond parut. " Tiens ! c'est vous !... Je croyais que c'Ă©tait mon frĂšre qui remontait et qui avait oubliĂ© sa clef. Moi, jamais je ne rĂ©ponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez Ă le voir. " Du mĂÂȘme pas pĂ©nible et chancelant, il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, Ă ces hauteurs, au-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La piĂšce Ă©tait d'une nuditĂ© froide, avec son Ă©troit lit de fer, sa table et ses deux chaises, ses quelques planches encombrĂ©es de livres, sans un meuble. Devant la cheminĂ©e, un petit poĂÂȘle, mal entretenu, oubliĂ©, venait de s'Ă©teindre. " Asseyez-vous, monsieur. Mon frĂšre m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter. " Mais Saccard refusait la chaise en le regardant, frappĂ© des progrĂšs que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pĂÂąle, aux yeux d'enfant, des yeux noyĂ©s de rĂÂȘve, singuliers sous l'Ă©nergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'Ă©tait extraordinairement creusĂ©, comme allongĂ© et tirĂ© vers la tombe. " Vous avez Ă©tĂ© souffrant ? " demanda-t-il, ne sachant que dire. Sigismond eut un geste de complĂšte indiffĂ©rence. " Oh ! comme toujours. La derniĂšre semaine n'a pas Ă©tĂ© bonne, Ă cause de ce vilain temps. Mais ça va bien tout de mĂÂȘme... Je ne dors plus, je ne puis travailler, et j'ai un peu de fiĂšvre, ça me tient chaud... Ah ! on aurait tant Ă faire ! " Il s'Ă©tait remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit " Je vous demande pardon de m'asseoir, j'ai veillĂ© toute la nuit, pour lire cette oeuvre que j'ai reçue hier... Une oeuvre, oui ! dix annĂ©es de la vie de mon maĂtre, Karl Marx, l'Ă©tude qu'il nous promettait depuis long temps sur le capital !... Voici notre Bible, maintenant, la voici ! " Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractĂšres gothiques le rebuta tout de suite. " J'attendrai qu'il soit traduit " , dit-il en riant. Le jeune homme, d'un hochement de tĂÂȘte, sembla dire que, mĂÂȘme traduit, il ne serait guĂšre pĂ©nĂ©trĂ© que par les seuls initiĂ©s. Ce n'Ă©tait pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre sociĂ©tĂ© actuelle, basĂ©e sur le systĂšme capitaliste ! La plaine Ă©tait rase, on pouvait reconstruire. " Alors, c'est le coup de balai ? demanda Saccard, toujours plaisantant. - En thĂ©orie, parfaitement ! rĂ©pondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliquĂ© un jour, toute la marche de rĂ©volution est lĂ . Reste Ă l'exĂ©cuter en fait... Mais vous ĂÂȘtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considĂ©rables que l'idĂ©e fait Ă chaque heure. Ainsi, vous qui, avec votre Universelle, avez remuĂ© et centralisĂ© en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire avec passion, oui ! de cette chambre perdue, si tranquille, j'en ai Ă©tudiĂ© le dĂ©veloppement jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez lĂ , car l'Etat collectiviste n'aura Ă faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez expropriĂ© en dĂ©tail les petits, rĂ©aliser l'ambition de votre rĂÂȘve dĂ©mesurĂ©, qui est, n'est-ce pas ? d'absorber tous les capitaux du monde, d'ĂÂȘtre l'unique banque, l'entrepĂÂŽt gĂ©nĂ©ral de la fortune publique... Oh ! je vous admire beaucoup, moi ! je vous laisserais aller, si j'Ă©tais le maĂtre, parce que vous commencez notre besogne, en prĂ©curseur de gĂ©nie. " Et il souriait de son pĂÂąle sourire de malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, trĂšs surpris de le trouver si au courant des affaires du jour, trĂšs flattĂ© aussi des Ă©loges intelligents. " Seulement, continua-t-il, le beau matin oĂÂč nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intĂ©rĂÂȘts privĂ©s par l'intĂ©rĂÂȘt de tous, faisant de votre grande machine Ă sucer l'or des autres, la rĂ©gulatrice mĂÂȘme de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça. " Il avait trouvĂ© un sou parmi les papiers de sa table, il tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime dĂ©signĂ©e. " L'argent ! s'Ă©cria Saccard, supprimer l'argent ! la bonne folie ! - Nous supprimerons l'argent monnayĂ©... Songez donc que la monnaie mĂ©tallique n'a aucune place, aucune raison d'ĂÂȘtre, dans l'Etat collectiviste. A titre de rĂ©munĂ©ration, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considĂ©rez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en Ă©tablissant la moyenne des journĂ©es de besogne, dans nos chantiers... Il faut le dĂ©truire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en rĂ©duisant son salaire Ă la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas Ă©pouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privĂ©es, barre le chemin Ă la fĂ©conde circulation, fait des royautĂ©s scandaleuses, maĂtresses souveraines du marchĂ© financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de lĂ .... Il faut tuer, tuer l'argent ! " Mais Saccard se fĂÂąchait. Plus d'argent, plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient Ă©clairĂ© sa vie ! Toujours la richesse s'Ă©tait matĂ©rialisĂ©e pour lui dans cet Ă©blouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grĂÂȘle sur la terre qu'elle couvrait, des tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait Ă la pelle, pour le plaisir de leur Ă©clat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaietĂ©, cette raison de se battre et de vivre ! " C'est imbĂ©cile, oh ! ça, c'est imbĂ©cile !... Jamais, entendez-vous ! - Pourquoi jamais ? pourquoi imbĂ©cile ?... Est-ce que, dans l'Ă©conomie de la famille, nous faisons usage de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'Ă©change... Alors, Ă quoi bon l'argent, lorsque la sociĂ©tĂ© ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant elle-mĂÂȘme ? - Je vous dis que c'est fou !... DĂ©truire l'argent, mais c'est la vie mĂÂȘme, l'argent ! Il n'y aurait plus rien, plus rien ! " Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenĂÂȘtre, il s'assura d'un regard que la Bourse Ă©tait toujours lĂ , car peut-ĂÂȘtre ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrĂ©e d'un souffle. Elle y Ă©tait toujours, mais trĂšs vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pĂÂąle fantĂÂŽme de Bourse prĂšs de s'Ă©vanouir en une fumĂ©e grise. " D'ailleurs, je suis bien bĂÂȘte de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande Ă voir ça. - Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaĂt... Ainsi, nous avons bien vu la forme de la richesse changer dĂ©jĂ une fois, lorsque la valeur de la terre a baissĂ©, que la fortune fonciĂšre, domaniale, les champs et les bois, a dĂ©clinĂ© devant la fortune mobiliĂšre, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui Ă une prĂ©coce caducitĂ© de cette derniĂšre, Ă une sorte de dĂ©prĂ©ciation rapide, car il est certain que le taux s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus atteint... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaĂtrait-il pas, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne rĂ©girait-elle pas les rapports sociaux ? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront. " Il s'Ă©tait absorbĂ© dans la contemplation du sou, comme s'il eĂ»t rĂÂȘvĂ© qu'il tenait le dernier sou des vieux ĂÂąges, un sou Ă©garĂ©, ayant survĂ©cu Ă l'antique sociĂ©tĂ© morte. Que de joies et que de larmes avaient usĂ© l'humble mĂ©tal ! Et il Ă©tait tombĂ© Ă la tristesse de l'Ă©ternel dĂ©sir humain. " Oui, reprit-il doucement, vous avez raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des annĂ©es, des annĂ©es. Sait-on mĂÂȘme si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'Ă©goĂÂŻsme, dans l'organisation sociale... Pourtant, j'ai espĂ©rĂ© le triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister Ă cette aube de la justice. Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui qui, dans sa nĂ©gation de la mort, la traitait comme si elle n'Ă©tait pas, eut un geste, pour l'Ă©carter. Mais, dĂ©jĂ , il se rĂ©signait. " J'ai fait ma tĂÂąche, je laisserai mes notes, dans le cas oĂÂč je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rĂÂȘvĂ©. Il faut que la sociĂ©tĂ© de demain soit le fruit mĂ»r de la civilisation, car, si l'on ne garde la bon cĂÂŽtĂ© de l'Ă©mulation et du contrĂÂŽle, tout croule... Ah ! cette sociĂ©tĂ©, comme je la vois nettement Ă cette heure, créée enfin, complĂšte, telle que je suis parvenu, aprĂšs tant de veilles, Ă la mettre debout ! Tout est prĂ©vu, rĂ©solu, c'est enfin la souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est lĂ , sur le papier, mathĂ©matique, dĂ©finitive. " Et il promenait ses longues mains Ă©maciĂ©s parmi les notes Ă©parses, et il s'exaltait, dans ce rĂÂȘve des milliards reconquis, partagĂ© Ă©quitablement, entre tous dans cette joie, et cette santĂ© qu'il rendait d'un trait de plume Ă l'humanitĂ© souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nuditĂ© de sa chambre. Mais une voix rude fit tressaillir Saccard. " Qu'est-ce que vous faite lĂ ? " C'Ă©tait Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle crainte qu'on ne donnĂÂąt une crise de toux son frĂšre, en le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la rĂ©ponse, il grondait maternellement, dĂ©sespĂ©rĂ©. " Comment ! tu as encore laissĂ© mourir ton poĂÂȘle ! Je te demande un peu si c'est raisonnable, par une humiditĂ© pareille ! " DĂ©jĂ , pliant les genoux, malgrĂ© la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le mĂ©nage, s'inquiĂ©ta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut dĂ©cidĂ© celui-ci Ă s'allonger sur le lit, pour se reposer. " Monsieur Saccard, si vous dĂ©sirez passer dans mon cabinet... " Mme MĂ©chain s'y trouvait, assise sur l'unique chaise. Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage, une visite importante, dont la pleine rĂ©ussite les enchantait. C'Ă©tait enfin, aprĂšs une attente dĂ©sespĂ©rĂ©e, l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au coeur. Pendant trois ans, la MĂ©chain avait battu le pavĂ©, en quĂÂȘte de LĂ©onie Cron, cette fille sĂ©duite, Ă laquelle le comte de Beauvilliers avait signĂ© une reconnaissance de dix mille francs, payable le jour de sa majoritĂ©. Vainement, elle s'Ă©tait adressĂ©e Ă son cousin Fayeux, le receveur de rentes de VendĂÂŽme, qui avait achetĂ© pour Busch la reconnaissance, dans un lot de vieilles crĂ©ances, provenant de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier Ă ses heures Fayeux ne savait rien, Ă©crivait seulement que la fille LĂ©onie Cron devait ĂÂȘtre en service chez un huissier, Ă Paris, qu'elle avait quittĂ© depuis plus de dix ans VendĂÂŽme, oĂÂč elle n'Ă©tait jamais revenue et oĂÂč il ne pouvait mĂÂȘme questionner un seul de ses parents, tous Ă©tant morts. La MĂ©chain avait bien dĂ©couvert l'huissier, et elle Ă©tait arrivĂ©e Ă suivre de lĂ LĂ©onie chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste ; mais, Ă partir du dentiste, le fil se cassait brusquement, la piste s'interrompait, une aiguille dans une botte de foin, une fille tombĂ©e, perdue dans la boue du grand Paris. Sans rĂ©sultat, elle avait couru les bureaux de placement, visitĂ© les garnis borgnes, fouillĂ© la basse dĂ©bauche, toujours aux aguets, tournant la tĂÂȘte, interrogeant, dĂšs que ce nom de LĂ©onie frappait ses oreilles. Et cette fille, qu'elle Ă©tait allĂ©e chercher bien loin, voilĂ qu'elle venait, ce jour-lĂ , par un hasard, de mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la maison publique voisine, oĂÂč elle relançait une ancienne locataire de la citĂ© de Naples, qui lui devait trois francs. Un coup de gĂ©nie la lui avait fait flairer et reconnaĂtre, sous le nom distinguĂ© de LĂ©onie, au moment oĂÂč madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suite, Busch, averti, Ă©tait revenu avec elle Ă la maison, pour traiter ; et cette grosse fille, aux durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, Ă la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris ; puis il s'Ă©tait rendu compte de son charme spĂ©cial, surtout avant ses dix annĂ©es de prostitution, ravi d'ailleurs qu'elle fĂ»t tombĂ©e si bas, abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle Ă©tait stupide, elle avait acceptĂ© le marchĂ© avec une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchĂ©e, inespĂ©rĂ©e mĂÂȘme, Ă ce point de laideur et de honte ! " Je vous attendais, monsieur Saccard. Nous avons Ă causer... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas ? " Dans l'Ă©troite piĂšce, bondĂ©e de dossiers, dĂ©jĂ noire, qu'une maigre lampe Ă©clairait d'une lumiĂšre fumeuse, la MĂ©chain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'unique chaise. Et restĂ© debout, ne voulant point avoir l'air d'ĂÂȘtre venu sur une menace, Saccard entama tout de suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et mĂ©prisante. " Pardon, je suis montĂ© pour rĂ©gler une dette d'un de mes rĂ©dacteurs... Le petit Jordan, un trĂšs charmant garçon, que vous poursuivez Ă boulets rouges, avec une fĂ©rocitĂ© vraiment rĂ©voltante. Ce matin encore, parait-il, vous vous ĂÂȘtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire... " Saisi d'ĂÂȘtre attaquĂ© de la sorte, lorsqu'il s'apprĂÂȘtait Ă prendre l'offensive, Busch perdit pied, oublia l'autre histoire, s'irrita sur celle-ci. " Les Jordan, vous venez pour les Jordan... il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça... Des bougres qui se fichent de moi depuis des annĂ©es, dont j'ai eu une peine du diable Ă tirer quatre cents francs sou Ă sou !... Ah ! tonnerre de Dieu, oui ! je les ferai vendre, je les jetterai Ă la rue demain matin, si je n'ai pas ce soir, lĂ , sur mon bureau, les trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore. " Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors de lui, ayant dit qu'il Ă©tait dĂ©jĂ payĂ© quarante fois de cette crĂ©ance, qui ne lui avait sĂ»rement pas coĂ»tĂ© dix francs, il s'Ă©trangla en effet de colĂšre. " Nous y voilĂ ! vous n'avez tous que ça Ă dire... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas ? cette dette de trois cents francs qui est montĂ©e Ă plus de sept cents... Mais est-ce que ça me regarde, moi ? On ne me paie pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chĂšre, c'est sa faute !... Alors, quand j'ai achetĂ© une crĂ©ance de dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait fini. Eh bien, et mes risques, et mes courses, et mon travail de tĂÂȘte, oui ! et mon intelligence ? Justement, tenez, pour cette affaire Jordan, vous pouvez consulter madame, qui est lĂ . C'est elle qui s'en est occupĂ©e. Ah ! elle en a fait des pas et des dĂ©marches, elle en a usĂ© de la chaussure, Ă monter les escaliers de tous les journaux, d'oĂÂč on la flanquait Ă la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse. Cette affaire, mais nous l'avons nourrie pendant des mois, nous y avons rĂÂȘvĂ©, nous y avons travaillĂ© comme Ă un de nos chefs-d'oeuvre, elle me coĂ»te une somme folle, Ă dix sous l'heure seulement ! " Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la piĂšce. " J'ai ici pour plus de vingt millions de crĂ©ances, et de tous les ĂÂąges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des dĂ©biteurs que je file depuis un quart de siĂšcle ! Pour obtenir d'eux quelques misĂ©rables centaines de francs, mĂÂȘme moins parfois, je patiente des annĂ©es, j'attends qu'ils rĂ©ussissent ou qu'ils hĂ©ritent... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment lĂ , regardez ! dans ce coin, tout ce tas Ă©norme. C'est le nĂ©ant ça, ou plutĂÂŽt c'est la matiĂšre brute, d'oĂÂč il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait aprĂšs quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bĂÂȘte, vous ne seriez pas si bĂÂȘte, vous ! " Sans s'attarder Ă discuter davantage, Saccard tira son portefeuille. " Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte. " Busch sursauta d'exaspĂ©ration. " Deux cents francs, jamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes. " Mais, de sa voix Ă©gale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaĂt la puissance de l'argent, montrĂ©, Ă©talĂ©, Saccard rĂ©pĂ©ta Ă deux, Ă trois reprises " Je vais vous donner deux cents francs... " Et le juif, convaincu au fond qu'il Ă©tait raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux. " Je suis trop faible. Quel sale mĂ©tier !... Parole d'honneur ! on me dĂ©pouille, on me vole... Allez ! pendant que vous y ĂÂȘtes, ne vous gĂÂȘnez pas, prenez-en d'autres, oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs ! " Puis, lorsque Busch eut signĂ© un reçu et Ă©crit un mot pour l'huissier, car le dossier n'Ă©tait plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secouĂ©, qu'il aurait laissĂ© partir Saccard, sans la MĂ©chain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole. " Et l'affaire ? " dit-elle. Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait prĂ©parĂ©, son rĂ©cit, ses questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emportĂ© d'un coup, dans sa hĂÂąte d'arriver au fait. " L'affaire, c'est vrai... Je vous ai Ă©crit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte Ă rĂ©gler ensemble... Il avait allongĂ© la main pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui. " En 1852, vous ĂÂȘtes descendu dans un hĂÂŽtel meublĂ© de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs Ă une demoiselle Rosalie Chavaille, ĂÂągĂ©e de seize ans, que vous avez violentĂ©e, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payĂ© un seul, car vous ĂÂȘtes parti sans laisser d'adresse, avant l'Ă©chĂ©ance du premier. Et le pis est qu'ils sont signĂ©s d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre premiĂšre femme... " TrĂšs pĂÂąle. Saccard Ă©coutait, regardait. C'Ă©tait, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passĂ© qui s'Ă©voquait, une sensation d'Ă©croulement, une masse Ă©norme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la premiĂšre minute, il perdit la tĂÂȘte, il bĂ©gaya. " Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ? " Puis, de ses mains tremblantes, il se hĂÂąta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idĂ©e de payer, de rentrer en possession de ce dossier fĂÂącheux. " Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup Ă dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion. " Et il tendit six billets de banque. " Tout Ă l'heure ! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminĂ©... Madame, que vous voyez lĂ , est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont Ă elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restĂ©e infirme, Ă la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misĂšre affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses... - Des choses terribles ! " accentua de sa petite voix la MĂ©chain, rompant son silence. EffarĂ©, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliĂ©e, tassĂ©e lĂ comme une outre dĂ©gonflĂ©e Ă demi. Elle l'avait toujours inquiĂ©tĂ©, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs dĂ©classĂ©es ; et il la retrouvait, mĂÂȘlĂ©e Ă cette histoire dĂ©sagrĂ©able. " Sans doute, la malheureuse, c'est bien fĂÂącheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment... Voici toujours les six cents francs. " Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme. " Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est dans sa quatorziĂšme annĂ©e, un enfant qui vous ressemble Ă un tel point, que vous ne pouvez le renier. " Abasourdi, Saccard rĂ©pĂ©ta Ă plusieurs reprises " Un enfant, un enfant... " Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout Ă coup remis d'aplomb et trĂšs gaillard " Ah ! ça, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou... Le petit a hĂ©ritĂ© de sa mĂšre, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marchĂ©... Un enfant, mais c'est trĂšs gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal Ă avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur !.. OĂÂč est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amenĂ© tout de suite ? " StupĂ©fiĂ© Ă son tour, Busch songeait Ă sa longue hĂ©sitation, aux mĂ©nagements infinis que Mme Caroline prenait pour rĂ©vĂ©ler l'existence de Victor Ă son pĂšre. Et, dĂ©montĂ©, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquĂ©es, lĂÂąchant tout Ă la fois, les six mille francs d'argent prĂÂȘtĂ© et de frais d'entretien que la MĂ©chain rĂ©clamait, les deux mille francs d'acompte donnĂ©s par Mme Caroline, les instincts Ă©pouvantables de Victor, son entrĂ©e Ă l'Oeuvre du Travail. Et, de son cĂÂŽtĂ©, Saccard sursautait, Ă chaque nouveau dĂ©tail. Comment, six mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dĂ©pouillĂ© le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer Ă une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'Ă©tait un vol, un abus de confiance ! Ce petit, parbleu ! on l'avait mal Ă©levĂ©, et l'on voulait qu'il payĂÂąt ceux qui Ă©taient responsables de cette mauvaise Ă©ducation ! On le prenait donc pour un imbĂ©cile ! " Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche ! " Busch, blĂÂȘme, s'Ă©tait mis debout devant sa table. " C'est ce que nous verrons. Je vous traĂnerai en justice. - Ne dites donc pas de bĂÂȘtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-lĂ ... Et, si vous espĂ©rez me faire chanter, c'est encore plus bĂÂȘte, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte ! " Et, comme la MĂ©chain bouchait la porte, il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flĂ»te " Canaille ! sans coeur ! - Vous aurez de nos nouvelles ! " hurla Busch, qui referma la porte Ă la volĂ©e. Saccard Ă©tait dans un tel Ă©tat d'excitation, qu'il donna l'ordre Ă son cocher de rentrer directement, rue Saint-Lazare. Il avait hĂÂąte de voir Mme Caroline, il l'aborda sans une gĂÂȘne, la gronda tout de suite d'avoir donnĂ© les deux mille francs. " Mais, ma chĂšre amie, jamais on ne lĂÂąche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter ? " Elle, saisie qu'il sĂ»t enfin l'histoire, demeurait muette. C'Ă©tait bien l'Ă©criture de Busch qu'elle avait reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien Ă cacher, puisqu'un autre venait de lui Ă©viter le souci de la confidence. Cependant, elle hĂ©sitait toujours, confuse pour cet homme qui l'interrogeait si Ă l'aise. " J'ai voulu vous Ă©viter un chagrin... Ce malheureux enfant Ă©tait dans une telle dĂ©gradation !... Depuis longtemps, je vous aurais tout racontĂ©, sans un sentiment... - Quel sentiment ?... Je vous avoue que je ne comprends pas. " Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse Ă vivre ; tandis que lui continuait Ă s'exclamer, enchantĂ©, vraiment rajeuni. " Ce pauvre gamin ! je l'aimerai beaucoup, je vous assure... Vous avez trĂšs bien fait de le mettre Ă l'Oeuvre du Travail, pour le dĂ©crasser un peu. Mais nous allons le retirer de lĂ , nous lui donnerons des professeurs... Demain, j'irai le voir, oui ! demain, si je ne suis pas trop pris. " Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passĂšrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvĂÂąt une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cĂ©dant au fleuve dĂ©bordĂ© qui l'emportait. Dans les premiers jours de dĂ©cembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'ĂÂȘtre atteint, au milieu de l'extraordinaire fiĂšvre dont l'accĂšs maladif continuait Ă bouleverser la Bourse. Le pis Ă©tait que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolĂ©rable dĂ©sormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand mĂÂȘme, on montait sans cesse, par la force obstinĂ©e d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent Ă l'Ă©vidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagĂ©rĂ©e de son triomphe, entourĂ© comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol minĂ©, crevassĂ©, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'Ă chaque liquidation il restĂÂąt victorieux, ne dĂ©colĂ©rait-il pas contre les baissiers, dont les pertes dĂ©jĂ devaient ĂÂȘtre effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs Ă s'acharner ? N'allait-il pas enfin les dĂ©truire ? Et il s'exaspĂ©rait surtout de ce qu'il disait flairer, Ă cĂÂŽtĂ© de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-ĂÂȘtre, des traĂtres qui passaient Ă l'ennemi, Ă©branlĂ©s dans leur foi, ayant la hĂÂąte de rĂ©aliser. Un jour que Saccard exhalait ainsi son mĂ©contentement devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire. " Vous savez, mon ami, que j'ai vendu moi... Je viens de vendre nos derniĂšres mille actions au cours de deux mille sept cents. " Il resta anĂ©anti, comme devant la plus noire des trahisons. " Vous avez vendu, vous ! vous, mon Dieu ! " Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinĂ©e, lui rappelant qu'elle et son frĂšre l'avaient averti. Ce dernier, qui Ă©tait toujours Ă Rome, Ă©crivait des lettres pleines d'une mortelle inquiĂ©tude sur cette hausse exagĂ©rĂ©e, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer Ă tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu. " Vous, vous ! rĂ©pĂ©tait Saccard. C'Ă©tait vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre ! Ce sont vos actions que j'ai dĂ» racheter ! " Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer. " Mon ami, Ă©coutez-moi... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespĂ©rĂ©, extravagant ? Moi, tout cet argent m'Ă©pouvante, je ne puis croire qu'il m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intĂ©rĂÂȘt personnel qu'il s'agit. Songez aux intĂ©rĂÂȘts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensĂ©e, pourquoi l'exciter encore ? On me dit de tous les cĂÂŽtĂ©s que la catastrophe est au bout, fatalement... Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte Ă ce que les titres reprennent leur valeur rĂ©elle, et c'est la maison solide, c'est le salut. " Mais, violemment, il s'Ă©tait remis debout. " Je veux le cours de trois mille... J'ai achetĂ© et j'achĂšterai encore, quitte Ă en crever... Oui ! que je crĂšve, que tout crĂšve avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille ! " AprĂšs la liquidation du 15 dĂ©cembre, les cours montĂšrent Ă deux mille huit cents, Ă deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamĂ© Ă la Bourse, au milieu d'une agitation de foule dĂ©mente. Il n'y avait plus ni vĂ©ritĂ©, ni logique, l'idĂ©e de la valeur Ă©tait pervertie, au point de perdre tout sens rĂ©el. Le bruit courait que Gundermann, contrairement Ă ses habitudes de prudence, se trouvait engagĂ© dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi Ă chaque quinzaine, au fur et Ă mesure de la hausse, par sauts Ă©normes ; et l'on commençait Ă dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassĂ©s. Toutes les cervelles Ă©taient Ă l'envers, on s'attendait Ă des prodiges. Et, Ă cette minute suprĂÂȘme, oĂÂč Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouĂ©e de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, Ă©talait un tapis, qui des marches du vestibule se dĂ©roulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrĂ©e, en souverain Ă qui l'on Ă©pargne le commun pavĂ© des rues. X - A cette fin d'annĂ©e, le jour de la liquidation de dĂ©cembre, la grande salle de la Bourse se trouva pleine dĂšs midi et demi, dans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semaines, d'ailleurs, l'effervescence montait, et elle aboutissait Ă cette derniĂšre journĂ©e de lutte, une cohue fiĂ©vreuse oĂÂč grondait dĂ©jĂ la dĂ©cisive bataille qui allait s'engager. Dehors, il gelait terriblement ; mais un clair soleil d'hiver pĂ©nĂ©trait, d'un rayon oblique, par le haut vitrage, Ă©gayant tout un cĂÂŽtĂ© de la salle nue, aux sĂ©vĂšres piliers, Ă la voĂ»te triste, que glaçaient encore des grisailles allĂ©goriques ; tandis que des bouches de calorifĂšres, tout le long des arcades, soufflaient une haleine tiĂšde, au milieu du courant froid des portes grillagĂ©es, continuellement battantes. Le baissier Moser, plus inquiet et plus jaune que de coutume, se heurta contre le haussier Pillerault, arrogamment plantĂ© sur ses hautes jambes de hĂ©ron. " Vous savez ce qu'on dit ?... " Mais il dut Ă©lever la voix, pour se faire entendre, dans le bruit croissant des conversations, un roulement rĂ©gulier, monotone, pareil Ă une clameur d'eaux dĂ©bordĂ©es, coulant sans fin. " On dit que nous aurons la guerre en avril... ĂâĄa ne peut pas finir autrement, avec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre... Et, d'ailleurs, Bismarck... " Pillerault Ă©clata de rire. " Fichez-moi donc la paix, vous et votre Bismarck !... Moi qui vous parle, j'ai causĂ© cinq minutes avec lui, cet Ă©tĂ©, quand il est venu. Il a l'air trĂšs bon garçon... Si vous n'ĂÂȘtes pas content, aprĂšs l'Ă©crasant succĂšs de l'Exposition, que vous faut-il ? Eh ! mon cher, l'Europe entiĂšre est Ă nous. " Moser hocha dĂ©sespĂ©rĂ©ment la tĂÂȘte. Et, en phrases que coupaient Ă chaque seconde les bousculades de la foule, il continua Ă dire ses craintes. L'Ă©tat du marchĂ© Ă©tait trop prospĂšre, d'une prospĂ©ritĂ© plĂ©thorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. GrĂÂące Ă l'Exposition, il avait poussĂ© trop d'affaires, on s'Ă©tait engouĂ©, on en arrivait Ă la pure dĂ©mence du jeu. Est-ce que ce n'Ă©tait pas fou, par exemple, l'Universelle Ă trois mille trente ? " Ah ! nous y voilĂ ! " cria Pillerault. Et, de tout prĂšs, en accentuant chaque syllabe " Mon cher, on finira ce soir Ă trois mille soixante... Vous serez tous culbutĂ©s, c'est moi qui vous le dis. " Le baissier, facilement impressionnable pourtant, eut un petit sifflement de dĂ©fi. Et il regarda en l'air, pour marquer sa fausse tranquillitĂ© d'ĂÂąme, il resta un moment Ă examiner les quelques tĂÂȘtes de femme, qui se penchaient, lĂ -haut, Ă la galerie du tĂ©lĂ©graphe, Ă©tonnĂ©es du spectacle de cette salle, oĂÂč elles ne pouvaient entrer. Des Ă©cussons portaient des noms de villes, les chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blĂÂȘme, que des infiltrations avaient tachĂ©e de jaune. " Tiens ! c'est vous ! " reprit Moser en baissant la tĂÂȘte et en reconnaissant Salmon, qui souriait devant lui, de son Ă©ternel et profond sourire. Puis, troublĂ©, voyant dans ce sourire une approbation donnĂ©e aux renseignements de Pillerault " Enfin, si vous savez quelque chose, dites-le... Moi, mon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermann, parce que Gundermann, n'est-ce pas ? c'est Gundermann... ĂâĄa finit toujours bien, avec lui. - Mais, dit Pillerault ricanant, qui vous dit que Gundermann est Ă la baisse ? " Du coup, Moser arrondit des yeux effarĂ©s. Depuis longtemps, le gros commĂ©rage de la Bourse Ă©tait que Gundermann guettait Saccard, qu'il nourrissait la baisse contre l'Universelle, en attendant d'Ă©trangler celle-ci, Ă quelque fin de mois, d'un effort brusque, lorsque l'heure serait venue d'Ă©craser le marchĂ© sous ses millions ; et, si cette journĂ©e s'annonçait si chaude, c'Ă©tait que tous croyaient, rĂ©pĂ©taient que la bataille allait enfin ĂÂȘtre pour ce jour-lĂ , une de ces batailles sans merci oĂÂč l'une des deux armĂ©es reste par terre, dĂ©truite. Mais est- ce qu'on Ă©tait jamais certain, dans ce monde de mensonge et de ruse ? Les choses les plus sĂ»res, les plus annoncĂ©es Ă l'avance, devenaient, au moindre souffle, des sujets de doute pleins d'angoisse. " Vous niez l'Ă©vidence, murmura Moser. Sans doute, je n'ai pas vu les ordres, et on ne peut rien affirmer... Hein ? Salmon, qu'est-ce que vous en dites ? Gundermann ne peut pas lĂÂącher, que diable ! " Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincir, d'une finesse extrĂÂȘme. " Ah ! reprit-il, en dĂ©signant du menton un gros homme qui passait, si celui-lĂ voulait parler, je ne serais pas en peine. Il voit clair. " C'Ă©tait le cĂ©lĂšbre Amadieu, qui vivait toujours sur sa rĂ©ussite, dans l'affaire des mines de Selsis, les actions achetĂ©es Ă quinze francs, en un coup d'entĂÂȘtement imbĂ©cile, revendues plus tard avec un bĂ©nĂ©fice d'une quinzaine de millions, sans qu'il eĂ»t rien prĂ©vu ni calculĂ©, au hasard. On le vĂ©nĂ©rait pour ses grandes capacitĂ©s financiĂšres, une vĂ©ritable cour le suivait, en tĂÂąchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer. " Bah ! s'Ă©cria Pillerault, tout Ă sa thĂ©orie favorite du casse-cou, le mieux est encore de suivre son idĂ©e, au petit bonheur... Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alors, quoi ? il ne faut pas rĂ©flĂ©chir. Moi, chaque fois que j'ai rĂ©flĂ©chi, j'ai failli y rester... Tenez ! tant que je verrai ce monsieur-lĂ solide Ă son poste, avec son air de gaillard qui veut tout manger, j'achĂšterai. " D'un geste, il avait montrĂ© Saccard, qui venait d'arriver et qui s'installait Ă sa place habituelle, contre le pilier de la premiĂšre arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importante, il avait ainsi une place connue, oĂÂč les employĂ©s et les clients Ă©taient certains de le trouver, les jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle ; il n'y envoyait mĂÂȘme pas un reprĂ©sentant officiel ; mais on y sentait une armĂ©e Ă lui, il y rĂ©gnait en maĂtre absent et souverain, par la lĂ©gion innombrable des remisiers, des agents qui apportaient ses ordres, sans compter ses crĂ©atures, si nombreuses, que tout homme prĂ©sent Ă©tait peut-ĂÂȘtre le mystĂ©rieux soldat de Gundermann. Et c'Ă©tait contre cette armĂ©e insaisissable et partout agissante que luttait Saccard, en personne, Ă front dĂ©couvert. DerriĂšre lui, dans l'angle du pilier, il y avait un banc, mais il ne s'y asseyait jamais, debout pendant les deux heures du marchĂ©, comme dĂ©daigneux de la fatigue. Parfois, aux minutes d'abandon, il s'appuyait simplement du coude Ă la pierre, que la salissure de tous les contacts, Ă hauteur d'homme, avait noircie et polie ; et dans la nuditĂ© blafarde du monument il y avait mĂÂȘme lĂ un dĂ©tail caractĂ©ristique, cette bande de crasse luisante, contre les portes, contre les murs, dans les escaliers, dans la salle, un soubassement immonde, la sueur accumulĂ©e des gĂ©nĂ©rations de joueurs et de voleurs. TrĂšs Ă©lĂ©gant, trĂšs correct, ainsi que tous les boursiers, avec son drap fin et son linge Ă©blouissant, Saccard avait la mine aimable et reposĂ©e d'un homme sans prĂ©occupations, au milieu de ces murs bordĂ©s de noir. " Vous savez, dit Moser en Ă©touffant sa voix, qu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considĂ©rables. Si l'Universelle joue sur ses propres actions, elle est fichue. " Mais Pillerault protestait. " Encore un cancan !... Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achĂšte... Il est lĂ pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer. " Moser, d'ailleurs, n'insista pas. Personne encore, Ă la Bourse, n'aurait osĂ© affirmer la terrible campagne menĂ©e par Saccard, ces achats qu'il faisait pour le compte de la sociĂ©tĂ©, sous le couvert d'hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d'autres encore, surtout des employĂ©s de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotĂ©e Ă l'oreille, dĂ©mentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D'abord, il n'avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dĂšs qu'il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il Ă©tait maintenant entraĂnĂ© par la lutte, et il avait prĂ©vu, ce jour-lĂ , la nĂ©cessitĂ© d'achats exagĂ©rĂ©s, s'il voulait rester maĂtre du champ de bataille. Ses ordres Ă©taient donnĂ©s, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgrĂ© son incertitude sur le rĂ©sultat final et le trouble qu'il Ă©prouvait, Ă s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse. Brusquement, Moser, qui Ă©tait allĂ© rĂÂŽder derriĂšre le dos du cĂ©lĂšbre Amadieu, en grande confĂ©rence avec un petit homme chafouin, revint trĂšs exaltĂ©, bĂ©gayant " Je l'ai entendu, entendu de mes oreilles... Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dĂ©passaient dix millions... Oh ! je vends, je vends, je vendrais jusqu'Ă ma chemise ! - Dix millions, fichtre ! murmura Pillerault, la voix un peu altĂ©rĂ©e. C'est une vraie guerre au couteau. " Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particuliĂšres, il n'y avait plus que ce duel fĂ©roce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en Ă©tait fait, c'Ă©tait cela seul qui grondait si haut, l'entĂÂȘtement calme et logique de l'un Ă vendre, l'enfiĂšvrement de passion Ă toujours acheter, qu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaient, murmurĂ©es d'abord, finissaient par des Ă©clats de trompette. DĂšs qu'ils ouvraient la bouche, les uns criaient, pour se faire entendre au milieu du vacarme ; tandis que d'autres, pleins de mystĂšre, se penchaient Ă l'oreille de leurs interlocuteurs, parlaient trĂšs bas mĂÂȘme quand ils n'avaient rien Ă dire. " Eh ! je garde mes positions Ă la hausse ! reprit Pillerault, dĂ©jĂ raffermi. Il fait un soleil trop beau, tout va monter encore. - Tout va crouler, rĂ©pliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loin, j'ai eu une crise cette nuit. " Mais le sourire de Salmon, qui les Ă©coutait Ă tour de rĂÂŽle, devint si aigu, que tous deux restĂšrent mĂ©contents, sans certitude possible. Est- ce que ce diable d'homme, si extraordinairement fort, si profond et si discret, avait trouvĂ© une troisiĂšme façon de jouer, en ne se mettant ni Ă la hausse ni Ă la baisse ? Saccard, Ă son pilier, voyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellement, des mains se tendaient, et il les serrait toutes, avec la mĂÂȘme facilitĂ© heureuse, mettant dans chaque Ă©treinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraient, Ă©changeaient un mot, repartaient ravis. Beaucoup s'entĂÂȘtaient, ne le lĂÂąchaient plus, glorieux d'ĂÂȘtre de son groupe. Souvent il se montrait aimable, sans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsi, il fallut que le capitaine Chave lui nommĂÂąt Maugendre, pour qu'il reconnĂ»t celui-ci. Le capitaine, remis avec son beau-frĂšre, le poussait Ă vendre ; mais la poignĂ©e de main du directeur suffit Ă enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuite, ce fut SĂ©dille, l'administrateur, le grand marchand de soie, qui voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce pĂ©riclitait, toute sa fortune Ă©tait liĂ©e Ă celle de l'Universelle, Ă ce point que la baisse possible devait ĂÂȘtre pour lui un Ă©croulement ; et, anxieux, dĂ©vorĂ© de sa passion, ayant d'autres ennuis du cĂÂŽtĂ© de son fils Gustave qui ne rĂ©ussissait guĂšre chez Mazaud, il Ă©prouvait le besoin d'ĂÂȘtre rassurĂ©, encouragĂ©. D'une tape sur l'Ă©paule, Saccard le renvoya, plein de foi et d'ardeur. Puis, il y eut tout un dĂ©filĂ© Kolb, le banquier, qui avait rĂ©alisĂ© depuis longtemps, mais qui mĂ©nageait le hasard ; le marquis de Bohain, qui, avec sa condescendance hautaine de grand seigneur, affectait de frĂ©quenter la Bourse, par curiositĂ© et dĂ©soeuvrement ; Huret lui-mĂÂȘme, incapable de rester fĂÂąchĂ©, trop souple pour n'ĂÂȘtre pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement final, venant voir s'il n'y avait plus rien Ă ramasser. Mais Daigremont parut, tous s'Ă©cartĂšrent. Il Ă©tait trĂšs puissant, on remarqua son amabilitĂ©, la façon dont il plaisanta, d'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaient, car il avait la rĂ©putation d'un homme adroit, qui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers ; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaient, qui Ă©changeaient simplement un coup d'oeil avec Saccard, les hommes Ă lui, les employĂ©s chargĂ©s de donner les ordres, achetant aussi pour leur propre compte, dans la rage de jeu dont l'Ă©pidĂ©mie dĂ©cimait le personnel de la rue de Londres, toujours aux aguets, l'oreille aux serrures, en chasse des renseignements. Ce fut ainsi que, deux fois, Sabatani passa, avec sa grĂÂące molle d'Italien mĂÂątinĂ© d'Oriental, en affectant de ne pas mĂÂȘme voir le patron ; tandis que Jantrou, immobile Ă quelques pas, tournant le dos, semblait tout Ă la lecture des dĂ©pĂÂȘches des Bourses Ă©trangĂšres, affichĂ©es dans des cadres grillagĂ©s. Le remisier Massias, qui, toujours courant, bouscula le groupe, eut un petit signe de tĂÂȘte, pour rendre sans doute une rĂ©ponse, quelque commission vivement faite. Et, Ă mesure que l'heure de l'ouverture approchait, le piĂ©tinement sans fin, le double courant de foule, sillonnant la salle, l'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marĂ©e haute. On attendait le premier cours. A la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d'entrer, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, d'un air de correcte confraternitĂ©. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, Ă©tait d'une vivacitĂ© gaie, oĂÂč se retrouvait sa chance si heureuse jusque-lĂ , cette chance qui l'avait fait hĂ©riter, Ă trente-deux ans, de la charge d'un de ses oncles ; tandis que Jacoby, ancien fondĂ© de pouvoir, devenu agent Ă l'anciennetĂ©, grĂÂące Ă des clients qui le commanditaient, avait le ventre Ă©paissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, Ă©talant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets Ă la main, causaient du beau temps, comme s'ils n'avaient pas tenu lĂ , sur ces quelques feuilles, les millions qu'ils allaient Ă©changer, ainsi que des coups de feu, dans la meurtriĂšre mĂÂȘlĂ©e de l'offre et de la demande. " Hein ? une jolie gelĂ©e ! - - Oh ! imaginez-vous, je suis venu Ă pied, tant c'Ă©tait charmant ! " ArrivĂ©s devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu'on y jette, ils s'arrĂÂȘtĂšrent un instant, appuyĂ©s Ă la rampe de velours rouge qui l'entoure, continuant Ă se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l'oeil les alentours. Les quatre travĂ©es, en forme de croix, fermĂ©es par des grilles, sorte d'Ă©toile Ă quatre branches ayant pour centre la corbeille, Ă©tait le lieu sacrĂ© interdit au public ; et, entre les branches, en avant, il y avait d'un cĂÂŽtĂ© un autre compartiment, oĂÂč se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres ; tandis que, de l'autre cĂÂŽtĂ©, un compartiment plus petit, ouvert celui-lĂ , nommĂ© " la guitare " , Ă cause de sa forme sans doute, permettait aux employĂ©s et aux spĂ©culateurs de se mettre en contact direct avec les agents. DerriĂšre, dans l'angle formĂ© par deux autres branches, se tenait, en pleine foule, le marchĂ© des rentes françaises, oĂÂč chaque agent Ă©tait reprĂ©sentĂ©, ainsi qu'au marchĂ© du comptant, par un commis spĂ©cial, ayant son carnet distinct ; car les agents de change, autour de la corbeille, ne s'occupent exclusivement que des marchĂ©s Ă terme, tout entiers Ă la grande besogne effrĂ©nĂ©e du jeu. Mais, apercevant, dans la travĂ©e de gauche, son fondĂ© de pouvoir Berthier qui lui faisait un signe, Mazaud alla Ă©changer avec lui quelques mots Ă demi-voix, les fondĂ©s de pouvoir n'ayant que le droit d'ĂÂȘtre dans les travĂ©es, Ă distance respectueuse de la rampe de velours rouge, qu'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jour, Mazaud venait ainsi Ă la Bourse avec Berthier et ses deux commis, celui du comptant et celui de la rente, auxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge ; sans compter l'employĂ© aux dĂ©pĂÂȘches qui Ă©tait toujours le petit Flory, la face de plus en plus enfouie dans son Ă©paisse barbe, d'oĂÂč ne sortait que l'Ă©clat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francs, au lendemain de Sadowa, Flory, affolĂ© par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dĂ©vorante, jouait Ă©perdument Ă son compte, sans calcul aucun d'ailleurs, tout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissait, les tĂ©lĂ©grammes qui lui passaient par les mains, suffisaient Ă le guider. Et, justement, comme il descendait en courant du tĂ©lĂ©graphe, installĂ© au premier Ă©tage, les deux mains pleines de dĂ©pĂÂȘches il dut faire appeler par un garde Mazaud, qui lĂÂącha Berthier, pour venir contre la guitare. " Monsieur, faut-il aujourd'hui les dĂ©pouiller et les classer ? - Sans doute, si elles arrivent ainsi en masse... Qu'est-ce que c'est que tout ça ? - Oh ! de l'Universelle, des ordres d'achat, presque toutes. " L'agent, d'une main exercĂ©e, feuilletait les dĂ©pĂÂȘches, visiblement satisfait. TrĂšs engagĂ© avec Saccard, qu'il reportait depuis longtemps pour des sommes considĂ©rables, ayant encore reçu de lui, le matin mĂÂȘme, des ordres d'achat Ă©normes, il avait fini par ĂÂȘtre l'agent en titre de l'Universelle. Et, quoique sans grosse inquiĂ©tude jusque-lĂ , cet engouement persistant du public, ces achats entĂÂȘtĂ©s, malgrĂ© l'exagĂ©ration des cours, le rassuraient, un nom le frappa, parmi les signataires des dĂ©pĂÂȘches, celui de Fayeux, ce receveur de rentes de VendĂÂŽme, qui devait s'ĂÂȘtre fait une clientĂšle extrĂÂȘmement nombreuse de petits acheteurs, parmi les fermiers, les dĂ©votes et les prĂÂȘtres de sa province, car il ne se passait pas de semaine, sans qu'il envoyĂÂąt ainsi tĂ©lĂ©grammes sur tĂ©lĂ©grammes. " Donnez ça au comptant, dit Mazaud Ă Flory. Et n'attendez pas qu'on vous descende les dĂ©pĂÂȘches, n'est-ce pas ? Restez lĂ -haut, prenez-les vous-mĂÂȘme. " Flory alla s'accouder Ă la balustrade du comptant, criant Ă toute voix " Mazaud ! Mazaud ! " Et ce fut Gustave SĂ©dille qui s'approcha ; car, Ă la Bourse, les employĂ©s perdent leur nom, n'ont plus que le nom de l'agent qu'ils reprĂ©sentent. Flory, lui aussi, s'appelait Mazaud. AprĂšs avoir quittĂ© la charge pendant prĂšs de deux ans, Gustave venait d'y rentrer, afin de dĂ©cider son pĂšre Ă payer ses dettes ; et, ce jour-lĂ , en l'absence du commis principal, il se trouvait chargĂ© du comptant, ce qui l'amusait. Flory s'Ă©tant penchĂ© Ă son oreille, tous deux convinrent de n'acheter pour Fayeux qu'au dernier cours, aprĂšs avoir jouĂ© pour eux sur ses ordres, n'achetant et en revendant d'abord au nom de leur homme de paille habituel, de façon Ă toucher la diffĂ©rence, puisque la hausse leur semblait certaine. Cependant, Mazaud revint vers la corbeille. Mais, Ă chaque pas, un garde lui remettait, de la part de quelque client qui n'avait pu s'approcher, une fiche, oĂÂč un ordre Ă©tait griffonnĂ© au crayon. Chaque agent avait sa fiche particuliĂšre, d'une couleur spĂ©ciale, rouge, jaune, bleue, verte, afin qu'on pĂ»t la reconnaĂtre aisĂ©ment. Celle de Mazaud Ă©tait verte couleur de l'espĂ©rance ; et les petits papiers verts continuaient Ă s'amasser entre ses doigts, dans le continuel va-et-vient des gardes, qui les prenaient au bout des travĂ©es, de la main des employĂ©s et des spĂ©culateurs, tous pourvus d'une provision de ces fiches, de façon Ă gagner du temps. Comme il s'arrĂÂȘtait de nouveau devant la rampe de velours, il y retrouva Jacoby, qui, lui Ă©galement, tenait une poignĂ©e de fiches, sans cesse grossie, des fiches rouges, d'un rouge frais de sang rĂ©pandu sans doute des ordres de Gundermann et de ses fidĂšles, car personne n'ignorait que Jacoby, dans le massacre qui se prĂ©parait, Ă©tait l'agent des baissiers, le principal exĂ©cuteur des hautes oeuvres de la banque juive. Et il causait maintenant avec un autre agent, Delarocque, son beau-frĂšre, un chrĂ©tien qui avait Ă©pousĂ© une juive, un gros homme roux et trapu, trĂšs chauve, lancĂ© dans le monde des cercles, connu pour recevoir les ordres de Daigremont, lequel s'Ă©tait fĂÂąchĂ© depuis peu avec Jacoby, comme autrefois avec Mazaud. L'histoire que Delarocque racontait, une histoire grasse de femme rentrĂ©e chez son mari sans chemise, allumait ses petits yeux clignotants, tandis qu'il agitait, dans une mimique passionnĂ©e, son carnet, d'oĂÂč dĂ©bordait le paquet de ses fiches, bleues celles-ci, d'un bleu tendre de ciel d'avril. " M. Massias vous demande " , vint dire un garde Ă Mazaud. Vivement, ce dernier retourna au bout de la travĂ©e. Le remisier, complĂštement Ă la solde de l'Universelle, lui apportait des nouvelles de la coulisse, qui fonction ait dĂ©jĂ sous le pĂ©ristyle, malgrĂ© la terrible gelĂ©e. Quelques spĂ©culateurs se risquaient quand mĂÂȘme, rentraient par moments se chauffer dans la salle ; pendant que les coulissiers, au fond d'Ă©pais paletots, les collets de fourrure relevĂ©s, tenaient bon, en cercle comme d'habitude, au-dessous de l'horloge, s'animant, criant, gesticulant si fort qu'ils ne sentaient pas le froid. Et le petit Nathansohn se montrait parmi les plus actifs, en train de devenir un gros monsieur, favorisĂ© par la chance, depuis le jour, oĂÂč, simple petit employĂ© dĂ©missionnaire du CrĂ©dit Mobilier, il avait eu l'idĂ©e de louer une chambre et d'ouvrir un guichet. D'une voix rapide, Massias expliqua que, les cours ayant l'air de flĂ©chir, sous le paquet de valeurs dont les baissiers accablaient le marchĂ©, Cassard venait d'avoir l'idĂ©e d'opĂ©rer Ă la coulisse, pour influer sur le premier cours officiel de la corbeille. L'Universelle avait clĂÂŽturĂ© la veille, Ă 3 030 francs ; et il avait fait donner l'ordre Ă Nathansohn d'acheter cent titres, qu'un autre coulissier devait offrir Ă 3 035 francs. C'Ă©tait cinq francs de majoration. " Bon ! le cours nous arrivera " , dit Mazaud. Et il revint parmi le groupe des agents, qui se trouvaient au complet. Les soixante Ă©taient lĂ , faisant dĂ©jĂ entre eux, malgrĂ© le rĂšglement, les affaires au cours moyen, en attendant le coup de cloche rĂ©glementaire. Les ordres donnĂ©s Ă un cours fixĂ© d'avance n'influaient pas sur le marchĂ©, puisqu'il fallait attendre ce cours ; tandis que les ordres au mieux, ceux dont on laissait la libre exĂ©cution au flair de l'agent, dĂ©terminaient la continuelle oscillation des cotes diffĂ©rentes. Un bon agent Ă©tait fait de finesse et de prescience, de cervelle prompte et de muscles agiles, car la rapiditĂ© assurait souvent le succĂšs ; sans compter la nĂ©cessitĂ© des belles relations dans la haute banque, des renseignements ramassĂ©s un peu partout, des dĂ©pĂÂȘches reçues des Bourses françaises et Ă©trangĂšres, avant tout autre. Et il fallait encore une voix solide, pour crier fort. Mais une heure sonna, la volĂ©e de la cloche passa en coup de vent sur la houle violente des tĂÂȘtes ; et la derniĂšre vibration n'Ă©tait pas Ă©teinte, que Jacoby, les deux mains appuyĂ©es sur le velours, jetait d'une voix mugissante, la plus forte de la compagnie " J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle... " Il ne fixait pas de prix, attendant la demande. Les soixante s'Ă©taient rapprochĂ©s et formaient le cercle autour de la corbeille, oĂÂč dĂ©jĂ quelques fiches jetĂ©es faisaient des taches de couleurs vives. Face Ă face, ils se dĂ©visageaient tous, se tĂÂątaient comme les duellistes au dĂ©but d'une affaire, trĂšs pressĂ©s de voir s'Ă©tablir le premier cours. " J'ai de l'Universelle, rĂ©pĂ©tait la basse grondante de Jacoby. J'ai de l'Universelle. - A quel cours, l'Universelle ? " demanda Mazaud d'une voix mince, mais si aiguĂ, qu'elle dominait celle de son collĂšgue, comme un chant de flĂ»te s'entend au-dessus d'un accompagnement de violoncelle. Et Delarocque proposa le cours de la veille. " A 3 030, je prends l'Universelle. " Mais, tout de suite, un autre agent renchĂ©rit. " A 3 035, envoyez l'Universelle. " C'Ă©tait le cours de la coulisse qui arrivait, empĂÂȘchant l'arbitrage que Delarocque devait prĂ©parer un achat Ă la corbeille et une vente prompte Ă la coulisse, pour empocher les cinq francs de hausse. Aussi Mazaud se dĂ©cida-t-il, certain d'ĂÂȘtre approuvĂ© par Saccard. " A 3040, je prends... Envoyez l'Universelle Ă 3040. - Combien ? dut demander Jacoby. - Trois cents. " Tous deux Ă©crivirent un bout de ligne sur leur carnet, et le marchĂ© Ă©tait conclu, le premier cours se trouvait fixĂ©, avec une hausse de dix francs sur le cours de la veille. Mazaud se dĂ©tacha, alla donner le chiffre Ă celui des coteurs qui avait l'Universelle sur son registre. Alors, pendant vingt minutes, ce fut une vĂ©ritable Ă©cluse lĂÂąchĂ©e les cours des autres valeurs s'Ă©taient Ă©galement Ă©tablis, tout le paquet des affaires apportĂ©es par les agents, se concluait, sans grandes variations. Et, cependant, les coteurs, haut perchĂ©s, pris entre le vacarme de la corbeille et celui du comptant, qui fonctionnait fiĂ©vreusement lui aussi, avaient grand-peine Ă inscrire toutes les cotes nouvelles que venaient leur jeter les agents et les commis. En arriĂšre, la rente Ă©galement faisait rage. Depuis que le marchĂ© Ă©tait ouvert, la foule ne ronflait plus seule, avec le bruit continu des grandes eaux ; et, sur ce grondement formidable, s'Ă©levaient maintenant les cris discordants de l'offre et de la demande, un glapissement caractĂ©ristique, qui montait, descendait, s'arrĂÂȘtait pour reprendre en notes inĂ©gales et dĂ©chirĂ©es, ainsi que des appels d'oiseaux pillards dans la tempĂÂȘte. Saccard souriait, debout prĂšs de son pilier. Sa cour avait augmentĂ© encore, la hausse de dix francs sur l'Universelle venait d'Ă©motionner la Bourse, car on y pronostiquait depuis longtemps une dĂ©bĂÂącle pour le jour de la liquidation. Huret s'Ă©tait rapprochĂ© avec SĂ©dille et Kolb, en affectant de regretter tout haut sa prudence, qui lui avait fait vendre ses actions, dĂšs le cours de 2 500 ; tandis que Daigremont, l'air dĂ©sintĂ©ressĂ©, promenant Ă son bras le marquis de Bohain, lui expliquait gaiement la dĂ©faite de son Ă©curie, aux courses d'automne. Mais, surtout, Maugendre triomphait, accablait le capitaine Chave, obstinĂ© quand mĂÂȘme dans son pessimisme, disant qu'il fallait attendre la fin. Et la mĂÂȘme scĂšne se reproduisait entre Pillerault vantard et Moser mĂ©lancolique, l'un radieux de cette folie de la hausse, l'autre serrant les poings, parlant de cette hausse te tue, imbĂ©cile, comme d'une bĂÂȘte enragĂ©e qu'on finirait pourtant bien par abattre. Une heure se passa, les cours restaient Ă peu prĂšs les mĂÂȘmes, les affaires continuaient Ă la corbeille, moins drues, au fur et Ă mesure que les ordres nouveaux et les dĂ©pĂÂȘches les apportaient. Il y avait ainsi, vers le milieu de chaque Bourse, une sorte de ralentissement, l'accalmie des transactions courantes, en attendant la lutte dĂ©cisive du dernier cours. Pourtant, on entendait toujours le mugissement de Jacoby, que coupaient les notes aiguĂs de Mazaud, engagĂ©s l'un et l'autre, dans des opĂ©rations Ă prime. " J'ai de l'Universelle Ă 3040, dont 15... Je prends de l'Universelle Ă 3040, dont 10... Combien ?... Vingt-cinq... Envoyez ! " Ce devaient ĂÂȘtre des ordres de Fayeux que Mazaud exĂ©cutait, car beaucoup de joueurs de province, pour limiter leur perte, avant d'oser se lancer dans le ferme, achetaient et vendaient Ă prime. Puis, brusquement, une rumeur courut, des voix saccadĂ©es s'Ă©levĂšrent l'Universelle venait de baisser de cinq francs ; et, coup sur coup, elle baissa de dix francs, de quinze francs, elle tomba Ă 3 025. Justement, Ă ce moment-lĂ , Jantrou, qui avait reparu, aprĂšs une courte absence, disait Ă l'oreille de Saccard que la baronne Sandorff Ă©tait lĂ , rue Brongniart, dans son coupĂ© et qu'elle lui faisait demander s'il fallait vendre. A cette question, tombant au moment oĂÂč les cours flĂ©chissaient, l'exaspĂ©ra. Il revoyait le cocher immobile, haut perchĂ© sur le siĂšge, la baronne consultant son carnet, comme chez elle, glaces closes. Et il rĂ©pondit " Qu'elle me fiche la paix ! et si elle vend, je l'Ă©trangle ! " Massias accourait, Ă l'annonce des quinze francs de baisse, ainsi qu'Ă un appel d'alarme, sentant bien qu'il allait ĂÂȘtre nĂ©cessaire. En effet, Saccard, qui avait prĂ©parĂ© un coup pour enlever le dernier cours, une dĂ©pĂÂȘche qu'on devait envoyer de la Bourse de Lyon, oĂÂč la hausse Ă©tait certaine, commençait Ă s'inquiĂ©ter, en ne voyant pas arriver la dĂ©pĂÂȘche ; et cette dĂ©gringolade de quinze francs, imprĂ©vue, pouvait amener un dĂ©sastre. Habilement, Massias ne s'arrĂÂȘta pas devant lui, le heurta du coude, puis reçut son ordre, l'oreille tendue. " Vite, Ă Nathansohn, quatre cents, cinq cents, ce qu'il faudra. " Cela s'Ă©tait fait si rapidement, que Pillerault et Moser seuls s'en aperçurent. Ils se lancĂšrent sur les pas de Massias, pour savoir. Massias, depuis qu'il Ă©tait Ă la solde de l'Universelle, avait pris une importance Ă©norme. On tachait de le confesser, de lire par-dessus son Ă©paule les ordres qu'il recevait. Et lui-mĂÂȘme, maintenant, rĂ©alisait des gains superbes. Avec sa bonhomie souriante de malchanceux, que la fortune avait rudement traitĂ© jusque-lĂ , il s'Ă©tonnait, il dĂ©clarait supportable cette vie de chien de la Bourse, oĂÂč il ne disait plus qu'il fallait ĂÂȘtre juif pour rĂ©ussir. A la coulisse, dans le courant d'air glacĂ© du pĂ©ristyle, que le pĂÂąle soleil de trois heures ne chauffait guĂšre, l'Universelle avait baissĂ© moins rapidement qu'Ă la corbeille. Et Nathansohn, averti par ses courtiers, venait de rĂ©aliser l'arbitrage que n'avait pu rĂ©ussir Delarocque, au dĂ©but acheteur dans la salle Ă 3 025, il avait revendu sous la colonnade 3035. Cela n'avait pas demandĂ© trois minutes, et il gagnait soixante mille francs. DĂ©jĂ l'achat faisait, Ă la corbeille, remonter la valeur Ă 3030, par cet effet d'Ă©quilibre que les deux marchĂ©s, le lĂ©gal et le tolĂ©rĂ©, exercent l'un sur l'autre. Un galop de commis ne cessait pas, de la salle au pĂ©ristyle, jouant des coudes Ă travers la cohue. Pourtant, le cours de la coulisse allait flĂ©chir, lorsque l'ordre que Massias apportait Ă Nathansohn le soutint Ă 3035, le haussa Ă 3040 ; tandis que, par contrecoup, la valeur retrouvait aussi, au parquet, son premier cours. Mais il Ă©tait difficile de l'y maintenir, car la tactique de Jacoby et des autres agents opĂ©rant au nom des baissiers, Ă©tait, Ă©videmment, de rĂ©server les grosses ventes pour la fin de la Bourse, afin d'en Ă©craser le marchĂ© et d'amener un effondrement, dans le dĂ©sarroi de la derniĂšre demi-heure. Saccard comprit si bien le pĂ©ril, que, d'un signe convenu, il avertit Sabatani, en train de fumer une cigarette, Ă quelques pas, de son air dĂ©tachĂ© et alangui d'homme Ă femmes ; et, tout de suite, se faufilant avec une souplesse de couleuvre, ce dernier se rendit dans la guitare, oĂÂč, l'oreille aux aguets, suivant les cours, il ne s'arrĂÂȘta plus d'envoyer Ă Mazaud des ordres, sur des fiches vertes, dont il avait une provision. MalgrĂ© tout, l'attaque Ă©tait si rude, que l'Universelle, de nouveau, baissa de cinq francs. Les trois quarts sonnĂšrent, il n'y avait plus qu'un quart d'heure, avant le coup de cloche de la fermeture. A ce moment, la foule tournoyait et criait, comme flagellĂ©e par quelque tourment d'enfer ; la corbeille aboyait, hurlait, avec des retentissements fĂÂȘlĂ©s de chaudronnerie qu'on brise ; et ce fut alors que se produisit l'incident si anxieusement attendu par Saccard. Le petit Flory, qui, depuis le commencement, n'avait cessĂ© de descendre du tĂ©lĂ©graphe, toutes les dix minutes, les mains pleines de dĂ©pĂÂȘches, reparut encore, fendant la foule, lisant cette fois un tĂ©lĂ©gramme, dont il semblait enchantĂ©. " Mazaud ! Mazaud ! " appela une voix. Et Flory, naturellement, tourna la tĂÂȘte, comme s'il eĂ»t rĂ©pondu Ă l'appel de son propre nom. C'Ă©tait Jantrou qui voulait savoir. Mais le commis le bouscula, trop pressĂ©, tout Ă la joie de se dire que l'Universelle finirait en hausse ; car la dĂ©pĂÂȘche annonçait que la valeur montait Ă la Bourse de Lyon, oĂÂč des achats s'Ă©taient produits, si importants que le contrecoup allait se ressentir Ă la Bourse de Paris. En effet, d'autres tĂ©lĂ©grammes arrivaient dĂ©jĂ , un grand nombre d'agents recevaient des ordres. Le rĂ©sultat fut immĂ©diat et considĂ©rable. " A 3040, je prends l'Universelle " , rĂ©pĂ©tait Mazaud, de sa voix exaspĂ©rĂ©e de chanterelle. Et Delarocque, dĂ©bordĂ© par la demande, renchĂ©rissait de cinq francs. " A 3045, je prends... - J'ai, Ă 3045, mugissait Jacoby. Deux cents, Ă 3 045. - Envoyez ! " Alors, Mazaud monta lui-mĂÂȘme. " Je prends Ă 3050. - Combien ? - Cinq cents... Envoyez ! " Mais l'effroyable vacarme devenait tel, au milieu d'une gesticulation Ă©pileptique, que les agents eux-mĂÂȘmes ne s'entendaient plus. Et, tout Ă la fureur professionnelle qui les agitait, ils continuĂšrent par gestes, puisque les basses caverneuses des uns avortaient, tandis que les flĂ»tes des autres s'amincissaient jusqu'au nĂ©ant. On voyait s'ouvrir les bouches Ă©normes, sans qu'un bruit distinct parĂ»t en sortir, et les mains seules parlaient un geste du dedans en dehors, qui offrait, un autre geste du dehors en dedans, qui acceptait ; les doigts levĂ©s indiquaient les quantitĂ©s, les tĂÂȘtes disaient oui ou non, d'un signe. C'Ă©tait intelligible aux seuls initiĂ©s, comme un de ces coups de dĂ©mence qui frappent les foules. En haut, Ă la galerie du tĂ©lĂ©graphe, des tĂÂȘtes de femme se penchaient, stupĂ©fiĂ©es, Ă©pouvantĂ©es, devant l'extraordinaire spectacle. A la rente, on aurait dĂt une rixe, un paquet central, acharnĂ© et faisant le coup de poing, tandis que le double courant de public dont ce cĂÂŽtĂ© de la salle Ă©tait traversĂ©, dĂ©plaçait les groupes, dĂ©formĂ©s et reformĂ©s sans cesse, en de continuels remous. Entre le comptant et la corbeille, au-dessus de la tempĂÂȘte dĂ©chaĂnĂ©e des tĂÂȘtes, il n'y avait plus que les trois coteurs, assis sur leurs hautes chaises, qui surnageaient ainsi que des Ă©paves, avec la grande tache blanche de leur registre, tiraillĂ©s Ă gauche, tiraillĂ©s Ă droite, par la fluctuation rapide des cours qu'on leur jetait. Dans le compartiment du comptant surtout, la bousculade Ă©tait Ă son comble, une masse compacte de chevelures, pas mĂÂȘme de visages, un grouillement sombre qu'Ă©clairaient seulement les petites notes claires des carnets, agitĂ©s en l'air. Et, Ă la corbeille, autour du bassin que les fiches froissĂ©es emplissaient maintenant d'une floraison de toutes les couleurs, des cheveux grisonnaient, des crĂÂąnes luisaient, on distinguait la pĂÂąleur des faces secouĂ©es, des mains tendues fĂ©brilement, toute la mimique dansante des corps, plus au large, comme prĂšs de se dĂ©vorer, si la rampe ne les eĂ»t retenus. Cet enragement des derniĂšres minutes avait d'ailleurs gagnĂ© le public, on s'Ă©crasait dans la salle, un piĂ©tinement Ă©norme, une dĂ©bandade de grand troupeau lĂÂąchĂ© dans un couloir trop Ă©troit ; et seuls, au milieu de l'effacement des redingotes, les chapeaux de soie miroitaient, sous la lumiĂšre diffuse, qui tombait du vitrage. Mais, brusquement, une volĂ©e de cloche perça le tumulte. Tout se calma, les gestes s'arrĂÂȘtĂšrent, les voix se turent, au comptant, Ă la rente, Ă la corbeille. Il ne restait que le grondement sourd du public, pareil Ă la voix continue d'un torrent rentrĂ© dans son lit, qui achĂšve de s'Ă©couler. Et, dans l'agitation persistante, les derniers cours circulaient, l'Universelle Ă©tait montĂ©e Ă 3 060, en hausse encore de trente francs sur le cours de la veille. La dĂ©route des baissiers Ă©tait complĂšte, la liquidation allait une fois de plus ĂÂȘtre dĂ©sastreuse pour eux, car les diffĂ©rences de la quinzaine se solderaient par des sommes considĂ©rables. Un instant, Saccard, avant de quitter la salle, se haussa, comme pour mieux embrasser la foule autour de lui, d'un coup d'oeil. Il Ă©tait rĂ©ellement grandi, soulevĂ© d'un tel triomphe, que toute sa petite personne se gonflait, s'allongeait, devenait Ă©norme. Celui qu'il semblait ainsi chercher, par-dessus les tĂÂȘtes, c'Ă©tait Gundermann absent, Gundermann qu'il aurait voulu voir abattu, grimaçant, demandant grĂÂące ; et il tenait au moins Ă ce que toutes les crĂ©atures inconnues du juif, toute la sale juiverie qui se trouvait lĂ , hargneuse, le vĂt lui- mĂÂȘme, transfigurĂ©, dans la gloire de son succĂšs. Ce fut sa grande journĂ©e, celle dont on parle encore, comme on parle d'Austerlitz et de Marengo. Ses clients, ses amis s'Ă©taient prĂ©cipitĂ©s. Le marquis de Bohain, SĂ©dille, Kolb, Huret, lui serraient les deux mains, tandis que Daigremont, avec le sourire faux de son amabilitĂ© mondaine, le complimentait, sachant bien qu'on meurt, Ă la Bourse, de pareilles victoires. Maugendre l'aurait embrassĂ© sur les deux joues, exaltĂ©, exaspĂ©rĂ© en voyant le capitaine Chave hausser quand mĂÂȘme les Ă©paules. Mais l'adoration complĂšte, religieuse,, Ă©tait, celle de Dejoie, qui, venu du journal en courant, pour connaĂtre tout de suite le dernier cours, restait Ă quelques pas, immobile, clouĂ© par la tendresse et l'admiration, les yeux luisants de larmes. Jantrou avait disparu, portant sans doute la nouvelle Ă la baronne Sandorff. Massias et Sabatani soufflaient, rayonnants, comme au soir triomphal d'une grande bataille. " Eh bien, qu'est-ce que je disais ? " criait Pillerault ravi. Moser, le nez allongĂ©, grognait de sourdes menaces. " Oui, oui, au bout du fossĂ© la culbute... La carte du Mexique Ă payer, les affaires de Rome qui s'embrouillent encore depuis Mentana, l'Allemagne qui va tomber sur nous un de ces quatre matins... Oui, oui, et ces imbĂ©ciles qui montent encore, pour culbuter de plus haut. Ah ! tout est bien fichu, vous verrez ! " Puis, comme Salmon, cette fois, demeurait grave, en le regardant " C'est votre avis, n'est-ce pas ? Quand tout marche trop bien, c'est que tout va craquer. " Cependant, la salle se vidait, il n'allait y rester, en l'air, que la fumĂ©e des cigares, une nuĂ©e bleuĂÂątre, Ă©paissie et jaunie de toutes les poussiĂšres envolĂ©es, Mazaud et Jacoby, redevenus corrects, Ă©taient rentrĂ©s ensemble dans le cabinet des agents de change, le second plus Ă©mu par de secrĂštes pertes personnelles que par la dĂ©faite de ses clients ; tandis que le premier, qui ne jouait pas, Ă©tait tout Ă la joie du dernier cours, si vaillamment enlevĂ©. Ils causĂšrent quelques minutes avec Delarocque, pour des Ă©changes d'engagements, tenant Ă la main leurs carnets pleins de notes, que leurs liquidateurs devaient dĂ©pouiller dĂšs le soir, afin d'appliquer les affaires faites. Pendant ce temps, dans la salle des commis, une salle basse, coupĂ©e de gros piliers, pareille Ă une classe mal tenue, avec des rangĂ©es de pupitres et un vestiaire tout au fond, Flory et Gustave SĂ©dille, qui Ă©taient allĂ©s chercher leurs chapeaux, s'Ă©gayaient bruyamment, en attendant de connaĂtre le cours moyen, que les employĂ©s du syndicat, Ă un des pupitres, Ă©tablissaient d'aprĂšs le cours le plus haut et le cours le plus bas. Vers trois heures et demie, lorsque l'affiche eut Ă©tĂ© collĂ©e sur un pilier, tous deux hennirent, gloussĂšrent, imitĂšrent le chant du coq, dans le contentement de la belle opĂ©ration qu'ils avaient rĂ©alisĂ©e, en trafiquant sur les ordres d'achat de Fayeux. C'Ă©tait une paire de solitaires pour Chuchu qui tyrannisait maintenant Flory de ses exigences, et un semestre d'avance pour Germaine Coeur que Gustave avait fait la bĂÂȘtise d'enlever dĂ©finitivement Ă Jacoby, lequel venait de prendre au mois une Ă©cuyĂšre de l'Hippodrome. D'ailleurs, le vacarme continuait dans la salle des commis, des farces ineptes, un massacre des chapeaux, au milieu d'une bousculade d'Ă©coliers en rĂ©crĂ©ation. Et, d'autre part, sous le pĂ©ristyle, la coulisse finissait de bĂÂącler des affaires, Nathansohn se dĂ©cidait Ă descendre les marches, enchantĂ© de son arbitrage, parmi le flot des derniers spĂ©culateurs, qui s'attardaient, malgrĂ© le froid devenu terrible. DĂšs six heures, tout ce monde de joueurs, d'agents de change, de coulissiers et de remisiers, aprĂšs avoir, les uns Ă©tabli leur gain ou leur perte, les autres arrĂÂȘtĂ© leurs notes de courtage, allaient se mettre en habit, pour finir d'Ă©tourdir leur journĂ©e, avec leur notion pervertie de l'argent, dans les restaurants et les thĂ©ĂÂątres, les soirĂ©es mondaines et les alcĂÂŽves galantes. Ce soir-lĂ , Paris qui veille et qui s'amuse ne parla que du duel formidable engagĂ© entre Gundermann et Saccard. Les femmes, tout entiĂšres au jeu par passion et par mode, affectaient de se servir des mots techniques de liquidation, prime, report, dĂ©port, sans toujours les comprendre. On causait surtout de la position critique des baissiers qui, depuis tant de mois, payaient, Ă chaque liquidation nouvelle, des diffĂ©rences de plus en plus fortes, Ă mesure que l'Universelle montait, dĂ©passant toute limite raisonnable. Certainement, beaucoup jouaient Ă dĂ©couvert et se faisaient reporter, ne pouvant livrer les titres ; ils s'acharnaient, continuaient leurs opĂ©rations Ă la baisse, avec l'espoir d'une dĂ©bĂÂącle prochaine des actions ; mais, malgrĂ© les reports qui tendaient Ă s'Ă©lever d'autant plus que l'argent se faisait plus rare, les baissiers, Ă©puisĂ©s, Ă©crasĂ©s, allaient ĂÂȘtre anĂ©antis, si la hausse continuait. A la vĂ©ritĂ©, la situation de Gundermann, du chef tout- puissant qu'on leur donnait, Ă©tait diffĂ©rente, car lui avait dans ses caves son milliard, d'inĂ©puisables troupes qu'il envoyait au massacre, si longue et meurtriĂšre que fĂ»t la campagne. C'Ă©tait l'invincible force, pouvoir rester vendeur Ă dĂ©couvert, avec la certitude de toujours payer ses diffĂ©rences, jusqu'au jour oĂÂč la baisse fatale lui donnerait la victoire. Et l'on causait, on calculait les sommes considĂ©rables qu'il devait dĂ©jĂ avoir englouties, Ă faire avancer ainsi, le 15 et le 30 de chaque mois, pareils Ă des rangĂ©es de soldats que les boulets emportent, des sacs d'Ă©cus qui fondaient au feu de la spĂ©culation. Jamais encore, il n'avait subi, en Bourse, une si rude attaque Ă sa puissance, qu'il y voulait souveraine, indiscutable ; car ; s'il Ă©tait, comme il aimait Ă le rĂ©pĂ©ter, un simple marchand d'argent, et non un joueur, il avait la nette conscience que, pour rester ce marchand, le premier du monde, disposant de la fortune publique, il lui fallait ĂÂȘtre le maĂtre absolu du marchĂ© ; et il se battait, non pour le gain immĂ©diat, mais pour sa royautĂ© elle-mĂÂȘme, pour sa vie. De lĂ , l'obstination froide, la farouche grandeur de la lutte. On le rencontrait sur les boulevards, le long de la rue Vivienne, avec sa face blĂÂȘme et impassible, son pas de vieillard Ă©puisĂ©, sans que rien en lui dĂ©celĂÂąt la moindre inquiĂ©tude. Il ne croyait qu'Ă la logique. Au dessus du cours de deux mille francs, la folie commençait pour les actions de l'Universelle ; Ă trois mille, c'Ă©tait la dĂ©mence pure, elles devaient retomber, comme la pierre lancĂ©e en l'air retombe forcĂ©ment ; et il attendait. Irait-il jusqu'au bout de son milliard ? On frĂ©missait d'admiration autour de Gundermann, du dĂ©sir aussi de le voir enfin dĂ©vorer ; tandis que Saccard, qui soulevait un enthousiasme plus tumultueux, avait pour lui les femmes, les salons, tout le beau monde des joueurs, lesquels empochaient de si belles diffĂ©rences, depuis qu'ils battaient monnaie avec leur foi, en trafiquant sur le mont Carmel et sur JĂ©rusalem. La ruine prochaine de la haute banque juive Ă©tait dĂ©crĂ©tĂ©e, le catholicisme allait avoir l'empire de l'argent, comme il avait eu celui des ĂÂąmes. Seulement, si ses troupes gagnaient gros, Saccard se trouvait Ă bout d'argent, vidant ses caisses pour ses continuels achats. De deux cents millions disponibles, prĂšs des deux tiers venaient d'ĂÂȘtre ainsi immobilisĂ©s c'Ă©tait la prospĂ©ritĂ© trop grande, le triomphe asphyxiant, dont on Ă©touffe. Toute sociĂ©tĂ© qui veut ĂÂȘtre maĂtresse Ă la Bourse, pour maintenir le cours de ses actions, est une sociĂ©tĂ© condamnĂ©e. Aussi, dans les commencements, n'Ă©tait-il intervenu qu'avec prudence. Mais il avait toujours Ă©tĂ© l'homme d'imagination, voyant trop grand, transformant en poĂšmes ses trafics louches d'aventurier ; et, cette fois, avec cette affaire rĂ©ellement colossale et prospĂšre, il en arrivait Ă des rĂÂȘves extravagants de conquĂÂȘte, Ă une idĂ©e si folle, si Ă©norme, qu'il ne se la formulait mĂÂȘme pas nettement Ă lui-mĂÂȘme. Ah ! s'il avait eu des millions, des millions toujours, comme ces sales juifs ! Le pis Ă©tait qu'il voyait la fin de ses troupes, encore quelques millions bons pour le massacre. Puis, si la baisse venait, ce serait son tour de payer des diffĂ©rences ; et lui, ne pouvant lever les titres, serait bien forcĂ© de se faire reporter. Dans sa victoire, le moindre gravier devait culbuter sa vaste machine. On en avait la sourde conscience, mĂÂȘme parmi les fidĂšles, ceux qui croyaient Ă la hausse comme au bon Dieu. C'Ă©tait ce qui achevait de passionner Paris, la confusion et le doute oĂÂč l'on s'agitait, ce duel de Saccard et de Gundermann dans lequel le vainqueur perdait tout son sang, dans ce corps Ă corps des deux monstres lĂ©gendaires, Ă©crasant entre eux les pauvres diables qui se risquaient Ă jouer leur jeu, menaçant de s'Ă©trangler l'un l'autre, sur le monceau des ruines qu'ils entassaient. Brusquement, le 3 janvier, le lendemain mĂÂȘme du jour oĂÂč venaient d'ĂÂȘtre rĂ©glĂ©s les comptes de la derniĂšre liquidation, l'Universelle baissa de cinquante francs. Ce fut une forte Ă©motion. A la vĂ©ritĂ©, tout avait baissĂ© ; le marchĂ©, surmenĂ© depuis longtemps, gonflĂ© outre mesure, craquait de toutes parts ; deux ou trois affaires vĂ©reuses s'effondraient avec bruit ; et, d'ailleurs, on aurait dĂ» ĂÂȘtre habituĂ© Ă ces sautes violentes des cours, qui parfois variaient de plusieurs centaines de francs dans une mĂÂȘme Bourse, affolĂ©s, pareils Ă l'aiguille de la boussole au milieu d'un orage. Mais, au grand frisson qui passa, tous sentirent le commencement de la dĂ©bĂÂącle. L'Universelle baissait, le cri en courut, se propagea, dans une clameur de foule, faite d'Ă©tonnement, d'espoir et de crainte. DĂšs le lendemain, Saccard, solide et souriant Ă son poste, relevait le cours d'une hausse de trente francs, grĂÂące Ă des achats considĂ©rables. Seulement, le 5 malgrĂ© ses efforts, la baisse fut de quarante francs. L'Universelle n'Ă©tait plus qu'Ă trois mille. Et, dĂšs lors, chaque jour amena sa bataille. Le 6, l'Universelle remontait. Le 7, le 8, elle baissait de nouveau. C'Ă©tait un mouvement irrĂ©sistible, qui l'entraĂnait peu Ă peu, dans une chute lente. On allait la prendre pour le bouc Ă©missaire, lui faire expier la folie de tous, les crimes des autres affaires moins en vue, de ce pullulement d'entreprises louches, surchauffĂ©es de rĂ©clames, grandies comme des champignons monstrueux dans le terreau dĂ©composĂ© du rĂšgne. Mais Saccard, qui ne dormait plus, qui chaque aprĂšs-midi reprenait sa place de combat, prĂšs de son pilier vivait dans l'hallucination de la victoire toujours possible. En chef d'armĂ©e convaincu de l'excellence de son plan, il ne cĂ©dait le terrain que pas Ă pas, sacrifiant ses derniers soldats, vidant les caisses de la sociĂ©tĂ© de leurs derniers sacs d'Ă©cus, pour barrer la route aux assaillants. Le 9, il remporta encore un avantage signalĂ© les baissiers tremblĂšrent, reculĂšrent, est-ce que la liquidation du 15 s'engraisserait une fois de plus de leurs dĂ©pouilles ? Et lui, dĂ©jĂ sans ressources, rĂ©duit Ă lancer du papier de circulation, osait maintenant, comme ces affamĂ©s qui voient des festins immenses dans le dĂ©lire de leur faim, s'avouer Ă lui-mĂÂȘme le but prodigieux et impossible oĂÂč il tendait, l'idĂ©e gĂ©ante de racheter toutes ces actions, pour tenir les vendeurs Ă dĂ©couvert, pieds et poings liĂ©s, Ă sa merci. Cela venait d'ĂÂȘtre fait pour une petite compagnie de chemins de fer, la maison d'Ă©mission avait tout ramassĂ© sur le marchĂ© ; et les vendeurs, ne pouvant livrer, s'Ă©taient rendus en esclaves, forcĂ©s d'offrir leur fortune et leur personne. Ah ! s'il avait traquĂ©, effarĂ© Gundermann jusqu'Ă le tenir, impuissant, Ă dĂ©couvert ! S'il l'avait ainsi vu, un matin, apportant son milliard, en le suppliant de ne pas le prendre tout entier, de lui laisser les dix sous de lait dont il vivait par jour ! Seulement, pour ce coup-lĂ , il fallait sept Ă huit cents millions. Il en avait dĂ©jĂ jetĂ© deux cents au gouffre, c'Ă©tait cinq ou six cents encore qu'il s'agissait de mettre en ligne. Avec six cents millions, il balayait les juifs, il devenait le roi de l'or, le maĂtre du monde. Quel rĂÂȘve ! et c'Ă©tait trĂšs simple, l'idĂ©e de la valeur de l'argent se trouvait abolie Ă ce degrĂ© de fiĂšvre, il n'y avait plus que des pions que l'on poussait sur l'Ă©chiquier. Dans ses nuits d'insomnie, il levait l'armĂ©e des six cents millions et les faisait tuer pour sa gloire, victorieux enfin au milieu des dĂ©sastres, sur les ruines de tout. Saccard, le 10, eut malheureusement une terrible journĂ©e. A la Bourse, il Ă©tait toujours superbe de gaietĂ© et de calme. Et jamais guerre pourtant n'avait eu cette fĂ©rocitĂ© muette, un Ă©gorgement de chaque heure, le guet-apens embusquĂ© partout. Dans ces batailles de l'argent, sourdes et lĂÂąches, oĂÂč l'on Ă©ventre les faibles, sans bruit, il n'y a plus de liens, plus de parentĂ©, plus d'amitiĂ© c'est l'atroce loi des forts, ceux qui mangent pour ne pas ĂÂȘtre mangĂ©s. Aussi se sentait-il absolument seul, n'ayant d'autre soutien que son insatiable appĂ©tit, qui le tenait debout, sans cesse dĂ©vorant. Il redoutait surtout la journĂ©e du 14, oĂÂč devait avoir lieu la rĂ©ponse des primes. Mais il trouva encore de l'argent pour les trois jours qui prĂ©cĂ©dĂšrent, et le 14, au lieu d'amener une dĂ©bĂÂącle, raffermit l'Universelle, qui, le 15, finit en liquidation Ă 2 860, en baisse seulement de cent francs sur le dernier cours de dĂ©cembre. Il avait craint un dĂ©sastre, il affecta de croire Ă une victoire. En rĂ©alitĂ©, pour la premiĂšre fois, les baissiers l'emportaient, touchaient enfin des diffĂ©rences, eux qui en payaient depuis des mois, et, la situation se retournant, lui dut se faire reporter chez Mazaud, lequel se trouva dĂšs lors fortement engagĂ©. La seconde quinzaine de janvier allait ĂÂȘtre dĂ©cisive. Depuis qu'il luttait de la sorte, dans ces secousses quotidiennes qui le jetaient et le reprenaient Ă l'abĂme, Saccard avait, chaque soir, un besoin effrĂ©nĂ© d'Ă©tourdissement. Il ne pouvait rester seul, dĂnait en ville, achevait ses nuits au cou d'une femme. Jamais il n'avait ainsi brĂ»lĂ© sa vie, se montrant partout, courant les thĂ©ĂÂątres et les cabarets oĂÂč l'on soupe, affectant une dĂ©pense exagĂ©rĂ©e d'homme trop riche. Il Ă©vitait Mme Caroline, dont les remontrances le gĂÂȘnaient, toujours Ă lui parler des lettres inquiĂštes qu'elle recevait de son frĂšre, dĂ©sespĂ©rĂ©e elle-mĂÂȘme de sa campagne Ă la hausse, d'un effrayant danger. Et il revoyait davantage la baronne Sandorff, comme si cette froide perversion, dans le petit rez-de-chaussĂ©e inconnu de la rue Caumartin, l'eĂ»t dĂ©paysĂ©, en lui donnant l'heure d'oubli, nĂ©cessaire Ă la dĂ©tente de son cerveau surmenĂ© de fatigue. Parfois, il s'y rĂ©fugiait pour examiner certains dossiers, rĂ©flĂ©chir Ă certaines affaires, heureux de se dire que personne au monde ne l'y dĂ©rangerait. Le sommeil l'y terrassait, il y dormait une heure ou deux, les seules heures dĂ©licieuses d'anĂ©antissement ; et la baronne, alors, ne se faisait aucun scrupule de fouiller ses poches, de lire les lettres de son portefeuille ; car il Ă©tait devenu complĂštement muet, elle n'en tirait plus un seul renseignement utile, convaincue mĂÂȘme qu'il mentait, quand elle lui arrachait un mot, au point qu'elle n'osait plus jouer sur ses indications. C'Ă©tait en lui volant ainsi ses secrets, qu'elle avait acquis la certitude des embarras d'argent oĂÂč commençait Ă se dĂ©battre l'Universelle, tout un vaste systĂšme de papier de circulation, des billets de complaisance que la maison escomptait Ă l'Ă©tranger, prudemment. Saccard, un soir, s'Ă©tant rĂ©veillĂ© trop tĂÂŽt et l'ayant trouvĂ©e en train de visiter son portefeuille, l'avait giflĂ©e comme une fille qui pĂÂȘche des sous dans le gilet des messieurs ; et, depuis lors, il la battait, ce qui les enrageait, puis les brisait et les calmait tous les deux. Cependant, aprĂšs la liquidation du 5, qui lui avait emportĂ© une dizaine de mille francs, la baronne se mit Ă nourrir un projet. Elle en Ă©tait obsĂ©dĂ©e, elle finit par consulter Jantrou. " Ma foi, lui rĂ©pondit celui-ci, je crois que vous avez raison, il est temps de passer Ă Gundermann... Allez donc le voir, et contez-lui l'affaire, puisqu'il vous a promis, le jour oĂÂč vous lui apporteriez un bon conseil, de vous en donner un autre en Ă©change. " Gundermann, le matin oĂÂč la baronne se prĂ©senta, Ă©tait d'une humeur de dogue. La veille encore, l'Universelle avait remontĂ©. On n'en finirait donc pas, avec cette bĂÂȘte vorace, qui lui avait mangĂ© tant d'or et qui s'entĂÂȘtait Ă ne pas mourir ! Elle Ă©tait bien capable de se relever, de finir de nouveau en hausse, le 31 du mois ; et il grondait de s'ĂÂȘtre engagĂ© dans cette rivalitĂ© dĂ©sastreuse, lorsque peut-ĂÂȘtre il aurait mieux valu faire sa part Ă la maison nouvelle. EbranlĂ© dans sa tactique ordinaire, perdant sa foi dans la logique fatalement triomphante, il se serait, cette minute, rĂ©signĂ© Ă battre en retraite, s'il avait pu reculer sans tout perdre. Ils Ă©taient rares chez lui, ces moments de dĂ©couragement que les plus grands capitaines ont connus, Ă la veille mĂÂȘme de la victoire, lorsque les hommes et les choses veulent leur succĂšs. Et ce trouble d'une vue puissante, si nette d'habitude, venait du brouillard qui se produit Ă la longue, de ce mystĂšre des opĂ©rations de Bourse, sous lesquelles il n'est jamais possible de mettre un nom Ă coup sĂ»r. Certes, Saccard achetait, jouait. Mais Ă©tait-ce pour des clients sĂ©rieux, Ă©tait-ce pour la sociĂ©tĂ© elle-mĂÂȘme ? Il finissait par ne plus le savoir, au milieu des commĂ©rages qu'on lui rapportait de toutes parts. Les portes de son cabinet immense claquaient, tout son personnel tremblait de sa colĂšre, il accueillit les remisiers si brutalement, que leur dĂ©filĂ© accoutumĂ© se tournait en un galop de dĂ©route. " Ah ! c'est vous, dit Gundermann Ă la baronne, sans politesse aucune. Je n'ai pas de temps Ă perdre avec les femmes, aujourd'hui. " Elle en fut dĂ©concertĂ©e, au point qu'elle supprima toutes les prĂ©parations et lĂÂącha d'un coup la nouvelle qu'elle apportait. " Si l'on vous prouvait que l'Universelle est Ă bout d'argent, aprĂšs les achats considĂ©rables qu'elle a faits, et qu'elle en est rĂ©duite Ă escompter, Ă l'Ă©tranger, du papier de complaisance, pour continuer la campagne ? " Le juif avait rĂ©primĂ© un tressaillement de joie. Son oeil restait mort, il rĂ©pondit de la mĂÂȘme voix grondeuse. " Ce n'est pas vrai. - Comment ! pas vrai ? Mais j'ai entendu de mes oreilles, j'ai vu de mes yeux. " Et elle voulut le convaincre, en lui expliquant qu'elle avait eu entre les mains les billets signĂ©s par des hommes de paille. Elle nommait ces derniers, elle disait aussi les noms des banquiers, qui, Ă Vienne, Ă Francfort, Ă Berlin, avaient escomptĂ© les billets. Ses correspondants pourraient le renseigner, il verrait bien qu'elle ne lui apportait pas un cancan en l'air. De mĂÂȘme, elle affirmait que la sociĂ©tĂ© avait achetĂ© pour elle, dans l'unique but de maintenir la hausse, et que deux cents millions dĂ©jĂ Ă©taient engloutis. Gundermann, qui l'Ă©coutait de son air morne, rĂ©glait dĂ©jĂ sa campagne du lendemain, d'un travail d'intelligence si prompt, qu'il avait en quelques secondes rĂ©parti ses ordres, arrĂÂȘtĂ© les chiffres. Maintenant, il Ă©tait certain de la victoire, sachant bien de quelle ordure lui venaient les renseignements, plein de mĂ©pris pour ce Saccard jouisseur, stupide au point de s'abandonner Ă une femme et de se laisser vendre. Quand elle eut fini, il leva la tĂÂȘte, et, la regardant de ses gros yeux Ă©teints " Eh bien, qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse, tout ce que vous me racontez lĂ ? " Elle en resta saisie, tellement il paraissait dĂ©sintĂ©ressĂ© et calme. " Mais il me semble que votre situation Ă la baisse... - Moi ! qui vous a dit que j'Ă©tais Ă la baisse ? Je ne vais jamais Ă la Bourse, je ne spĂ©cule pas... Tout ça m'est bien Ă©gal ! " Et sa voix Ă©tait si innocente, que la baronne, Ă©branlĂ©e, effarĂ©e, aurait fini par le croire, sans certaines inflexions d'une naĂÂŻvetĂ© trop goguenarde. Evidemment, il se moquait d'elle, dans son absolu dĂ©dain, en homme fini, sans dĂ©sir aucun. " Alors, ma bonne amie, comme je suis trĂšs pressĂ©, si vous n'avez rien de plus intĂ©ressant Ă me dire... " Il la mettait Ă la porte. Alors, furieuse, elle se rĂ©volta. " J'ai eu confiance en vous, j'ai parlĂ© la premiĂšre... C'est un guet- apens vĂ©ritable... Vous m'aviez promis, si je vous Ă©tais utile, de m'ĂÂȘtre utile Ă votre tour, de me donner un conseil... " Se levant, il l'interrompit. Lui qui ne riait jamais, il eut un petit ricanement, tellement cette duperie brutale Ă l'Ă©gard d'une femme jeune et jolie, l'amusait. " Un conseil, mais je ne vous le refuse pas, ma bonne amie... Ecoutez-moi bien. Ne jouez pas, ne jouez jamais. ĂâĄa vous rendra laide, c'est trĂšs vilain, une femme qui joue. " Et, quand elle s'en fut allĂ©e, hors d'elle, il s'enferma avec ses deux fils et son gendre, distribua les rĂÂŽles, envoya tout de suite chez Jacoby et chez d'autres agents de change, pour prĂ©parer le grand coup du lendemain. Son plan Ă©tait simple faire ce que la prudence l'avait empĂÂȘchĂ© de risquer jusque-lĂ , dans son ignorance de la vĂ©ritable situation de l'Universelle ; Ă©craser le marchĂ© sous des ventes Ă©normes, maintenant qu'il savait cette derniĂšre bout de ressources, incapable de soutenir les cours. Il allait faire avancer la rĂ©serve formidable de son milliard, en gĂ©nĂ©ral qui veut en finir et que ses espions ont renseignĂ© sur le point faible de l'ennemi. La logique triompherait, toute action est condamnĂ©e, qui monte au-delĂ de la valeur vraie qu'elle reprĂ©sente. Justement, ce jour-lĂ , vers cinq heures, Saccard, averti du danger par son flair, se rendit chez Daigremont. Il Ă©tait fiĂ©vreux, il sentait que l'heure devenait pressante de porter un coup aux baissiers, si l'on ne voulait se laisser battre dĂ©finitivement par eux. Et son idĂ©e gĂ©ante le travaillait, la colossale armĂ©e de six cents millions Ă lever encore pour la conquĂÂȘte du monde. Daigremont le reçut avec son amabilitĂ© ordinaire, dans son hĂÂŽtel princier, au milieu de ses tableaux de prix, de tout ce luxe Ă©clatant, que payaient, chaque quinzaine, les diffĂ©rences de Bourse, sans qu'on sĂ»t au juste ce qu'il y avait de solide derriĂšre ce dĂ©cor, toujours sous la menace d'ĂÂȘtre emportĂ© par un caprice de la chance. Jusque-lĂ , il n'avait pas trahi l'Universelle, refusant de vendre, affectant de montrer une confiance absolue, heureux de cette attitude de beau joueur Ă la hausse, dont il tirait du reste de gros profits ; et mĂÂȘme il s'Ă©tait plu Ă ne pas broncher, aprĂšs la liquidation mauvaise du 15, convaincu, disait-il partout, que la hausse allait reprendre, l'oeil aux aguets pourtant, prĂÂȘt Ă passer Ă l'ennemi, dĂšs le premier symptĂÂŽme grave. La visite de Saccard, l'extraordinaire Ă©nergie dont il faisait preuve, l'idĂ©e Ă©norme qu'il lui dĂ©veloppa de tout ramasser sur le marchĂ© le frappĂšrent d'une vĂ©ritable admiration. C'Ă©tait fou, mais les grands hommes de guerre et de finance ne sont-ils pas souvent que des fous qui rĂ©ussissent ? Et il promit formellement de se porter Ă son secours, dĂšs la Bourse du lendemain il avait dĂ©jĂ de fortes positions, il passerait chez Delarocque, son agent, pour en prendre de nouvelles ; sans compter ses amis qu'il irait voir, toute une sorte de syndicat dont il amĂšnerait le renfort. On pouvait, selon lui, chiffrer Ă une centaine de millions ce nouveau corps d'armĂ©e, d'un emploi immĂ©diat. Cela suffirait. Saccard, radieux, certain de vaincre, s'arrĂÂȘta sur-le-champ le plan de la bataille, tout un mouvement tournant d'une rare hardiesse, empruntĂ© aux plus illustres capitaines d'abord, au dĂ©but de la Bourse, une simple escarmouche pour attirer les baissiers et leur donner confiance ; puis, quand ils auraient obtenu un premier succĂšs, quand les cours baisseraient, l'arrivĂ©e de Daigremont et de ses amis avec leur grosse artillerie, tous ces millions inattendus, dĂ©bouchant d'un pli de terrain, prenant les baissiers en queue et les culbutant. Ce serait un Ă©crasement, un massacre. Les deux hommes se sĂ©parĂšrent avec des poignĂ©es de main et des rires de triomphe. Une heure plus tard, comme Daigremont, qui dĂnait en ville, allait s'habiller, il reçut une autre visite, celle de la baronne Sandorff. Dans son dĂ©sarroi, elle venait d'avoir l'inspiration de le consulter. On l'avait un instant dite sa maĂtresse ; mais, rĂ©ellement, il n'y avait eu entre eux qu'une camaraderie trĂšs libre d'homme Ă femme. Tous deux Ă©taient trop fĂ©lins, se devinaient trop, pour en arriver Ă la duperie d'une liaison. Elle conta ses craintes, la dĂ©marche chez Gundermann, la rĂ©ponse de celui-ci, en mentant d'ailleurs sur la fiĂšvre de trahison qui l'avait poussĂ©e. Et Daigremont s'Ă©gaya, s'amusa Ă l'effarer davantage, l'air Ă©branlĂ©, prĂšs de croire que Gundermann disait vrai, quand il jurait qu'il n'Ă©tait pas Ă la baisse ; car est-ce qu'on sait jamais ? c'est un vrai bois que la Bourse, un bois par une nuit obscure, oĂÂč chacun marche Ă tĂÂątons. Dans ces tĂ©nĂšbres, si l'on a le malheur d'Ă©couter tout ce qu'on invente d'inepte et de contradictoire, on est certain de se casser la figure. " Alors, demanda-t-elle anxieusement, je ne dois pas vendre ? - Vendre, pourquoi ? En voilĂ une folie ! Demain, nous serons les maĂtres, l'Universelle remontera Ă trois mille cent Et tenez bon, quoi qu'il arrive vous serez contente du dernier cours... Je ne puis pas vous en dire davantage. " La baronne Ă©tait partie, Daigremont s'habillait enfin, lorsqu'un coup de timbre annonça une troisiĂšme visite. Ah ! celui-lĂ , non ! il ne le recevrait pas. Mais, lorsqu'on lui eut remis la carte de Delarocque, il cria tout de suite de faire entrer ; et, comme l'agent, l'air trĂšs Ă©mu, attendait pour parler, il renvoya son valet de chambre, achevant lui- mĂÂȘme de mettre sa cravate blanche, devant une haute glace. " Mon cher, voilĂ ! dit Delarocque, avec sa familiaritĂ© d'homme du mĂÂȘme cercle. Je m'en remets Ă votre amitiĂ©, n'est-ce pas ? parce que c'est assez dĂ©licat... Imaginez-vous que Jacoby, mon beau-frĂšre, vient d'avoir la gentillesse de me prĂ©venir d'un coup qui se prĂ©pare. A la Bourse de demain, Gundermann et les autres sont dĂ©cidĂ©s Ă faire sauter l'Universelle. Ils vont jeter tout le paquet sur le marchĂ©... Jacoby a dĂ©jĂ les ordres, il est accouru... - Fichtre ! lĂÂącha simplement Daigremont devenu pĂÂąle. - Vous comprenez, j'ai de trĂšs fortes positions Ă la hausse engagĂ©es chez moi, oui ! pour une quinzaine de millions, de quoi y laisser bras et jambes... Alors, n'est-ce pas ? j'ai pris une voiture et je fais le tour de mes clients sĂ©rieux. Ce n'est pas correct, mais l'intention est bonne... - Fichtre ! rĂ©pĂ©ta l'autre. - Enfin, mon bon ami, comme vous jouez Ă dĂ©couvert, je viens vous prier de me couvrir ou de dĂ©faire votre position. " Daigremont eut un cri " DĂ©faites, dĂ©faites, mon cher... Ah ! non, par exemple ! je ne reste pas dans les maisons qui croulent, c'est de l'hĂ©roĂÂŻsme inutile... N'achetez pas, vendez ! J'en ai pour prĂšs de trois millions chez vous, vendez, vendez tout. " Et, comme Delarocque se sauvait, en disant qu'il avait d'autres clients Ă voir, il lui prit les mains, les serra Ă©nergiquement. " Merci, je n'oublierai jamais. Vendez, vendez tout ! " RestĂ© seul, il rappela son valet de chambre, pour se faire arranger la chevelure et la barbe. Ah ! quelle Ă©cole ! il avait failli, cette fois, se laisser jouer comme un enfant. VoilĂ ce que c'Ă©tait que de se mettre avec un fou ! Le soir, Ă la petite Bourse de huit heures, la panique commença. Cette Bourse se tenait alors sur le trottoir du boulevard des Italiens, Ă l'entrĂ©e du passage de l'OpĂ©ra ; et il n'y avait lĂ que la coulisse, opĂ©rant au milieu d'une cohue louche de courtiers, de remisiers, de spĂ©culateurs vĂ©reux. Des camelots circulaient, des ramasseurs de bouts de cigare se jetaient Ă quatre pattes, au milieu du piĂ©tinement des groupes. C'Ă©tait, barrant le boulevard, un entassement obstinĂ© de troupeau, que le flot des promeneurs emportait, sĂ©parait, et qui se reformait toujours. Ce soir-lĂ , prĂšs de deux mille personnes stationnaient ainsi, grĂÂące Ă la douceur du ciel couvert et fumeux, qui annonçait de la pluie, aprĂšs des froids terribles. Le marchĂ© Ă©tait trĂšs actif, on offrait l'Universelle, de tous cĂÂŽtĂ©s, les cours tombaient rapidement. Aussi, bientĂÂŽt, des rumeurs coururent, toute une anxiĂ©tĂ© naissante. Que se passait-il donc ? A demi-voix, on se nommait les vendeurs probables, selon le remisier qui donnait l'ordre, ou le coulissier qui l'exĂ©cutait. Puisque les gros vendaient de la sorte, il se prĂ©parait quelque chose de grave, sĂ»rement. Et, de huit heures Ă dix heures, ce fut une bousculade, tous les joueurs de flair dĂ©firent leurs positions, il y en eut mĂÂȘme qui, d'acheteurs, eurent le temps de se mettre vendeurs. On alla se coucher dans un malaise de fiĂšvre, comme Ă la veille des grands dĂ©sastres. Le lendemain, le temps fut exĂ©crable. Il avait plu toute la nuit, une petite pluie glaciale noyait la ville, changĂ©e par le dĂ©gel en un cloaque de boue, jaune et liquide. La Bourse, dĂšs midi et demi, damait dans ce ruissellement. RĂ©fugiĂ©e sous le pĂ©ristyle et dans la salle, la foule Ă©tait Ă©norme ; et la salle, bientĂÂŽt, avec les parapluies mouillĂ©s qui s'Ă©gouttaient, se trouva changĂ©e en une immense flaque d'eau bourbeuse. La crasse noire des murs suintait, il ne tombait du toit vitrĂ© qu'un jour bas et roussĂÂątre, d'une dĂ©sespĂ©rĂ©e mĂ©lancolie. Au milieu des mauvais bruits qui couraient, des histoires extraordinaires dĂ©traquant les tĂÂȘtes, tous les regards, dĂšs l'entrĂ©e, cherchaient Saccard, le dĂ©visageaient. Il Ă©tait Ă son poste, debout, prĂšs du pilier accoutumĂ© ; et il avait l'air des autres jours, des jours triomphants, son air de gaietĂ© brave et d'absolue confiance. Il n'ignorait pas que l'Universelle avait baissĂ© de trois cents francs la veille, Ă la petite Bourse du soir ; il flairait un danger immense, il s'attendait Ă un furieux assaut des baissiers ; mais son plan de bataille lui semblait inattaquable, le mouvement tournant de Daigremont, l'arrivĂ©e imprĂ©vue d'une armĂ©e fraĂche de millions devait tout emporter et lui assurer une fois de plus la victoire. Lui, dĂ©sormais, se trouvait sans ressources ; les caisses de l'Universelle Ă©taient vides, il en avait grattĂ© jusqu'aux centimes ; et il ne dĂ©sespĂ©rait pourtant pas, il s'Ă©tait fait reporter par Mazaud, il l'avait conquis Ă un tel point, en lui confiant l'appui du syndicat de Daigremont, que l'agent, sans couverture, venait encore d'accepter des ordres d'achat pour plusieurs millions. La tactique arrĂÂȘtĂ©e entre eux Ă©tait de ne pas trop laisser tomber les cours, au dĂ©but de la Bourse, de les soutenir, de guerroyer, en attendant l'armĂ©e de renfort. L'Ă©motion Ă©tait si vive, que Massias et Sabatani, renonçant Ă des ruses inutiles, maintenant que la vraie situation faisait l'objet de tous les commĂ©rages, vinrent causer ouvertement avec Saccard, puis coururent porter ses recommandations derniĂšres, l'un Ă Nathansohn, sous le pĂ©ristyle, l'autre Ă Mazaud, encore dans le cabinet des agents de change. Il Ă©tait une heure moins dix, et Moser qui arrivait, blĂÂȘme d'une crise de foie, dont la morsure l'avait empĂÂȘchĂ© de fermer l'oeil, la nuit prĂ©cĂ©dente, fit remarquer Ă Pillerault que tout le monde, ce jour-lĂ Ă©tait jaune et avait l'air malade. Pillerault, que l'approche des dĂ©sastres redressait dans des fanfaronnades de chevalier errant, partit d'un Ă©clat de rire. " Mais c'est vous, mon cher, qui avez la colique. Tout le monde est trĂšs gai. Nous allons nous flanquer une de ces tripotĂ©es dont on se souvient longtemps. " La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, dans l'anxiĂ©tĂ© gĂ©nĂ©rale, la salle restait morue, sous le jour roussĂÂątre, et cela se sentait surtout au grondement affaibli des voix. Ce n'Ă©tait plus l'Ă©clat tumultueux des grands jours de hausse, l'agitation, le vacarme d'une marĂ©e, dĂ©bordant de toutes parts en conquĂ©rante. On ne courait plus, on ne criait plus, on se glissait, on parlait bas, comme dans la maison d'un malade. Bien que la foule fĂ»t considĂ©rable, et que l'on s'Ă©touffĂÂąt pour circuler, un murmure seulement s'Ă©levait, navrĂ©, le chuchotement des craintes qui couraient, des nouvelles dĂ©plorables qu'on Ă©changeait Ă l'oreille. Beaucoup se taisaient, livides, la face contractĂ©e, avec des yeux Ă©largis, qui interrogeaient dĂ©sespĂ©rĂ©ment les autres visages. " Salmon, vous ne dites rien ? demanda Pillerault, plein d'une ironie agressive. - Parbleu ! murmura Moser, il est comme les autres, il n'a rien Ă dire, il a peur. " En effet, ce jour-lĂ , les silences de Salmon n'inquiĂ©taient plus personne, dans l'attente profonde et muette de tous. Mais c'Ă©tait autour de Saccard que se pressait surtout un flot de clients, frĂ©missants d'incertitude, avides d'une bonne parole. On remarqua plus tard que Daigremont ne s'Ă©tait pas montrĂ©, pas plus que le dĂ©putĂ© Huret, averti sans doute, redevenu le chien fidĂšle de Rougon. Kolb, au milieu d'un groupe de banquiers, affectait d'ĂÂȘtre pris par une grosse affaire d'arbitrage. Le marquis de Bohain, au-dessus des vicissitudes du sort, promenait tranquillement sa petite tĂÂȘte pĂÂąle et aristocratique, certain de gagner quand mĂÂȘme, ayant donnĂ© Ă Jacoby l'ordre d'acheter autant d'Universelle qu'il avait chargĂ© Mazaud d'en vendre. Et Saccard, assiĂ©gĂ© par la foule des autres, les croyants, les naĂÂŻfs, se montra particuliĂšrement aimable et rassurant pour SĂ©dille et pour Maugendre, qui, les lĂšvres tremblantes, les yeux humides de supplications, quĂÂȘtaient l'espoir du triomphe. Il leur serra vigoureusement la main, en mettant dans son Ă©treinte l'absolue promesse de vaincre. Puis, en homme constamment heureux, Ă l'abri de tout pĂ©ril, il se lamenta d'une misĂšre. " Vous me voyez consternĂ©. Par ces grands froids, on a oubliĂ© un camĂ©lia dans ma cour, et il est perdu. " Le mot courut, on s'attendrit sur le camĂ©lia. Quel homme, ce Saccard ! d'une assurance impassible, le visage toujours souriant, sans qu'on pĂ»t savoir si ce n'Ă©tait lĂ qu'un masque, posĂ© sur les effroyables prĂ©occupations qui auraient torturĂ© tout autre ! " L'animal ! est-il beau ! " murmura Jantrou Ă l'oreille de Massias qui revenait. Justement, Saccard appelait Jantrou, envahi d'un souvenir Ă cette minute suprĂÂȘme, se rappelant l'aprĂšs-midi, oĂÂč, avec ce dernier, il avait vu le coupĂ© de la baronne Sandorff, arrĂÂȘtĂ© rue Brongniart. Est-ce qu'il Ă©tait lĂ , encore, dans cette journĂ©e de crise ? est-ce que le cocher, haut perchĂ©, gardait sous la pluie battante son immobilitĂ© de pierre, pendant que la baronne, derriĂšre les glaces closes, attendait les cours. " Certainement, elle est lĂ , rĂ©pondit Jantrou, Ă demi-voix, et de tout coeur avec vous, bien dĂ©cidĂ©e Ă ne pas reculer d'une semelle... Nous sommes tous lĂ , solides Ă notre poste. " Saccard fut heureux de cette fidĂ©litĂ©, bien qu'il doutĂÂąt du dĂ©sintĂ©ressement de la dame et des autres. D'ailleurs, dans l'aveuglement de sa fiĂšvre, il croyait encore marcher Ă la conquĂÂȘte, avec tout son peuple d'actionnaires derriĂšre lui, ce peuple des humbles et du beau monde, engouĂ©, fanatisĂ©, les jolies femmes mĂÂȘlĂ©es aux servante, en un mĂÂȘme Ă©lan de foi. Enfin, le coup de cloche retentit, passa avec une lamentation de tocsin, sur la houle effarĂ©e des tĂÂȘtes. Et Mazaud, qui donnait des ordres Ă Flory, revint vivement vers la corbeille, pendant que le jeune employĂ© se prĂ©cipitait au tĂ©lĂ©graphe, trĂšs Ă©mu pour lui-mĂÂȘme ; car, en perte depuis quelque temps, s'entĂÂȘtant Ă suivre la fortune de l'Universelle, il risquait ce jour-lĂ , un coup dĂ©cisif, sur l'histoire de l'intervention de Daigremont, surprise Ă la charge, derriĂšre une porte. La corbeille Ă©tait tout aussi anxieuse que la salle, les agents sentaient bien, depuis la derniĂšre liquidation, le sol trembler sous eux, au milieu de symptĂÂŽmes si graves, que leur expĂ©rience s'en alarmait. DĂ©jĂ , des Ă©croulements partiels s'Ă©taient produits, le marchĂ© extĂ©nuĂ©, trop chargĂ©, se lĂ©zardait de toutes parts. Allait-ce donc ĂÂȘtre un de ses grands cataclysmes, comme il en survient un tous les dix Ă quinze ans, une de ces crises du jeu Ă l'Ă©tat de fiĂšvre aiguĂ, qui dĂ©cime la Bourse, la balaie d'un vent de mort ? A la rente, au comptant, les cris semblaient s'Ă©trangler, la bousculade se faisait plus rude, dominĂ©e par les hautes silhouettes noires des coteurs, qui attendaient, la plume aux doigts. Et, tout de suite, Mazaud, les mains serrant la rampe de velours rouge, aperçut Jacoby, de l'autre cĂÂŽtĂ© du bassin circulaire, criant de sa voix profonde " J'ai de l'Universelle... A 2 800, j'ai de l'Universelle... " C'Ă©tait le dernier cours de la petite Bourse de la veille ; et, pour enrayer immĂ©diatement la baisse, il crut prudent de prendre Ă ce prix. Sa voix aiguĂ s'Ă©leva, domina toutes les autres. " A 2 800, je prends... Trois cents Universelle, envoyez ! " Le premier cours se trouva ainsi fixĂ©. Mais il lui fut impossible de le maintenir. De toutes parts, les offres affluaient. Il lutta dĂ©sespĂ©rĂ©ment pendant une demi-heure, sans autre rĂ©sultat que de ralentir la chute rapide. Sa surprise Ă©tait de ne pas ĂÂȘtre plus soutenu par la coulisse. Que faisait donc Nathansohn, dont il attendait des ordres d'achat ? et il ne sut que plus tard l'adroite tactique de ce dernier, qui, tout en achetant pour Saccard, vendait pour son propre compte, averti de la vraie situation par son flair de juif. Massias, trĂšs engagĂ© lui-mĂÂȘme comme acheteur, accourut, essoufflĂ©, dire la dĂ©route de la coulisse Ă Mazaud, qui perdit la tĂÂȘte et brĂ»la ses derniĂšres cartouches, en lĂÂąchant d'un coup les ordres qu'il se rĂ©servait d'Ă©chelonner, jusqu'Ă l'arrivĂ©e des renforts. Cela fit remonter un peu les cours de 2 500, ils revinrent Ă 2 650, affolĂ©s, avec les sauts brusques des jours de tempĂÂȘte ; et, un instant encore, l'espoir fut sans bornes chez Mazaud, chez Saccard, chez tous ceux qui Ă©taient dans la confidence du plan de bataille. Puisque cela remontait dĂšs maintenant, la journĂ©e Ă©tait gagnĂ©e, la victoire allait ĂÂȘtre foudroyante, lorsque la rĂ©serve dĂ©boucherait sur le flanc des baissiers et changerait leur dĂ©faite en une effroyable dĂ©route. Il y eut un mouvement de joie profonde, SĂ©dille et Maugendre auraient baisĂ© les mains de Saccard, Kolb se rapprocha, tandis que Jantrou disparut, courant porter Ă la baronne Sandorff la bonne nouvelle. Et l'on vit Ă ce moment le petit Flory, radieux, chercher partout Sabatani, qui lui servait maintenant d'intermĂ©diaire, pour lui donner un nouvel ordre d'achat. Mais deux heures venaient de sonner, et Mazaud, sur qui portait l'effort de l'attaque, faiblissait de nouveau. Sa surprise augmentait du retard que les renforts mettaient Ă entrer en ligne. Il Ă©tait grand temps, qu'attendaient-ils donc pour le dĂ©gager de la position intenable oĂÂč il s'Ă©puisait ? Bien que, par fiertĂ© professionnelle, il montrĂÂąt un visage impassible, il sentait un grand froid monter Ă ses joues, il craignait de pĂÂąlir. Jacoby, tonitruant, continuait de lui jeter, par paquets mĂ©thodiques, ses offres, qu'il cessait de relever. Et ce n'Ă©tait plus lui qu'il regardait, ses yeux s'Ă©taient tournĂ©s vers Delarocque, l'agent de Daigremont, dont il ne comprenait pas le silence. Gros et trapu, avec sa barbe rousse, l'air bĂ©at et souriant d'une noce de la veille, celui-ci restait paisible, dans son attente inexplicable. Est-ce qu'il n'allait pas ramasser toutes ces offres, tout sauver, par les ordres d'achat dont devaient dĂ©border les fiches qu'il avait en main ? Tout d'un coup, de sa voix gutturale, lĂ©gĂšrement enrouĂ©e, Delarocque se jeta dans la lutte. " J'ai de l'Universelle... J'ai de l'Universelle... " Et, en quelques minutes, il en offrit pour plusieurs millions. Des voix lui rĂ©pondaient. Les cours s'effondraient. " J'ai Ă 2400... J'ai Ă 2 300... Combien ? Cinq cents, six cents... Envoyez ! " Que disait-il donc ? que se passait-il ? Au lieu des secours attendus, Ă©tait-ce une nouvelle armĂ©e ennemie qui dĂ©bouchait des bois voisins ? Comme Ă Waterloo, Grouchy n'arrivait pas, et c'Ă©tait la trahison qui achevait la dĂ©route. Sous ces masses profondes et fraĂches de vendeurs, accourant au pas de charge, une effroyable panique se dĂ©clarait. A cette seconde, Mazaud sentit passer la mort sur sa face. Il avait reportĂ© Saccard pour des sommes trop considĂ©rables, il eut la sensation nette que l'Universelle lui cassait les reins en s'Ă©croulant. Mais sa jolie figure brune, aux minces moustaches, resta impĂ©nĂ©trable et brave. Il acheta encore, Ă©puisa les ordres qu'il avait reçus, de sa voix chantante de jeune coq, aiguĂ comme dans le succĂšs. Et, en face de lui, ses contreparties, Jacoby mugissant, Delarocque apoplectique, malgrĂ© leur effort d'indiffĂ©rence, laissaient percer plus d'inquiĂ©tude ; car ils le voyaient dĂ©sormais en grand danger, et les paierait-il, s'il sautait ? Leurs mains Ă©treignaient le velours de la rampe, leurs voix continuaient Ă glapir, comme mĂ©caniquement, par habitude de mĂ©tier, pendant que, dans leurs regards fixes, s'Ă©changeaient toute l'affreuse angoisse du drame de l'argent. Alors, pendant la derniĂšre demi-heure, ce fut la dĂ©bĂÂącle, la dĂ©route s'aggravant et emportant la foule en un galop dĂ©sordonnĂ©. AprĂšs l'extrĂÂȘme confiance, l'engouement aveugle, arrivait la rĂ©action de la peur, tous se ruant pour vendre, s'il en Ă©tait temps encore. Une grĂÂȘle d'ordres de vente s'abattit sur la corbeille, on ne voyait plus que des fiches pleuvoir ; et ces paquets Ă©normes de titres, jetĂ©s ainsi sans prudence, accĂ©lĂ©raient la baisse, un vĂ©ritable effondrement. Les cours, de chute en chute, tombĂšrent Ă 1 500, Ă 1 200, Ă 900. Il n'y avait plus d'acheteurs, la plaine restait rase, jonchĂ©e de cadavres. Au-dessus du sombre grouillement des redingotes, les trois coteurs semblaient ĂÂȘtre des greffiers mortuaires, enregistrant des dĂ©cĂšs. Par un singulier effet du vent de dĂ©sastre qui traversait la salle, l'agitation s'y Ă©tait figĂ©e, le vacarme s'y mourait, comme dans la stupeur d'une grande catastrophe. Un silence effrayant rĂ©gna, lorsque, aprĂšs le coup de cloche de la clĂÂŽture, le dernier cours de 800 francs fut connu. Et la pluie entĂÂȘtĂ©e ruisselait toujours sur le vitrage, qui ne laissait plus filtrer qu'un crĂ©puscule louche ; la salle Ă©tait devenue un cloaque, sous l'Ă©gouttement des parapluies et le piĂ©tinement de la foule, un sol fangeux d'Ă©curie mal tenue, oĂÂč traĂnaient toutes sortes de papiers dĂ©chirĂ©s ; tandis que, dans la corbeille, Ă©clatait le bariolage des fiches, les vertes, les rouges, les bleues, jetĂ©es Ă pleines mains, si abondantes ce jour-lĂ , que le vaste bassin dĂ©bordait. Mazaud Ă©tait rentrĂ© dans le cabinet des agents de change, en mĂÂȘme temps que Jacoby et Delarocque. Il s'approcha du buffet, but un verre de biĂšre, dĂ©vorĂ© d'une soif ardente, et il regardait l'immense piĂšce, avec son vestiaire, sa longue table centrale autour de laquelle Ă©taient rangĂ©s les fauteuils des soixante agents, ses tentures de velours rouge, tout son luxe banal et dĂ©fraĂchi qui la faisait ressembler Ă une salle d'attente de premiĂšre classe, dans une grande gare ; il la regardait de l'air Ă©tonnĂ© d'un homme qui ne l'aurait jamais bien vue. Puis, comme il partait, sans une parole, il serra les mains de Jacoby et de Delarocque, de l'Ă©treinte accoutumĂ©e, tous les trois pĂÂąlissant, sous leur attitude correcte de chaque jour. Il avait dit Ă Flory de l'attendre Ă la porte ; et il l'y trouva, en compagnie de Gustave, qui avait dĂ©finitivement quittĂ© la charge depuis une semaine, et qui Ă©tait venu en simple curieux, toujours souriant, menant la vie de fĂÂȘte, sans se demander si son pĂšre, le lendemain, pourrait encore payer ses dettes ; tandis que Flory, blĂÂȘme, avec de petits ricanements imbĂ©ciles, s'efforçait de causer, sous l'effroyable perte d'une centaine de mille francs, qu'il venait de faire, en ne sachant pas oĂÂč en prendre le premier sou. Mazaud et son employĂ© disparurent au milieu de l'averse. Mais, dans la salle, la panique venait surtout de souffler autour de Saccard, et c'Ă©tait lĂ que la guerre avait fait ses ravages. Sans comprendre au premier moment, il avait assistĂ© Ă cette dĂ©route, faisant face au danger. Pourquoi donc cette rumeur ? n'Ă©taient-ce pas les troupes de Daigremont qui arrivaient ? Puis, lorsqu'il avait entendu les cours s'effondrer, tout en ne s'expliquant pas la cause du dĂ©sastre, il s'Ă©tait raidi pour mourir debout. Un froid de glace montait du sol Ă son crĂÂąne, il avait la sensation de l'irrĂ©parable, c'Ă©tait sa dĂ©faite, Ă jamais ; et le regret bas de l'argent, la colĂšre des jouissances perdues n'entraient pour rien dans sa douleur il ne saignait que de son humiliation de vaincu, que de la victoire de Gundermann, Ă©clatante, dĂ©finitive, qui consolidait une fois de plus la toute-puissance de ce roi de l'or. A cette minute, il fut vraiment superbe, toute sa mince personne bravait la destinĂ©e, les yeux sans un battement, le visage tĂÂȘtu, seul contre le flot de dĂ©sespoir et de rancune qu'il sentait dĂ©jĂ monter contre lui. La salle entiĂšre bouillonnait, dĂ©bordait vers son pilier ; des poings se serraient, des bouches bĂ©gayaient des paroles mauvaises ; et il avait gardĂ© aux lĂšvres un inconscient sourire, qu'on pouvait prendre pour une provocation. D'abord, au milieu d'une sorte de brouillard, il distingua Maugendre, d'une pĂÂąleur mortelle, que le capitaine Chave emmenait Ă son bras, en lui rĂ©pĂ©tant qu'il l'avait bien prĂ©dit, avec une cruautĂ© de joueur infime, ravi de voir les gros spĂ©culateurs se casser les reins. Puis, ce fut SĂ©dille, la face contractĂ©e, avec l'air fou du commerçant dont la maison croule, qui vint lui donner une poignĂ©e de main vacillante, en bon homme, comme pour lui dire qu'il ne lui en voulait point. DĂšs le premier craquement, le marquis de Bohain s'Ă©tait Ă©cartĂ©, passant Ă l'armĂ©e triomphante des baissiers, racontant Ă Kolb, qui se mettait prudemment Ă part, lui aussi, quels doutes fĂÂącheux ce Saccard lui inspirait, depuis la derniĂšre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Jantrou, Ă©perdu, avait disparu de nouveau, Ă toutes jambes, pour porter le dernier cours Ă la baronne Sandorff, qui allait sĂ»rement avoir une attaque de nerfs dans son coupĂ©, comme la chose lui arrivait les jours de grosse perte. Et c'Ă©tait encore, en face de Salmon toujours muet et Ă©nigmatique, le baissier Moser et le haussier Pillerault, celui-ci provocant, la mine fiĂšre, malgrĂ© sa ruine, l'autre, qui gagnait une fortune, se gĂÂątant la victoire par de lointaines inquiĂ©tudes. " Vous verrez qu'au printemps nous aurons la guerre avec l'Allemagne. Tout ça ne sent pas bon, et Bismarck nous guette. - Eh ! fichez-nous la paix ! J'ai encore eu tort, cette fois, de trop rĂ©flĂ©chir... Tant pis ! c'est Ă refaire, tout ira bien. " Jusque-lĂ , Saccard n'avait pas faibli. Le nom de Fayeux, prononcĂ© derriĂšre son dos, ce receveur de rentes de VendĂÂŽme, avec lequel il se trouvait en rapport, pour toute une clientĂšle d'infimes actionnaires, venait seulement de lui causer un malaise, en le faisant songer Ă la masse Ă©norme des petits, des capitalistes misĂ©rables qui allaient ĂÂȘtre broyĂ©s sous les dĂ©combres de l'Universelle. Mais, brusquement, la vue de Dejoie, livide, dĂ©composĂ©, porta ce malaise Ă l'aigu, en personnifiant toutes les humbles et lamentables ruines dans ce pauvre homme qu'il connaissait. En mĂÂȘme temps, par une sorte d'hallucination, s'Ă©voquĂšrent les pĂÂąles, les dĂ©solĂ©s visages de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, qui le regardaient Ă©perdument de leurs grands yeux noirs pleins de larmes. Et, Ă cette minute, Saccard, ce corsaire au coeur tannĂ© par vingt ans de brigandage, Saccard dont l'orgueil Ă©tait de n'avoir jamais senti trembler ses jambes, de ne s'ĂÂȘtre jamais assis sur le banc, qui Ă©tait lĂ , contre le pilier, Saccard eut une dĂ©faillance et dut s'y laisser tomber un instant. La cohue refluait toujours, menaçait de l'Ă©touffer. Il leva la tĂÂȘte, dans un besoin d'air, et il fut tout de suite debout, en reconnaissant, en haut, Ă la galerie du tĂ©lĂ©graphe, penchĂ©e au-dessus de la salle, la MĂ©chain qui dominait de son Ă©norme personne grasse le champ de bataille. Son vieux sac de cuir noir Ă©tait posĂ© prĂšs d'elle, sur la rampe de pierre. En attendant d'y entasser les actions dĂ©prĂ©ciĂ©es, elle guettait les morts, telle que le corbeau vorace qui suit les armĂ©es, jusqu'au jour du massacre. Saccard, alors, d'un pas raffermi, s'en alla. Tout son ĂÂȘtre lui semblait vidĂ© ; mais, par un effort de volontĂ© extraordinaire, il s'avançait, solide et droit. Ses sens seulement s'Ă©taient comme Ă©moussĂ©s, il n'avait plus la sensation du sol, il croyait marcher sur un tapis de haute laine. De mĂÂȘme, une brume noyait ses yeux, une clameur faisait bourdonner ses oreilles. Tandis qu'il sortait de la Bourse et qu'il descendait le perron, il ne reconnaissait plus les gens, c'Ă©taient des fantĂÂŽmes flottants qui l'entouraient, des formes vagues, des sons perdus. N'avait-il pas vu passer la large face grimaçante de Busch ? Ne s'Ă©tait-il pas arrĂÂȘtĂ© un instant pour causer avec Nathansohn, trĂšs Ă l'aise, et dont la voix affaiblie lui paraissait venir de loin ? Sabatani et Massias ne l'accompagnaient-ils pas, au milieu de la consternation gĂ©nĂ©rale ? il se revoyait, entourĂ© d'un groupe nombreux, peut-ĂÂȘtre SĂ©dille et Maugendre encore, toutes sortes de figures qui s'effaçaient, se transformaient. Et, comme il allait s'Ă©loigner, se perdre dans la pluie, dans la boue liquide dont Paris Ă©tait submergĂ©, il rĂ©pĂ©ta d'une voix aiguĂ Ă tout ce monde fantomatique, mettant sa gloire derniĂšre Ă montrer sa libertĂ© d'esprit " Ah ! que je suis donc contrariĂ© de ce camĂ©lia qu'on a oubliĂ© dans ma cour, et qui est mort de froid ! " XI - Mme Caroline, Ă©pouvantĂ©e, envoya le soir mĂÂȘme une dĂ©pĂÂȘche Ă son frĂšre, qui Ă©tait Ă Rome pour une semaine encore ; et, trois jours aprĂšs, Hamelin dĂ©barquait Ă Paris, accourant au danger. L'explication fut rude, entre Saccard et l'ingĂ©nieur, rue Saint- Lazare, dans cette salle des Ă©pures, oĂÂč l'affaire, autrefois, avait Ă©tĂ© discutĂ©e et rĂ©solue avec tant d'enthousiasme. Pendant les trois jours, la dĂ©bĂÂącle Ă la Bourse venait de s'aggraver terriblement, les actions de l'Universelle Ă©taient tombĂ©es, coup sur coup, au-dessous du pair, Ă 430 francs ; et la baisse continuait, l'Ă©difice craquait et s'Ă©croulait, d'heure en heure. Silencieuse, Mme Caroline Ă©couta, Ă©vitant d'intervenir. Elle Ă©tait pleine de remords, car elle s'accusait de complicitĂ©, puisque c'Ă©tait elle qui, aprĂšs s'ĂÂȘtre promis de veiller, avait laissĂ© tout faire. Au lieu de se contenter de vendre ses titres, simplement, afin d'entraver la hausse, n'aurait-elle pas dĂ» trouver autre chose, prĂ©venir les gens, agir enfin ? Dans son adoration pour son frĂšre, son coeur saignait, Ă le voir ainsi compromis, au milieu de ses grands travaux Ă©branlĂ©s, de toute l'oeuvre de sa vie remise en question ; et elle souffrait d'autant plus, qu'elle ne se sentait pas libre de juger Saccard ne l'avait-elle pas aimĂ©, n'Ă©tait-elle pas Ă lui, de ce lien secret, dont elle sentait davantage la honte ? C'Ă©tait, placĂ©e ainsi entre ces deux hommes, tout un combat qui la dĂ©chirait. Le soir de la catastrophe, elle avait accablĂ© Saccard, dans un bel emportement de franchise, vidant un coeur de ce qu'elle y amassait depuis longtemps de reproches et de craintes. Puis, en le voyant sourire, tenace, invaincu quand mĂÂȘme, en songeant Ă la force dont il avait besoin pour rester debout, elle s'Ă©tait dit qu'elle n'avait pas le droit, aprĂšs s'Ă©tait montrĂ©e faible avec lui, de l'achever, de le frapper ainsi Ă terre. Et, rĂ©fugiĂ©e dans le silence, apportant seulement le blĂÂąme de son attitude, elle ne voulait ĂÂȘtre qu'un tĂ©moin. Mais Hamelin, cette fois, s'emportait, lui si conciliant d'ordinaire, dĂ©sintĂ©ressĂ© de tout ce qui n'Ă©tait pas ses travaux. Il attaqua le jeu avec une violence extrĂÂȘme, l'Universelle succombait Ă la folie du jeu, une crise d'absolue dĂ©mence. Sans doute, il n'Ă©tait pas de ceux qui prĂ©tendaient qu'une banque peut laisser flĂ©chir ses titres, comme une compagnie de chemins de fer par exemple la compagnie de chemins de fer a son immense matĂ©riel, qui fait ses recettes ; tandis que le vrai matĂ©riel d'une banque est son crĂ©dit, elle agonise dĂšs que son crĂ©dit chancelle. Seulement, il y avait lĂ une question de mesure. S'il Ă©tait nĂ©cessaire et mĂÂȘme sage de maintenir le cours de 2 000 francs, il devenait insensĂ© et complĂštement criminel de le pousser, de vouloir l'imposer Ă 3000 et davantage. DĂšs son arrivĂ©e, il avait exigĂ© la vĂ©ritĂ©, toute la vĂ©ritĂ©. On ne pouvait plus lui mentir maintenant, lui dire, comme il avait tolĂ©rĂ© qu'on le dĂ©clarĂÂąt en sa prĂ©sence, devant la derniĂšre assemblĂ©e, que la sociĂ©tĂ© ne possĂ©dait pas une de ses actions. Les livres Ă©taient lĂ , il en pĂ©nĂ©trait aisĂ©ment les mensonges. Ainsi, le compte Sabatani, il savait que ce prĂÂȘte-nom cachait les opĂ©rations faites par la sociĂ©tĂ© ; et il pouvait y suivre, mois par mois, depuis deux ans, la fiĂšvre croissante de Saccard, d'abord timide, n'achetant qu'avec prudence, poussĂ© ensuite Ă des achats de plus en plus considĂ©rables, pour arriver Ă l'Ă©norme chiffre de vingt-sept mille actions ayant coĂ»tĂ© prĂšs de quarante-huit millions. N'Ă©tait-ce pas fou, d'une impudente folie qui avait l'air de se moquer des gens, un pareil chiffre d'affaires mis sous le nom d'un Sabatani ! Et ce Sabatani n'Ă©tait pas le seul, il y avait d'autres hommes de paille, des employĂ©s de la banque, des administrateurs mĂÂȘme, dont les achats, portĂ©s au compte des reports, dĂ©passaient vingt mille actions, reprĂ©sentant elles aussi prĂšs de quarante-huit millions de francs. Enfin, tout cela n'Ă©tait encore que les achats fermes, auxquels il fallait ajouter les achats Ă terme, opĂ©rĂ©s dans le courant de la derniĂšre liquidation de janvier ; plus de vingt mille actions pour une somme de soixante-sept millions et demi, dont l'Universelle avait Ă prendre livraison ; sans compter, Ă la Bourse de Lyon, dix mille autres titres, vingt-quatre millions encore. Ce qui, en additionnant tout, dĂ©montrait que la sociĂ©tĂ© avait en main prĂšs du quart des actions Ă©mises par elle, et qu'elle avait payĂ© ces actions de l'effroyable somme de deux cents millions. LĂ Ă©tait le gouffre, oĂÂč elle s'engloutissait. Des larmes de douleur et de colĂšre Ă©taient montĂ©es aux yeux d'Hamelin. Lui qui venait de jeter si heureusement, Ă Rome, les bases de sa grande banque catholique, le TrĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre, pour permettre, aux jours prochains de la persĂ©cution, d'installer royalement le pape Ă JĂ©rusalem, dans la gloire lĂ©gendaire des lieux saints une banque destinĂ©e Ă mettre le nouveau royaume de Palestine Ă l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur toute une sĂ©rie d'Ă©missions dont les chrĂ©tiens du monde entier allaient se disputer les titres ! Et tout cela croulait d'un coup, dans cette imbĂ©cile dĂ©mence du jeu ! Il Ă©tait parti laissant un bilan admirable, des millions Ă la pelle, une sociĂ©tĂ© dans une prospĂ©ritĂ© si prompte et si haute, qu'elle faisait l'Ă©tonnement du monde ; et, moins d'un mois aprĂšs, lorsqu'il revenait, les millions Ă©taient fondus ; la sociĂ©tĂ© Ă©tait par terre, en poudre, il n'y avait plus rien qu'un trou noir, oĂÂč le feu semblait avoir passĂ©. Sa stupeur croissait, il exigeait violemment des explications, voulait comprendre quelle puissance mystĂ©rieuse venait de pousser Saccard Ă s'acharner ainsi contre l'Ă©difice colossal qu'il avait Ă©levĂ©, Ă le dĂ©truire pierre par pierre d'un cĂÂŽtĂ©, tandis qu'il prĂ©tendait l'achever de l'autre. Saccard, trĂšs nettement, sans se fĂÂącher, rĂ©pondit. AprĂšs les premiĂšres heures d'Ă©motion et d'anĂ©antissement, il s'Ă©tait retrouvĂ©, debout, solide, avec son indomptable espoir. Des trahisons avaient rendu la catastrophe terrible, mais rien n'Ă©tait perdu, il allait tout relever. Et, d'ailleurs, si l'Universelle avait eu une prospĂ©ritĂ© si rapide et si grande, ne la devait-elle pas aux moyens qu'on lui reprochait ? la crĂ©ation du syndicat, les augmentations successives du capital, le bilan hĂÂątif du dernier exercice, les actions gardĂ©es par la sociĂ©tĂ© et plus tard les actions achetĂ©es en masse, follement. Tout cela faisait corps. Si l'on acceptait le succĂšs, il fallait bien accepter les risques. Quand on chauffe trop une machine, il arrive qu'elle Ă©clate. Du reste, il n'avouait aucune faute, il avait fait, simplement avec plus de carrure intelligente, ce que tout directeur de banque fait ; et il ne lĂÂąchait pas son idĂ©e gĂ©niale, son idĂ©e gĂ©ante de racheter la totalitĂ© des titres, d'abattre Gundermann. L'argent lui avait manquĂ©, voilĂ tout. Maintenant, c'Ă©tait Ă recommencer. Une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire venait d'ĂÂȘtre convoquĂ©e pour le lundi suivant, il se disait absolument certain de ses actionnaires, il obtiendrait d'eux les sacrifices indispensables, convaincu que, sur un mot de lui, tous apporteraient leur fortune. En attendant, on vivrait, grĂÂące aux petites sommes que les autres maisons de crĂ©dit, les grandes banques, avançaient chaque matin pour les besoins pressants de la journĂ©e, dans la crainte d'un trop brusque effondrement, qui les aurait Ă©branlĂ©es elles-mĂÂȘmes. La crise passĂ©e, tout allait reprendre et resplendir de nouveau. Mais, objecta Hamelin, que calmait dĂ©jĂ cette tranquillitĂ© souriante, ne voyez-vous pas, dans ces secours fournis par nos rivaux, une tactique, une idĂ©e de se garer d'abord et de rendre ensuite notre chute plus profonde, en la retardant ?... Ce qui m'inquiĂšte, c'est de voir Gundermann lĂ -dedans. " En effet, Gundermann, un des premiers, s'Ă©tait offert, pour Ă©viter l'immĂ©diate dĂ©claration de faillite, avec l'extraordinaire sens pratique d'un monsieur, qui, forcĂ© de mettre le feu chez un voisin, se hĂÂąterait ensuite d'apporter des seaux d'eau, afin que le quartier entier ne fĂ»t pas dĂ©truit. Il Ă©tait au-dessus de la rancune, il n'avait d'autre gloire que d'ĂÂȘtre le premier marchand d'argent du monde, le plus riche et le plus avisĂ©, ayant rĂ©ussi Ă sacrifier toutes ses passions Ă l'accroissement continu de sa fortune. Saccard eut un geste d'impatience, exaspĂ©rĂ© par cette preuve que le vainqueur donnait de sa sagesse et de son intelligence. " Oh ! Gundermann, il fait la grande ĂÂąme, il croit qu'il me poignarde, avec sa gĂ©nĂ©rositĂ©. " Un silence rĂ©gna, et ce fut Mme Caroline, restĂ©e jusque-lĂ muette, qui reprit enfin - Mon ami, j'ai laissĂ© mon frĂšre vous parler comme il devait le faire, dans la lĂ©gitime douleur qu'il a Ă©prouvĂ©e, en apprenant toutes ces dĂ©plorables choses... Mais notre situation, Ă nous autres, me semble claire, et, n'est-ce pas ? il me paraĂt impossible qu'il se trouve compromis, si l'affaire tournait dĂ©cidĂ©ment mal. Vous savez Ă quel cours j'ai vendu, on ne pourra pas dire qu'il a poussĂ© Ă la hausse, pour tirer un plus gros profit de ses titres. Et, d'ailleurs, si la catastrophe arrive, nous savons ce que nous avons Ă faire... Je n'ai point, je l'avoue, votre espoir entĂÂȘtĂ©. Seulement, vous avez raison, il faut lutter jusqu'Ă la derniĂšre minute, et ce n'est pas mon frĂšre qui vous dĂ©couragera, soyez-en sĂ»r. " Elle Ă©tait Ă©mue, reprise par sa tolĂ©rance pour cet homme si obstinĂ©ment vivace, ne voulant pas cependant montrer cette faiblesse, car elle ne pouvait plus s'aveugler sur l'exĂ©crable besogne qu'il avait faite, qu'il aurait sĂ»rement faite encore, avec sa passion voleuse de corsaire sans scrupules. " Certainement, dĂ©clara Ă son tour Hamelin, las et Ă bout de rĂ©sistance, je ne vais pas vous paralyser, lorsque vous vous battez pour nous sauver tous. Comptez sur moi, si je puis vous ĂÂȘtre utile. " Et, une fois de plus, Ă cette heure derniĂšre, sous les plus effroyables menaces, Saccard les rassura, les reconquit, en les quittant sur ces paroles, pleines de promesses et de mystĂšre " Dormez tranquilles... Je ne puis encore parler, mais j'ai l'absolue certitude de tout remettre Ă flot avant la fin de l'autre semaine. " Cette phrase, qu'il n'expliquait pas, il la rĂ©pĂ©ta Ă tous les amis de la maison, Ă tous les clients qui vinrent, effarĂ©s, terrifiĂ©s, lui demander conseil. Depuis trois jours, le galop ne cessait pas, rue de Londres, au travers de son cabinet. Les Beauvilliers, les Maugendre, SĂ©dille, Dejoie, accoururent Ă la file. Il les recevait, trĂšs calme d'un air militaire, avec des mots vibrants qui leur remettaient du courage au coeur ; et, quand ils parlaient de vendre, de rĂ©aliser Ă perte, il se fĂÂąchait, leur criait de ne faire une pareille bĂÂȘtise, s'engageant sur l'honneur les cours de 2 000 et mĂÂȘme de 3 000 francs. MalgrĂ© les fautes commises, tous gardaient en lui une foi aveugle qu'on le leur laissĂÂąt, qu'il fĂ»t libre de les voler encore, et il dĂ©brouillerait tout, il finirait par tous les enrichir, ainsi qu'il l'avait jurĂ©. Si aucun accident ne se produisait avant le lundi, si on lui donnait le temps de rĂ©unir l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, personne ne doutait qu'il ne tirĂÂąt l'Universelle saine et sauve des dĂ©combres. Saccard avait songĂ© Ă son frĂšre Rougon, et c'Ă©tait lĂ ce secours tout-puissant dont il parlait, sans vouloir s'expliquer davantage. S'Ă©tant trouvĂ© face Ă face avec Daigremont, le traĂtre, et lui ayant fait d'amers reproches, il n'avait obtenu que cette rĂ©ponse " Mais, mon cher, n'est pas moi qui vous ai lĂÂąchĂ©, c'est votre frĂšre ! " Evidemment, cet homme Ă©tait dans son droit il n'avait fait l'affaire qu'Ă condition que Rougon en serait, on lui avait promis Rougon formellement, rien d'Ă©tonnant Ă ce qu'il se fĂ»t retirĂ©, du moment oĂÂč le ministre, loin d'en ĂÂȘtre, vivait en guerre avec l'Universelle et son directeur. C'Ă©tait au moins une excuse sans rĂ©plique. TrĂšs frappĂ©, Saccard venait de sentir sa faute immense, cette brouille ce frĂšre qui seul pouvait le dĂ©fendre, le rendre Ă ce point sacrĂ©, que personne n'oserait achever sa ruine, lorsqu'on saurait le grand homme derriĂšre lui. Et ce fut, pour son orgueil, une des heures les plus dures, celle oĂÂč il se dĂ©cida Ă prier le dĂ©putĂ© Huret d'intervenir en sa faveur. Du reste, il gardait une attitude de menace, refusait toujours de disparaĂtre, exigeait comme une chose due l'aide de Rougon, qui avait plus d'intĂ©rĂÂȘt que lui Ă Ă©viter le scandale. Le lendemain, comme il attendait la visite promise d'Huret, il reçut simplement un billet, dans lequel, en termes vagues, on lui faisait dire de ne pas s'impatienter et de compter sur une bonne issue, si les circonstances ne s'y opposaient pas, plus tard. Il se contenta de ces quelques lignes, qu'il regarda comme une promesse de neutralitĂ©. Mais la vĂ©ritĂ© Ă©tait que Rougon venait de prendre l'Ă©nergique parti d'en finir, avec ce membre gangrenĂ© de sa famille, qui, depuis des annĂ©es, le gĂÂȘnait, dans d'Ă©ternelles terreurs d'accidents malpropres, et qu'il prĂ©fĂ©rait enfin trancher violemment. Si la catastrophe arrivait, il Ă©tait rĂ©solu Ă laisser aller les choses. Puisqu'il n'obtiendrait jamais de Saccard son exil, le plus simple n'Ă©tait-il pas de le forcer Ă s'expatrier lui-mĂÂȘme, en lui facilitant la fuite, aprĂšs quelque bonne condamnation ? Un brusque scandale, un coup de balai, ce serait fini. D'ailleurs, la situation du ministre devenait difficile, depuis qu'il avait dĂ©clarĂ© au Corps lĂ©gislatif, dans un mouvement d'Ă©loquence mĂ©morable, que jamais la France ne laisserait l'Italie s'emparer de Rome. TrĂšs applaudi par les catholiques, trĂšs attaquĂ© par le tiers Ă©tat de plus en plus puissant, il voyait arriver l'heure oĂÂč ce dernier, aidĂ© des bonapartistes libĂ©raux, allait le faire sauter du pouvoir, Ă moins qu'il ne leur donnĂÂąt aussi un gage. Et le gage, si les circonstances le voulaient, allait ĂÂȘtre l'abandon de cette Universelle, patronnĂ©e par Rome, devenue une force inquiĂ©tante. Enfin, ce qui avait achevĂ© de le dĂ©cider, c'Ă©tait une communication secrĂšte de son collĂšgue des Finances, qui, sur le point de lancer un emprunt, avait trouvĂ© Gundermann et tous les banquiers juifs trĂšs rĂ©servĂ©s, donnant Ă entendre qu'ils refuseraient leurs capitaux, tant que le marchĂ© resterait incertain pour eux, livrĂ© aux aventures. Gundermann triomphait. PlutĂÂŽt les juifs, avec leur royautĂ© acceptĂ©e de l'or, que les catholiques ultramontains maĂtres du monde, s'ils devenaient les rois de la Bourse ! On raconta plus tard que le garde des sceaux Delcambre, acharnĂ© dans sa rancune contre Saccard, ayant fait pressentir Rougon sur la conduite Ă suivre vis-Ă -vis de son frĂšre, au cas oĂÂč la justice aurait Ă intervenir, en avait simplement reçu ce cri du coeur " Ah ! qu'il m'en dĂ©barrasse donc, je lui devrai un fameux cierge ! " DĂšs lors, du moment oĂÂč Rougon l'abandonnait, Saccard Ă©tait perdu. Delcambre, qui le guettait depuis son arrivĂ©e au pouvoir, le tenait enfin sur la marge du Code, au bord mĂÂȘme du vaste filet judiciaire, n'ayant plus qu'Ă trouver le prĂ©texte pour lancer ses gendarmes et ses juges. Un matin, Busch, furieux de n'avoir pas agi encore, se rendit au palais de justice. S'il ne se hĂÂątait pas, jamais maintenant il ne tirerait de Saccard les quatre mille francs qui restaient dus Ă la MĂ©chain, sur le fameux compte de frais, pour le petit Victor. Son plan Ă©tait simplement de soulever un abominable scandale, en l'accusant de sĂ©questration d'enfant, ce qui permettrait d'Ă©taler les dĂ©tails immondes du viol de la mĂšre et de l'abandon du gamin. Un pareil procĂšs fait au directeur de l'Universelle, dans l'Ă©motion soulevĂ©e par la crise que traversait cette banque, cela remuerait tout Paris ; et Busch espĂ©rait encore que Saccard, Ă la premiĂšre menace, paierait. Mais le substitut qui se trouva chargĂ© de le recevoir, un propre neveu de Delcambre, Ă©couta son histoire d'un air d'impatience et d'ennui non ! non ! rien Ă faire de sĂ©rieux avec de pareils commĂ©rages, ça ne tombait sous le coup d'aucun article du Code. DĂ©concertĂ©, Busch s'emportait, parlait de sa longue patience, lorsque le magistrat l'interrompit brusquement, en lui entendant dire qu'il avait poussĂ© la bonhomie, vis-Ă -vis de Saccard, jusqu'Ă placer des fonds en report, Ă l'Universelle. Comment ! il avait des fonds compromis dans la dĂ©confiture certaine de cette maison, et il n'agissait pas ! Rien n'Ă©tait plus simple, il n'avait qu'Ă dĂ©poser une plainte en escroquerie, car la justice, dĂšs maintenant, se trouvait avertie de manoeuvres frauduleuses, qui allaient entraĂner la banqueroute. C'Ă©tait lĂ le coup terrible Ă porter, et non l'autre histoire, le mĂ©lodrame d'une fille morte d'ivrognerie et d'un enfant grandi dans le ruisseau. Busch Ă©coutait, la face attentive et grave, lancĂ© sur cette nouvelle voie, entraĂnĂ© Ă un acte qu'il n'Ă©tait pas venu faire, dont il devinait les dĂ©cisives consĂ©quences Saccard arrĂÂȘtĂ©, l'Universelle frappĂ©e Ă mort. La seule peur de perdre son argent l'aurait dĂ©cidĂ© tout de suite, il ne demandait d'ailleurs que dĂ©sastres, pour pĂÂȘcher en eau trouble. Cependant, il hĂ©sita, il disait qu'il rĂ©flĂ©chirait, qu'il reviendrait, et il fallut que le substitut lui mĂt la plume aux doigts, lui fĂt Ă©crire, dans son cabinet mĂÂȘme, sur son bureau, la plainte en escroquerie, qu'immĂ©diatement, l'homme congĂ©diĂ©, il porta, tout bouillant de zĂšle, Ă son oncle le garde des sceaux. L'affaire Ă©tait bĂÂąclĂ©e. Le lendemain, rue de Londres, au siĂšge de la sociĂ©tĂ©, Saccard eut une longue entrevue avec les commissaires-censeurs et avec l'administrateur judiciaire, pour arrĂÂȘter le bilan qu'il dĂ©sirait prĂ©senter Ă l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. MalgrĂ© les sommes prĂÂȘtĂ©es par les autres Ă©tablissements financiers, on avait dĂ» fermer les guichets, suspendre les paiements, devant les demandes croissantes. Cette banque, qui, un mois plus tĂÂŽt, possĂ©dait prĂšs de deux cents millions dans ses caisses, n'avait pu rembourser, Ă sa clientĂšle affolĂ©e, que les quelques premiĂšres centaines de mille francs. Un jugement du tribunal de commerce avait dĂ©clarĂ© d'office la faillite, Ă la suite d'un rapport sommaire, remis la veille par un expert, chargĂ© d'examiner les livres. MalgrĂ© tout, Saccard, inconscient, promettait encore de sauver la situation, avec un aveuglement d'espoir, un entĂÂȘtement de bravoure extraordinaires. Et prĂ©cisĂ©ment, ce jour-lĂ , il attendait la rĂ©ponse du parquet des agents de change, pour la fixation d'un cours de compensation, lorsque l'huissier entra lui dire que trois messieurs le demandaient, dans un salon voisin. C'Ă©tait le salut peut-ĂÂȘtre, il se prĂ©cipita, trĂšs gai, et il trouva un commissaire de police, aidĂ© de deux agents, qui procĂ©da Ă son arrestation immĂ©diate. Le mandat d'amener venait d'ĂÂȘtre lancĂ©, sur la lecture du rapport de l'expert, dĂ©nonçant des irrĂ©gularitĂ©s d'Ă©critures, et particuliĂšrement sur la plainte en abus de confiance de Busch, qui prĂ©tendait que des fonds, confiĂ©s par lui pour ĂÂȘtre placĂ©s en report, avaient reçu une destination autre. A la mĂÂȘme heure, on arrĂÂȘtait Ă©galement Hamelin, Ă son domicile, rue Saint-Lazare. Cette fois, c'Ă©tait bien la fin, comme si toutes les haines, toutes les malchances aussi se fussent acharnĂ©es. L'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire ne pouvait plus se rĂ©unir, la Banque universelle avait vĂ©cu. Mme Caroline n'Ă©tait pas chez elle, au moment de l'arrestation de son frĂšre, qui ne put que lui laisser quelques lignes Ă©crites Ă la hĂÂąte. Lorsqu'elle rentra ce fut une stupeur. Jamais elle n'avait cru qu'on songeĂÂąt mĂÂȘme une minute Ă le poursuivre, tellement il lui apparaissait pur de tout trafic louche, innocentĂ© par ses longues absences. DĂšs le lendemain de la faillite, le frĂšre et la soeur s'Ă©taient dĂ©pouillĂ©s de tout ce qu'ils possĂ©daient, en faveur de l'actif, voulant rester nuis, au sortir de cette aventure, comme ils y Ă©taient rentrĂ©s nus ; et la somme Ă©tait forte, prĂšs de huit millions, dans lesquels se trouvaient engloutis les trois cent mille francs qu'ils avaient hĂ©ritĂ©s d'une tante. Tout de suite, elle se lança en dĂ©marche, en sollicitations, elle ne vĂ©cut plus que pour amĂ©liorer le sort, prĂ©parer la dĂ©fense de son pauvre Georges, reprise de crises de larmes, malgrĂ© sa vaillance, chaque fois qu'elle se l'imaginait innocent et sous les verrous, Ă©claboussĂ© de cet affreux scandale, la vie dĂ©vastĂ©e, salie Ă jamais. Lui si doux, si faible, d'une dĂ©votion d'enfant, d'une ignorance de " grosse bĂÂȘte " comme elle disait, en dehors de ses travaux techniques ! Et, d'abord, elle s'Ă©tait emportĂ©e contre Saccard, l'unique cause du dĂ©sastre, l'ouvrier de leur malheur, dont elle reconstruisait et jugeait nettement l'oeuvre exĂ©crable, depuis les jours du dĂ©but, lorsqu'il la plaisantait si gaiement de lire le Code, jusqu'Ă ces jours de la fin, oĂÂč, dans les sĂ©vĂ©ritĂ©s de l'insuccĂšs, devaient se payer toutes les irrĂ©gularitĂ©s, qu'elle avait prĂ©vues et laissĂ© commettre. Puis, torturĂ©e par ce remords de complicitĂ© qui la hantait, elle s'Ă©tait tue, elle Ă©vitait de s'occuper ouvertement de lui, avec la volontĂ© d'agir comme sil n'Ă©tait pas. Quand elle devait prononcer son nom, elle semblait parler d'un Ă©tranger, d'une partie adverse dont les intĂ©rĂÂȘts Ă©taient diffĂ©rents des siens. Elle, qui visitait presque quotidiennement son frĂšre Ă la Conciergerie, n'avait pas mĂÂȘme demandĂ© une autorisation, pour aller voir Saccard. Et elle Ă©tait trĂšs brave, elle campait toujours dans leur appartement de la rue Saint-Lazare, recevant tous ceux qui se prĂ©sentaient, mĂÂȘme ceux qui venaient l'injure Ă la bouche, transformĂ©e ainsi en une femme d'affaires rĂ©solue Ă sauver ce qu'elle pourrait de leur honnĂÂȘtetĂ© et de leur bonheur. Durant les longues journĂ©es qu'elle passait de la sorte, en haut, dans ce cabinet des Ă©pures, oĂÂč elle avait vĂ©cu de si belles heures de travail et d'espoir, un spectacle surtout la navrait. Lorsqu'elle s'approchait d'une fenĂÂȘtre et qu'elle jetait un regard sur l'hĂÂŽtel voisin, elle ne pouvait y voir sans un serrement de coeur, derriĂšre les vitres de l'Ă©troite piĂšce oĂÂč les deux pauvres femmes se tenaient, les profils pĂÂąles de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille Alice. Ces journĂ©es de fĂ©vrier Ă©taient trĂšs douces, elle les apercevait souvent aussi marchant Ă pas ralentis, la tĂÂȘte basse, le long des allĂ©es du jardin moussu, ravagĂ© par l'hiver. L'Ă©croulement venait d'ĂÂȘtre effroyable dans ces deux existences. Les malheureuses qui, quinze jours plus tĂÂŽt, possĂ©daient dix-huit cent mille francs avec leurs six cents actions, n'en auraient tirĂ© que dix-huit mille, aujourd'hui que le titre Ă©tait tombĂ© de trois mille francs Ă trente francs. Et leur fortune entiĂšre se trouvait fondue, emportĂ©e du coup les vingt mille francs de la dot, mis si pĂ©niblement de cĂÂŽtĂ© par la comtesse, les soixante-dix mille francs empruntĂ©s d'abord sur la ferme des Aublets, les Aublets eux-mĂÂȘmes vendus ensuite deux cent quarante mille francs, lorsqu'ils en valaient quatre cent mille. Que devenir, quand les hypothĂšques dont l'hĂÂŽtel Ă©tait Ă©crasĂ©, mangeaient dĂ©jĂ huit mille francs par an, et qu'elles n'avaient jamais pu rĂ©duire le train de la maison Ă moins de sept mille, malgrĂ© leur ladrerie, les miracles d'Ă©conomie sordide qu'elles accomplissaient, pour sauver les apparences et garder leur rang ? MĂÂȘme en vendant leurs actions, comment vivre dĂ©sormais, comment faire face Ă tous les besoins, avec ces dix-huit mille francs, l'Ă©pave derniĂšre du naufrage ? Une nĂ©cessitĂ© s'imposait, que la comtesse n'avait pas voulu encore envisager rĂ©solument quitter l'hĂÂŽtel, l'abandonner aux crĂ©anciers hypothĂ©caires, puisqu'il devenait impossible de payer les intĂ©rĂÂȘts, ne pas attendre que ceux-ci le fissent mettre en vente, se retirer tout de suite au fond de quelque petit logement pour y vivre une vie Ă©troite et effacĂ©e, jusqu'au dernier morceau de pain. Mais, si la comtesse rĂ©sistait, c'Ă©tait qu'il y avait lĂ un arrachement de toute sa personne, la mort mĂÂȘme de ce qu'elle avait cru ĂÂȘtre, l'effondrement de l'Ă©difice de sa race que, depuis des annĂ©es, elle soutenait de ses mains tremblantes, avec une obstination hĂ©roĂÂŻque. Les Beauvilliers en location, n'ayant plus le toit des ancĂÂȘtres, vivant chez les autres, dans la misĂšre avouĂ©e des vaincus est-ce que, vraiment, ce ne serait pas Ă mourir de honte ? Et elle luttait toujours. Un matin, Mme Caroline vit ces dames, sous le petit hangar du jardin, qui lavaient leur linge. La vieille cuisiniĂšre, presque impotente, ne leur Ă©tait plus d'un grand secours ; pendant les derniers froids, elles avaient dĂ» la soigner ; et il en Ă©tait de mĂÂȘme du mari, Ă la fois concierge, cocher et valet de chambre, qui avait grand-peine Ă balayer la maison et Ă tenir debout l'antique cheval, trĂ©buchant et ravagĂ© comme lui. Aussi ces dames s'Ă©taient-elles mises rĂ©solument au mĂ©nage, la fille lĂÂąchant parfois ses aquarelles pour faire les maigres soupes dont vivaient chichement les quatre personnes, la mĂšre Ă©poussetant les meubles, raccommodant les vĂÂȘtements et les chaussures, avec cette idĂ©e d'Ă©conomie infime qu'on usait moins les plumeaux, les aiguilles et le fil, depuis que c'Ă©tait elle qui s'en servait. Seulement, dĂšs que survenait une visite, il fallait les voir toutes deux fuir, jeter le tablier, se dĂ©barbouiller violemment, reparaĂtre en maĂtresses de maison, aux mains blanches et paresseuses. Sur la rue, le train n'avait pas changĂ©, l'honneur Ă©tait sauf le coupĂ© sortait toujours correctement attelĂ©, menant la comtesse et sa fille Ă leurs courses, les dĂners de quinzaine rĂ©unissaient toujours les convives de chaque hiver, sans qu'il y eĂ»t un plat de moins sur la table, ni une bougie dans les candĂ©labres. Et il fallait, comme Mme Caroline, dominer le jardin, pour savoir de quels terribles lendemains de jeĂ»ne Ă©tait payĂ© tout ce dĂ©cor, cette façade mensongĂšre d'une fortune disparue. Lorsqu'elle les voyait, au fond de ce puits humide, Ă©tranglĂ© entre les maisons voisines, promenant leur mortelle mĂ©lancolie, sous les squelettes verdĂÂątres des arbres centenaires, elle Ă©tait prise d'une pitiĂ© immense, elle s'Ă©cartait de la fenĂÂȘtre, le coeur dĂ©chirĂ© de dans cette misĂšre, comme si elle s'Ă©tait sentie la complice de Saccard. Puis, un autre matin, Mme Caroline eut une tristesse plus directe, plus douloureuse encore. On lui annonça la visite de Dejoie, et elle tint bravement Ă le recevoir. " Et bien, mon pauvre Dejoie... " Mais elle s'arrĂÂȘta, effrayĂ©e, en remarquant la pĂÂąleur de l'ancien garçon de bureau. Les yeux semblaient morts, dans sa face dĂ©composĂ©e ; et lui, trĂšs grand, avait rapetissĂ© comme pliĂ© en deux. " Voyons, il ne faut pas vous laisser abattre, Ă l'idĂ©e que tout cet argent est perdu. " Alors, il parla d'une voix lente. " Oh ! madame, ce n'est pas ça... Sans doute, dans le premier moment, j'ai reçu un rude coup, parce que je m'Ă©tais habituĂ© Ă croire que nous Ă©tions riches. ĂâĄa vous monte Ă la tĂÂȘte, on est comme si l'on avait bu, quand on gagne... Mon Dieu ! j'Ă©tais dĂ©jĂ rĂ©signĂ© Ă me remettre au travail, j'aurais tant travaillĂ©, que je serais parvenu Ă refaire la somme... Seulement, vous ne savez pas... " De grosses larmes roulĂšrent sur ses joues. " Vous ne savez pas... Elle est partie. - Partie, qui donc ? demanda Mme Caroline, surprise. - Nathalie, ma fille. Son mariage Ă©tait manquĂ©, elle a Ă©tĂ© furieuse, quand le pĂšre de ThĂ©odore est venu nous dire que son fils avait trop attendu et qu'il allait Ă©pouser la demoiselle d'une merciĂšre, qui apportait prĂšs de huit mille francs. ĂâĄa, je comprends qu'elle se soit mise en colĂšre Ă l'idĂ©e de ne plus avoir le sou et de rester fille. Mais moi qui l'aimais tant ! L'hiver dernier encore, je me relevais la nuit, pour border ses couvertures. Et je me passais de tabac afin qu'elle eĂ»t de plus jolis chapeaux, et j'Ă©tais sa vraie mĂšre, je l'avais Ă©levĂ©e, je ne vivais que du plaisir de la voir, dans notre petit logement. " Ses larmes l'Ă©tranglĂšrent, il sanglota. " Aussi, c'est la faute de mon ambition... Si j'avais vendu, dĂšs que mes huit actions me donnaient les six mille francs de la dot, elle serait mariĂ©e Ă cette heure. Seulement, n'est-ce pas ? ça montait toujours, et j'ai songĂ© Ă moi, j'ai voulu d'abord six cents, puis huit cents, puis mille francs de rente ; d'autant plus que la petite aurait hĂ©ritĂ© de cet argent-lĂ , plus tard... Dire qu'un moment, au cours de trois mille, j'ai eu dans la main vingt-quatre mille francs, de quoi lui constituer sa dot de six mille francs et de me retirer moi-mĂÂȘme avec neuf cents francs de rente. Non ! j'en voulais mille, est-ce assez bĂÂȘte ! Et, maintenant, ça ne reprĂ©sente seulement pas deux cents francs... Ah ! c'est ma faute, j'aurais mieux fait de me flanquer Ă l'eau ! " Mme Caroline, trĂšs Ă©mue de sa douleur, le laissait se soulager. Elle aurait pourtant voulu savoir. " Partie, mon pauvre Dejoie, comment partie ? " Alors, il eut un embarras, tandis qu'une faible rougeur montait Ă sa face blĂÂȘme. " Oui, partie, disparue, depuis trois jours. Elle avait fait la connaissance d'un monsieur, en face de chez nous, oh ! un monsieur trĂšs bien, un homme de quarante ans... Enfin, elle s'est sauvĂ©e. " Et, tandis qu'il donnait des dĂ©tails, cherchant les mots, la langue embarrassĂ©e, Mme Caroline revoyait Nathalie, mince et blonde, avec sa grĂÂące frĂÂȘle de jolie fille du pavĂ© parisien. Elle revoyait surtout les larges yeux, au regard si tranquille et si froid, d'une extraordinaire limpiditĂ© d'Ă©goĂÂŻsme. L'enfant s'Ă©tait laissĂ© adorer par son pĂšre, en idole heureuse, sage aussi longtemps qu'elle avait eu intĂ©rĂÂȘt Ă l'ĂÂȘtre, incapable d'une chute sotte, tant qu'elle espĂ©rait une dot, un mariage, un comptoir dans une petite boutique oĂÂč elle aurait trĂÂŽnĂ©. Mais continuer une vie de sans-le-sou, vivre en torchon avec son bonhomme de pĂšre, obligĂ© de se remettre au travail, ah ! non, elle en avait assez de cette existence pas drĂÂŽle, dĂ©sormais sans espoir ! Et elle avait filĂ©, elle avait mis froidement ses bottines et son chapeau, pour aller ailleurs. " Mon Dieu ! continuait Ă bĂ©gayer Dejoie, elle ne s'amusait guĂšre chez nous, c'est bien vrai ; et, quand on est gentille, c'est agaçant de perdre sa jeunesse Ă s'ennuyer... Mais, tout de mĂÂȘme, elle a Ă©tĂ© bien dure. Songez donc ! sans me dire seulement adieu, pas un mot de lettre, pas la plus petite promesse de venir me revoir de temps Ă autre... Elle a fermĂ© la porte, et ça Ă©tĂ© fini. Vous voyez, mes mains tremblent, j'en suis restĂ© comme une bĂÂȘte. C'est plus fort que moi, je la cherche toujours, chez nous. AprĂšs tant d'annĂ©es, mon Dieu ! est-ce possible que je ne l'aie plus, que je ne l'aurai plus jamais, ma pauvre petite enfant ! " Il avait cessĂ© de pleurer, et sa douleur ahurie Ă©tait si navrante, que Mme Caroline lui saisit les deux mains, ne trouvant d'autre consolation que de lui rĂ©pĂ©ter " Mon pauvre Dejoie, mon pauvre Dejoie... " Puis, pour le distraire, elle revint Ă la dĂ©confiture de l'Universelle. Elle s'excusait de lui avoir laissĂ© prendre des actions, elle jugeait sĂ©vĂšrement Saccard, sans le nommer. Mais, tout de suite, l'ancien garçon de bureau se ranima. Mordu par le jeu, il se passionnait encore. " M. Saccard, eh ! il a eu bien raison de m'empĂÂȘcher de vendre. L'affaire Ă©tait superbe, nous les aurions mangĂ©s tous, sans les traĂtres qui nous ont lĂÂąchĂ©s... Ah ! madame, si M. Saccard Ă©tait lĂ , ça marcherait autrement. ĂâĄ'a Ă©tĂ© notre mort, qu'on le mette en prison. Et il n'y a encore que lui qui pourrait nous sauver... Je l'ai dit au juge " Monsieur, rendez-le-nous, et je lui confie de nouveau ma fortune, et je lui confie ma vie, parce que cet homme-lĂ , c'est le bon Dieu, voyez- vous ! Il fait tout ce qu'il veut. " StupĂ©faite, Mme Caroline le regardait. Comment ! pas une parole de colĂšre, pas un reproche ? C'Ă©tait la foi ardente d'un croyant. Quelle puissante action Saccard avait-il donc eue sur le troupeau, pour le discipliner sous un tel joug de crĂ©dulitĂ© ? " Enfin, madame, j'Ă©tais venu seulement vous dire ça, et il faut m'excuser, si je vous ai parlĂ© de mon chagrin, Ă moi, parce que je n'ai plus la tĂÂȘte trĂšs solide... Quand vous verrez M. Saccard, rĂ©pĂ©tez-lui bien que nous sommes toujours avec lui. " Il s'en alla de son pas vacillant, et, restĂ©e seule, elle eut un instant horreur de l'existence. Ce malheureux lui avait fendu le coeur. Elle avait contre l'autre, contre celui qu'elle ne nommait pas, un redoublement de colĂšre, dont elle renfonçait l'Ă©clat en elle. D'ailleurs, des visites lui arrivaient, elle Ă©tait dĂ©bordĂ©e, ce matin- lĂ . Dans le flot, les Jordan surtout l'Ă©murent encore. Ils venaient, Paul et Marcelle, en bon mĂ©nage qui risquait toujours Ă deux les dĂ©marches graves, lui demander si leurs parents, les Maugendre, n'avaient rĂ©ellement plus rien Ă tirer de leurs actions de l'Universelle. De ce cĂÂŽtĂ©, c'Ă©tait aussi un dĂ©sastre irrĂ©parable. Avant les grandes batailles des deux derniĂšres liquidations, l'ancien fabricant de bĂÂąches possĂ©dait dĂ©jĂ soixante-quinze titres, qui lui avaient coĂ»tĂ© environ quatre-vingt mille francs affaire superbe, puisque, Ă un moment, au cours de trois mille francs, ces titres en reprĂ©sentaient deux cent vingt-cinq mille. Mais le terrible Ă©tait que, dans la passion de la lutte, il avait jouĂ© Ă dĂ©couvert, croyant au gĂ©nie de Saccard, achetant toujours ; de sorte que d'effroyables diffĂ©rences a payer, plus de deux cent mille francs, venaient d'emporter le reste de sa fortune, ces quinze mille francs de rente gagnĂ©s si rudement par trente annĂ©es de travail, il n'avait plus rien, c'Ă©tait Ă peine s'il en sortirait complĂštement acquittĂ©, lorsqu'il aurait vendu son petit hĂÂŽtel de la rue Legendre, dont il se montrait si fier. Et, dans ce dĂ©sastre, Mme Maugendre Ă©tait certainement plus coupable que lui. " Ah ! madame, expliqua Marcelle avec son aimable figure, qui, mĂÂȘme au milieu des catastrophes, restait fraĂche et riante, vous ne vous imaginez pas ce qu'Ă©tait devenue maman ! Elle, si prudente, si Ă©conome, la terreur de ses bonnes, toujours sur leurs talons, Ă Ă©plucher leurs comptes, elle ne parlait plus que par centaines de mille francs, elle poussait papa, oh ! lui, beaucoup moins brave, au fond, tout prĂÂȘt Ă Ă©couter l'oncle Chave, si elle ne l'avait pas rendu fou, avec son rĂÂȘve de dĂ©croche le gros lot, le million... D'abord, ça les avait pris en lisant les journaux financiers ; et papa s'Ă©tait passionnĂ© le premier, si bien qu'il se cachait, dans les commencements ; puis, lorsque maman s'y est mise, aprĂšs avoir longtemps professĂ© contre le jeu une haine de bonne mĂ©nagĂšre, tout a flambĂ©, ça n'a pas Ă©tĂ© long. Est-il possible que la rage du gain change Ă ce point de braves gens ! " Jordan intervint, Ă©gayĂ© lui aussi par la figure de l'oncle Chave, qu'un mot de sa femme venait d'Ă©voquer. " Et si vous aviez vu le calme de l'oncle, au milieu de ces catastrophes ! il l'avait bien prĂ©dit, il triomphait, serrĂ© dans son col de crin... Pas un jour il n'a manquĂ© la Bourse, pas un jour il n'a cessĂ© de jouer son jeu infime, sur le comptant, satisfait d'emporter sa piĂšce de quinze Ă vingt francs, chaque soir, ainsi qu'un bon employĂ© qui a bravement rempli sa journĂ©e. Autour de lui, les millions croulaient de toutes parts, des fortunes gĂ©antes se faisaient et se dĂ©faisaient en deux heures, l'or pleuvait Ă pleins seaux parmi les coups de foudre, et il continuait, sans fiĂšvre, Ă gagner sa petite vie, son petit gain pour ses petits vices... Il est le malin des malins, les jolies filles de la rue Nollet ont eu leurs gĂÂąteaux et leurs bonbons. " Cette allusion, faite de belle humeur, aux farces du capitaine, acheva d'amuser les deux femmes. Mais, tout de suite, la tristesse de la situation les reprit. " HĂ©las ! non, dĂ©clara Mme Caroline, je ne crois pas que vos parents aient rien Ă tirer de leurs actions. Tout me paraĂt bien fini. Elles sont Ă trente francs, elles vont tomber Ă vingt francs, Ă cent sous... Mon Dieu ! Les pauvres gens, Ă leur ĂÂąge, avec leurs habitudes d'aisance, que vont-ils devenir ? - Dame ! rĂ©pondit simplement Jordan, il va falloir s'occuper d'eux... Nous ne sommes pas bien riches encore, mais enfin ça commence Ă marcher, et nous ne les lasserons pas dans la rue. " Il venait d'avoir une chance. AprĂšs tant d'annĂ©es de travail ingrat, son premier roman, publiĂ© d'abord dans un journal, lancĂ© ensuite par un Ă©diteur, avait pris brusquement l'allure d'un gros succĂšs ; et il se trouvait riche de quelques milliers de francs, toutes les portes ouvertes devant lui dĂ©sormais, brĂ»lant de se remettre au travail, certain de la fortune et de la gloire. " Si nous ne pouvons les prendre, nous leur louerons un petit logement. On s'arrangera toujours, parbleu ! " Marcelle, qui le regardait avec une tendresse Ă©perdue, fut agitĂ©e d'un lĂ©ger tremblement " Oh ! Paul, Paul, que tu es bon ! " Et elle se mit Ă sangloter. " Mon enfant, calmez-vous, je vous en prie, rĂ©pĂ©ta Ă plusieurs reprises Mme Caroline, qui s'empressait, Ă©tonnĂ©e. Il ne faut pas vous faire de la peine. " - Non, laissez-moi, ce n'est pas de la peine... Mais, en vĂ©ritĂ©, c'est tellement bĂÂȘte, tout ça ! Je vous demande un peu, lorsque j'ai Ă©pousĂ© Paul, si maman et papa n'auraient pas dĂ» me donner la dot dont ils avaient toujours parlĂ© ! Sous prĂ©texte que Paul ne possĂ©dait plus un sou et que je faisais une sottise en tenant quand mĂÂȘme ma promesse, ils n'ont pas lĂÂąchĂ© un centime... Ah ! les voilĂ bien avancĂ©s, aujourd'hui ! ils la retrouveraient, ma dot, ce serait toujours ça que la Bourse n'aurait pas mangĂ© ! " Mme Caroline et Jordan ne purent s'empĂÂȘcher de rire. Mais cela ne consolait pas Marcelle, elle pleurait plus fort. " Et puis, ce n'est pas encore ça... Moi, quand Paul a Ă©tĂ© pauvre, j'ai fait un rĂÂȘve. Oui ! comme dans les contes de fĂ©es, j'ai rĂÂȘvĂ© que j'Ă©tais une princesse et qu'un jour j'apporterais Ă mon prince ruinĂ© beaucoup, beaucoup d'argent, pour l'aider Ă ĂÂȘtre un grand poĂšte... Et voilĂ qu'il n'a pas besoin de moi, voilĂ que je ne suis plus rien qu'un embarras, avec ma famille ! C'est lui qui aura toute la peine, c'est lui qui fera tous les cadeaux... Ah ! ce que mon coeur Ă©touffe ! " Vivement, il l'avait prise dans ses bras. " Qu'est-ce que tu nous racontes, grosse bĂÂȘte. Est-ce que la femme a besoin d'apporter quelque chose ! Mais c'est toi que tu apportes, ta jeunesse, ta tendresse, ta belle humeur, et il n'y a pas une princesse au monde qui puisse donner davantage ! " Tout de suite, elle s'apaisa, heureuse d'ĂÂȘtre aimĂ©e ainsi, trouvant en effet qu'elle Ă©tait bien sotte de pleurer. Lui, continuait " Si ton pĂšre et ta mĂšre veulent, nous les installerons Ă Clichy, oĂÂč j'ai vu des rez-de-chaussĂ©e avec des jardins pour pas cher... Chez nous, dans notre trou empli de nos quatre meubles, c'est trĂšs gentil, mais c'est trop Ă©troit ; d'autant plus qu'il va nous falloir de la place... " Et, souriant de nouveau, se tournant vers Mme Caroline, qui assistait, trĂšs touchĂ©e, Ă cette scĂšne de mĂ©nage " Eh ! oui, nous allons ĂÂȘtre trois, on peut bien l'avouer, maintenant que je suis un monsieur qui gagne sa vie !... N'est-ce pas ? madame, encore un cadeau qu'elle va me faire, elle qui pleure de ne m'avoir rien apportĂ© ! " Mme Caroline, dans l'incurable dĂ©sespoir de sa stĂ©rilitĂ©, regarda Marcelle un peu rougissante et dont elle n'avait pas remarquĂ© la taille dĂ©jĂ Ă©paissie. A son tour, elle eut des larmes pleins les yeux. " Ah ! mes chers enfants, aimez-vous bien, vous ĂÂȘtes les seuls raisonnables et les seuls heureux ! " Puis, avant de prendre congĂ©, Jordan donna des dĂ©tails sur le journal L'EspĂ©rance . Gaiement, avec son horreur instinctive des affaires, il en parlait comme de la plus extraordinaire caverne, toute retentissante des marteaux de la spĂ©culation. Le personnel entier, depuis le directeur jusqu'au garçon de bureau, spĂ©culait, et lui seul, disait-il en riant, n'y avait pas jouĂ©, trĂšs mal vu, accablĂ© sous le mĂ©pris de tous. D'ailleurs, l'Ă©croulement de l'Universelle, surtout l'arrestation de Saccard, venaient de tuer net le journal. Il y avait eu une dĂ©bandade des rĂ©dacteurs, tandis que Jantrou s'entĂÂȘtait, aux abois, se cramponnant Ă cette Ă©pave, pour vivre encore des dĂ©bris du naufrage. C'Ă©tait fini, ces trois annĂ©es de prospĂ©ritĂ© l'avaient dĂ©vastĂ©, dans un monstrueux abus de tout ce qui s'achĂšte, pareil Ă ces meurt-de-faim qui crĂšvent d'indigestion, le jour oĂÂč ils s'attablent. Et la chose curieuse, logique du reste, c'Ă©tait la dĂ©chĂ©ance finale de la baronne Sandorff, tombĂ©e Ă cet homme, au milieu du dĂ©sarroi de la catastrophe, enragĂ©e et voulant rattraper son argent. Au nom de la baronne, Mme Caroline avait lĂ©gĂšrement pĂÂąli, pendant que Jordan, qui ignorait la rivalitĂ© des deux femmes, complĂ©tait son rĂ©cit. " Je ne sais pourquoi elle s'est donnĂ©e. Peut-ĂÂȘtre a-t-elle cru qu'il la renseignerait, grĂÂące Ă ses relations d'agent de publicitĂ©. Peut-ĂÂȘtre n'a-t-elle roulĂ© jusqu'Ă lui que par les lois mĂÂȘmes de la chute, toujours de plus en plus bas. Il y a, dans la passion du jeu, un ferment dĂ©sorganisateur que j'ai observĂ© souvent, qui ronge et pourrit tout, qui fait de la crĂ©ature de race la mieux Ă©levĂ©e et la plus fiĂšre une loque humaine, le dĂ©chet balayĂ© au ruisseau... En tout cas, si cette fripouille de Jantrou avait gardĂ© sur le coeur les coups de pied au derriĂšre que lui allongeait, dit-on, le pĂšre de la baronne, quand il allait jadis quĂ©mander ses ordres, il est bien vengĂ© aujourd'hui ; car, moi qui vous parle, comme j'Ă©tais retournĂ© au journal pour tacher d'ĂÂȘtre payĂ©, je suis tombĂ© sur une explication en poussant trop vivement une porte, j'ai vu, de mes yeux vu, Jantrou giflant la Sandorff, Ă la volĂ©e... Oh ! cet homme ivre, perdu d'alcool et de vices, tapant avec une brutalitĂ© de cocher sur cette dame du monde ! " D'un geste de souffrance, Mme Caroline le fit taire. Il lui semblait que cet excĂšs d'abaissement l'Ă©claboussait elle-mĂÂȘme. TrĂšs caressante, Marcelle lui avait pris la main, sur le point de partir. " Ne croyez pas au moins, chĂšre madame, que nous soyons venus pour vous ennuyer. Paul, au contraire, dĂ©fend beaucoup M. Saccard. - Mais certainement ! s'Ă©cria le jeune homme. Il a toujours Ă©tĂ© gentil avec moi. Je n'oublierai jamais la façon dont il nous a dĂ©barrassĂ©s du terrible Busch. Et puis, c'est tout de mĂÂȘme un monsieur trĂšs fort... Quand vous le verrez, madame, dites-lui bien que le petit mĂ©nage lui garde une vive reconnaissance. " Lorsque les Jordan furent partis Mme Caroline eut un geste de muette colĂšre. De la reconnaissance, pourquoi ? pour la ruine des Maugendre ! Ces Jordan Ă©taient comme Dejoie, s'en allaient avec les mĂÂȘmes paroles d'excuse et de bons souhaits. Et pourtant ils savaient, ceux-lĂ ! ce n'Ă©tait pas un ignorant, cet Ă©crivain qui avait traversĂ© le monde de la finance, plein d'un si beau mĂ©pris de l'argent. En elle, la rĂ©volte continuait, grandissait. Non ! il n'y avait point de pardon possible, la boue Ă©tait trop profonde. Cela ne la vengeait pas, la gifle de Jantrou Ă la baronne. C'Ă©tait Saccard qui avait tout pourri. Ce jour-lĂ , Mme Caroline devait aller chez Mazaud, au sujet de certaines piĂšces qu'elle voulait joindre au dossier de son frĂšre. Elle dĂ©sirait Ă©galement savoir quelle serait son attitude, dans le cas oĂÂč la dĂ©fense le citerait comme tĂ©moin. Le rendez-vous pris n'Ă©tait que pour quatre heures, aprĂšs la Bourse ; et, seule enfin, elle passa plus d'une heure et demie Ă classer les renseignements qu'elle avait obtenus dĂ©jĂ . Elle commençait Ă voir clair, dans le monceau des ruines. De mĂÂȘme, au lendemain d'un incendie, quand la fumĂ©e s'est dissipĂ©e et que le brasier s'est Ă©teint, on dĂ©blaie les matĂ©riaux, avec le vivace espoir de trouver l'or des bijoux fondus. D'abord, elle s'Ă©tait demandĂ© oĂÂč avait pu passer l'argent. Dans cet engloutissement de deux cents millions, il fallait bien, si des poches s'Ă©taient vidĂ©es, que d'autres se fussent emplies. Cependant, il paraissait certain que le rĂÂąteau des baissiers n'avait pas ramassĂ© toute la somme, un effroyable coulage en avait emportĂ© un bon tiers. A la Bourse, les jours de catastrophe, on dirait que le sol boit l'argent, il s'en Ă©gare, il en reste, un peu Ă tous les doigts. Gundermann devait, Ă lui seul, avoir empochĂ© une cinquantaine de millions. Puis, venait Daigremont, avec douze ou quinze. On citait encore le marquis de Bohain, dont le coup classique avait rĂ©ussi une fois de plus Ă la hausse chez Mazaud, il refusait de payer, tandis qu'il avait touchĂ© prĂšs de deux millions chez Jacoby, oĂÂč il Ă©tait Ă la baisse ; seulement, cette fois, tout en sachant que le marquis avait mis ses meubles au nom de sa femme, en simple filou, Mazaud, affolĂ© par ses pertes, parlait de lui envoyer du papier timbrĂ©. Presque tous les administrateurs de l'Universelle s'Ă©taient, d'ailleurs, taillĂ© royalement leur part, les uns, comme Huret et Kolb, en rĂ©alisant au plus haut cours, avant l'effondrement, les autres, comme le marquis et Daigremont, en passant aux baissiers, par une tactique de traĂtres ; sans compter que, dans une de ses derniĂšres rĂ©unions, lorsque la sociĂ©tĂ© Ă©tait dĂ©jĂ aux abois le conseil d'administration avait fait crĂ©diter chacun de ses membres de cent et quelques mille francs. Enfin, Ă la corbeille, Delarocque et Jacoby surtout passaient pour avoir gagnĂ© personnellement de grosses sommes, dĂ©jĂ englouties du reste dans les deux gouffres toujours bĂ©ants, impossibles Ă combler, que creusaient chez le premier l'appĂ©tit de la femme et chez l'autre la passion du jeu. De mĂÂȘme, le bruit courait que Nathansohn devenait un des rois de la coulisse, grĂÂące Ă un gain de trois millions, qu'il avait rĂ©alisĂ© en jouant pour son compte Ă la baisse, tandis qu'il jouait Ă la hausse pour Saccard ; et la chance extraordinaire Ă©tait qu'il aurait sautĂ© certainement, engagĂ© pour des achats considĂ©rables au nom de l'Universelle qui ne payait plus, si l'on n'avait pas Ă©tĂ© forcĂ© de passer l'Ă©ponge, de faire cadeau de ce qu'elle devait, plus de cent millions, Ă la coulisse tout entiĂšre, reconnue insolvable. Un homme dĂ©cidĂ©ment heureux et adroit, ce petit Nathansohn ! et quelle jolie aventure, dont on souriait, garder ce qu'on a gagnĂ©, ne pas payer ce qu'on a perdu ! Mais les chiffres restaient vagues, Mme Caroline ne pouvait arriver Ă une apprĂ©ciation exacte des gains, car les opĂ©rations de Bourse se font en plein mystĂšre, et le secret professionnel est strictement gardĂ© par les agents de change. MĂÂȘme on n'aurait rien su en dĂ©pouillant les carnets, oĂÂč les noms ne sont pas inscrits. Ainsi elle tenta en vain de connaĂtre la somme qu'avait dĂ» emporter Sabatani, disparu Ă la suite de la derniĂšre liquidation. Encore une ruine, de ce cĂÂŽtĂ©, qui atteignait durement, Mazaud. C'Ă©tait la commune histoire le client louche accueilli d'abord avec dĂ©fiance, dĂ©posant une petite couverture de deux ou trois mille francs, jouant sagement pendant les premiers mois, jusqu'au jour oĂÂč, la mĂ©diocritĂ© de la garantie oubliĂ©e, devenu l'ami de l'agent de change, il prenait la fuite, au lendemain de quelque tour de brigand. Mazaud parlait d'exĂ©cuter Sabatani, ainsi qu'il avait jadis exĂ©cutĂ© Schlosser, un filou de la mĂÂȘme bande, de l'Ă©ternelle bande qui exploite !e marchĂ©, comme les voleurs d'autrefois exploitaient une forĂÂȘt. Et le Levantin, cet Italien mĂÂątinĂ© d'Oriental, aux yeux de velours,, qu'une lĂ©gende douait d'un phĂ©nomĂšne dont chuchotaient les femmes curieuses, Ă©tait aller Ă©cumer la Bourse de quelque capitale Ă©trangĂšre, Berlin, disait-on, en attendant qu'on l'oubliĂÂąt Ă Paris, et qu'il y revĂnt, de nouveau saluĂ©, prĂÂȘt Ă recommencer son coup, au milieu de la tolĂ©rance gĂ©nĂ©rale. Puis, Mme Caroline avait dressĂ© une liste des dĂ©sastres. La catastrophe de l'Universelle venait d'ĂÂȘtre une de ces terribles secousses qui Ă©branlent toute une ville. Rien n'Ă©tait restĂ© d'aplomb et solide, les crevasses gagnaient les maisons voisines, il y avait chaque jour de nouveaux Ă©croulements. Les unes sur les autres, les banques s'effondraient, avec le fracas brusque des pans de murs demeurĂ©s debout aprĂšs un incendie. Dans une muette consternation, on Ă©coutait ces bruits de chute, on se demandait oĂÂč s'arrĂÂȘteraient les ruines. Elle, ce qui la frappait au coeur, c'Ă©tait moins les banquiers, les sociĂ©tĂ©s, les hommes et les choses de la finance dĂ©truits, emportĂ©s dans la tourmente, que tous les pauvres gens, actionnaires, spĂ©culateurs mĂÂȘme, qu'elle avait connus et aimĂ©s, et qui Ă©taient parmi les victimes. AprĂšs la dĂ©faite, elle comptait ses morts. Et il n'y avait pas seulement son pauvre Dejoie, les Maugendre imbĂ©ciles et lamentables, les tristes dames de Beauvilliers, si touchantes. Un autre drame l'avait bouleversĂ©e, la faillite du fabricant de soie SĂ©dille, dĂ©clarĂ©e la veille. Celui-lĂ , l'ayant vu Ă l'oeuvre comme administrateur, le seul du conseil, disait- elle, Ă qui elle aurait confiĂ© dix sous, elle le dĂ©clarait le plus honnĂÂȘte homme du monde. L'effrayante chose, que cette passion du jeu ! Un homme qui avait mis trente ans Ă fonder par son travail et sa probitĂ© une des plus solides maisons de Paris, et qui, en moins de trois annĂ©es, venait de l'entamer, de la ronger, au point que, d'un coup, elle Ă©tait tombĂ©e en poudre ! Quels regrets amers des jours laborieux d'autrefois, lorsqu'il croyait encore Ă la fortune gagnĂ©e d'un lent effort, avant qu'un premier gain de hasard la lui eĂ»t fait prendre mĂ©pris, dĂ©vorĂ© par le rĂÂȘve de conquĂ©rir Ă la Bourse, en une heure, le million qui demande toute la vie d'un commerçant honnĂÂȘte ! Et la Bourse avait tout emportĂ©, le malheureux restait foudroyĂ©, dĂ©chu, incapable et indigne de reprendre les affaires, avec un fils dont la misĂšre allait peut-ĂÂȘtre faire un escroc, ce Gustave, cette ĂÂąme de joie et de fĂÂȘte, vivant sur un pied de quarante Ă cinquante mille francs de dette, dĂ©jĂ compromis dans une vilaine histoire de billets signĂ©s Ă Germaine Coeur. Puis, c'Ă©tait encore un autre pauvre diable qui navrait Mme Caroline, le remisier Massias, et Dieu savait si elle se montrait tendre d'ordinaire Ă l'Ă©gard de ces entremetteurs du mensonge et du vol ! Seulement, elle l'avait connu aussi, celui-lĂ , avec ses gros yeux rieurs, son air de bon chien battu, quand il courait Paris, pour arracher quelques maigres ordres. Si, un instant, il s'Ă©tait cru, Ă son tour enfin, un des maĂtres du marchĂ©, ayant violĂ© la chance, sur les talons de Saccard, quelle chute affreuse l'avait Ă©veillĂ© de son rĂÂȘve, par terre, les reins cassĂ©s ! il devait soixante-dix mille francs, et il avait payĂ©, lorsqu'il pouvait allĂ©guer l'exception de jeu, comme tant d'autres ; il avait fait, en empruntant Ă des amis, en engageant sa vie entiĂšre, cette bĂÂȘtise sublime et inutile de payer, car personne ne lui en savait grĂ©, on haussait mĂÂȘme un peu les Ă©paules derriĂšre lui. Sa rancune ne s'exhalait que contre la Bourse, retombĂ© dans son dĂ©goĂ»t du sale mĂ©tier qu'il y faisait, criant qu'il fallait ĂÂȘtre juif pour y rĂ©ussir, se rĂ©signant pourtant Ă y rester, puisqu'il y Ă©tait, avec l'espoir entĂÂȘtĂ© d'y gagner le gros lot quand mĂÂȘme, tant qu'il aurait l'oeil vif et de bonnes jambes. Mais les morts inconnus, les victimes sans nom, sans histoire, emplissaient surtout d'une pitiĂ© infinie le coeur de Mme Caroline. Ceux-lĂ Ă©taient lĂ©gion, jonchaient les buissons Ă©cartĂ©s, les fossĂ©s pleins d'herbe, et il y avait ainsi des cadavres perdus, des blessĂ©s rĂÂąlant d'angoisse, derriĂšre chaque tronc d'arbre. Que d'effroyables drames muets, la cohue des petits rentiers pauvres, des petits actionnaires ayant mis toutes leurs Ă©conomies dans une mĂÂȘme valeur, les concierges retirĂ©s, les pĂÂąles demoiselles vivant avec un chat, les retraitĂ©s de province Ă l'existence rĂ©glĂ©e de maniaques, les prĂÂȘtres de campagne dĂ©nudĂ©s par l'aumĂÂŽne, tous ces ĂÂȘtres infimes dont le budget est de quelques sous, tant pour le lait, tant pour le pain, un budget si exact et si rĂ©duit, que deux sous de moins amĂšnent des cataclysmes ! Et, brusquement, plus rien, la vie coupĂ©e, emportĂ©e, de vieilles mains tremblantes, Ă©perdues, tĂÂątonnantes dans les tĂ©nĂšbres, incapables de travail, toutes ces existences humbles et tranquilles jetĂ©es d'un coup Ă l'Ă©pouvante du besoin ! Cent lettres dĂ©sespĂ©rĂ©es Ă©taient arrivĂ©es de VendĂÂŽme, oĂÂč le sieur Fayeux, receveur de rentes, avait aggravĂ© le dĂ©sastre en levant le pied. DĂ©positaire de l'argent et des titres des clients pour qui il opĂ©rait Ă la Bourse, il s'Ă©tait mis Ă jouer lui-mĂÂȘme un jeu terrible ; et, ayant perdu, ne voulant pas payer, il avait filĂ© avec les quelques centaines de mille francs qui se trouvaient entre ses mains. Autour de VendĂÂŽme, dans les fermes les plus reculĂ©es, il laissait la misĂšre et les larmes. Partout, l'Ă©branlement avait ainsi gagnĂ© les chaumiĂšres. Comme aprĂšs les grandes Ă©pidĂ©mies, les pitoyables victimes n'Ă©taient-elles pas cette population moyenne, la petite Ă©pargne, que les fils seuls allaient pouvoir recon- struire aprĂšs des annĂ©es de dur labeur ? Enfin, Mme Caroline sortit pour se rendre chez Mazaud ; et, tandis qu'elle descendait Ă pied vers la rue de la Banque, elle pensait aux coups rĂ©pĂ©tĂ©s qui atteignaient l'agent de change, depuis une quinzaine de jours. C'Ă©tait Fayeux qui lui volait trois cent mille francs, Sabatani qui lui laissait un compte impayĂ© de prĂšs du double, le marquis de Bohain et la baronne Sandorff qui refusaient d'acquitter Ă eux deux plus d'un million de diffĂ©rences, SĂ©dille dont la faillite lui emportait environ la mĂÂȘme somme, sans compter les huit millions que lui devait l'Universelle, ces huit millions pour lesquels il avait reportĂ© Saccard, la perte effroyable, le gouffre oĂÂč, d'heure en heure, la Bourse anxieuse s'attendait Ă le voir sombrer. A deux reprises dĂ©jĂ , le bruit avait couru de la catastrophe. Et, dans cet acharnement du sort, un dernier malheur venait de se produire, qui allait ĂÂȘtre la goutte d'eau faisant dĂ©border le vase on avait arrĂÂȘtĂ© l'avant-veille l'employĂ© Flory, convaincu d'avoir dĂ©tournĂ© cent quatre-vingt mille francs. Peu Ă peu, les exigences de Mlle Chuchu, l'ancienne petite figurante, la maigre sauterelle du trottoir parisien, s'Ă©taient accrues d'abord de joyeuses parties pas chĂšres, puis l'appartement de la rue Condorcet, puis des bijoux, des dentelles ; et ce qui avait perdu le malheureux et tendre garçon, c'Ă©tait son premier gain de dix mille francs, aprĂšs Sadowa, et argent de plaisir si vite gagnĂ©, si vite dĂ©pensĂ©, qui en avait nĂ©cessitĂ© d'autre, d'autre encore, toute une fiĂšvre de passion pour la femme si chĂšrement achetĂ©e. Mais l'histoire devenait extraordinaire, dans ce fait que Flory avait volĂ© son patron, simplement pour payer sa dette de jeu, chez un autre agent singuliĂšre honnĂÂȘtetĂ©, effarement devant la peur de l'exĂ©cution immĂ©diate, espoir sans doute de cacher le vol, de combler le trou par quelque opĂ©ration miraculeuse. En prison, il avait beaucoup pleurĂ©, dans un affreux rĂ©veil de honte et de dĂ©sespoir ; et l'on racon- tait que sa mĂšre, arrivĂ©e le matin mĂÂȘme de Saintes pour le voir, avait dĂ» s'aliter chez les amis oĂÂč elle Ă©tait descendue. Quelle Ă©trange chose que la chance ! songeait Mme Caroline en traversant la place de la Bourse. L'extraordinaire succĂšs de l'Universelle, cette montĂ©e rapide dans le triomphe, dans la conquĂÂȘte et la domination, en moins de quatre annĂ©es, puis cet Ă©croulement brusque, ce colossal Ă©difice qu'un mois avait suffi pour rĂ©duire en poudre, la stupĂ©fiaient toujours. Et n'Ă©tait-ce pas lĂ aussi l'histoire de Mazaud. Certes, jamais homme n'avait vu la destinĂ©e lui sourire Ă ce point. Agent de change Ă trente-deux ans, trĂšs riche dĂ©jĂ par la mort de son oncle, heureux mari d'une femme charmante qui l'adorait, qui lui avait donnĂ© deux beaux enfants, il Ă©tait en outre joli homme, il prenait chaque jour Ă la corbeille une place plus considĂ©rable, par ses relations, son activitĂ©, son flair vraiment surprenant, sa voix aiguĂ mĂÂȘme, cette voix de fifre qui devenait aussi cĂ©lĂšbre que le tonnerre de Jacoby. Et, soudainement, voilĂ que la situation craquait, il se trouvait au bord de l'abĂme, oĂÂč il suffisait d'un souffle maintenant pour le jeter. Lui, n'avait pas jouĂ©, pourtant, protĂ©gĂ© encore par sa flamme au travail, sa jeunesse inquiĂšte. Il Ă©tait frappĂ© en pleine lutte loyale, par inexpĂ©rience et passion, pour avoir trop cru aux autres. D'ailleurs, les sympathies restaient vives, on prĂ©tendait qu'il pourrait s'en tirer, avec beaucoup d'aplomb. Lorsque Mme Caroline fut montĂ©e Ă la charge, elle sentit bien l'odeur de ruine, le frisson d'angoisse secrĂšte, dans les bureaux devenus mornes. En traversant la caisse, elle aperçut une vingtaine de personnes, toute une foule qui attendait, pendant que le caissier d'argent et le caissier des titres faisaient encore honneur aux engagements de la maison, mais d'une main ralentie, en hommes qui vident les derniers tiroirs. Par une porte entrouverte, le bureau de la liquidation lui apparut endormi, avec ses sept employĂ©s lisant leur journal, n'ayant plus Ă appliquer que de rares affaires, depuis que la Bourse chĂÂŽmait. Seul, le bureau du comptant gardait quelque vie. Et ce fut Berthier, le fondĂ© de pouvoir, qui la reçut, trĂšs agitĂ© lui-mĂÂȘme, le visage pĂÂąle, dans le malheur de la maison. " Je ne sais pas, madame, si M. Mazaud pourra vous recevoir... Il est un peu souffrant, il a eu froid en s'obstinant Ă travailler sans feu toute la nuit derniĂšre, et il vient de descendre chez lui, au premier Ă©tage, pour prendre quelque repos. " Alors, Mme Caroline insista. " Je vous en prie, monsieur, faites que je lui dise quelques mots... Il y va peut-ĂÂȘtre du salut de mon frĂšre. M. Mazaud sait bien que jamais mon frĂšre ne s'est occupĂ© des opĂ©rations de Bourse, et son tĂ©moignage serait d'une grande importance... D'autre part, j'ai des chiffres Ă lui demander, lui seul peut me renseigner sur certains documents. " Berthier, plein d'hĂ©sitation, finit par la prier d'entrer dans le cabinet de l'agent de change. " Attendez lĂ un instant, madame, je vais voir. " Et, dans cette piĂšce, en effet, Mme Caroline eut une grande sensation de froid. Le feu devait ĂÂȘtre mort depuis la veille, personne n'avait songĂ© Ă le rallumer. Mais ce qui la frappait plus encore, c'Ă©tait l'ordre parfait, comme si toute la nuit et toute la matinĂ©e entiĂšre venaient d'ĂÂȘtre employĂ©es Ă vider les meubles, Ă dĂ©truire les papiers inutiles, Ă classer ceux qu'il fallait conserver. Rien ne traĂnait, pas un dossier, pas mĂÂȘme une lettre. Sur le bureau, il n'y avait, mĂ©thodiquement rangĂ©s, que l'encrier, le plumier, un grand buvard, au milieu duquel Ă©tait seulement restĂ© un paquet de fiches de la maison, des fiches vertes, couleur de l'espĂ©rance. Dans cette nuditĂ©, une tris- tesse infinie tombait avec le lourd silence. Au bout de quelques minutes, Berthier reparut. " Ma foi ! madame, j'ai sonnĂ© deux fois, et je n'ose insister... En descendant, voyez si vous devez sonner vous-mĂÂȘme. Mais je vous conseille de revenir. " Mme Caroline dut se rĂ©signer. Cependant, sur le palier du premier Ă©tage, elle hĂ©sita encore, elle avança mĂÂȘme la main vers le bouton de la sonnette. Et elle finissait par s'en aller, lorsque des cris, des sanglots, toute une rumeur sourde, au fond de l'appartement, l'arrĂÂȘta. Brusquement, la porte fut ouverte, et un domestique s'en Ă©lança, effarĂ©, disparut dans l'escalier, en bĂ©gayant " Mon Dieu ! mon Dieu ! monsieur... " Elle Ă©tait demeurĂ©e immobile, devant cette porte bĂ©ante, dont sortait, distincte maintenant, une plainte d'affreuse douleur. Et elle devenait toute froide, devinant, envahie par la vision nette de ce qui se passait lĂ . D'abord elle voulut fuir, puis elle ne le put, Ă©perdue de pitiĂ©, attirĂ©e, ayant le besoin de voir et d'apporter ses larmes, elle aussi. Elle entra, trouva toutes les portes grandes ouvertes, arriva jusqu'au salon. Deux servantes, la cuisiniĂšre et la femme de chambre sans doute, y allongeaient le cou, avec des faces de terreur, balbutiantes. " Oh ! monsieur, oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! " Le jour mourant de la grise journĂ©e d'hiver entrait faiblement, par l'Ă©cartement des Ă©pais rideaux de soie. Mais il faisait trĂšs chaud, de grosses bĂ»ches achevaient de se consumer en braise dans la cheminĂ©e, Ă©clairant les murs d'un grand reflet rouge. Sur une table, une gerbe de roses, un royal bouquet pour la saison, que, la veille encore, l'agent de change avait apportĂ© Ă sa femme, s'Ă©panouissait dans cette tiĂ©deur de serre, embaumait toute la piĂšce. C'Ă©tait comme le parfum mĂÂȘme du luxe raffinĂ© de l'ameublement, la bonne odeur de chance, de richesse, de fĂ©licitĂ© d'amour, qui, pendant quatre annĂ©es, avaient fleuri lĂ . Et, sous le reflet rouge du feu, Mazaud Ă©tait renversĂ© au bord du canapĂ©, la tĂÂȘte fracassĂ©e d'une balle, la main crispĂ©e sur la crosse du revolver ; tandis que, debout devant lui, sa jeune femme, accourue, poussait cette plainte, ce cri continu et sauvage qui s'entendait de l'escalier. Au moment de la dĂ©tonation, elle avait au bras son petit garçon de quatre ans et demi, dont les petites mains s'Ă©taient cramponnĂ©es Ă son cou, dans l'Ă©pouvante ; et sa fillette, ĂÂągĂ©e de six ans dĂ©jĂ , l'avait suivie, pendue Ă sa jupe, se serrant contre elle ; et les deux enfants criaient aussi, d'entendre crier leur mĂšre Ă©perdument. Tout de suite, Mme Caroline voulut les emmener. " Madame, je vous en supplie... Madame, ne restez pas lĂ ... " Elle-mĂÂȘme tremblait, se sentait dĂ©faillir. De la tĂÂȘte trouĂ©e de Mazaud, elle voyait le sang couler encore, tomber goutte Ă goutte sur le velours du canapĂ©, d'oĂÂč il ruisselait sur le tapis. Il y avait par terre une large tache qui s'Ă©largissait. Et il lui semblait que ce sang la gagnait, lui Ă©claboussait les pieds et les mains. " Madame, je vous en supplie, suivez-moi... " Mais, avec son fils pendu Ă son cou, avec sa fille serrĂ©e Ă sa taille, la malheureuse n'entendait pas, ne bougeait pas, raidie, plantĂ©e lĂ , Ă ce point qu'aucune puissance au monde ne l'en aurait dĂ©racinĂ©e. Tous les trois Ă©taient blonds, d'une fraĂcheur de lait, la mĂšre d'air aussi dĂ©licat et ingĂ©nu que les enfants. Et, dans la stupeur de leur fĂ©licitĂ© morte, dans ce brusque anĂ©antissement du bonheur qui devait durer toujours, ils continuaient de jeter leur grand cri, le hurlement oĂÂč passait toute l'effroyable souffrance de l'espĂšce. Alors, Mme Caroline tomba sur les deux genoux. Elle sanglotait, elle balbutiait. " Oh ! madame, vous me dĂ©chirez le coeur... De grĂÂące, madame, arrachez-vous Ă ce spectacle, venez avec moi dans la piĂšce voisine, laissez-moi tĂÂącher de vous Ă©pargner un peu du mal qu'on vous a fait... " Et toujours le groupe farouche et lamentable, la mĂšre avec les deux petits, comme entrĂ©s en elle, immobiles dans leurs longs cheveux pĂÂąles dĂ©nouĂ©s. Et toujours ce hurlement affreux, cette lamentation du sang, qui monte de la forĂÂȘt, quand les chasseurs ont tuĂ© le pĂšre. Mme Caroline s'Ă©tait relevĂ©e, la tĂÂȘte perdue, il y eut des pas, des voix, sans doute l'arrivĂ©e d'un mĂ©decin, la constatation de la mort. Et elle ne put rester, davantage elle se sauva, poursuivie par la plainte abominable et sans fin, que, mĂÂȘme sur le trottoir, dans le roulement des fiacres, elle croyait entendre toujours. Le ciel pĂÂąlissait, il faisait froid, et elle marcha, lentement, de peur qu'on ne l'arrĂÂȘtĂÂąt, en la prenant pour une meurtriĂšre, Ă son air Ă©garĂ©. Tout remontait en elle, toute l'histoire du monstrueux Ă©croulement de deux cent millions, qui amoncelait tant de ruines et Ă©crasait tant de victimes. Quelle force mystĂ©rieuse, aprĂšs avoir Ă©difiĂ© si rapidement cette tour d'or, venait donc ainsi de la dĂ©truire ? Les mĂÂȘmes mains qui l'avaient construite, semblaient s'ĂÂȘtre acharnĂ©es, prises de folie, Ă ne pas en laisser une pierre debout. Partout, des cris de douleur s'Ă©levaient, des fortunes s'effondraient avec le bruit des tombereaux de dĂ©molitions, qu'on vide Ă la dĂ©charge publique. C'Ă©taient les derniers biens domaniaux des Beauvilliers, les sous grattĂ©s un Ă un des Ă©conomies de Dejoie, les gains rĂ©alisĂ©s dans la grande industrie par SĂ©dille, les rentes des Maugendre retirĂ©s du commerce, pĂÂȘle-mĂÂȘle, Ă©taient jetĂ©s avec fracas au fond du cloaque, que rien ne comblait. C'Ă©taient encore Jantrou, noyĂ© dans l'alcool, la Sandorff noyĂ©e dans la boue, Massias retombĂ© Ă sa misĂ©rable condition de chien rabatteur, clouĂ© pour la vie Ă la Bourse par la dette ; et c'Ă©tait Flory voleur, en prison, expiant ses faiblesses d'homme tendre, Sabatani et Fayeux en fuite, galopant avec la peur des gendarmes ; et c'Ă©taient, plus navrantes et pitoyables, les victimes inconnues, le grand troupeau anonyme de tous pauvres que la catastrophe avait faits, grelottant d'abandon, criant de faim. Puis, c'Ă©tait la mort, des coups de pistolet partaient aux quatre coins de Paris, c'Ă©tait la tĂÂȘte fracassĂ©e de Mazaud, le sang de Mazaud qui, goutte Ă goutte, dans le luxe et dans le parfum des roses, Ă©claboussait sa femme et ses petits, hurlant de douleur. Et, alors, tout ce qu'elle avait vu, tout ce qu'elle avait entendu, depuis quelques semaines, s'exhala du coeur meurtri de Mme Caroline en un cri d'exĂ©cration contre Saccard. Elle ne pouvait plus se taire, le mettre Ă part comme s'il n'existait pas pour s'Ă©viter de le juger et de le condamner. Lui seul Ă©tait coupable, cela sortait de chacun de ses dĂ©sastres accumulĂ©s, dont l'effrayant amas la terrifiait. Elle le maudissait, sa colĂšre et son indignation, contenues depuis si longtemps, dĂ©bordaient en une haine vengeresse, la haine mĂÂȘme du mal. N'aimait-elle donc plus son frĂšre, qu'elle avait attendu jusque-lĂ , pour haĂÂŻr l'homme effrayant, qui Ă©tait l'unique cause de leur malheur ? Son pauvre frĂšre, ce grand innocent, ce grand travailleur, si juste et si droit, sali maintenant de la tare ineffaçable de la prison, la victime qu'elle oubliait, chĂšre et plus douloureuse que toutes les autres ! Ah ! que Saccard ne trouvĂÂąt pas de pardon, que personne n'osĂÂąt plaider encore sa cause, mĂÂȘme ceux qui continuaient Ă croire en lui, qui ne connaissaient de lui que sa bontĂ©, et qu'il mourĂ»t seul, un jour, dans le mĂ©pris ! Mme Caroline leva les yeux. Elle Ă©tait arrivĂ©e sur la place, et elle vit, devant elle, la Bourse. Le crĂ©puscule tombait, le ciel d'hiver, chargĂ© de brume, mettait derriĂšre le monument comme une fumĂ©e d'incendie, une nuĂ©e d'un rouge sombre, qu'on aurait crue faite des flammes et des poussiĂšres d'une ville prise d'assaut. Et la Bourse, grise et morne, se dĂ©tachait, dans la mĂ©lancolie de la catastrophe, qui, depuis un mois, la laissait dĂ©serte, ouverte aux quatre vents du ciel, pareille Ă une halle qu'une disette a vidĂ©e. C'Ă©tait l'Ă©pidĂ©mie fatale, pĂ©riodique, dont les ravages balaient le marchĂ© tous les dix Ă quinze ans, les vendredis noirs, ainsi qu'on les nomme, semant le sol de dĂ©combres. Il faut des annĂ©es pour que la confiance renaisse, pour que les grandes maisons de banque se reconstruisent, jusqu'au jour oĂÂč, la passion du jeu ravivĂ©e peu Ă peu, flambant et recommençant l'aventure, amĂšne une nouvelle crise, effondre tout, dans un nouveau dĂ©sastre. Mais, cette fois, derriĂšre cette fumĂ©e rousse de l'horizon, dans les lointains troubles de la ville, il y avait comme un grand craquement sourd, la fin prochaine d'un monde. XII - L'instruction du procĂšs marcha avec une telle lenteur, que sept mois dĂ©jĂ s'Ă©taient Ă©coulĂ©s, depuis l'arrestation de Saccard et d'Hamelin, sans que l'affaire pĂ»t ĂÂȘtre mise au rĂÂŽle. On Ă©tait au milieu de septembre, et, ce lundi-lĂ , Mme Caroline qui allait voir son frĂšre deux fois par semaine, devait se rendre vers trois heures Ă la Conciergerie. Elle ne prononçait jamais le nom de Saccard, elle avait dix fois rĂ©pondu par un refus formel, aux demandes pressantes qu'il lui faisait transmettre de le venir visiter. Pour elle, raidie dans sa volontĂ© de justice, il n'Ă©tait plus. Et elle espĂ©rait toujours sauver son frĂšre, elle Ă©tait toute gaie, les jours de visite, heureuse de l'entretenir de ses derniĂšres dĂ©marches et de lui apporter un gros bouquet des fleurs qu'il aimait. Le matin, ce lundi-lĂ , elle prĂ©parait donc une boite d'oeillets rouges, lorsque la vieille Sophie, la bonne de la princesse d'Orviedo, descendit lui dire que madame dĂ©sirait lui parler tout de suite. EtonnĂ©e, vaguement inquiĂšte, elle se hĂÂąta de monter. Depuis plusieurs mois, elle n'avait pas vu la princesse, ayant donnĂ© sa dĂ©mission de secrĂ©taire, Ă l'Oeuvre du Travail, dĂšs la catastrophe de l'Universelle. Elle ne se rendait plus, de loin en loin, boulevard Bineau, que pour voir Victor, que la sĂ©vĂšre discipline semblait dompter maintenant, l'oeil en dessous, avec sa joue gauche plus forte que la droite, tirant la bouche dans une moue de fĂ©rocitĂ© goguenarde. Tout de suite, elle eut le pressentiment qu'on la faisait appeler Ă cause de Victor. La princesse d'Orviedo, enfin, Ă©tait ruinĂ©e. Dix ans Ă peine lui avaient suffi peur rendre aux pauvres les trois cents millions de l'hĂ©ritage du prince, volĂ©s dans les poches des actionnaires crĂ©dules. S'il lui avait fallu cinq annĂ©es d'abord pour dĂ©penser en bonnes oeuvres folles les cent premiers millions, elle Ă©tait arrivĂ©e, en quatre et demi, Ă engloutir les deux cents autres, dans des fondations d'un luxe plus extraordinaire encore. A l'Oeuvre du Travail, Ă la CrĂšche Sainte- Marie, Ă l'Orphelinat Saint-Joseph, Ă l'Asile de ChĂÂątillon et Ă l'HĂÂŽpital Saint-Marceau, s'ajoutaient aujourd'hui une ferme modĂšle, prĂšs d'Evreux, deux maisons de convalescence peur les enfants, sur les bords de la Manche, une autre maison de retraite peur les vieillards, Ă Nice, des hospices, des citĂ©s ouvriĂšres, des bibliothĂšques et des Ă©coles, aux quatre coins de la France ; sans compter des donations considĂ©rables Ă des oeuvres de charitĂ© dĂ©jĂ existantes. C'Ă©tait, d'ailleurs, toujours la mĂÂȘme volontĂ© de royale restitution, non pas le morceau de pain jetĂ© par la pitiĂ© ou la peur aux misĂ©rables, mais la jouissance de vivre, le superflu, tout ce qui est bon et beau donnĂ© aux humbles qui n'ont rien, aux faibles que les forts ont volĂ©s de leur part de joie, enfin les palais des riches grands ouverts aux mendiants des routes, pour qu'ils dorment, eux aussi, dans la soie et mangent dans la vaisselle d'or. Pendant dix annĂ©es, la pluie des millions n'avait pas cessĂ©, les rĂ©fectoires de marbre, les dortoirs Ă©gayĂ©s de peintures claires, les façades monumentales comme des Louvres, les jardins fleuris de plantes rares, dix annĂ©es de travaux superbes, dans un gĂÂąchis incroyable d'entrepreneurs et d'architectes ; et elle Ă©tait bien heureuse, soulevĂ©e par le grand bonheur d'avoir dĂ©sormais les mains nettes, sans un centime. MĂÂȘme elle venait d'atteindre l'Ă©tonnant rĂ©sultat de s'endetter, on la poursuivait pour un reliquat de mĂ©moires montant Ă plusieurs centaines de mille francs, sans que son avouĂ© et son notaire pussent rĂ©ussir Ă parfaire la somme, dans l'Ă©miettement final de la colossale fortune, jetĂ©e ainsi aux quatre vents de l'aumĂÂŽne. Et un Ă©criteau, clouĂ© au-dessus de la porte cochĂšre, annonçait la mise en vente de l'hĂÂŽtel, le coup de balai suprĂÂȘme qui emportait jusqu'aux vestiges de l'argent maudit, ramassĂ© dans la boue et dans le sang du brigandage financier. En haut, la vieille Sophie attendait Mme Caroline pour l'introduire. Elle, furieuse, grondait toute la journĂ©e. Ah ! elle l'avait bien dit que madame finirait par mourir sur la paille ! Est-ce que madame n'aurait pas dĂ» se remarier et avoir des enfants avec un autre monsieur, puisqu'elle n'aimait que ça au fond ? Ce n'Ă©tait pas qu'elle eĂ»t Ă se plaindre et Ă s'inquiĂ©ter, elle, car elle avait reçu depuis longtemps une rente de deux mille francs, qu'elle allait manger dans son pays, du cĂÂŽtĂ© d'AngoulĂÂȘme. Mais une colĂšre l'emportait, lorsqu'elle songeait que madame ne s'Ă©tait pas mĂÂȘme rĂ©servĂ© les quelques sous nĂ©cessaires, chaque matin, au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Des querelles sans cesse Ă©clataient entre elles. La princesse souriait de son divin sourire d'espĂ©rance, en rĂ©pondant qu'elle n'aurait plus besoin, Ă la fin du mois, que d'un suaire, lorsqu'elle serait entrĂ©e dans le couvent oĂÂč elle avait depuis longtemps marquĂ© sa place, un couvent de carmĂ©lites murĂ© au monde entier. Le repos, l'Ă©ternel repos ! Telle qu'elle la voyait depuis quatre annĂ©es, Mme Caroline retrouva la princesse, vĂÂȘtue de son Ă©ternelle robe noire, les cheveux cachĂ©s sous un fichu de dentelle, jolie encore Ă trente-neuf ans, avec son visage rond aux dents de perle, mais le teint jaune, la chair morte, comme aprĂšs dix ans de cloĂtre. Et l'Ă©troite piĂšce, pareille Ă un bureau d'huissier de province, s'Ă©tait emplie d'un encombrement de paperasses plus inextricables encore, des plans, des mĂ©moires, des dossiers, tout le papier gĂÂąchĂ© d'un gaspillage de trois cents millions. " Madame, dit la princesse de sa voix douce et lente, qu'aucune Ă©motion ne faisait plus trembler, j'ai voulu vous apprendre une nouvelle qui m'a Ă©tĂ© apportĂ©e ce matin... Il s'agit de Victor, ce garçon que vous avez placĂ© Ă l'Oeuvre du Travail... " Le coeur de Mme Caroline se mit Ă battre douloureusement. Ah ! le misĂ©rable enfant, que son pĂšre n'Ă©tait pas mĂÂȘme allĂ© voir, malgrĂ© ses formelles promesses, pendant les quelques mois qu'il avait connu son existence, avant d'ĂÂȘtre emprisonnĂ© Ă la Conciergerie. Que deviendrait-il dĂ©sormais ? Et elle qui se dĂ©fendait de penser Ă Saccard, Ă©tait continuellement ramenĂ©e Ă lui, bouleversĂ©e dans sa maternitĂ© d'adoption. " Il s'est passĂ© hier des choses terribles, continua la princesse, tout un crime que rien ne saurait rĂ©parer. " Et elle conta, de son air glacĂ©, une Ă©pouvantable aventure. Depuis trois jours, Victor s'Ă©tait fait mettre Ă l'infirmerie, en allĂ©guant des douleurs de tĂÂȘte insupportables. Le mĂ©decin avait bien flairĂ© une simulation de paresseux ; mais l'enfant Ă©tait rĂ©ellement ravagĂ© par des nĂ©vralgies frĂ©quentes. Or, cet aprĂšs-midi, Alice de Beauvilliers se trouvait Ă l'Oeuvre sans sa mĂšre, venue pour aider la soeur de service Ă l'inventaire trimestriel de l'armoire aux remĂšdes. Cette armoire Ă©tait dans la piĂšce qui sĂ©parait les deux dortoirs, celui des filles de celui des garçons, oĂÂč il n'y avait en ce moment que Victor couchĂ©, occupant un des lits ; et la soeur, s'Ă©tant absentĂ©e quelques minutes, avait eu la surprise de ne pas retrouver Alice, si bien qu'aprĂšs avoir attendu un instant, elle s'Ă©tait mise Ă la chercher. Son Ă©tonnement avait grandi en constatant que la porte du dortoir des garçons venait d'ĂÂȘtre fermĂ©e en dedans. Que se passait-il donc ? Il lui avait fallu faire le tour par le couloir, et elle restait bĂ©ante, terrifiĂ©e, par le spectacle qui s'offrait Ă elle la jeune fille Ă demi Ă©tranglĂ©e, une serviette nouĂ©e sur son visage pour Ă©touffer ses cris, ses jupes en dĂ©sordre relevĂ©es, Ă©talant sa nuditĂ© pauvre de vierge chlorotique, violentĂ©e, souillĂ©e avec une brutalitĂ© immonde. Par terre, gisait un porte-monnaie vide. Victor avait disparu. Et la scĂšne se reconstruisait Alice, appelĂ©e peut-ĂÂȘtre, entrant pour donner un bol de lait Ă ce garçon de quinze ans, velu comme un homme, puis la brusque faim du monstre pour cette chair frĂÂȘle, ce cou trop long, le saut du mĂÂąle en chemise, la fille Ă©touffĂ©e, jetĂ©e sur le lit ainsi qu'une loque, violĂ©e, volĂ©e, et les vĂÂȘtements passĂ©s Ă la hĂÂąte, et la fuite. Mais que de points obscurs, que de questions stupĂ©fiantes et insolubles ! Comment n'avait-on rien entendu, pas un bruit de lutte, pas une plainte ? Comment de si effroyables choses s'Ă©taient-elles passĂ©es si vite, dix minutes Ă peine ? Surtout, comment Victor avait-il pu se sauver, s'Ă©vaporer pour ainsi dire, sans laisser de trace ? car, aprĂšs les plus minutieuses recherches, on avait acquis la certitude qu'il n'Ă©tait plus dans l'Ă©tablissement. Il devait s'ĂÂȘtre enfui par la salle de bains, donnant sur le corridor, et dont une fenĂÂȘtre ouvrait au-dessus d'une sĂ©rie de toits Ă©tagĂ©s, allant jusqu'au boulevard ; et encore un tel chemin offrait de si grands pĂ©rils, que beaucoup se refusaient Ă croire qu'un ĂÂȘtre humain avait pu le suivre. RamenĂ©e chez sa mĂšre, Alice gardait le lit, meurtrie, Ă©perdue, sanglotante, secouĂ©e d'une intense fiĂšvre. Mme Caroline Ă©couta ce rĂ©cit dans un saisissement tel, qu'il lui semblait que tout le sang de son coeur se glaçait. Un souvenir s'Ă©tait Ă©veillĂ©, l'Ă©pouvantait d'un affreux rapprochement Saccard, autrefois, prenant la misĂ©rable Rosalie sur une marche, lui dĂ©mettant l'Ă©paule, au moment de la conception de cet enfant qui en avait gardĂ© comme une joue Ă©crasĂ©e ; et, aujourd'hui, Victor violentant Ă son tour la premiĂšre fille que le sort lui livrait. Quelle inutile cruautĂ© ! cette jeune fille si douce, la fin dĂ©solĂ©e d'une race, qui Ă©tait sur le point de se donner Ă Dieu, ne pouvant avoir un mari, comme toutes les autres ! Avait-elle donc un sens, cette rencontre imbĂ©cile et abominable ? Pourquoi avoir brisĂ© ceci contre cela ? " Je ne veux vous adresser aucun reproche, madame, conclut la princesse, car il serait injuste de faire remonter jusqu'Ă vous la moindre responsabilitĂ©. Seulement, vous aviez vraiment lĂ un protĂ©gĂ© bien terrible. " Et, comme si une liaison d'idĂ©es avait lieu en elle, inexprimĂ©e, elle ajouta " On ne vit pas impunĂ©ment dans certains milieux... Moi-mĂÂȘme, j'ai eu les plus grands troubles de conscience, je me suis sentie complice lorsque, derniĂšrement, cette banque a croulĂ©, en amoncelant tant de ruines et tant d'iniquitĂ©s. Oui, je n'aurais pas dĂ» consentir Ă ce que ma maison devint le berceau d'une abomination pareille... Enfin, le mal est fait, la maison sera purifiĂ©e, et moi, oh ! moi, je ne suis plus, Dieu me pardonnera. " Son pĂÂąle sourire d'espoir enfin rĂ©alisĂ© avait reparu, elle disait d'un geste sa sortie du monde, sa disparition Ă jamais de bonne dĂ©esse invisible. Mme Caroline lui avait saisi les mains, les serrait, les baisait, tellement bouleversĂ©e de remords et de pitiĂ©, qu'elle bĂ©gayait des paroles sans suite. " Vous avez tort de m'excuser, je suis coupable... Cette malheureuse enfant, je veux la voir, je cours tout de suite la voir... " Et elle s'en alla, laissant la princesse et sa vieille bonne Sophie commencer leurs paquets, pour le grand dĂ©part qui devait les sĂ©parer aprĂšs quarante ans de vie commune. L'avant-veille, le samedi, la comtesse de Beauvilliers s'Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă abandonner son hĂÂŽtel Ă ses crĂ©anciers. Depuis six mois qu'elle ne payait plus les intĂ©rĂÂȘts des hypothĂšques, la situation Ă©tait devenue intolĂ©rable, au milieu des frais de toutes sortes, dans la continuelle menace d'une vente judiciaire ; et son avouĂ© lui avait donnĂ© le conseil de lĂÂącher tout, de se retirer au fond d'un petit logement, oĂÂč elle vivrait sans dĂ©pense, tandis qu'il tĂÂącherait de liquider les dettes. Elle n'aurait pas cĂ©dĂ©, elle se serait obstinĂ©e peut-ĂÂȘtre Ă garder son rang, son mensonge de fortune intacte, jusqu'Ă l'anĂ©antissement de sa race, sous l'Ă©croulement des plafonds, sans un nouveau malheur qui l'avait terrassĂ©e. Son fils Ferdinand, le dernier des Beauvilliers, l'inutile jeune homme, Ă©cartĂ© de tout emploi, devenu zouave pontifical pour Ă©chapper Ă sa nullitĂ© et Ă son oisivetĂ©, Ă©tait mort Ă Rome, sans gloire, si pauvre de sang, si Ă©prouvĂ© par le soleil trop lourd, qu'il n'avait pu se battre Ă Mentana, dĂ©jĂ fiĂ©vreux, la poitrine prise. Alors, en elle, il y avait eu un brusque vide, un effondrement de toutes ses idĂ©es, de toutes ses volontĂ©s, de l'Ă©chafaudage laborieux qui, depuis tant d'annĂ©es, soutenait si fiĂšrement l'honneur du nom. Vingt-quatre heures suffirent, la maison s'Ă©tait lĂ©zardĂ©e, la misĂšre apparut, navrante, parmi les dĂ©combres. On vendit le vieux cheval, la cuisiniĂšre seule resta, fit son marchĂ© en tablier sale, deux sous de beurre et un litre de haricots secs, la comtesse fut aperçue sur le trottoir en robe crottĂ©e, avant aux pieds des bottines qui prenaient l'eau. C'Ă©tait l'indigence du soir au lendemain, le dĂ©sastre emportait jusqu'Ă l'orgueil de cette croyante des jours d'autrefois, en lutte contre son siĂšcle. Et elle s'Ă©tait rĂ©fugiĂ©e sa fille, rue de la Tour- des-Dames, chez une ancienne marchande Ă la toilette, devenue dĂ©vote, qui sous-louait des chambres meublĂ©es Ă des prĂÂȘtres. LĂ , elles habitaient toutes deux dans une grande chambre nue, d'une misĂšre digne et triste, dont une alcĂÂŽve fermĂ©e occupait le fond. Deux petits lits emplissaient l'alcĂÂŽve, et lorsque les chĂÂąssis, tendus du mĂÂȘme papier que les murs, Ă©taient clos, la chambre se transformait en salon. Cette disposition heureuse les avait un peu consolĂ©es. Mais il n'y avait pas deux heures que la comtesse de Beauvilliers Ă©tait installĂ©e, le samedi, lorsqu'une visite inattendue, extraordinaire, l'avait rejetĂ©e dans une nouvelle angoisse. Alice, heureusement, venait de descendre, pour une course. C'Ă©tait Busch, avec sa face plate et sale, sa redingote graisseuse, sa cravate blanche roulĂ©e en corde, qui, averti sans doute par son flair de la minute favorable, se dĂ©cidait enfin Ă rĂ©aliser sa vieille affaire de la recon- naissance de dix mille francs, signĂ©e par le comte Ă la fille LĂ©onie Cron. D'un coup d'oeil sur le logis, il avait jugĂ© la situation de la veuve aurait-il tardĂ© trop longtemps ? Et, en homme capable, Ă l'occasion, d'urbanitĂ© et de patience, il avait longuement expliquĂ© le cas Ă la comtesse effarĂ©e. C'Ă©tait bien, n'est-ce pas ? l'Ă©criture de son mari, ce qui Ă©tablissait nettement l'histoire une passion du comte pour la jeune personne, une façon de l'avoir d'abord, puis de se dĂ©barrasser d'elle. MĂÂȘme il ne lui avait pas cachĂ© que, lĂ©galement, et aprĂšs quinze annĂ©es bientĂÂŽt, il ne la croyait pas forcĂ©e de payer. Seu- lement, il n'Ă©tait, lui, que le reprĂ©sentant de sa cliente, il la savait rĂ©solue Ă saisir les tribunaux, Ă soulever le plus effroyable des scandales, si l'on ne transigeait pas. La comtesse, toute blanche, frappĂ©e au coeur par ce passĂ© affreux qui ressuscitait, s'Ă©tant Ă©tonnĂ©e qu'on eĂ»t attendu si longtemps, avant de s'adresser Ă elle, il avait inventĂ© une histoire, la reconnaissance perdue, retrouvĂ©e au fond d'une malle ; et, comme elle refusait dĂ©finitivement d'examiner l'affaire, il s'en Ă©tait allĂ©, toujours trĂšs poli, en disant qu'il reviendrait avec sa cliente, pas le lendemain, parce que celle-ci ne pouvait guĂšre quitter le dimanche la maison oĂÂč elle travaillait, mais certainement le lundi ou le mardi. Le lundi, au milieu de l'Ă©pouvantable aventure arrivĂ©e Ă sa fille, depuis qu'on la lui avait ramenĂ©e dĂ©lirante, et qu'elle la veillait, les yeux aveuglĂ©s de larmes, la comtesse de Beauvilliers ne songeait plus Ă cet homme mal mis et Ă sa cruelle histoire. Enfin, Alice venait de s'endormir, la mĂšre s'Ă©tait assise, Ă©puisĂ©e, Ă©crasĂ©e par cet acharnement du sort, quand Busch de nouveau se prĂ©senta, accompagnĂ© cette fois de LĂ©onide. " Madame, voici ma cliente, et il va falloir en finir. " Devant l'apparition de la fille, la comtesse avait frĂ©mi. Elle la regardait, habillĂ©e de couleurs crues, avec ses durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, sa face large et molle, la bassesse immonde de toute sa personne, usĂ©e par dix annĂ©es de prostitution. Et elle Ă©tait torturĂ©e, elle saignait dans son orgueil de femme, aprĂšs tant d'annĂ©es de pardon et d'oubli. C'Ă©tait, mon Dieu ! pour des crĂ©atures destinĂ©es Ă de telles chutes, que le comte la trahissait ! " Il faut en finir, insista Busch, parce que ma cliente est trĂšs tenue, rue Feydeau. - Rue Feydeau, rĂ©pĂ©ta la comtesse sans comprendre. - Oui, elle est lĂ ... Enfin, elle est lĂ en maison. " Eperdue, les mains tremblantes, la comtesse alla fermĂ© complĂštement l'alcĂÂŽve, dont un seul des vantaux Ă©tait poussĂ©. Alice, dans sa fiĂšvre, venait de s'agiter sous la couverture. Pourvu qu'elle se rendormĂt, qu'elle ne vĂt pas, qu'elle n'entendĂt pas ! Busch, dĂ©jĂ , reprenait " VoilĂ ! madame, comprenez bien... Mademoiselle m'a chargĂ© de son affaire, et je la reprĂ©sente, simplement. C'est pourquoi j'ai voulu qu'elle vĂnt en personne expliquer sa rĂ©clamation... Allons. LĂ©onide, expliquez-vous. " InquiĂšte, mal Ă l'aise dans ce rĂÂŽle qu'il lui faisait jouer, celle-ci levait sur lui ses gros yeux troubles de chien battu. Mais l'espoir des mille francs qu'il lui avait promis, la dĂ©cida. Et, de sa voix rauque, Ă©raillĂ©e par l'alcool, tandis que lui, de nouveau, dĂ©pliait, Ă©talait la reconnaissance du comte " C'est bien ça, c'est le papier que M. Charles m'a signe.. J'Ă©tais la fille du charretier, Ă Cron le cocu, comme on disait, vous savez bien, madame !... Et alors, M. Charles Ă©tait toujours pendu Ă mes jupes, Ă me demander des saletĂ©s. Moi, ça m'ennuyait. Quand on est jeune, n'est-ce pas ? on ne sait rien, on n'est pas gentille pour les vieux... Et alors, M. Charles m'a signĂ© le papier, un soir qu'il m'avait emmenĂ©e dans l'Ă©curie... " Debout, crucifiĂ©e, la comtesse la laissait dire, lorsqu'il lui sembla entendre une plainte dans l'alcĂÂŽve. Elle eut un geste d'angoisse. " Taisez-vous ! " Mais LĂ©onide Ă©tait lancĂ©e, voulait finir. " Ce n'est guĂšre honnĂÂȘte tout de mĂÂȘme, lorsqu'on ne veut pas payer, d'aller dĂ©baucher une petite fille sage... Oui, madame, votre monsieur Charles Ă©tait un voleur. C'est ce qu'en pensent toutes les femmes Ă qui je raconte ça... Et je vous rĂ©ponds que ça valait bien l'argent. - Taisez-vous ! taisez-vous ! " cria furieusement la comtesse, les deux bras en l'air, comme pour l'Ă©craser, si elle continuait. LĂ©onide eut peur, leva le coude, afin de se protĂ©ger la figure, dans le mouvement instinctif des filles habituĂ©es aux gifles. Et un effrayant silence rĂ©gna, durant lequel il sembla qu'une nouvelle plainte, un petit bruit Ă©touffĂ© de larmes venait de l'alcĂÂŽve. " Enfin, que voulez-vous ? " reprit la comtesse, tremblante, baissant la voix. Ici, Busch intervint. " Mais, madame, cette fille veut qu'on la paie. Et elle a raison, la malheureuse, de dire que M. le comte de Beauvilliers a fort mal agi avec elle. C'est de l'escroquerie, simplement. - Jamais je ne paierai une pareille dette. - Alors, nous allons prendre une voiture, en sortant d'ici, et nous rendre au Palais, oĂÂč je dĂ©poserai la plainte que j'ai rĂ©digĂ©e d'avance, et que voici... Tous les faits que mademoiselle vient de vous dire y sont relatĂ©s. - Monsieur, c'est un abominable chantage, vous ne ferez pas cela. - Je vous demande pardon, madame, je vais le faire Ă l'instant. Les affaires sont les affaires. " Une fatigue immense, un suprĂÂȘme dĂ©couragement envahit la comtesse. Le dernier orgueil qui la tenait debout, venait de se briser ; et toute sa violence, toute sa force tomba. Elle joignit les mains, elle bĂ©gayait. " Mais vous voyez oĂÂč nous en sommes. Regardez donc cette chambre... Nous n'avons plus rien, demain peut-ĂÂȘtre il ne nous restera pas de quoi manger... OĂÂč voulez-vous que je prenne de l'argent, dix mille francs, mon Dieu ! " Busch eut un sourire d'homme accoutumĂ© Ă pĂ©cher dans ces ruines. " Oh ! les dames comme vous ont toujours des ressources. En cherchant bien, on trouve. " Depuis un moment, il guettait sur la cheminĂ©e un vieux coffret Ă bijoux, que la comtesse avait laissĂ© lĂ , le matin, en achevant de vider une malle ; et il flairait des pierreries, avec la certitude de l'instinct. Son regard brilla d'une telle flamme, qu'elle en suivit la direction et comprit. " Non, non ! cria-t-elle, les bijoux, jamais ! " Et elle saisit le coffret, comme pour le dĂ©fendre. Ces derniers bijoux depuis si longtemps dans la famille, ces quelques bijoux qu'elle avait gardĂ©s au travers des plus grandes gĂÂȘnes, comme l'unique dot de sa fille, et qui restaient Ă cette heure sa suprĂÂȘme ressource ! " Jamais, j'aimerais mieux donner de ma chair ! " Mais, Ă cette minute, il y eut une diversion, Mme Caroline frappa et entra. Elle arrivait bouleversĂ©e, elle demeura saisie de la scĂšne au milieu de laquelle elle tombait. D'un mot, elle avait priĂ© la comtesse de ne point se dĂ©ranger ; et elle serait partie, sans un geste suppliant de celle-ci, qu'elle crut comprendre. Immobile au fond de la piĂšce, elle s'effaça. Busch venait de remettre son chapeau, tandis que, de plus en plus mal Ă l'aise, LĂ©onide gagnait la porte. " Alors, madame, il ne nous reste donc qu'Ă nous retirer... " Pourtant, il ne se retirait pas. Il reprit toute l'histoire, en termes plus honteux, comme s'il avait voulu humilier encore la comtesse devant la nouvelle venue, cette dame qu'il affectait de ne pas reconnaĂtre, selon son habitude, quand il Ă©tait en affaire. " Adieu, madame, nous allons de ce pas au parquet. Le rĂ©cit dĂ©taillĂ© sera dans les journaux, avant trois jours. C'est vous qui l'aurez voulu. " Dans les journaux ! Cet horrible scandale sur les rai mĂÂȘmes de sa maison ! Ce n'Ă©tait donc pas assez de voir tomber en poudre l'antique fortune, il fallait que tout croulĂÂąt dans la boue ! Ah ! que l'honneur du nom au moins fĂ»t sauvĂ© ! Et, d'un mouvement machinal, elle ouvrit le coffret. Les boucles d'oreilles, le bracelet, trois bagues apparurent, des brillants et des rubis, avec leurs montures anciennes. Busch, vivement, s'Ă©tait approchĂ©. Ses yeux s'attendrissaient, d'une douceur de caresse. " Oh ! il n'y en a pas pour dix mille francs... Permettez que je voie. " DĂ©jĂ , un Ă un, il prenait les bijoux, les retournait, les Ă©levait en l'air, de ses gros doigts tremblants d'amoureux, avec sa passion sensuelle des pierreries. La puretĂ© des rubis surtout semblait le jeter dans une extase. Et ces brillants anciens, si la taille en est parfois maladroite, quelle eau merveilleuse ! " Six mille francs ! dit-il d'une voix de commissaire priseur, cachant son Ă©motion sous ce chiffre d'estimation totale. Je ne compte que les pierres, les montures sont bonnes Ă fondre. Enfin, nous nous contenterons de six mille francs. " Mais le sacrifice Ă©tait trop rude pour la comtesse. Elle eut un rĂ©veil de violence, elle lui reprit les bijoux, les serra dans ses mains convulsĂ©es. Non, non ! c'Ă©tait trop, d'exiger d'elle qu'elle jetĂÂąt encore au gouffre ces quelques pierres que sa mĂšre avait portĂ©es, que sa fille devait porter le jour de son mariage. Et des larmes brĂ»lantes jaillirent de ses yeux, ruisselĂšrent sur ses joues, dans une telle douleur tragique, que LĂ©onide, le coeur touchĂ©, Ă©perdue d'apitoiement, se mit Ă tirer Busch par sa redingote pour le forcer de partir. Elle voulait s'en aller, ça la bousculait Ă la fin, de faire tant de peine Ă cette pauvre vieille dame, qui avait l'air si bon. Busch, trĂšs froid, suivait la scĂšne, certain maintenant de tout emporter, sachant par sa longue expĂ©rience que les crises de larmes, chez les femmes, annoncent la dĂ©bĂÂącle de la volontĂ© ; et il attendait. Peut-ĂÂȘtre l'affreuse scĂšne se serait-elle prolongĂ©e, si, Ă ce moment, une voix lointaine, Ă©touffĂ©e, n'avait Ă©clatĂ© en sanglots. C'Ă©tait Alice qui criait du fond de l'alcĂÂŽve " Oh ! maman, ils me tuent !... Donne-leur tout, qu'ils emportent tout !... Oh ! maman, qu'ils s'en aillent ! ils me tuent, ils me tuent ! " Alors, la comtesse eut un geste d'abandon dĂ©sespĂ©rĂ©, un geste dans lequel elle aurait donnĂ© sa vie. Sa fille avait entendu. Sa fille se mourait de honte. Et elle jeta les bijoux Ă Busch, et elle lui laissa Ă peine le temps de poser sur la table, en Ă©change, la reconnaissance du comte, le poussant dehors, derriĂšre LĂ©onide dĂ©jĂ disparue. Puis, elle rouvrit l'alcĂÂŽve, elle alla s'abattre sur l'oreiller d'Alice, toutes les deux achevĂ©es, anĂ©anties, mĂÂȘlant leurs larmes. Mme Caroline, rĂ©voltĂ©e, avait Ă©tĂ© un moment sur le point d'intervenir. Laisserait-elle donc le misĂ©rable dĂ©pouiller ainsi ces deux pauvres femmes ? Mais elle venait d'entendre l'ignoble histoire, et que faire pour Ă©viter le scandale ? car elle le savait homme Ă aller jusqu'au bout ses menaces. Elle-mĂÂȘme restait honteuse devant lui, dans la complicitĂ© des secrets qu'il y avait entre eux. Ah ! que de souffrances, que d'ordures ! Une gĂÂȘne l'envahissait, qu'Ă©tait-elle accourue faire lĂ , puisqu'elle ne trouvait ni une parole Ă dire ni un secours Ă donner ? Toutes les phrases qui lui montaient aux lĂšvres, les questions, les simples allusions, au sujet du drame de la veille, lui semblaient blessantes, salissantes, impossibles Ă risquer devant la victime, Ă©garĂ©e encore, agonisant de sa souillure. Et quel secours aurait-elle laissĂ©, qui n'aurait paru une aumĂÂŽne dĂ©risoire, elle ruinĂ©e Ă©galement, embarrassĂ©e dĂ©jĂ pour attendre l'issue du procĂšs ? Enfin, elle s'avança, les yeux pleins de larmes, les bras ouverts, dans une infinie pitiĂ©, un attendrissement Ă©perdu dont elle tremblait toute. Au fond de la banale alcĂÂŽve d'hĂÂŽtel meublĂ©, ces deux misĂ©rables crĂ©atures effondrĂ©es, finies, c'Ă©tait tout ce qui restait de l'antique race des Beauvilliers, autrefois si puissante, souveraine. Elle avait eu des terres aussi grandes qu'un royaume, vingt lieues de la Loire lui avaient appartenu, des chĂÂąteaux, des prairies, des labours, des forets. Puis cette immense fortune domaniale peu Ă peu s'en Ă©tait allĂ©e avec les siĂšcles en marche, et la comtesse venait d'engloutir la derniĂšre Ă©pave dans une de ces tempĂÂȘtes de la spĂ©culation moderne, oĂÂč elle n'entendait rien d'abord ses vingt mille francs d'Ă©conomies, Ă©pargnĂ©es sou par sou pour sa fille, puis les soixante mille francs empruntĂ©s sur les Aublets, puis cette ferme tout entiĂšre. L'hĂÂŽtel de la rue Saint-Lazare ne paierait pas les crĂ©anciers. Son fils Ă©tait mort, loin d'elle et sans gloire. On lui avait ramenĂ© sa fille blessĂ©e, salie par un bandit, comme on remonte, saignant et couvert de boue, un enfant qu'une voiture vient d'Ă©craser. Et la comtesse, si noble naguĂšre, mince, haute, toute blanche, avec son grand air surannĂ©, n'Ă©tait plus qu'une pauvre vieille femme dĂ©truite, cassĂ©e par cette dĂ©vastation ; tandis que, sans beautĂ©, sans jeunesse, montrant la disgrĂÂące de son cou trop long, dans le dĂ©sordre de sa chemise, Alice avait des yeux de folle, oĂÂč se lisait la mortelle douleur de son dernier orgueil, sa virginitĂ© violentĂ©e. Et toutes deux, elles sanglotaient toujours, elles sanglotaient sans fin. Alors, Mme Caroline ne prononça pas un mot, les prit simplement toutes deux, les serra Ă©troitement sur son coeur. Elle ne trouvait rien autre chose, elle pleurait avec elles. Et les deux malheureuses comprirent, leurs larmes redoublĂšrent, plus douces. S'il n'y avait pas de consolation possible, ne faudrait-il pas vivre encore, vivre quand mĂÂȘme ? Lorsque Mme Caroline fut de nouveau dans la rue, elle aperçut Busch en grande confĂ©rence avec la MĂ©chain. Il avait arrĂÂȘtĂ© une voiture, il y poussa LĂ©onide, et disparut. Mais, comme Mme Caroline se hĂÂątait, la MĂ©chain marcha droit Ă elle. Sans doute, elle la guettait, car tout de suite elle lui parla de Victor, en personne renseignĂ©e dĂ©jĂ sur ce qui s'Ă©tait passĂ© la veille, Ă l'Oeuvre du Travail. Depuis que Saccard avait refusĂ© de payer les quatre mille francs, elle ne dĂ©colorait pas, elle s'ingĂ©niait Ă chercher de quelle façon elle pourrait encore exploiter l'affaire ; et elle venait ainsi d'apprendre l'histoire, au boulevard Bineau, oĂÂč elle se rendait frĂ©quemment, dans l'espoir de quelque inci- dent profitable. Son plan devait ĂÂȘtre fait, elle dĂ©clara Ă Mme Caroline qu'elle allait immĂ©diatement se mettre en quĂÂȘte de Victor. Ce malheureux enfant, c'Ă©tait trop terrible de l'abandonner de la sorte Ă ses mauvais instincts, il fallait le reprendre, si l'on ne voulait pas le voir un beau matin en cour d'assises. Et, tandis qu'elle parlait, ses petits yeux, perdus dans la graisse de son visage, fouillaient la bonne dame, heureuse de la sentir bouleversĂ©e, se disant que le jour oĂÂč elle aurait retrouvĂ© le gamin, elle continuerait Ă tirer d'elle des piĂšces de cent sous. " Alors, madame, c'est entendu, je vais m'en occuper... Dans le cas oĂÂč vous dĂ©sireriez avoir des nouvelles, ne prenez pas la peine de courir lĂ -bas, rue Marcadet, montez simplement chez M. Busch, rue Feydeau, oĂÂč vous ĂÂȘtes certaine de me rencontrer tous les jours, vers quatre heures. " Mme Caroline rentra rue Saint-Lazare, tourmentĂ©e d'une anxiĂ©tĂ© nouvelle. C'Ă©tait vrai, ce monstre, lĂÂąchĂ© par le monde, errant et traquĂ©, quelle hĂ©rĂ©ditĂ© du mal allait-il assouvir au travers des foules, comme un loup dĂ©vorateur ? Elle dĂ©jeuna rapidement, elle prit une voiture, ayant le temps de passer boulevard Bineau, avant d'aller Ă la Conciergerie, brĂ»lĂ©e du dĂ©sir d'avoir des renseignements tout de suite. Puis, en chemin, dans le trouble de sa fiĂšvre, une idĂ©e s'empara d'elle, la domina se rendre d'abord chez Maxime, l'emmener Ă l'Oeuvre, le forcer Ă s'occuper de Victor, dont il Ă©tait le frĂšre aprĂšs tout. Lui seul restait riche, lui seul pouvait intervenir, s'occuper de l'affaire d'une façon trĂšs efficace. Mais, avenue de l'ImpĂ©ratrice, dĂšs le vestibule du petit hĂÂŽtel luxueux, Mme Caroline se sentit glacĂ©e. Des tapissiers enlevaient les tentures et les tapis, des domestiques mettaient des housses aux siĂšges et aux lustres, tandis que, de toutes les jolies choses remuĂ©es, sur les meubles, sur les Ă©tagĂšres, s'exhalait un parfum mourant, ainsi que d'un bouquet jetĂ© au lendemain d'un bal. Et, au fond de la chambre Ă coucher, elle trouva Maxime, entre deux Ă©normes malles que le valet de chambre achevait d'emplir de tout un trousseau merveilleux, riche et dĂ©licat comme pour une mariĂ©e. En l'apercevant, ce fut lui qui parla le premier, trĂšs froid, la voix sĂšche. " Ah ! c'est vous ! vous tombez bien, ça m'Ă©vitera de vous Ă©crire... J'en ai assez et je pars. - Comment, vous partez ? - Oui, je pars ce soir, je vais m'installer Ă Naples, oĂÂč je passerai l'hiver. " Puis, lorsqu'il eut, d'un geste, renvoyĂ© le valet de chambre " Si vous croyez que ça m'amuse d'avoir, depuis six mois, un pĂšre Ă la Conciergerie ! Je ne vais certainement pas rester pour le voir en correctionnelle. Moi qui dĂ©teste les voyages ! Enfin, il fait beau lĂ - bas, j'emporte Ă peu prĂšs l'indispensable, je ne m'ennuierai peut-ĂÂȘtre pas trop. " Elle le regardait, si correct, si joli ; elle regardait les malles dĂ©bordantes, oĂÂč pas un chiffon d'Ă©pouse ni de maĂtresse ne traĂnait, oĂÂč il n'y avait que le culte de lui-mĂÂȘme ; et elle osa pourtant se risquer. " Moi qui venais encore vous demander un service... " Puis, elle conta l'histoire, Victor bandit, violant et volant, Victor en fuite, capable de tous les crimes. " Nous ne pouvons l'abandonner. Accompagnez-moi, unissons nos efforts... Il ne la laissa pas finir, livide, pris d'un petit tremblent de peur, comme s'il avait senti quelque main meurtriĂšre et sale se poser sur son Ă©paule. " Ah ! bien, il ne manquait plus que ça !... Un pĂšre voleur, un frĂšre assassin... J'ai trop tardĂ©, je voulais partir la semaine derniĂšre. Mais c'est abominable, abominable, de mettre un homme tel que moi dans une situation pareille ! " Alors, comme elle insistait, il devint insolent. " Laissez-moi tranquille, vous ! Puisque ça vous amuse, cette vie de chagrins, restez-y. Je vous avais prĂ©venue, c'est bien fait, si vous pleurez... Mais moi voyez-vous, plutĂÂŽt que de donner un de mes cheveux, je balaierais au ruisseau tout ce vilain monde. " Elle s'Ă©tait levĂ©e. " Adieu donc ! - Adieu ! " Et, en se retirant, elle le vit qui rappelait le valet de chambre et qui assistait au soigneux emballage de son nĂ©cessaire de toilette, un nĂ©cessaire dont toutes les piĂšces en vermeil Ă©taient du plus galant travail, la cuvette surtout, gravĂ©e d'une ronde d'Amours. Pendant que celui-ci s'en allait vivre d'oubli et de paresse, sous le clair soleil de Naples, elle eut brusquement la vision de l'autre, rĂÂŽdant un soir de noir dĂ©gel, affamĂ©, un couteau au poing, dans quelque ruelle Ă©cartĂ©e de la Villette ou de Charonne. N'Ă©tait-ce pas la rĂ©ponse Ă cette question de savoir si l'argent n'est point l'Ă©ducation, la santĂ©, l'intelligence ? Puisque la mĂÂȘme boue humaine reste dessous, toute la civilisation se rĂ©duit-elle Ă cette supĂ©rioritĂ© de sentir bon et de bien vivre ? Lorsqu'elle arriva Ă l'Oeuvre du Travail, Mme Caroline Ă©prouva une singuliĂšre sensation de rĂ©volte contre le luxe Ă©norme de l'Ă©tablissement. A quoi bon ces deux ailes majestueuses, le logis des garçons et le logis des filles, reliĂ©s par le pavillon monumental de l'administration ? Ă quoi bon les prĂ©aux grands comme des parcs, les faĂÂŻences des cuisines, les marbres des rĂ©fectoires, les escaliers, les couloirs, vastes Ă desservir un palais ? Ă quoi bon toute cette charitĂ© grandiose, si l'on ne pouvait, dans ce milieu large et salubre, redresser un ĂÂȘtre mal venu, faire d'un enfant perverti un homme bien portant, ayant la droite raison de la santĂ© ? Tout de suite, elle se rendit chez le directeur, le pressa de questions, voulut connaĂtre les moindres dĂ©tails. Mais le drame restait obscur, il ne put que lui rĂ©pĂ©ter ce qu'elle savait dĂ©jĂ par la princesse. Depuis la veille, les recherches avaient continuĂ©, dans la maison et aux alentours, sans amener le moindre rĂ©sultat. Victor, dĂ©jĂ , Ă©tait loin, galopait lĂ -bas, par la ville, au fond de l'effrayant inconnu. Il ne devait pas avoir d'argent, car le porte-monnaie d'Alice, qu'il avait vidĂ©, ne contenait que trois francs quatre sous. Le directeur avait d'ailleurs Ă©vitĂ© de mettre la police dans l'affaire, pour Ă©pargner Ă ces pauvres dames de Beauvilliers le scandale public ; et Mme Caroline l'en remercia, promit qu'elle-mĂÂȘme ne ferait aucune dĂ©marche Ă la prĂ©fecture, malgrĂ© son ardent dĂ©sir de savoir. Puis, dĂ©sespĂ©rĂ©e de s'en aller aussi ignorante qu'elle Ă©tait venue, elle eut l'idĂ©e de monter Ă l'infirmerie, pour interroger les soeurs. Mais elle n'en tira non plus aucun renseignement prĂ©cis, et elle ne goĂ»ta en haut, dans la petite piĂšce calme qui sĂ©parait le dortoir des filles de celui des garçons, que quelques minutes de profond apaisement. Un joyeux vacarme montait, c'Ă©tait l'heure de la rĂ©crĂ©ation, elle se sentit injuste pour les guĂ©risons heureuses, obtenues par le grand air, le bien-ĂÂȘtre et le travail. Il y avait certainement lĂ des hommes sains et forts qui poussaient. Un bandit sur quatre ou cinq honnĂÂȘtetĂ©s moyennes, que cela serait beau encore, dans les hasards qui aggravent ou qui amoindrissent les tares hĂ©rĂ©ditaires ! Et Mme Caroline, laissĂ©e seule un instant par la soeur de service, s'approchait de la fenĂÂȘtre, pour voir les enfants jouer, en bas, lorsque des voix cristallines de petites filles, dans l'infirmerie voisine, l'attirĂšrent. La porte se trouvait Ă demi ouverte, elle put assister Ă la scĂšne sans ĂÂȘtre remarquĂ©e. C'Ă©tait une piĂšce trĂšs gaie, cette infirmerie blanche, aux murs blancs, avec les quatre lits drapĂ©s de rideaux blancs. Une large nappe de soleil dorait cette blancheur, toute une floraison de lis au milieu de l'air tiĂšde. Dans le premier lit, Ă gauche, elle reconnut trĂšs bien Madeleine, la fillette qui Ă©tait dĂ©jĂ lĂ , convalescente, mangeant des tartines de confiture, le jour oĂÂč elle avait amenĂ© Victor. Toujours elle retombait malade, dĂ©vastĂ©e par l'alcoolisme de sa race, si pauvre de sang, qu'avec ses grands yeux de femme faite, elle Ă©tait mince et blanche comme une sainte de vitrail. Elle avait treize ans, seule au monde dĂ©sormais, sa mĂšre Ă©tant morte, un soir de soĂ»lerie, d'un coup de pied dans le ventre, qu'un homme lui avait allongĂ© pour ne pas lui donner les six sous dont ils Ă©taient convenus. Et c'Ă©tait elle, dans sa longue chemise blanche, agenouillĂ©e au milieu de son lit, avec ses cheveux blonds dĂ©nouĂ©s sur les Ă©paules, qui enseignait une priĂšre Ă trois petites filles occupant les trois autres lits. " Joignez vos mains comme ça, ouvrez votre coeur tout grand... " Les trois petites filles Ă©taient, elles aussi, agenouillĂ©es au milieu de leurs draps. Deux avaient de huit Ă dix ans, la troisiĂšme n'en avait pas cinq. Dans les longues chemises blanches, avec leurs frĂÂȘles mains jointes, leurs visages sĂ©rieux et extasiĂ©s, on aurait dit de petits anges. " Et vous allez rĂ©pĂ©ter aprĂšs moi ce que je vais dire. Ecoutez bien... Mon Dieu ! faites que M. Saccard soit rĂ©compensĂ© de sa bontĂ©, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. " Alors, avec des voix de chĂ©rubin, un zĂ©zaiement d'une maladresse adorable d'enfance, les quatre fillettes rĂ©pĂ©tĂšrent ensemble, dans un Ă©lan de foi oĂÂč tout leur petit ĂÂȘtre pur se donnait " Mon Dieu ! faites que M. Saccard soit rĂ©compensĂ© de sa bontĂ©, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. " D'un mouvement emportĂ©, Mme Caroline allait entrer dans la piĂšce faire taire ces enfants, leur dĂ©fendre ce qu'elle regardait comme un jeu blasphĂ©matoire et cruel. Non, non ! Saccard n'avait pas le droit d'ĂÂȘtre aimĂ©, c'Ă©tait salir l'enfance que de la laisser prier pour son bonheur ! Puis, un grand frisson l'arrĂÂȘta, des larmes lui montaient aux yeux. Pourquoi donc aurait-elle fait Ă©pouser sa querelle, la colĂšre de son expĂ©rience, Ă ces ĂÂȘtres innocents, ne sachant rien encore de la vie ? Est-ce que Saccard n'avait pas Ă©tĂ© bon pour eux, lui qui Ă©tait un peu le crĂ©ateur de cette maison, qui leur envoyait tous les mois des jouets ? Un trouble profond l'avait saisie, elle retrouvait cette preuve qu'il n'y a point d'homme condamnable, qui, au milieu de tout le mal qu'il a pu faire, n'ait encore fait beaucoup de bien. Et elle partit, pendant que les fillettes reprenaient leur priĂšre, elle emporta dans son oreille ces voix angĂ©liques appelant les bĂ©nĂ©dictions du Ciel sur l'homme d'inconscience et de catastrophe, dont les mains folles venaient de ruiner un monde. Comme elle quittait enfin son fiacre, boulevard du Palais, devant la Conciergerie, elle s'aperçut que, dans son Ă©motion, elle avait oubliĂ©, chez elle, la botte d'oeillets qu'elle avait prĂ©parĂ©e le matin pour son frĂšre. Une marchande Ă©tait lĂ , vendant des petits bouquets de roses de deux sous, et elle en prit un, et elle fit sourire Hamelin, qui adorait les fleurs, lorsqu'elle lui conta son Ă©tourderie. Ce jour-lĂ pourtant, elle le trouva triste. D'abord, pendant les premiĂšres semaines de son emprisonnement, il n'avait pu croire Ă des charges sĂ©rieuses contre lui. Sa dĂ©fense lui semblait si simple on ne l'avait nommĂ© prĂ©sident que contre son grĂ©, il Ă©tait restĂ© en dehors de toutes les opĂ©rations financiĂšres, presque toujours absent de Paris, ne pouvant exercer aucun contrĂÂŽle. Mais les conversations avec son avocat, les dĂ©marches que faisait Mme Caroline et dont elle lui disait l'inutile fatigue, lui avaient ensuite fait entrevoir les effrayantes responsabilitĂ©s qui l'accablaient. Il allait ĂÂȘtre solidaire des moindres illĂ©galitĂ©s commises, jamais on n'admettrait qu'il en ignorĂÂąt une seule, Saccard l'entraĂnait dans une dĂ©shonorante complicitĂ©. Et ce fut alors qu'il dut Ă sa foi un peu simple de catholique pratiquant une rĂ©signation, une tranquillitĂ© d'ĂÂąme, qui Ă©tonnaient sa soeur. Quand elle arrivait du dehors, de ses courses anxieuses, de cette humanitĂ© en libertĂ© si trouble et si dure, elle restait saisie de le voir paisible, souriant, dans sa cellule nue, oĂÂč il avait, en grand enfant pieux, douĂ© quatre images de saintetĂ©, coloriĂ©es violemment, autour d'un petit crucifix de bois noir. DĂšs qu'on se met dans la main de Dieu, il n'y a plus de rĂ©volte, toute souffrance immĂ©ritĂ©e est un gage de salut. Son unique tristesse, parfois, venait de l'arrĂÂȘt dĂ©sastreux de ses grands travaux. Qui reprendrait son oeuvre ? qui continuerait la rĂ©surrection de l'Orient, si heureusement commencĂ©e par la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis et par la SociĂ©tĂ© des mines d'argent du Carmel ? qui construirait le rĂ©seau de lignes ferrĂ©es, de Brousse Ă Beyrouth et Ă Damas, de Smyrne Ă TrĂ©bizonde, toute cette circulation de sang jeune dans les veines du vieux monde ? LĂ d'ailleurs encore, il croyait, il disait que l'oeuvre entreprise ne pouvait mourir, il n'Ă©prouvait que la douleur de n'ĂÂȘtre plus celui que le Ciel avait Ă©lu pour l'exĂ©cuter. Surtout, sa voix se brisait, lorsqu'il cherchait en punition de quelle faute Dieu ne lui avait pas permis de rĂ©aliser la grande banque catho- lique destinĂ©e Ă transformer la sociĂ©tĂ© moderne, ce TrĂ©sor du Saint- SĂ©pulcre qui rendrait un royaume au pape et qui finirait par faire une seule nation de tous les peuples, en enlevant aux juifs la puissance souveraine de l'argent. Il la prĂ©disait aussi, cette banque, inĂ©vitable, invincible ; il annonçait le Juste aux mains pures qui la fonderait un jour. Et si, cet aprĂšs-midi-lĂ , il semblait soucieux, ce devait ĂÂȘtre simplement que, dans sa sĂ©rĂ©nitĂ© de prĂ©venu dont on allait faire un coupable, il avait songĂ© que, jamais, au sortir de prison, il n'aurait les mains assez nettes pour reprendre la grande besogne. D'une oreille distraite, il Ă©couta sa soeur lui expliquer que, dans les journaux, l'opinion paraissait lui redevenir un peu plus favorable. Puis, sans transition, la regardant de ses yeux de dormeur Ă©veillĂ© " Pourquoi refuses-tu de le voir ? " Elle frĂ©mit, elle comprit bien qu'il lui parlait de Saccard. D'un signe de tĂÂȘte, elle dit non, encore non. Alors, il se dĂ©cida, confus, Ă voix trĂšs basse. " AprĂšs ce qu'il a Ă©tĂ© pour toi, tu ne peux refuser, va le voir ! " Mon Dieu ! il savait, elle fut envahie d'une ardente rougeur, elle se jeta dans ses bras pour cacher son visage ; et elle bĂ©gayait, demandait qui avait pu lui dire, comment il savait cette chose qu'elle croyait ignorĂ©e, ignorĂ©e de lui surtout. " Ma pauvre Caroline, il y a longtemps... Des lettres anonymes, de vilaines gens qui nous jalousaient... Jamais je ne t'en ai parlĂ©, tu es libre, nous ne pensons plus de mĂÂȘme... Je sais que tu es la meilleure femme de la terre. Va le voir. " Et, gaiement, retrouvant son sourire, il reprit le petit bouquet de roses qu'il avait dĂ©jĂ glissĂ© derriĂšre le crucifix, il le lui remit dans la main, en ajoutant " Tiens ! porte-lui ça et dis-lui que je ne lui en veux pas non plus. " Mme Caroline, bouleversĂ©e de cette tendresse si pitoyable de son frĂšre, dans la honte affreuse et le dĂ©licieux soulagement qu'elle Ă©prouvait Ă la fois, ne rĂ©sista pas davantage. Du reste, depuis le matin, la sourde nĂ©cessitĂ© de voir Saccard s'imposait Ă elle. Pouvait- elle ne pas l'avertir de la fuite de Victor, de l'atroce aventure dont elle Ă©tait encore toute tremblante ? DĂšs le premier jour, il l'avait fait inscrire parmi les personnes qu'il dĂ©sirait recevoir ; et elle n'eut qu'Ă dire son nom, un gardien la conduisit tout de suite Ă la cellule du prisonnier. Lorsqu'elle entra, Saccard tournait le dos Ă la porte, assis devant une petite table, couvrant de chiffres une feuille de papier. Il se leva vivement, il eut un cri de joie. " Vous !... Oh ! que vous ĂÂȘtes bonne, et que je suis heureux ! " Il lui avait pris une main entre les deux siennes, elle souriait d'un air embarrassĂ©, trĂšs Ă©mue, ne trouvant pas la parole qu'il aurait fallu dire. Puis, de sa main restĂ©e libre, elle posa son petit bouquet de deux sous parmi les feuilles, sabrĂ©es de chiffres, qui encombraient la table. " Vous ĂÂȘtes un ange ! " murmura-t-il, ravi, en lui baisant les doigts. Enfin, elle parla. " C'est vrai, c'Ă©tait fini, je vous avais condamnĂ© dans mon coeur. Mais mon frĂšre veut que je vienne... - Non, non, ne dites pas cela ! Dites que vous ĂÂȘtes trop intelligente, que vous ĂÂȘtes trop bonne, et que vous avez compris, et que vous me pardonnez... " D'un geste, elle l'interrompit. " Je vous en conjure, ne me demandez pas tant. Je ne sais pas moi- mĂÂȘme... Cela ne vous suffit-il pas que je sois venue ?... Et puis, j'ai une chose bien triste Ă vous apprendre. " Alors, d'un trait, Ă demi-voix, elle lui conta le sauvage rĂ©veil de Victor, son attentat sur Mlle de Beauvilliers, sa fuite extraordinaire, inexplicable, l'inutilitĂ© jusque-lĂ de toutes les recherches, le peu d'espoir qu'on avait de le rejoindre. Il l'Ă©coutait, saisi, sans une question, sans un geste ; et, quand elle se tut, deux grosses larmes gonflĂšrent ses yeux, ruisselĂšrent sur ses joues, pendant qu'il bĂ©gayait " Le malheureux... le malheureux... " Jamais elle ne l'avait vu pleurer. Elle en resta profondĂ©ment Ă©mue et stupĂ©faite, tellement ces larmes de Saccard Ă©taient singuliĂšres, grises et lourdes, venues de loin, d'un coeur durci, encrassĂ© par des annĂ©es de brigandage. Tout de suite, d'ailleurs, il se dĂ©sespĂ©ra bruyamment. " Mais c'est Ă©pouvantable, je ne l'ai seulement pas embrassĂ©, moi, ce gamin... Car vous savez que je ne l'ai pas vu. Mon Dieu ! oui, je m'Ă©tais bien jurĂ© d'aller le voir, et je n'ai pas eu le temps, pas une heure libre, avec ces sacrĂ©es affaires qui me mangent... Ah ! c'est bien toujours comme ça lorsqu'on ne fait pas une chose tout de suite, on est certain de ne jamais la faire... Et, alors, maintenant, vous ĂÂȘtes sĂ»re que je ne puis pas le voir ? On me l'amĂšnerait ici. " Elle hocha la tĂÂȘte. " Qui sait oĂÂč il est, Ă cette heure, dans l'inconnu de ce terrible Paris ! " Un instant encore, il se promena violemment, en lĂÂąchant des lambeaux de phrase. " On me retrouve cet enfant, et, voilĂ ! je le perds... Jamais je ne le verrai... Tenez ! c'est que je n'ai pas de chance, non ! pas de chance du tout !... Oh ! mon Dieu ! l'histoire est la mĂÂȘme que pour l'Universelle. " Il venait de se rasseoir devant la table, et Mme Caroline prit une chaise, en face de lui. DĂ©jĂ , les mains errantes parmi les papiers, tout le dossier volumineux qu'il prĂ©parait depuis des mois, il entamait l'histoire du procĂšs et l'exposĂ© de ses moyens de dĂ©fense, comme s'il eut Ă©prouvĂ© le besoin de s'innocenter auprĂšs d'elle. L'accusation lui reprochait Le capital sans cesse augmentĂ© pour enfiĂ©vrer les cours et pour faire croire que la sociĂ©tĂ© possĂ©dait l'intĂ©gralitĂ© de ses fonds ; la simulation de souscriptions et de versements non effectuĂ©s, grĂÂące aux comptes ouverts Ă Sabatani et aux autres hommes de paille, lesquels payaient seulement par des jeux d'Ă©criture ; la distribution de dividendes fictifs, sous forme de libĂ©ration des anciens titres ; enfin, l'achat par la sociĂ©tĂ© de ses propres actions, toute une spĂ©culation effrĂ©nĂ©e qui avait produit la hausse extraordinaire et factice, dont l'Universelle Ă©tait morte, Ă©puisĂ©e d'or. A cela, il rĂ©pondait par de explications abondantes, passionnĂ©es il avait fait ce que fait tout directeur de banque, seulement il l'avait fait en grand, avec une carrure d'homme fort. Pas un des chefs des plus solides maisons de Paris qui n'aurait dĂ» partager sa cellule, si l'on s'Ă©tait piquĂ© d'un peu de logique. On le prenait pour le bouc Ă©missaire des illĂ©galitĂ©s de tous. D'autre part, quelle Ă©trange façon d'apprĂ©cier les responsabilitĂ©s ! Pourquoi ne poursuivait-on pas aussi les administrateurs, les Daigremont, les Huret, les Bohain, qui, outre leurs cinquante mille francs de jetons de prĂ©sence, touchaient le dix pour cent sur les bĂ©nĂ©- fices, et qui avaient trempĂ© dans tous les tripotages ? Pourquoi encore l'impunitĂ© complĂšte dont jouissaient les commissaires-censeurs, LavigniĂšre entre autres, qui en Ă©taient quittes pour allĂ©guer leur incapacitĂ© et leur bonne foi ? Evidemment, ce procĂšs allait ĂÂȘtre la plus monstrueuse des iniquitĂ©s, car on avait dĂ» Ă©carter la plainte en escro- querie de Busch, comme allĂ©guant des faits non prouvĂ©s, et le rapport remis par l'expert, aprĂšs un premier examen des livres, venait d'ĂÂȘtre reconnu plein d'erreurs. Alors, pourquoi la faillite, dĂ©clarĂ©e d'office Ă la suite de ces deux piĂšces, lorsque pas un sou des dĂ©pĂÂŽts n'avait Ă©tĂ© dĂ©tournĂ© et que tous les clients devaient rentrer dans leurs fonds ? Etait-ce donc qu'on voulait uniquement ruiner les actionnaires ? Dans ce cas, on avait rĂ©ussi, le dĂ©sastre s'aggravait, s'Ă©largissait sans limite. Et ce n'Ă©tait pas lui qu'il en accusait, c'Ă©tait la magistrature, le gouvernement, tous ceux qui avaient complotĂ© de le supprimer, pour tuer l'Universelle. " Ah ! les gredins, s'ils m'avaient laissĂ© libre, vous auriez vu, vous auriez vu ! " Mme Caroline le regardait, saisie de son inconscience, qui en arrivait Ă une vĂ©ritable grandeur. Elle se rappelait ses thĂ©ories d'autrefois, la nĂ©cessitĂ© du jeu dans les grandes entreprises, oĂÂč toute rĂ©munĂ©ration juste est impossible, la spĂ©culation regardĂ©e comme l'excĂšs humain, l'engrais nĂ©cessaire, le fumier sur lequel pousse le progrĂšs. N'Ă©tait-ce donc pas lui qui, de ses mains sans scrupules, avait chauffĂ© l'Ă©norme machine follement, jusqu'Ă la faire sauter en morceaux et Ă blesser tous ceux qu'elle emportait avec elle ? Ce cours de trois mille francs, d'une exagĂ©ration insensĂ©e, imbĂ©cile, n'Ă©tait-ce pas lui qui l'avait voulu ? Une sociĂ©tĂ© au capital de cent cinquante millions, et dont les trois cent mille titres, cotĂ©s trois mille francs, reprĂ©sentent neuf cents millions cela pouvait-il se justifier ; n'y avait-il pas un danger effroyable dans la distribution du colossal dividende qu'une pareille somme engagĂ©e exigeait, au simple taux de cinq pour cent ? Mais il s'Ă©tait levĂ©, il allait et venait, dans l'Ă©troite piĂšce, d'un pas saccadĂ© de grand conquĂ©rant mis en cage. " Ah ! les gredins, ils ont bien su ce qu'ils faisaient en, m'enchaĂnant ici... J'allais triompher, les Ă©craser tous... - Comment, triompher ? mais vous n'aviez plus un sou, vous Ă©tiez vaincu ! Evidemment, reprit-il avec amertume, j'Ă©tais vaincu, je suis une canaille... L'honnĂÂȘtetĂ©, la gloire, ce n'est que le succĂšs. Il ne faut pas se laisser battre, autrement l'on n'est plus le lendemain qu'un imbĂ©cile et un filou... Oh ! je devine bien ce qu'on peut dire, vous n'avez pas besoin de me le rĂ©pĂ©ter. N'est-ce pas ? on me traite couramment de voleur, on m'accuse d'avoir mis tous ces millions dans mes poches, on m'Ă©gorgerait ; si l'on me tenait ; et, ce qui est pis on hausse les Ă©paules de pitiĂ©, un simple fou, une pauvre intelligence... Mais, si j'avais rĂ©ussi, imaginez-vous cela ? Oui, si j'avais abattu Gundermann, conquis le marchĂ©, si j'Ă©tais Ă cette heure le roi indiscutĂ© de l'or, hein ? quel triomphe ! Je serais un hĂ©ros, j'aurais Paris Ă mes pieds. " Nettement, elle lui tint tĂÂȘte. " Vous n'aviez avec vous ni la justice ni la logique, vous ne pouviez pas rĂ©ussir. " Il s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© devant elle d'un mouvement brusque, il s'emportait. " Pas rĂ©ussir, allons donc ! L'argent m'a manquĂ©, voilĂ tout. Si NapolĂ©on, le jour de Waterloo, avait eu cent mille hommes encore Ă faire tuer, il l'emportait, la face du monde Ă©tait changĂ©e. Moi, si j'avais eu Ă jeter au gouffre les quelques centaines de millions nĂ©cessaires, je serais le maĂtre du monde. - Mais c'est affreux ! cria-t-elle, rĂ©voltĂ©e. Quoi ? vous trouvez qu'il n'y a pas eu assez de ruines, pas assez de larmes, pas assez de sang ! Il vous faudrait d'autres dĂ©sastres encore, d'autres familles dĂ©pouillĂ©es, d'autres malheureux rĂ©duits Ă mendier dans les rues ! " Il reprit sa promenade violente, il eut un geste d'indiffĂ©rence supĂ©rieure, en jetant ce cri " Est-ce que la vie s'inquiĂšte de ça ! Chaque pas que l'on fait Ă©crase des milliers d'existences. " Et un silence rĂ©gna, elle le suivit dans sa marche, le coeur envahi de froid. Etait-ce un coquin, Ă©tait-ce un hĂ©ros ? Elle frĂ©missait, en se demandant quelles pensĂ©es de grand capitaine vaincu, rĂ©duit Ă l'impuissance, il pouvait rouler depuis six mois qu'il Ă©tait enfermĂ© dans cette cellule ; et elle jeta seulement alors un regard autour d'elle les quatre murs nus, le petit lit de fer, la table de bois blanc, les deux chaises de paille. Lui qui avait vĂ©cu, au milieu d'un luxe prodiguĂ©, Ă©clatant ! Mais, tout d'un coup, il revint s'asseoir, les jambes comme brisĂ©es de lassitude. Et, longuement, il parla Ă demi-voix dans une sorte de confession involontaire. " Gundermann avait raison, dĂ©cidĂ©ment ça ne vaut rien, la fiĂšvre, Ă la Bourse... Ah ! le gredin, est-il heureux, lui, de n'avoir plus ni sang ni nerfs, de ne plus pouvoir coucher avec une femme, ni boire une bouteille de bourgogne ! Je crois d'ailleurs qu'il a toujours Ă©tĂ© comme ça, ses veines charrient de la glace... Moi, je suis trop passionnĂ©, c'est Ă©vident. La raison de ma dĂ©faite n'est pas ailleurs, voilĂ pourquoi je me suis si souvent cassĂ© les reins. Et il faut ajouter que, si ma passion me tue, c'est aussi ma passion qui me fait vivre. Oui, elle m'emporte, elle me grandit, me pousse trĂšs haut, et puis elle m'abat, elle dĂ©truit d'un coup toute son oeuvre. Jouir n'est peut-ĂÂȘtre que se dĂ©vorer... Certainement, quand je songe Ă ces quatre ans de lutte, je vois bien tout ce qui m'a trahi, c'est tout ce que j'ai dĂ©sirĂ©, tout ce que j'ai possĂ©dĂ©... ĂâĄa doit ĂÂȘtre incurable, ça. Je suis fichu. " Alors, une colĂšre le souleva contre son vainqueur. " Ah ! ce Gundermann, ce sale juif, qui triomphe parce qu'il est sans dĂ©sirs !... C'est bien la juiverie entiĂšre, cet obstinĂ© et froid conquĂ©rant, en marche pour la souveraine royautĂ© du monde, au milieu des peuples achetĂ©s un Ă un par la toute-puissance de l'or. VoilĂ des siĂšcles que la race nous envahit et triomphe, malgrĂ© les coups de pied au derriĂšre et les crachats. Lui a dĂ©jĂ un milliard, il en aura deux, il en aura dix, il en aura cent, il sera un jour le maĂtre de la terre. Je m'entĂÂȘte depuis des annĂ©es Ă crier cela sur les toits, personne n'a l'air de m'Ă©couter, on croit que c'est un simple dĂ©pit d'homme de Bourse, lorsque c'est le cri mĂÂȘme de mon sang. Oui, la haine du juif, je l'ai dans la peau, oh ! de trĂšs loin, aux racines mĂÂȘmes de mon ĂÂȘtre ! - Quelle singuliĂšre chose ! murmura tranquillement Mme Caroline, avec son vaste savoir, sa tolĂ©rance universelle. Pour moi, les juifs, ce sont des hommes comme les autres. S'ils sont Ă part, c'est qu'on les y a mis. " Saccard, qui n'avait pas mĂÂȘme entendu, continuait avec plus de violence " Et ce qui m'exaspĂšre, c'est que je vois les gouvernements complices, aux pieds de ces gueux. Ainsi l'empereur est-il assez vendu Ă Gundermann ! comme s'il Ă©tait impossible de rĂ©gner sans l'argent de Gundermann ! Certes, Rougon, mon grand homme de frĂšre, s'est conduit d'une façon bien dĂ©goĂ»tante Ă mon Ă©gard ; car, je ne vous l'ai pas dit, j'ai Ă©tĂ© assez lĂÂąche pour chercher Ă me rĂ©concilier, avant la catastrophe, et si je suis ici, c'est qu'il l'a bien voulu. N'importe, puisque je le gĂÂȘne, qu'il se dĂ©barrasse donc de moi ! je ne lui en voudrai quand mĂÂȘme que de son alliance avec ces sales juifs... Avez-vous songĂ© Ă cela ? l'Universelle Ă©tranglĂ©e pour que Gundermann continue son commerce ! toute banque catholique trop puissante Ă©crasĂ©e, comme un danger social, pour assurer le dĂ©finitif triomphe de la juiverie, qui nous mangera, et bientĂÂŽt !... Ah ! que Rougon prenne garde ! il sera mangĂ©, lui d'abord, balayĂ© de ce pouvoir auquel il se cramponne, pour lequel il renie tout. C'est trĂšs malin, son jeu de bascule, les gages donnĂ©s un jour aux libĂ©raux, l'autre jour aux autoritaires ; mais, Ă ce jeu-lĂ , on finit fatalement par se rompre le cou... Et, puisque tout craque, que le dĂ©sir de Gundermann s'accomplisse donc, lui qui a prĂ©dit que la France serait battue, si nous avions la guerre avec l'Allemagne ! Nous sommes prĂÂȘts, les Prussiens n'ont plus qu'Ă entrer et Ă prendre nos provinces. " D'un geste terrifiĂ© et suppliant, elle le fit taire, comme s'il allait attirer la foudre. " Non, non ! ne dites pas ces choses. Vous n'avez pas le droit de les dire... Du reste, votre frĂšre n'est pour rien dans votre arrestation. Je sais de source certaine que c'est le garde des Sceaux Delcambre qui a tout fait. " La colĂšre de Saccard tomba brusquement, il eut un sourire. " Oh ! celui-lĂ se venge. " Elle le regardait d'un air d'interrogation, et il ajouta " Oui, une vieille histoire entre nous... Je sais d'avance que je serai condamnĂ©. " Sans doute, elle se mĂ©fia de l'histoire, car elle n'insista pas. Un court silence rĂ©gna, pendant lequel il reprit les papiers sur la table, tout entier de nouveau Ă son idĂ©e fixe. " Vous ĂÂȘtes bien charmante, chĂšre amie, d'ĂÂȘtre venue, et il faut me promettre de revenir, parce que vous ĂÂȘtes de bon conseil et que je veux vous soumettre des projets. Ah ! si j'avais de l'argent ! " Vivement, elle l'interrompit, saisissant l'occasion pour s'Ă©clairer sur un point qui la hantait et la tourmentait depuis des mois. Qu'avait- il fait des millions qu'il devait possĂ©der pour sa part ? les avait-il envoyĂ©s Ă l'Ă©tranger, enterrĂ©s au pied de quelque arbre connu de lui seul ? " Mais vous en avez, de l'argent ! Les deux millions de Sadowa, les neuf millions de vos trois mille actions, si les avez vendues au cours de trois mille ! " Moi, ma chĂšre, cria-t-il, je n'ai pas un sou ! " Et cela Ă©tait parti d'une voix si nette et si dĂ©sespĂ©rĂ©, il la regardait d'un tel air de surprise, qu'elle fut convaincue. " Jamais je n'ai eu un sou dans les affaires qui ont mal tournĂ©... Comprenez donc que je me ruine avec les autres... Certes, oui, j'ai vendu ; mais j'ai rachetĂ© aussi ; de deux autres millions encore, je serais fort embarrassĂ© et oĂÂč ils s'en sont allĂ©s, mes neuf millions, augmentĂ©s pour vous l'expliquer clairement... Je crois bien que mon compte se soldait chez ce pauvre Mazaud par une dette de trente Ă quarante mille francs... Plus un sou, le grand coup de balai, comme toujours ! " Elle en fut si soulagĂ©e, si Ă©gayĂ©e, qu'elle plaisanta sur leur propre ruine, Ă elle et Ă son frĂšre. " Nous aussi, quand tout va ĂÂȘtre terminĂ©, je ne sais pas si nous aurons de quoi manger un mors... Ah ! cet argent, ces neuf millions que vous nous aviez promis, vous vous rappelez comme ils me faisaient peur ! Jamais je n'ai vĂ©cu dans un tel malaise, et quel soulagement, le soir du jour oĂÂč j'ai tout rendu en faveur de l'actif !... MĂÂȘme, les trois cent mille francs de l'hĂ©ritage de notre tante y ont passĂ©. ĂâĄa, ce n'est pas trĂšs juste. Mais, je vous l'avais dit, de l'argent trouvĂ©, de l'argent qu'on n'a pas gagnĂ©, on n'y tient guĂšre... Et vous voyez bien que je suis gaie et que je ris maintenant ! " Il l'arrĂÂȘta d'un geste fiĂ©vreux, il avait pris les papiers, sur la table, et les brandissait. " Laissez donc ! nous serons trĂšs riches... - Comment ? - Est-ce que vous croyez que je lĂÂąche mes idĂ©es ?... Depuis six mois, je travaille ici, je veille les nuits entiĂšres, pour tout reconstruire. Les imbĂ©ciles qui me font surtout un crime de ce bilan anticipĂ©, en prĂ©tendant que des trois grandes affaires, les Paquebots rĂ©unis, le Carmel et la Banque nationale turque, la premiĂšre seulement a donnĂ© les bĂ©nĂ©fices prĂ©vus ! Parbleu ! si les deux autres ont pĂ©riclitĂ©, c'est que je n'Ă©tais plus lĂ . Mais, quand ils m'auront lĂÂąchĂ©, oui ! quand je redeviendrai le mettre, vous verrez, vous verrez... " Suppliante, elle voulut l'empĂÂȘcher de poursuivre. Il s'Ă©tait mis debout, il se grandissait sur ses petites jambes, criant de sa voix aiguĂ " Les calculs sont faits, les chiffres sont lĂ , regardez !... Des amusettes simplement, le Carmel et la Banque nationale turque ! Il nous faut le vaste rĂ©seau des chemins de fer d'Orient, il nous faut le reste, JĂ©rusalem, Bagdad, l'Asie Mineure entiĂšre conquise, ce que NapolĂ©on n'a pu faire avec son sabre, et ce que nous ferons nous autres, avec nos pioches et notre or... Comment avez-vous pu croire que j'abandonnais la partie ? NapolĂ©on est bien revenu de l'Ăle d'Elbe. Moi aussi, je n'aurai qu'Ă me montrer, tout l'argent de Paris se lĂšvera pour me suivre ; et il n'y aura pas, cette fois, de Waterloo, je vous en rĂ©ponds, parce que mon plan est d'une rigueur mathĂ©matique, prĂ©vu jusqu'aux derniers centimes... Enfin, nous allons donc l'abattre, ce Gundermann de malheur ! Je ne demande que quatre cents millions, cinq cents millions peut- ĂÂȘtre, et le monde est Ă moi ! " Elle avait rĂ©ussi Ă lui prendre les mains, elle se serrait contre lui. " Non, non ! Taisez-vous, vous me faites peur ! " Et, malgrĂ© elle, de son effroi, une admiration montait. Brusquement, dans cette cellule misĂ©rable et nue, verrouillĂ©e, sĂ©parĂ©e des vivants, elle venait d'avoir la sensation d'une force dĂ©bordante, d'un resplendissement de l'Ă©ternelle illusion de l'espoir, l'entĂÂȘtement de l'homme qui ne veut pas mourir. Elle cherchait en elle la colĂšre, l'exĂ©cration des fautes commises, et elle ne les trouvait dĂ©jĂ plus. Ne l'avait-elle pas condamnĂ©, aprĂšs les irrĂ©parables malheurs dont il Ă©tait la cause ? N'avait-elle pas appelĂ© le chĂÂątiment, la mort solitaire, dans le mĂ©pris ? Elle n'en gardait que sa haine du mal et sa pitiĂ© pour la douleur. Lui, cette force inconsciente et agissante, elle le subissait de nouveau, comme une des violences de la nature, sans doute nĂ©cessaires. Et puis, si c'Ă©tait lĂ qu'une faiblesse de femme, elle s'y abandonnait dĂ©licieusement, toute Ă la maternitĂ© souffrante, toute Ă l'infini besoin de tendresse, qui le lui avait fait aimer sans estime, dans sa haute raison dĂ©vastĂ©e par l'expĂ©rience. " C'est fini, rĂ©pĂ©ta-t-elle Ă plusieurs reprises, sans cesser de lui serrer les mains dans les siennes. Ne pouvez-vous donc vous calmer et vous reposer enfin ! " Puis, comme il se haussait, pour effleurer des lĂšvres ses cheveux blancs, dont les boucles foisonnaient sur ses tempes, avec une abondance vivace de jeunesse, elle le maintint, elle ajouta d'un air d'absolue rĂ©solution et de tristesse profonde, en donnant aux mots toute leur signification. " Non, non ! c'est fini Ă jamais... Je suis contente de vous avoir vu une derniĂšre fois, pour qu'il ne reste pas de la colĂšre entre nous... Adieu ! " Quand elle partit, elle le vit debout, prĂšs de la table, vĂ©ritablement Ă©mu de la sĂ©paration, mais reclassant dĂ©jĂ d'une main instinctive les papiers, qu'il avait mĂÂȘlĂ©s dans sa fiĂšvre ; et, le petit bouquet de deux sous s'Ă©tant effeuillĂ© parmi les pages, il secouait celles-ci une Ă une, il balayait des doigts les pĂ©tales de rose. Ce ne fut que trois mois plus tard, vers le milieu de dĂ©cembre, que l'affaire de la Banque universelle vint enfin devant le tribunal. Elle tint cinq grandes audiences de la police correctionnelle, au milieu d'une curiositĂ© trĂšs vive. La presse avait fait un bruit Ă©norme autour de la catastrophe, des histoires extraordinaires circulaient sur les lenteurs de l'instruction. On remarqua beaucoup l'exposĂ© des faits que le parquet avait dressĂ©, un chef-d'oeuvre de fĂ©roce logique, oĂÂč les plus petits dĂ©tails Ă©taient groupĂ©s, utilisĂ©s, interprĂ©tĂ©s avec une clartĂ© impitoyable. D'ailleurs, on disait partout que le jugement Ă©tait rendu Ă l'avance. Et, en effet, l'Ă©vidente bonne foi d'Hamelin, l'hĂ©roĂÂŻque attitude de Saccard qui tint tĂÂȘte Ă l'accusation pendant les cinq jours, les plaidoiries magnifiques et retentissantes de la dĂ©fense, n'empĂÂȘchĂšrent pas les juges de condamner les deux prĂ©venus Ă cinq annĂ©es d'emprisonnement et Ă trois mille francs d'amende. Seulement, remis en libertĂ© provisoire sous caution, un mois avant, et s'Ă©tant ainsi prĂ©sentĂ©s devant le tribunal en prĂ©venus libres, ils purent faire appel et quitter dans les vingt-quatre heures. C'Ă©tait Rougon qui avait exigĂ© ce dĂ©nouement, ne voulant pas garder sur les bras l'ennui d'un frĂšre en prison. La police veilla elle mĂÂȘme au dĂ©part de Saccard, qui fila en Belgique, par un train de nuit le mĂÂȘme jour, Hamelin Ă©tait parti pour Rome. Et trois nouveaux mois s'Ă©coulĂšrent, on Ă©tait dans les premiers jours d'avril, Mme Caroline se trouvait encore Ă Paris, oĂÂč l'avait retenue le rĂšglement d'affaires inextricables. Elle occupait toujours le petit appartement de l'hĂÂŽtel d'Orviedo, dont les affiches annonçaient la vente. Du reste, elle venait enfin d'arranger les derniĂšres difficultĂ©s, elle pouvait partir, certes, sans un sou en poche, mais sans laisser aucune dette derriĂšre elle ; et elle devait quitter Paris le lendemain, pour aller Ă Rome rejoindre son frĂšre, qui avait eu la chance d'y obtenir une petite situation d'ingĂ©nieur. Il lui avait Ă©crit que des leçons l'y attendaient. C'Ă©tait toute leur existence Ă recommencer. En se levant, le matin de cette derniĂšre jours, qu'elle passerait Ă Paris, un dĂ©sir lui vint de ne pas s'Ă©loigner tenter d'avoir des nouvelles de Victor. Jusque-lĂ , toutes les recherches Ă©taient restĂ©es vaines. Mais elle se rappelait les promesses de la MĂ©chain, elle se disait que peut-ĂÂȘtre cette femme savait quelque chose ; et il Ă©tait facile de la questionner, en se rendant chez Busch, vers quatre heures. D'abord, elle repoussa cette idĂ©e quoi bon tout cela n'Ă©tait-il pas mort ? Puis, elle en souffrit rĂ©ellement, le coeur douloureux, comme d'un enfant qu'elle aurait perdu, et sur la tombe duquel elle n'aurait pas portĂ© des fleurs, en s'en allant. A quatre heures, elle descendit rue Feydeau. Les deux portes du palier Ă©taient ouvertes, de l'eau bouillait violemment dans la cuisine noire, tandis que, de l'autre cĂÂŽtĂ©, dans l'Ă©troit cabinet, la MĂ©chain, qui occupait le fauteuil de Busch, semblait submergĂ©e au milieu d'un tas de papiers qu'elle tirait par liasses Ă©normes de son vieux sac de cuir. " Ah ! c'est vous, ma bonne madame ! Vous tombez dans un bien vilain moment. M. Sigismond est Ă l'agonie. Et le pauvre M. Busch en perd la tĂÂȘte, positivement, tant il aime son frĂšre. Il ne fait que courir comme un fou, il est encore sorti pour ramener un mĂ©decin... Vous voyez, je suis obligĂ©e de m'occuper de ses affaires, car voilĂ huit jours qu'il n'a seulement pas achetĂ© un titre ni mis le nez dans une crĂ©ance. Heureusement, j'ai fait tout Ă l'heure un coup, oh ! un vrai coup, qui le consolera un peu de son chagrin, le cher homme, quand il reviendra Ă la raison. " Mme Caroline, saisie, oubliait qu'elle Ă©tait lĂ pour Victor, car elle avait reconnu des titres dĂ©classĂ©s de l'Universelle, dans les papiers que la MĂ©chain tirait Ă poignĂ©es de son sac. Le vieux cuir en craquait, et elle en sortait toujours, devenue bavarde, au milieu de sa joie. " Tenez ! j'ai eu tout ça pour deux cent cinquante francs, il y en a bien cinq mille, ce qui les met Ă un sou... Hein ? un sou, des actions qui ont Ă©tĂ© cotĂ©es trois mille francs ! Les voilĂ presque retombĂ©es au prix du papier, oui ! du papier Ă la livre... Mais elles valent mieux tout de mĂÂȘme, nous les revendrons au moins dix sous, parce qu'elles sont recherchĂ©es par les gens en faillite. Vous comprenez, elles ont eu une si bonne rĂ©putation, qu'elles meublent encore. Elles font trĂšs bien dans un passif, c'est trĂšs distinguĂ© d'avoir Ă©tĂ© victime de la catastrophe... Enfin j'ai eu une chance extraordinaire, j'avais flairĂ© la fosse oĂÂč, depuis la bataille, toute cette marchandise dormait, un vieux fond d'abattoir qu'un imbĂ©cile, mal renseignĂ©, m'a lĂÂąchĂ© pour rien. Et vous pensez si je suis tombĂ©e dessus ! Ah ! ça n'a pas traĂnĂ©, je vous ai nettoyĂ© ça vivement ! " Et elle s'Ă©gayait en oiseau carnassier des champs de massacre de la finance, son Ă©norme personne suait les immondes nourritures dont elle s'Ă©tait engraissĂ©e, tandis que de ses mains courtes et crochues, elle remuait les morts, ces actions dĂ©prĂ©ciĂ©es, dĂ©jĂ jaunies et exhalant une odeur rance. Mais une voix ardente et base s'Ă©leva, venant de la chambre voisine, dont la porte Ă©tait grande ouverte, comme les deux portes du palier. " Bon, voilĂ M. Sigismond qui se remet Ă causer. Il ne fait que ça depuis ce matin... Mon Dieu ! et l'eau qui bout ! l'eau que j'oublie ! C'est pour un tas de tisanes... Ma bonne madame, puisque vous ĂÂȘtes lĂ , voyez donc s'il ne demande pas quelque chose. " La MĂ©chain fila dans la cuisine, et Mme Caroline, que la souffrance attirait, entra dans la chambre. La nuditĂ© en Ă©tait tout Ă©gayĂ©e par un clair soleil d'avril, dont un rayon tombait droit sur la petite table de bois blanc, encombrĂ©e de notes Ă©crites, de dossiers volumineux, d'oĂÂč dĂ©bordait un travail de dix ans ; et il n'y avait toujours rien autre que les deux chaises de paille et les quelques volumes entassĂ©s sur des planches. Dans l'Ă©troit lit de fer, Sigismond, assis contre trois oreillers, vĂÂȘtu jusqu'Ă mi-corps d'une courte blouse de flanelle rouge, parlait, parlait sans relĂÂąche, sous la singuliĂšre excitation cĂ©rĂ©brale, qui prĂ©cĂšde parfois la mort des phtisique il dĂ©lirait, avec des moments d'extraordinaire luciditĂ© ; et, au milieu de sa face amaigrie, encadrĂ©e de ses longs cheveux bouclĂ©s, ses yeux, Ă©largis dĂ©mesurĂ©ment, interrogeaient le vide. Tout de suite, quand Mme Caroline parut, il sembla la reconnaĂtre, bien que jamais ils ne se fussent rencontrĂ©s. " Ah ! c'est vous, madame... Je vous avais vue, je vous appelais de toutes mes forces... Venez, venez plus prĂšs, que je vous dise Ă voix basse... " MalgrĂ© le petit frisson de peur qui l'avait prise, elle s'approcha, elle dut s'asseoir sur une chaise, contre le lit mĂÂȘme. Je ne savais pas, mais je sais maintenant. Mon frĂšre vend des papiers, et il y a des gens que j'ai entendus pleurer lĂ , dans son cabinet... Mon frĂšre, ah ! j'en ai eu le coeur comme traversĂ© d'un fer rouge. Oui, c'est ça qui m'est restĂ© dans la poitrine, ça me brĂ»le toujours, parce que c'est abominable, l'argent, le pauvre monde qui souffre... Alors, tout Ă l'heure, quand je serai mort, mon frĂšre vendra mes papiers, et je ne veux pas, je ne veux pas ! " Sa voix s'Ă©levait peu Ă peu, suppliante. " Tenez ! madame, ils sont lĂ , sur la table. Donnez-les-moi, que nous en fassions un paquet, et vous les emporterez, vous emporterez tout... Oh ! je vous appelais, je vous attendais ! Mes papiers perdus ! toute ma vie de recherches, et d'efforts anĂ©antie ! " Et, comme elle hĂ©sitait Ă lui donner ce qu'il demandait, il joignit les mains. " De grĂÂące, que je m'assure qu'ils y sont bien tous, avant de mourir... Mon frĂšre n'est pas lĂ , mon frĂšre ne dira pas que je me tue... Je vous en supplie... " Alors, elle cĂ©da, bouleversĂ©e par l'ardeur de sa priĂšre. " Vous voyez que j'ai tort, puisque votre frĂšre dit que cela vous fait du mal. - Du mal, oh ! non. Et puis, qu'importe !... Enfin ; cette sociĂ©tĂ© de l'avenir, je suis parvenu Ă la mettre debout, aprĂšs tant de nuits passĂ©es ! Tout y est prĂ©vu, rĂ©solu, c'est toute la justice et tout le bonheur possibles... Quel regret de n'avoir pas eu le temps de rĂ©diger l'oeuvre, avec les dĂ©veloppements nĂ©cessaires ! Mais voici mes notes complĂštes, classĂ©es. Et, n'est-ce pas ? vous allez les sauver, pour qu'un autre, un jour, leur donne la forme du livre dĂ©finitif, lancĂ© par le monde... " De ses longues mains frĂÂȘles, il avait pris les papiers, il les feuilletait amoureusement, tandis que, dans ses grands yeux dĂ©jĂ troubles, se rallumait une flamme. Il parlait trĂšs vite, d'un ton cassĂ© et monotone, avec le tic-tac d'une chaĂne d'horloge que le poids emporte ; et c'Ă©tait le bruit mĂÂȘme de la mĂ©canique cĂ©rĂ©brale fonctionnant sans arrĂÂȘt, dans le dĂ©roulement de l'agonie. " Ah ! comme je la vois, comme elle se dresse lĂ , nettement, la citĂ© de justice et de bonheur !... Tous y travaillent, d'un travail personnel, obligatoire et libre. La nation n'est qu'une sociĂ©tĂ© de coopĂ©ration immense, les outils deviennent la propriĂ©tĂ© de tous, les produits sont centralisĂ©s dans de vastes entrepĂÂŽts gĂ©nĂ©raux. On a effectuĂ© tant de labeur utile, on a droit Ă tant de consommation sociale. C'est l'heure d'ouvrage qui est la commune mesure, un objet ne vaut que ce qu'il a coĂ»tĂ© d'heures, il n'y a plus qu'un Ă©change, entre tous les producteurs, Ă l'aide des bons de travail, et cela sous la direction de la communautĂ©, sans qu'aucun autre prĂ©lĂšvement soit fait que l'impĂÂŽt unique pour Ă©lever les enfants et nourrir les vieillards, renouveler l'outillage, dĂ©frayer les services publics gratuits... Plus d'argent, et dĂšs lors plus de spĂ©culation, plus de vol, plus de trafics abominables, plus de ces crimes que la cupiditĂ© exaspĂšre, les filles Ă©pousĂ©es pour leur dot, les vieux parents Ă©tranglĂ©s pour leur hĂ©ritage, les passants assassinĂ©s pour leur bourse !... Plus de classes hostiles, de patrons et d'ouvriers, de prolĂ©taires et de bourgeois et, dĂšs lors, plus de lois restrictives ni de tribunaux, de force armĂ©e gardant l'ini- que accaparement des uns contre la faim enragĂ©e des autres !... Plus d'oisifs d'aucune sorte, et dĂšs lors plus de propriĂ©taires nourris par le loyer, de rentiers entretenus comme des filles par la chance, plus de luxe enfin ni de misĂšre !... Ah ! n'est-ce pas l'idĂ©ale Ă©quitĂ©, la souveraine sagesse, pas de privilĂ©giĂ©s, pas de misĂ©rables, chacun fai- sant son bonheur par son effort, la moyenne du bonheur humain ! Il s'exaltait, et sa voix devenait douce, lointaine, comme si elle s'Ă©loignait et se perdait trĂšs haut, dans l'avenir dont il annonçait la venue. " Et si j'entrais dans les dĂ©tails... Vous voyez, cette feuille sĂ©parĂ©e, avec toutes ces notes marginales c'est l'organisation de la famille, le contrat libre, l'Ă©ducation et l'entretien des enfants mis Ă la charge de la communautĂ©... Pourtant, ce n'est point l'anarchie. Regardez cette autre note je veux un comitĂ© directeur pour chaque branche de la production, chargĂ© de proportionner celle-ci Ă la consommation, en Ă©tablissant les besoins rĂ©els... Et ici, encore un dĂ©tail d'organisation dans les villes, dans les champs, des armĂ©es industrielles, des armĂ©es agricoles manoeuvreront sous la conduite des chefs Ă©lus par elles, obĂ©issant Ă des rĂšglements qu'elles auront votĂ©s... Tenez ! j'ai aussi indiquĂ© lĂ , par des calculs approximatifs, Ă combien d'heures la journĂ©e de travail pourra ĂÂȘtre rĂ©duite dans vingt ans. GrĂÂące au grand nombre des bras nouveaux, grĂÂące surtout aux machines, on ne travaillera que quatre heures, trois peut-ĂÂȘtre ; et que de temps on aura pour jouir de la vie ! car ce n'est pas une caserne, c'est une citĂ© de libertĂ© et de gaietĂ©, oĂÂč chacun reste libre de son plaisir, avec tout le temps de satisfaire ses lĂ©gitimes appĂ©tits, la joie d'aimer, d'ĂÂȘtre fort, d'ĂÂȘtre beau, d'ĂÂȘtre intelligent, de prendre sa part de l'inĂ©puisable nature. " Et son geste, autour de la misĂ©rable chambre, possĂ©dait monde. Dans cette nuditĂ© oĂÂč il avait vĂ©cu, cette pauvretĂ© sans besoins oĂÂč il se mourait, il faisait d'une main fraternelle le partage des biens de la terre. C'Ă©tait l'universelle fĂ©licitĂ©, tout ce qui est bon et dont il n'avait pas joui, qu'il distribuait de la sorte, en sachant qu'il n'en jouirait jamais. Il avait hĂÂątĂ© sa mort pour ce suprĂÂȘme cadeau Ă l'humanitĂ© souffrante. Mais ses mains s'Ă©garaient, tĂÂątonnantes, parmi les notes Ă©parses, tandis que ses yeux ne voyaient dĂ©jĂ plus, emplis de l'Ă©blouissement de mort, semblaient apercevoir l'infinie perfection, au- delĂ de la vie, dans un ravissement d'extase dont toute sa face s'Ă©clairait. " Ah ! que d'activitĂ©s nouvelles, l'humanitĂ© entiĂšre au travail au terres incultes, les mains de tous les vivants amĂ©liorant le monde !... Il n'y a plus de landes, plus de marais, plus de terres incultes. Les bras de mer sont comblĂ©s, les montagnes gĂÂȘnantes disparaissent, les dĂ©serts se changent en vallĂ©es fertiles, sous les eaux qui jaillissent de toutes parts. Aucun prodige n'est irrĂ©alisable, les anciens grands travaux font sourire, tant ils semblent timides et enfantins. La terre enfin est habitable... Et c'est tout l'homme dĂ©veloppĂ©, grandi, jouissant de ses pleins appĂ©tits, devenu le vrai maĂtre. Les Ă©coles et les ateliers sont ouverts, l'enfant choisit librement son mĂ©tier, que les aptitudes dĂ©terminent. Des annĂ©es dĂ©jĂ se sont Ă©coulĂ©es, et la sĂ©lection s'est faite, grĂÂące Ă des examens sĂ©vĂšres, il ne suffit plus de pouvoir payer l'instruction, il faut en profiter. Chacun se trouve ainsi arrĂÂȘtĂ©, utilisĂ©, au juste degrĂ© de son intelligence, ce qui rĂ©partit Ă©quitablement les fonctions publiques, d'aprĂšs les indications mĂÂȘmes de la nature. Chacun pour tous, selon sa force... Ah ! citĂ© active et joyeuse, citĂ© idĂ©ale de saine exploitation humaine, oĂÂč n'existe plus le vieux prĂ©jugĂ© contre le travail manuel, oĂÂč l'on voit un grand poĂšte menuisier, un serrurier grand savant ! Ah ! citĂ© bienheureuse, citĂ© triomphale vers qui les hommes marchent depuis tant de siĂšcles, citĂ© dont les murs blancs resplendissent, lĂ -bas... LĂ -bas, dans le bonheur, dans l'aveuglant soleil... Ses yeux pĂÂąlirent, les derniers mots s'exhalĂšrent, indistincts, en un petit souffle ; et sa tĂÂȘte retomba, gardant le sourire extasiĂ© de ses lĂšvres. Il Ă©tait mort. BouleversĂ©e de pitiĂ© et de tendresse, Mme Caroline le regardait, lorsqu'elle eut, derriĂšre elle, la sensation d'une tempĂÂȘte qui entrait. C'Ă©tait Busch, revenant sans mĂ©decin, haletant, ravagĂ© d'angoisse ; tandis que la MĂ©chain, sur ses talons, lui expliquait pourquoi elle n'avait pu encore faire la tisane, l'eau s'Ă©tant renversĂ©e. Mais il avait aperçu son frĂšre, son petit enfant, comme il le nommait, couchĂ© sur le dos, immobile, avec la bouche ouverte, les yeux fixes ; et il comprit, et il poussa un hurlement de bĂÂȘte Ă©gorgĂ©e. D'un bond, il s'Ă©tait jetĂ© sur le corps, il l'avait soulevĂ© dans ses deux grands bras, comme pour lui souffler de la vie. Ce terrible mangeur d'or, qui aurait tuĂ© un homme pour dix sous, qui avait si longtemps Ă©cumĂ© le Paris immonde, hurlait d'une abominable souffrance. Son petit enfant, mon Dieu ! Lui qui le couchait, qui le dorlotait ainsi qu'une mĂšre ! Il ne l'aurait jamais plus, son petit enfant ! Et, dans une crise d'enragĂ© dĂ©sespoir, il ramassa les papiers Ă©pars sur le lit, il les dĂ©chira, les broya, comme s'il avait voulu anĂ©antir tout ce travail imbĂ©cile et jalousĂ©, qui lui avait tuĂ© son frĂšre. Mme Caroline, alors, sentit son coeur se fondre. Le malheureux ! il ne l'emplissait plus que d'une divine pitiĂ©. Mais oĂÂč donc avait-elle entendu hurler ainsi ? Une seule fois dĂ©jĂ , le cri de la douleur humaine l'avait pĂ©nĂ©trĂ© d'un tel frisson. Et elle se souvint, c'Ă©tait chez Mazaud, le hurlement de la mĂšre et des petits, devant le cadavre du pĂšre. Comme incapable de se soustraire Ă cette souffrance, elle resta encore un instant, rendit des services. Puis, au moment de partir, se retrouvant seule avec la MĂ©chain, dans l'Ă©troit cabinet d'affaires, elle se rappela qu'elle Ă©tait venue pour la questionner sur Victor. Et elle l'interrogea. Ah ! bien, Victor, il Ă©tait loin, s'il courait toujours ! Elle avait battu Paris pendant trois mois, sans seulement dĂ©couvrir une piste. Elle y renonçait, il serait toujours temps de retrouver un jour ce bandit sĂ»r l'Ă©chafaud. Et Mme Caroline l'Ă©coutait, glacĂ©e et muette. Oui, c'Ă©tait fini, le monstre Ă©tait lĂÂąchĂ© par le monde, Ă l'avenir, Ă l'inconnu, ainsi qu'une bĂÂȘte Ă©cumant du virus hĂ©rĂ©ditaire, qui devait Ă©largir le mal Ă chacun de ses coups de dent. Dehors, sur le trottoir de la rue Vivienne, Mme Caroline fut surprise de la douceur de l'air. Il Ă©tait cinq heures, le soleil se couchait dans un ciel d'une puretĂ© tendre, dorant au loin les enseignes hautes du boulevard. Cet avril, si charmant d'une nouvelle jeunesse, Ă©tait comme une caresse Ă tout son ĂÂȘtre physique, jusqu'au coeur. Elle respira fortement, soulagĂ©e, plus heureuse dĂ©jĂ , avec la sensation de l'invincible espoir qui revenait et grandissait. C'Ă©tait sans doute la mort si belle de ce rĂÂȘveur, donnant son dernier souffle Ă sa chimĂšre de justice et d'amour, qui l'attendrissait ainsi, dans le songe qu'elle avait Ă©galement fait d'une humanitĂ© purgĂ©e du mal exĂ©crable de l'argent ; et c'Ă©tait encore le hurlement de l'autre, la tendresse exaspĂ©rĂ©e et saignante du terrible loup-cervier, qu'elle croyait sans coeur, incapable de larmes. Non pourtant ! elle ne s'en Ă©tait pas allĂ©e sous l'impression consolante de tant de bontĂ© humaine, au milieu de tant de douleur ; elle avait au contraire emportĂ© la dĂ©sespĂ©rance finale du petit monstre Ă©chappĂ©, galopant, semant par les routes le ferment de pourriture dont jamais la terre n'arriverait Ă se guĂ©rir. Alors, pourquoi donc cette gaietĂ© renaissante qui l'envahissait toute ? Lorsqu'elle fut au boulevard, Mme Caroline tourna Ă gauche, ralentit le pas, au milieu de l'animation de la foule. Un instant, elle s'arrĂÂȘta devant une petite voiture pleine de bottes de lilas et de giroflĂ©es, dont le fort parfum l'enveloppa d'une bouffĂ©e de printemps. Et, main- tenant, en elle, tandis qu'elle reprenait sa marche, le flot de la joie montait, comme d'une source bouillonnante, qu'elle aurait tentĂ© vainement d'arrĂÂȘter, de boucher avec ses deux mains. Elle avait compris, elle ne voulait pas. Non, non ! les affreuses catastrophes Ă©taient trop rĂ©centes, elle ne pouvait ĂÂȘtre gaie, s'abandonner Ă ce jaillissement d'Ă©ternelle vie qui la soulevait. Et elle s'efforçait de garder son deuil, elle se rappelait au dĂ©sespoir par tant de souvenirs cruels. Quoi ? elle aurait ri encore, aprĂšs l'Ă©croulement de tout, une si effrayante somme de misĂšres ! Oubliait-elle qu'elle Ă©tait complice ? et elle se citait les faits, celui-ci, celui-lĂ , cet autre, qu'elle aurait dĂ» mettre tout son reste d'existence Ă pleurer. Mais, entre ses doigts serrĂ©s sur son coeur, le bouillonnement de sĂšve devenait plus impĂ©tueux, la source de vie dĂ©bordait, Ă©cartait les obstacles pour couler librement, en rejetant les Ă©paves aux deux bords, claire et triomphante sous le soleil. DĂšs ce moment, vaincue, Mme Caroline dut s'abandonner Ă la force irrĂ©sistible du continuel rajeunissement. Comme elle le disait en riant parfois, elle ne pouvait ĂÂȘtre triste. L'Ă©preuve Ă©tait faite, elle venait de toucher le fond du dĂ©sespoir, et voici que l'espoir ressuscitait de nouveau, brisĂ©, ensanglantĂ©, mais vivace quand mĂÂȘme, plus large de minute en minute. Certes, aucune illusion ne lui restait, la vie Ă©tait dĂ©cidĂ©ment injuste et ignoble, comme la nature. Pourquoi donc cette dĂ©raison de l'aimer, de la vouloir, de compter, ainsi que l'enfant Ă qui l'on promet un plaisir toujours diffĂ©rĂ©, sur le but lointain et inconnu vers lequel, sans fin, elle nous conduit ? Puis, lorsqu'elle tourna dans la rue de la ChaussĂ©e-d'Antin, elle ne raisonna mĂÂȘme plus ; la philosophe, en elle, la savante et la lettrĂ©e, abdiquait, fatiguĂ©e de l'inutile recherche des causes ; elle n'Ă©tait plus qu'une crĂ©ature heureuse du beau ciel et de l'air doux, goĂ»tant l'unique jouissance de se bien porter, d'entendre ses petits pieds fermes battre le trottoir. Ah ! la joie d'ĂÂȘtre, est-ce qu'au fond il en existe une autre ? La vie telle qu'elle est, dans sa force, si abominable qu'elle soit, avec son Ă©ternel espoir ! RentrĂ©e dans son appartement de la rue Saint-Lazare, qu'elle quittait le lendemain, Mme Caroline acheva ses malles ; et, comme elle faisait le tour de la salle des Ă©pures, vide dĂ©jĂ , elle aperçut, sur les murs, les plans et les aquarelles, qu'elle s'Ă©tait promis de ficeler en un rouleau unique, au dernier moment. Mais une songerie l'arrĂÂȘta, Ă chaque feuille de papier, avant d'arracher les quatre pointes, aux quatre angles. Elle revivait ses journĂ©es lointaines d'Orient, de ce pays tant aimĂ©, dont elle semblait avoir gardĂ© en elle l'Ă©clatante lumiĂšre ; elle revivait les cinq annĂ©es qu'elle venait de passer Ă Paris, cette crise de chaque jour, cette activitĂ© folle, le monstrueux ouragan de millions qui avait traversĂ© sa vie, en la saccageant ; et, de ces ruines chaudes encore, elle sentait dĂ©jĂ germer, s'Ă©panouir au soleil toute une floraison. Si la Banque nationale turque s'Ă©tait effondrĂ©e Ă la suite de l'Universelle, la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis restait debout et prospĂšre. Elle revoyait la cĂÂŽte enchantĂ©e de Beyrouth, oĂÂč s'Ă©levaient, au milieu d'immenses magasins, les bĂÂątiments de l'administration, dont elle Ă©tait en train d'Ă©pousseter le plan Marseille mise aux portes de l'Asie Mineure, la MĂ©diterranĂ©e conquise, les nations rapprochĂ©es, pacifiĂ©es peut-ĂÂȘtre. Et cette gorge du Carmel, cette aquarelle qu'elle dĂ©clouait, ne savait-elle pas, par une lettre rĂ©cente, que tout un peuple y avait poussĂ© ? Le village de cinq cents habitants, nĂ© d'abord autour de la mine en exploitation, Ă©tait Ă prĂ©sent une ville, plusieurs milliers d'ĂÂąmes, toute une civilisation, des routes, des usines, des Ă©coles, fĂ©condant ce coin mort et sauvage. Puis, c'Ă©taient les tracĂ©s, les nivellements et les profils, pour la ligne ferrĂ©e de Brousse Ă Beyrouth par Angora et Alep, une sĂ©rie de grandes feuilles, qu'une Ă une elle roulait sans doute, il s'Ă©coulerait des annĂ©es, avant que les cols du Taurus fussent traversĂ©s Ă toute vapeur ; mais dĂ©jĂ la vie affluait de partout, le sol de l'antique berceau venait d'ĂÂȘtre ensemencĂ© d'une nouvelle moisson d'hommes, le progrĂšs de demain y grandirait, avec une vigueur de vĂ©gĂ©tation extraordinaire, dans ce merveilleux climat, sous les grands soleils. N'y avait-il pas lĂ le rĂ©veil d'un monde, l'humanitĂ© Ă©largie et plus heureuse ? Maintenant, Mme Caroline, Ă l'aide d'une forte ficelle nouait le paquet des plans. Son frĂšre, qui l'attendait Ă Rome, oĂÂč tous deux allaient recommencer une existence, lui avait bien recommandĂ© de les emballer avec soin ; et, comme elle serrait les noeuds, l'idĂ©e lui vint de Saccard, qu'elle savait en Hollande, lancĂ© de nouveau dans une affaire colossale, le dessĂšche
Lerenseignement militaire français a au moins trois dĂ©fis Ă relever. La Loi de programmation militaire [LPM] 2019-25, comme les deux prĂ©cĂ©dentes, fait du renseignement une prioritĂ©. Ce qui passera par le renouvellement des moyens spatiaux [programmes MUSIS qui renforcera les capacitĂ©s dâobservation optique et radar et CERES, pour l
Emile Zola L'Argent I Onze heures venaient de sonner Ă la Bourse, lorsque Saccard entra chez Champeaux, dans la salle blanc et or, dont les deux hautes fenĂÂȘtres donnent sur la place. D'un coup d'oeil, il parcourut les rangs de petites tables, oĂÂč les convives affamĂ©s se serraient coude Ă coude ; et il parut surpris de ne pas voir le visage qu'il cherchait. Comme, dans la bousculade du service, un garçon passait, chargĂ© de plats " Dites donc, M. Huret n'est pas venu ? - Non, monsieur, pas encore. " Alors, Saccard se dĂ©cida, s'assit Ă une table que quittait un client, dans l'embrasure d'une des fenĂÂȘtres. Il se croyait en retard ; et, tandis qu'on changeait la serviette, ses regards se portĂšrent au-dehors, Ă©piant les passants du trottoir. MĂÂȘme, lorsque le couvert fut rĂ©tabli, il ne commanda pas tout de suite, il demeura un moment les yeux sur la place, toute gaie de cette claire journĂ©e des premiers jours de mai. A cette heure oĂÂč le monde dĂ©jeunait, elle Ă©tait presque vide sous les marronniers, d'une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupĂ©s ; le long de la grille, Ă la station des voitures, la file des fiacres s'allongeait, d'un bout Ă l'autre ; et l'omnibus de la Bastille s'arrĂÂȘtait au bureau, Ă l'angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs. Le soleil tombait d'aplomb, le monument en Ă©tait baignĂ©, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n'y avait encore que l'armĂ©e des chaises, en bon ordre. Mais Saccard, s'Ă©tant tournĂ©, reconnut Mazaud, l'agent de change, Ă la table voisine de la sienne Il tendit la main. " Tiens ! c'est vous. Bonjour ! - Bonjour ! " rĂ©pondit Mazaud, en donnant une poignĂ©e de main distraite. Petit, brun, trĂšs vif, joli homme, il venait d'hĂ©riter de la charge d'un de ses oncles, Ă trente-deux ans. Et il semblait tout au convive qu'il avait en face de lui, un gros monsieur Ă figure rouge et rasĂ©e, le cĂ©lĂšbre Amadieu, que la Bourse vĂ©nĂ©rait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres Ă©taient tombĂ©s Ă quinze francs, et que l'on considĂ©rait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l'affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans calcul ni flair, par un entĂÂȘtement de brute chanceuse. Aujourd'hui que la dĂ©couverte de filons rĂ©els et considĂ©rables avait fait dĂ©passer aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son opĂ©ration imbĂ©cile qui aurait dĂ» le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il Ă©tait saluĂ©, consultĂ© surtout. D'ailleurs, il ne donnait plus d'ordres, comme satisfait, trĂÂŽnant dĂ©sormais dans son coup de gĂ©nie unique et lĂ©gendaire. Mazaud devait rĂÂȘver sa clientĂšle. Saccard, n'ayant pu obtenir d'Amadieu mĂÂȘme un sourire, salua la table d'en face, oĂÂč se trouvaient rĂ©unis trois spĂ©culateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. " Bonjour ! ça va bien ? - Oui, pas mal... Bonjour ! " Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l'hostilitĂ© presque. Pillerault pourtant, trĂšs grand, trĂšs maigre, avec des gestes saccadĂ©s et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d'habitude la familiaritĂ© d'un joueur qui Ă©rigeait en principe le casse-cou, dĂ©clarant qu'il culbutait dans des catastrophes, chaque fois qu'il s'appliquait Ă rĂ©flĂ©chir. Il Ă©tait d'une nature exubĂ©rante de haussier, toujours tournĂ© Ă la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagĂ© par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie Ă de continuelles craintes de cataclysme. Quant Ă Salmon, un trĂšs bel homme luttant contre la cinquantaine, Ă©talant une barbe superbe, d'un noir d'encre, il passait pour un gaillard extraordinairement fort. Jamais il ne parlait, il ne rĂ©pondait que par des sourires, on ne savait dans quel sens il jouait, ni mĂÂȘme s'il jouait ; et sa façon d'Ă©couter impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, aprĂšs lui avoir fait une confidence, courait changer un ordre, dĂ©montĂ© per son silence. Dans cette indiffĂ©rence qu'on lui tĂ©moignait, Saccard Ă©tait restĂ© les regards fiĂ©vreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il nĂąâŹâąĂ©changea plus un signe de tĂÂȘte qu'avec un grand jeune homme, assis a trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, Ă la face longue et brune, qu'Ă©clairaient des yeux noirs magnifiques, mais qu'une bouche mauvaise, inquiĂ©tante, gĂÂątait. L'amabilitĂ© de ce garçon acheva de l'irriter quelque exĂ©cutĂ© d'une Bourse Ă©trangĂšre, un de ces gaillards mystĂ©rieux aimĂ© des femmes, tombĂ© depuis le dernier automne sur le marchĂ©, qu'il avait dĂ©jĂ vu Ă l'oeuvre comme prĂÂȘte-nom dans un dĂ©sastre de banque, et qui peu Ă peu conquĂ©rait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grĂÂące infatigable, mĂÂȘme pour les plus tarĂ©s. Un garçon Ă©tait debout devant Saccard. " Qu'est-ce que monsieur prend ? - Ah ! oui... Ce que vous voudrez, une cĂÂŽtelette, des asperges. " Puis, il rappela le garçon. " Vous ĂÂȘtes sĂ»r que M. Huret n'est pas venu avant moi et n'est pas reparti ? - Oh ! absolument sĂ»r ! " Ainsi, il en Ă©tait lĂ , aprĂšs la dĂ©bĂÂącle qui, en octobre, l'avait forcĂ© une fois de plus Ă liquider sa situation, Ă vendre son hĂÂŽtel du parc Monceau, pour louer un appartement les Sabatanis seuls le saluaient, son entrĂ©e dans un restaurant, oĂÂč il avait rĂ©gnĂ©, ne faisait plus tourner toutes les tĂÂȘtes, tendre toutes les mains. Il Ă©tait beau joueur, il restait sans rancune, Ă la suite de cette derniĂšre affaire de terrains, scandaleuse et dĂ©sastreuse, dont il n'avait guĂšre sauvĂ© que sa peau. Mais une fiĂšvre de revanche s'allumait dans son ĂÂȘtre ; et l'absence d'Huret qui avait formellement promis d'ĂÂȘtre lĂ , dĂšs onze heures, pour lui rendre compte de la dĂ©marche dont il s'Ă©tait chargĂ© prĂšs de son frĂšre Rougon, le ministre alors triomphant, l'exaspĂ©rait surtout contre ce dernier. Huret, dĂ©putĂ© docile, crĂ©ature du grand homme, n'Ă©tait qu'un commissionnaire. Seulement, Rougon, lui qui pouvait tout, Ă©tait-ce possible qu'il l'abandonnĂÂąt ainsi ? Jamais il ne s'Ă©tait montrĂ© bon frĂšre. Qu'il se fĂ»t fĂÂąchĂ© aprĂšs la catastrophe, qu'il eĂ»t rompu ouvertement pour n'ĂÂȘtre point compromis lui-mĂÂȘme, cela s'expliquait ; mais, depuis six mois, n'aurait-il pas dĂ» lui venir secrĂštement en aide et, maintenant, allait-il avoir le coeur de refuser le suprĂÂȘme coup d'Ă©paule qu'il lui faisait demander par un tiers, n'osant le voir en personne, craignant quelque crise de colĂšre qui l'emporterait ? Il n'avait qu'un mot Ă dire, il le remettrait debout, avec tout ce lĂÂąche et grand Paris sous les talons. " Quel vin dĂ©sire monsieur ? demanda le sommelier. - Votre bordeaux ordinaire. " Saccard, qui laissait refroidir sa cĂÂŽtelette, absorbĂ©, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C'Ă©tait Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier qu'il avait connu besogneux, et qui se glissait entre les tables, sa cote Ă la main. Il fut ulcĂ©rĂ© de le voir filer devant lui, sans s'arrĂÂȘter, pour aller tendre la cote Ă Pillerault et Ă Moser. Distraits, engagĂ©s dans une discussion, ceux-ci y jetĂšrent Ă peine un coup d'oeil non, ils n'avaient pas d'ordre Ă donner, ce serait pour une autre fois, Massias, n'osant s'attaquer au cĂ©lĂšbre Amadieu, penchĂ© au-dessus d'une salade de homard, en train de causer Ă voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l'Ă©tudia longuement, puis la rendit, sans un mot. La salle s'animait. D'autres remisiers, Ă chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s'Ă©changeaient de loin, toute une passion d'affaires montait, Ă mesure que s'avançait l'heure. Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu Ă peu, les voitures et les piĂ©tons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, Ă©clatantes de soleil, des taches noires, des hommes se montraient dĂ©jĂ , un Ă un. " Je vous rĂ©pĂšte, dit Moser de sa voix dĂ©solĂ©e, que ces Ă©lections complĂ©mentaires du 20 mars sont un symptĂÂŽme des plus inquiĂ©tants... Enfin, c'est aujourd'hui Paris tout entier acquis Ă l'opposition. " Mais Pillerault haussait les Ă©paules. Carnot et Garnier-PagĂ©s de plus sur les bancs de la gauche, quĂąâŹâąest-ce que ça pouvait faire ? " C'est comme la question des duchĂ©s, reprit Moser, eh bien, elle est grosse de complications... Certainement ! vous avez beau rire. Je ne dis pas que nous devions faire la guerre Ă la Prusse, pour l'empĂÂȘcher de s'engraisser aux dĂ©pens du Danemarck ; seulement, il y avait des moyens d'action... Oui, oui, lorsque les gros se mettent Ă manger les petits, on ne sait jamais oĂÂč ça s'arrĂÂȘte... Et, quant au Mexique... Pillerault, qui Ă©tait dans un de ses jours de satisfaction universelle, l'interrompit d'un Ă©clat de rire " Ah ! non, mon cher, ne vous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique... Le Mexique, ce sera la page glorieuse du rĂšgne... OĂÂč diable prenez-vous que lĂąâŹâąempire soit malade ? Est-ce qu'en janvier l'emprunt de trois cents millions n'a pas Ă©tĂ© couvert plus de quinze fois ? Un succĂšs Ă©crasant !... Tenez ! je vous donne rendez-vous en 67, oui, dans trois ans d'ici, lorsqu'on ouvrira l'Exposition universelle que l'empereur vient de dĂ©cider. - Je vous dis que tout va mal ! affirma dĂ©sespĂ©rĂ©ment Moser. - Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! " Salmon les regardait l'un aprĂšs l'autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait Ă©coutĂ©s, ramenait aux difficultĂ©s de sa situation personnelle cette crise oĂÂč l'empire semblait entrer. Lui, une fois encore, Ă©tait par terre est-ce que cet empire, qui l'avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d'un coup de la destinĂ©e la plus haute Ă la plus misĂ©rable ? Ah ! depuis douze ans, qu'il l'avait aimĂ© et dĂ©fendu, ce rĂ©gime oĂÂč il s'Ă©tait senti vivre, pousser, se gorger de sĂšve, ainsi que l'arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient. Mais, si son frĂšre voulait l'en arracher, si on le retranchait de ceux qui Ă©puisaient le sol gras des jouissances, que tout fĂ»t donc emportĂ©, dans la grande dĂ©bĂÂącle finale des nuits de fĂÂȘte ! Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle oĂÂč l'agitation croissait sans cesse, envahi par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d'apercevoir son image ; et elle l'avait surpris. L'ĂÂąge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n'en paraissaient guĂšre que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacitĂ© de jeune homme. MĂÂȘme, avec les annĂ©es, son visage noir et creusĂ© de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s'Ă©tait comme arrangĂ©, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc. Et, invinciblement, il se rappelait son arrivĂ©e Ă Paris, au lendemain du coup d'Etat, le soir d'hiver oĂÂč il Ă©tait tombĂ© sur le pavĂ©, les poches vides, affamĂ©, ayant toute une rage d'appĂ©tits Ă satisfaire. Ah ! cette premiĂšre course Ă travers les rues, lorsque, avant mĂÂȘme de dĂ©faire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes Ă©culĂ©es, son paletot graisseux, pour la conquĂ©rir ! Depuis cette soirĂ©e, il Ă©tait souvent montĂ© trĂšs haut, un fleuve de millions avait coulĂ© entre ses mains, sans que jamais il eĂ»t possĂ©dĂ© la fortune en esclave, ainsi qu'une chose Ă soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matĂ©rielle. Toujours le mensonge, la fiction avait habitĂ© ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilĂ qu'il se retrouvait sur le pavĂ©, comme Ă l'Ă©poque lointaine du dĂ©part, aussi jeune, aussi affamĂ©, inassouvi toujours, torturĂ© du mĂÂȘme besoin de jouissances et de conquĂÂȘtes. Il avait goĂ»tĂ© Ă tout, et il ne s'Ă©tait pas rassasiĂ©, n'ayant pas eu l'occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondĂ©ment dans les personnes et dans les choses. A cette heure, il se sentait cette misĂšre d'ĂÂȘtre, sur le pavĂ©, moins qu'un dĂ©butant, qu'auraient soutenu l'illusion et l'espoir. Et une fiĂšvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquĂ©rir, de monter plus haut qu'il n'Ă©tait jamais montĂ©, de poser enfin le pied sur la citĂ© conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l'Ă©difice solide de la fortune, la vraie royautĂ© de l'or trĂÂŽnant sur des sacs pleins ! La voix de Moser qui s'Ă©levait de nouveau, aigre et trĂšs aiguĂ, tira un instant Saccard de ses rĂ©flexions. " L'expĂ©dition du Mexique coĂ»te quatorze millions par mois, c'est Thiers qui l'a prouvĂ©... Et il faut vraiment ĂÂȘtre aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majoritĂ© est Ă©branlĂ©e. Ils sont trente et quelques maintenant, Ă gauche. L'empereur lui-mĂÂȘme comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu'il se fait le promoteur de la libertĂ©. " Pillerault ne rĂ©pondait plus, se contentait de ricaner d'un air de mĂ©pris. " Oui, je sais, le marchĂ© vous paraĂt solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin... On a trop dĂ©moli et trop reconstruit, Ă Paris, voyez-vous ! Les grands travaux ont Ă©puisĂ© l'Ă©pargne. Quant aux puissantes maisons de crĂ©dit qui vous semblent si prospĂšres, attendez qu'une d'elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter Ă la file... Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu'on vient de fonder pour amĂ©liorer la condition des ouvriers, m'effraie beaucoup, moi. Il y a, en France, une protestation, un mouvement rĂ©volutionnaire qui s'accentue chaque jour... Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crĂšvera. " Alors ce fut une protestation bruyante. Ce sacrĂ© Moser avait sa crise de foie, dĂ©cidĂ©ment. Mais lui-mĂÂȘme, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, oĂÂč Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, Ă causer trĂšs bas. Peu Ă peu, la salle entiĂšre s'inquiĂ©tait de ces longues confidences. Qu'avaient-ils Ă se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, prĂ©parait un coup. Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa Ă©galement la voix. " Vous savez, les Anglais veulent empĂÂȘcher qu'on travaille lĂ -bas. On pourrait bien avoir la guerre. " Cette fois, Pillerault fut Ă©branlĂ©, par l'Ă©normitĂ© mĂÂȘme de la nouvelle. C'Ă©tait incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquĂ©rant la force d'une certitude l'Angleterre avait envoyĂ© un ultimatum, demandant la cessation immĂ©diate des travaux. Amadieu, Ă©videmment, ne causait que de ça avec Mazaud, Ă qui il donnait l'ordre de vendre tous ses Suez. Un bourdonnement de panique s'Ă©leva dans l'air chargĂ© d'odeurs grasses, au milieu du bruit croissant des vaisselles remuĂ©es. Et, Ă ce moment, ce qui porta l'Ă©motion Ă son comble, ce fut l'entrĂ©e brusque d'un commis de l'agent de change, le petit Flory, un garçon Ă figure tendre, mangĂ©e d'une Ă©paisse barbe chĂÂątaine. Il se prĂ©cipita, un paquet de fiches Ă la main, et les remit au patron, en lui parlant Ă l'oreille. " Bon ! " rĂ©pondit simplement Mazaud, qui classa les fiches dans son carnet. Puis, tirant sa montre " BientĂÂŽt midi ! Dites Ă Berthier de m'attendre. Et soyez lĂ vous- mĂÂȘme, montez chercher les dĂ©pĂÂȘches. " Lorsque Flory s'en fut allĂ©, il reprit sa conversation avec Amadieu, tira d'autres fiches de sa poche, qu'il posa sur la nappe, Ă cĂÂŽtĂ© de son assiette ; et, Ă chaque minute, un client qui partait se penchait au passage, lui disait un mot, qu'il inscrivait rapidement sur un des bouts de papier, entre deux bouchĂ©es. La fausse nouvelle, venue on ne savait d'oĂÂč, nĂ©e de rien, grossissait comme une nuĂ©e d'orage. " Vous vendez, n'est-ce pas ? " demanda Moser Ă Salmon.. Mais le muet sourire de ce dernier fut si aiguisĂ© de finesse, qu'il en resta anxieux, doutant maintenant de cet ultimatum de l'Angleterre, qu'il ne savait mĂÂȘme pas avoir inventĂ©. " Moi, j'achĂšte tant qu'on voudra " , conclut Pillerault, avec sa tĂ©mĂ©ritĂ© vaniteuse de joueur sans mĂ©thode. Les tempes chauffĂ©es par la griserie du jeu, que fouettait cette fin bruyante de dĂ©jeuner, dans l'Ă©troite salle, Saccard s'Ă©tait dĂ©cidĂ© Ă manger ses asperges, en s'irritant de nouveau contre Huret, sur lequel il ne comptait plus. Depuis des semaines, lui, si prompt Ă se rĂ©soudre, il hĂ©sitait, combattu d'incertitudes. Il sentait bien l'impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de faire peau neuve, et il avait rĂÂȘvĂ© d'abord une vie toute nouvelle, dans la haute administration ou dans la politique. Pourquoi le Corps lĂ©gislatif ne lĂąâŹâąaurait-il pas menĂ© au conseil des ministres, comme son frĂšre ? Ce qu'il reprochait Ă la spĂ©culation, c'Ă©tait la continuelle instabilitĂ©, les grosses sommes aussi vite perdues que gagnĂ©es jamais il n'avait dormi sur le million rĂ©el, ne devant rien Ă personne. Et, Ă cette heure oĂÂč il faisait son examen de conscience, il se disait qu'il Ă©tait peut-ĂÂȘtre trop passionnĂ© pour cette bataille de l'argent, qui demandait tant de sang-froid. Cela devait expliquer comment, aprĂšs une vie si extraordinaire de luxe et de gĂÂȘne, il sortait vidĂ©, brĂ»lĂ©, de ces dix annĂ©es de formidables trafics sur les terrains du nouveau Paris, dans lesquels tant d'autres, plus lourds, avaient ramassĂ© de colossales fortunes. Oui, peut-ĂÂȘtre s'Ă©tait-il trompĂ© sur ses vĂ©ritables aptitudes, peut-ĂÂȘtre triompherait-il d'un bond, dans la bagarre politique, avec son activitĂ©, sa foi ardente. Tout allait dĂ©pendre de la rĂ©ponse de son frĂšre. Si celui-ci le repoussait, le rejetait au gouffre de l'agio, eh bien ! ce serait sans doute tant pis pour lui et les autres, il risquerait le grand coup dont il ne parlait encore Ă personne, l'affaire Ă©norme qu'il rĂÂȘvait depuis des semaines et qui l'effrayait lui-mĂÂȘme, tellement elle Ă©tait vaste, faite, si elle rĂ©ussissait ou si elle croulait, pour remuer le monde. Pillerault Ă©levait la voix. " Mazaud, est-ce fini, l'exĂ©cution de Schlosser ? - Oui, rĂ©pondit l'agent de change, l'affiche sera mise aujourd'hui... Que voulez-vous ? c'est toujours ennuyeux, mais j'avais reçu les renseignements les plus inquiĂ©tants et je l'ai escomptĂ© le premier. Il faut bien, de temps Ă autre, donner un coup de balai. - On m'a affirmĂ©, dit Moser, que vos collĂšgues, Jacoby et Delarocque, y Ă©taient pour des sommes rondes. " L'agent eut un geste vague. " Bah ! c'est la part du feu... Ce Schlosser devait ĂÂȘtre d'une bande, et il en sera quitte pour aller Ă©cumer la Bourse de Berlin ou de Vienne. " Les yeux de Saccard s'Ă©taient portĂ©s sur Sabatani, dont un hasard lui avait rĂ©vĂ©lĂ© l'association secrĂšte avec Schlosser tous deux jouaient le jeu connu, l'un Ă la hausse, l'autre Ă la baisse sur une mĂÂȘme valeur, celui qui perdait en Ă©tant quitte pour partager le bĂ©nĂ©fice de l'autre, et disparaĂtre. Mais le jeune homme payait tranquillement l'addition du dĂ©jeuner fin qu'il venait de faire. Puis, avec sa grĂÂące caressante d'Oriental mĂÂątinĂ© d'Italien, il vint serrer la main de Mazaud, dont il Ă©tait le client. Il se pencha, donna un ordre, que celui-ci Ă©crivit sur une fiche. " Il vend ses Suez " , murmura Moser. Et, tout haut, cĂ©dant Ă un besoin, malade de doute " Hein ? que pensez-vous du Suez ? " Un silence se fit dans le brouhaha des voix, toutes les tĂÂȘtes des tables voisines se tournĂšrent. La question rĂ©sumait lĂąâŹâąanxiĂ©tĂ© croissante. Mais le dos dĂąâŹâąArnadieu qui avait simplement invitĂ© Mazaud pour lui recommander un de ses neveux, restait impĂ©nĂ©trable, n'ayant rien Ă dire ; tandis que l'agent, que les ordres de vente qu'il recevait commençaient Ă Ă©tonner, se contentait de hocher la tĂÂȘte, par une habitude professionnelle de discrĂ©tion. " Le Suez, c'est trĂšs bon ! " dĂ©clara de sa voix chantante Sabatani, qui, avant de sortir, se dĂ©rangea de son chemin, pour serrer galamment la main de Saccard. Et Saccard garda un moment la sensation de cette poignĂ©e de main, si souple, si fondante, presque fĂ©minine.. Dans son incertitude de la route Ă prendre, de sa vie Ă refaire, il les traitait tous de filous, ceux qui Ă©taient lĂ . Ah ! si on l'y forçait, comme il les traquerait, comme il les tondrait, les Moser trembleurs, les Pillerault vantards, et ces Salmon plus creux que des courges, et ces Amadieu dont le succĂšs a fait le gĂ©nie ! Le bruit des assiettes et des verres avait repris, les voix s'enrouaient, les portes battaient plus fort, dans la hĂÂąte qui les dĂ©vorait tous d'ĂÂȘtre lĂ -bas, au jeu, si une dĂ©bĂÂącle devait se produire sur le Suez. Et, par la fenĂÂȘtre, au milieu de la place sillonnĂ©e de fiacres, encombrĂ©e de piĂ©tons, il voyait les marches ensoleillĂ©es de la Bourse comme mouchetĂ©es maintenant d'une montĂ©e continue d'insectes humains, des hommes correctement vĂÂȘtus de noir, qui peu Ă peu garnissaient la colonnade ; pendant que, derriĂšre les grilles, apparaissaient quelques femmes, vagues, rĂÂŽdant sous les marronniers. Brusquement, au moment oĂÂč il entamait le fromage qu'il venait de commander, une grosse voix lui fit lever la tĂÂȘte. " Je vous demande pardon, mon cher. Il mĂąâŹâąa Ă©tĂ© impossible de venir plus tĂÂŽt. " Enfin, cĂąâŹâąĂ©tait Huret, un normand du Calvados, une figure Ă©paisse et large de paysan rusĂ©, qui jouait lĂąâŹâąhomme simple. Tout de suite, il se fit servir nĂąâŹâąimporte quoi, le plat du jour, avec un lĂ©gume. " Eh bien " demanda sĂšchement Saccard, qui se contenait. Mais lĂąâŹâąautre ne se pressait pas, le regardait en homme finassier et prudent. Puis, en se mettant Ă manger, avançant la face et baissant la voix " Et bien, jĂąâŹâąai vu le grand homme... Oui, chez lui, ce matin... Oh ! il a Ă©tĂ© trĂšs gentil, trĂšs gentil pour vous. " Il sĂąâŹâąarrĂÂȘta, but un grand verre de vin, se mit une pomme de terre dans la bouche. " Alors ? - Alors, mon cher, voici... Il veut bien faire pour vous tout ce quĂąâŹâąil pourra, il vous trouvera une trĂšs jolie situation, mais pas en France... Ainsi, par exemple, gouverneur dans une de nos colonies, une des bonnes. Vous y seriez le maĂtre, un vrai petit prince. " Saccard Ă©tait devenu blĂÂȘme. " Dites donc, cĂąâŹâąest pour rire, vous vous fichez du monde !... Pourquoi pas tout de suite la dĂ©portation !... Ah ! Il veut se dĂ©barrasser de moi. QuĂąâŹâąil prenne garde que je finisse par le gĂÂȘner pour de bon ! " Huret restait la bouche pleine, conciliant. " Voyons, voyons, on ne veut que votre bien, laissez-nous faire. - Que je me laisse supprimer, nĂąâŹâąest-ce pas ?... Tenez ! tout Ă lĂąâŹâąheure, on disait que lĂąâŹâąempire nĂąâŹâąaurait bientĂÂŽt plus une faute Ă commettre. Oui, la guerre dĂąâŹâąItalie, le Mexique, lĂąâŹâąattitude vis-Ă -vis de la Prusse. Ma parole, cĂąâŹâąest la vĂ©ritĂ© !... Vous ferez tant de bĂÂȘtises et de folies, que la France entiĂšre se lĂšvera pour vous flanquer dehors " Du coup, le dĂ©putĂ©, la fidĂšle crĂ©ature du ministre, sĂąâŹâąinquiĂ©ta, palissant, regardant autour de lui. " Ah ! permettez, permettez, je ne peux pas vous suivre... Rougon est un honnĂÂȘte homme, il n'y a pas de danger, tant qu'il sera lĂ ... Non, n'ajoutez rien, vous le mĂ©connaissez, je tiens Ă le dire. " Violemment, Ă©touffant sa voix entre ses dents serrĂ©es, Saccard l'interrompit. " Soit, aimez-le, faites votre cuisine ensemble... Oui ou non, veut- il me patronner ici, Ă Paris ? - A Paris, jamais ! " Sans ajouter un mot, il se leva, appela le garçon, pour payer, tandis que, trĂšs calme, Huret, qui connaissait ses colĂšres, continuait Ă avaler de grosses bouchĂ©es de pain et le laissait aller, de peur d'un esclandre. Mais, Ă ce moment, dans la salle, il y eut une forte Ă©motion. Gundermann venait d'entrer, le banquier roi, le maĂtre de la Bourse et du monde, un homme de soixante ans, dont l'Ă©norme tĂÂȘte chauve, au nez Ă©pais, aux yeux ronds, Ă fleur de tĂÂȘte, exprimait un entĂÂȘtement et une fatigue immenses. Jamais il n'allait Ă la Bourse, affectant mĂÂȘme de n'y pas envoyer de reprĂ©sentant officiel ; jamais non plus il ne dĂ©jeunait dans un lieu public. Seulement, de loin en loin, il lui arrivait, comme ce jour-lĂ , de se montrer au restaurant Champeaux, oĂÂč il s'asseyait Ă une des tables pour se faire simplement servir un verre d'eau de Vichy, sur une assiette. Souffrant depuis vingt ans d'une maladie d'estomac, il ne se nourrissait absolument que de lait. Tout de suite, le personnel fut en l'air pour apporter le verre d'eau, et tous les convives prĂ©sents s'aplatirent. Moser, l'air anĂ©anti, contemplait cet homme qui savait les secrets, qui faisait Ă son grĂ© la hausse ou la baisse, comme Dieu fait le tonnerre. Pillerault lui-mĂÂȘme le saluait, n'ayant foi qu'en la force irrĂ©sistible du milliard. Il Ă©tait midi et demi, et Mazaud, qui lĂÂąchait vivement Amadieu, revint, se courba devant le banquier, dont il avait parfois l'honneur de recevoir un ordre. Beaucoup de boursiers Ă©taient ainsi en train de partir, qui restĂšrent debout, entourant le dieu, lui faisant une cour dĂąâŹâąĂ©chines respectueuses, au milieu de la dĂ©bandade des nappes salies ; et ils le regardaient avec vĂ©nĂ©ration prendre le verre d'eau, d'une main tremblante, et le porter Ă ses lĂšvres dĂ©colorĂ©es. Autrefois, dans les spĂ©culations sur les terrains de la plaine Monceau ; Saccard avait eu des discussions, toute une brouille mĂÂȘme avec Gundermann. Ils ne pouvaient sĂąâŹâąentendre, l'un passionnĂ© et jouisseur, l'autre sobre et dĂąâŹâąune froide logique. Aussi le premier, dans sa colĂšre, exaspĂ©rĂ© encore par cette entrĂ©e triomphale, sĂąâŹâąen allait-il, lorsque l'autre l'appela. " Dites donc, mon bon ami, est-ce vrai ? vous les affaires... Ma foi, vous faites bien, ça vaut mieux. " Ce fut, pour Saccard, un coup de fouet en plein visage. Il redressa sa petite taille, il rĂ©pliqua d'une voie aiguĂ comme une Ă©pĂ©e " Je fonde une maison de crĂ©dit au capital de vingt-cinq millions, et je compte aller vous voir bientĂÂŽt. " Et il sortit, laissant derriĂšre lui le brouhaha ardent de la salle, oĂÂč tout le monde se bousculait, pour ne pas manquer l'ouverture de la Bourse. Ah ! rĂ©ussir enfin, remettre le talon sur ces gens qui lui tournaient lui tournaient le dos, et lutter de puissance avec ce roi de l'or, et l'abattre peut-ĂÂȘtre un jour ! Il n'Ă©tait pas dĂ©cidĂ© Ă lancer sa grande affaire, il demeurait surpris de la phrase que le besoin de rĂ©pondre lui avait tirĂ©e. Mais pourrait-il tenter la fortune ailleurs, maintenant que son frĂšre l'abandonnait et que les hommes et les choses le blessaient pour le rejeter Ă la lutte, comme le taureau saignant est ramenĂ© dans l'arĂšne ? Un instant, il resta frĂ©missant, au bord du trottoir. C'Ă©tait l'heure active oĂÂč la vie de Paris semble affluer sur cette place centrale, entre la rue Montmartre et la rue Richelieu, les deux artĂšres engorgĂ©es qui charrient la foule. Des quatre carrefours, ouverts aux quatre angles de la place, des flots ininterrompus de voitures coulaient, sillonnant le pavĂ©, au milieu des remous d'une cohue de piĂ©tons. Sans arrĂÂȘt, les deux files de fiacres de la station, le long des grilles, se rompaient et se reformaient ; tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressĂ©, que dominaient les cochers, guides en main, prĂÂȘts Ă fouetter au premier ordre. Envahis, les marches et le pĂ©ristyle Ă©taient noirs d'un fourmillement de redingotes ; et, de la coulisse, installĂ©e dĂ©jĂ sous l'horloge et fonctionnant, montait la clameur de l'offre et de la demande, ce bruit de marĂ©e de l'agio, victorieux du grondement de la ville. Des passants tournaient la tĂÂȘte, dans le dĂ©sir et la crainte de ce qui se faisait lĂ , ce mystĂšre des opĂ©rations financiĂšres oĂÂč peu de cervelles françaises pĂ©nĂštrent, ces ruines, ces fortunes brusques, qu'on ne s'expliquait pas, parmi cette gesticulation et ces cris barbares. Et lui, au bord du ruisseau, assourdi par les voix lointaines, coudoyĂ© par la bousculade des gens pressĂ©s, il rĂÂȘvait une fois de plus la royautĂ© de l'or, dans ce quartier de toutes les fiĂšvres, oĂÂč la Bourse, d'une heure Ă trois, bat comme un coeur Ă©norme, au milieu. Mais, depuis sa dĂ©confiture, il n'avait point osĂ© rentrer Ă la Bourse ; et, ce jour-lĂ encore, un sentiment de vanitĂ© souffrante, la certitude d'y ĂÂȘtre accueilli, en vaincu, l'empĂÂȘchait de monter les marches. Comme les amants chassĂ©s de l'alcĂÂŽve d'une maĂtresse, qu'ils dĂ©sirent davantage, mĂÂȘme en croyant l'exĂ©crer, il revenait fatalement lĂ , il faisait le tour de la colonnade sous des prĂ©textes, traversant le jardin, marchant d'un pas de promeneur, Ă lĂąâŹâąombre des marronniers. Dans cette sorte de square poussiĂ©reux, sans gazon ni fleurs, oĂÂč grouillait sur les bancs, parmi les urinoirs et les kiosques Ă journaux, un mĂ©langĂ© de spĂ©culateurs louches et de femmes du quartier, en cheveux, allaitant des poupons, il affectait une flĂÂąnerie dĂ©sintĂ©ressĂ©e, levait les yeux, guettait, avec la furieuse pensĂ©e qu'il faisait le siĂšge du monument, qu'il l'enserrait d'un cercle Ă©troit, pour y rentrer un jour en triomphateur. Il pĂ©nĂ©tra dans l'angle de droite, sous les arbres qui font face Ă la rue de la Banque, et tout de suite il tomba sur la petite bourse des valeurs dĂ©classĂ©es les " Pieds humides " , comme on appelle avec un ironique mĂ©pris ces joueurs de la brocante, qui cotent en plein vent, dans la boue des jours pluvieux, les titres des compagnies mortes. Il y avait lĂ , en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils dessĂ©chĂ©s d'oiseaux voraces, une extraordinaire rĂ©union de nez typiques, rapprochĂ©s les uns des autres, ainsi que sur une proie, s'acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme prĂšs de se dĂ©vorer entre eux. Il passait, lorsqu'il aperçut un peu Ă l'Ă©cart un gros homme, en train de regarder au soleil un rubis, qu'il levait en l'air, dĂ©licatement, entre ses doigts Ă©normes et sales. " Tiens, Busch !... Vous me faites songer que je voulais monter chez vous. " Busch, qui tenait un cabinet d'affaires, rue Feydeau, au coin de la rue Vivienne, lui avait, Ă plusieurs reprises, Ă©tĂ© d'une utilitĂ© grande, en des circonstances difficiles. Il restait extasiĂ©, Ă examiner l'eau de la pierre prĂ©cieuse, sa large face plate renversĂ©e, ses gros yeux gris comme Ă©teints par la lumiĂšre vive ; et l'on voyait, roulĂ©e en corde, la cravate blanche qu'il portait toujours ; tandis que sa redingote d'occasion, anciennement superbe, mais extraordinairement rĂÂąpĂ©e et, maculĂ©e de taches, remontait jusque dans ses cheveux pĂÂąles, qui tombaient en mĂšches rares et rebelles de son crĂÂąne nu. Son chapeau, roussi par le soleil, lavĂ© par les averses, n'avait plus d'ĂÂąge. Enfin, il se dĂ©cida Ă redescendre sur terre. " Ah ! monsieur Saccard, vous faites un petit tour par ici.. - Oui... C'est une lettre en langue russe, une lettre d'un banquier russe, Ă©tabli Ă Constantinople. Alors, j'ai pensĂ© Ă votre frĂšre, pour me la traduire. " Busch, qui, d'un mouvement inconscient et tendre, roulait toujours le rubis dans sa main droite, tendit la gauche, en disant que, le soir mĂÂȘme, la traduction serait envoyĂ©e. Mais Saccard expliqua qu'il s'agissait seulement de dix lignes. " Je vais monter, votre frĂšre me lira ça tout de suite... " Et il fut interrompu par l'arrivĂ©e d'une femme Ă©norme, Mme MĂ©chain, bien connue des habituĂ©s de la Bourse, une de ces enragĂ©es et misĂ©rables joueuses, dont les mains grasses tripotent dans toutes sortes de louches besognes. Son visage de pleine lune, bouffi et rouge, aux minces yeux bleus, au petit nez perdu, Ă la petite bouche d'oĂÂč sortait une voix flĂ»tĂ©e d'enfant, semblait dĂ©border du vieux chapeau mauve, nouĂ© de travers par des brides grenat ; et la gorge gĂ©ante, et le ventre hydropique, crevaient la robe de popeline verte, mangĂ©e de boue, tournĂ©e au jaune. Elle tenait au bras un antique sac de cuir noir, immense, aussi profond qu'une valise, qu'elle ne quittait jamais. Ce jour-lĂ , le sac gonflĂ©, plein Ă crever, la tirait Ă droite, penchĂ©e comme un arbre. " Vous voilĂ , dit Busch qui devait l'attendre. - Oui, et j'ai reçu les papiers de VendĂÂŽme, je les apporte. - Bon ! filons chez moi... Rien Ă faire aujourd'hui, ici " Saccard avait eu un regard vacillant sur le vaste sac de cuir. Il savait que, fatalement, allaient tomber lĂ les titres dĂ©lassĂ©s, les actions des sociĂ©tĂ©s mises en faillite, sur lesquelles les Pieds humides agiotent encore, des actions de cinq cents francs qu'ils se disputent Ă vingt sous, Ă dix sous, dans le vague espoir d'un relĂšvement improbable, ou plus pratiquement comme une marchandise scĂ©lĂ©rate, qu'ils cĂšdent avec bĂ©nĂ©fice aux banquiers dĂ©sireux de gonfler leur passif. Dans les batailles meurtriĂšres de la finance, la MĂ©chain Ă©tait le corbeau qui suivait les armĂ©es en marche ; pas une compagnie, pas une grande maison de crĂ©dit ne se fondait, sans qu'elle apparĂ»t, avec son sac, sans qu'elle flairĂÂąt l'air, attendant les cadavres, mĂÂȘme aux heures prospĂšres des Ă©missions triomphantes ; car elle savait bien que la dĂ©route Ă©tait fatale, que le jour du massacre viendrait, oĂÂč il y aurait des morts Ă manger, des titres Ă ramasser pour rien dans la boue et dans le sang. Et lui, qui roulait son grand projet d'une banque, eut un lĂ©ger frisson, fut traversĂ© d'un pressentiment, Ă voir ce sac, ce charnier des valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es, dans lequel passait tout le sale papier balayĂ© de la Bourse. Comme Busch emmenait la vieille femme, Saccard le retint. " Alors, je puis monter, je suis certain de trouver votre frĂšre ? " Les yeux du juif s'adoucirent, exprimĂšrent une surprise inquiĂšte. " Mon frĂšre, mais certainement ! OĂÂč voulez-vous quĂąâŹâąil soit ? - TrĂšs bien, Ă tout Ă l'heure ! " Et, Saccard, les laissant s'Ă©loigner, poursuivit sa marche lente, le long des arbres, vers la rue Notre-Dame des Victoires. Ce cĂÂŽtĂ© de la place est un des plus frĂ©quentĂ©s, occupĂ© par des fonds de commerce, des industries en chambre, dont les enseignes d'or flambaient sous le soleil. Des stores battaient aux balcons, toute une famille de province restait bĂ©ante, Ă la fenĂÂȘtre d'un hĂÂŽtel meublĂ©. Machinalement, il avait levĂ© la tĂÂȘte, regardĂ© ces gens dont l'ahurissement le faisait sourire, en le rĂ©confortant par cette pensĂ©e qu'il y aurait toujours, dans les dĂ©partements, des actionnaires. DerriĂšre son dos, la clameur de la Bourse, le bruit de la marĂ©e lointaine continuait, l'obsĂ©dait, ainsi qu'une menace d'engloutissement qui allait le rejoindre. Mais une nouvelle rencontre l'arrĂÂȘta. " Comment, Jordan, vous Ă la Bourse ? " s'Ă©cria-t-il, en serrant la main d'un grand jeune homme brun, aux petites moustaches, Ă l'air dĂ©cidĂ© et volontaire. Jordan, dont le pĂšre, un banquier de Marseille, s'Ă©tait autrefois suicidĂ©, Ă la suite de spĂ©culations dĂ©sastreuses, battait depuis dix ans le pavĂ© de Paris, enragĂ© de littĂ©rature, dans une lutte brave contre la misĂšre noire. Un de ses cousins, installĂ© Ă Plassans, oĂÂč il connaissait la famille de Saccard, l'avait autrefois recommandĂ© Ă ce dernier, lorsque celui-ci recevait tout Paris, dans son hĂÂŽtel du parc Monceau. " Oh ! Ă la Bourse, jamais ! " rĂ©pondĂt le jeune homme, avec un geste violent, comme s'il chassait le souvenir tragique de son pĂšre. Puis, se remettant Ă sourire " Vous savez que je me suis mariĂ©... Oui, avec une petite amie d'enfance. On nous avait fiancĂ©s aux jours oĂÂč j'Ă©tais riche, et elle s'est entĂÂȘtĂ©e Ă vouloir quand mĂÂȘme du pauvre diable que je suis devenu. - Parfaitement, j'ai reçu la lettre de faire part, dit Saccard. Et imaginez-vous que j'ai Ă©tĂ© en rapport, autrefois, avec votre beau-pĂšre, M. Maugendre, lorsqu'il avait sa manufacture de bĂÂąches, Ă la Villette. Il a dĂ» y gagner une jolie fortune. " Cette conversation avait lieu prĂ©s d'un banc, et Jordan lĂąâŹâąinterrompit, pour prĂ©senter un monsieur gros et court, Ă l'aspect militaire, qui se trouvait assis, et avec lequel il causait, lors de la rencontre. " Monsieur le capitaine Chave, un oncle de ma femme... Mme Maugendre, ma belle-mĂšre, est une Chave, de Marseille " Le capitaine s'Ă©tait levĂ©, et Saccard salua. Celui-ci connaissait de vue cette figure apoplectique, au cou raidi par l'usage du col de crin, un de ces types d'infimes joueurs au comptant, qu'on Ă©tait certain de rencontrer tous les jours lĂ , d'une heure Ă trois. C'est un jeu de gagne-petit, un gain presque assurĂ© de quinze Ă vingt francs, qu'il faut rĂ©aliser dans la mĂÂȘme Bourse. Jordan avait ajoutĂ© avec son bon rire expliquant sa prĂ©sence " Un boursier fĂ©roce, mon oncle, dont je ne fais, parfois, que serrer la main en passant. - Dame ! dit simplement le capitaine, il faut bien jouer, puisque le gouvernement, avec sa pension, me laisse crever de faim. " Ensuite, Saccard, que le jeune homme intĂ©ressait par sa bravoure Ă vivre, lui demanda si les choses de la littĂ©rature marchaient. Et Jordan, s'Ă©gayant encore, raconta l'installation de son pauvre mĂ©nage Ă un cinquiĂšme de l'avenue de Clichy ; car les Maugendre, qui se dĂ©fiaient d'un poĂšte, croyant avoir beaucoup fait en consentant au mariage, n'avaient rien donnĂ©, sous le prĂ©texte que leur fille, aprĂšs eux, aurait leur fortune intacte, engraissĂ©e d'Ă©conomies. Non, la littĂ©rature ne nourrit pas son homme, il avait en projet un roman qu'il ne trouvait pas le temps d'Ă©crire, et il Ă©tait entrĂ© forcĂ©ment dans le journalisme, oĂÂč il bĂÂąclait tout ce qui concernait son Ă©tat, depuis des chroniques, jusqu'Ă des comptes rendus de tribunaux et mĂÂȘme des faits divers. " Eh bien, dit Saccard, si je monte ma grande affaire, j'aurai peut- ĂÂȘtre besoin de vous. Venez donc me voir. " AprĂšs avoir saluĂ©, il tourna derriĂšre la Bourse. LĂ , enfin, la clameur lointaine, les abois du jeu cessĂšrent, ne furent qu'une rumeur vague, perdue dans le grondement de la place. De ce cĂÂŽtĂ©, les marches Ă©taient Ă©galement envahies de monde ; mais le cabinet des agents de change, dont on voyait les tentures rouges par les hautes fenĂÂȘtres, isolait du vacarme de la grande salle la colonnade, oĂÂč des spĂ©culateurs, les dĂ©licats, les riches, s'Ă©taient assis commodĂ©ment Ă l'ombre, quelques-uns seuls, d'autres par petits groupes, transformant en une sorte de club ce vaste pĂ©ristyle ouvert au plein ciel. C'Ă©tait un peu, ce derriĂšre du monument, comme l'envers d'un thĂ©ĂÂątre, l'entrĂ©e des artistes, avec la rue louche et relativement tranquille, cette rue Notre-Dame-des-Victoires, occupĂ©e toute par des marchands de vin, des cafĂ©s, des brasseries, des tavernes, grouillant d'une clientĂšle spĂ©ciale, Ă©trangement mĂÂȘlĂ©e. Les enseignes indiquaient aussi la vĂ©gĂ©tation mauvaise, poussĂ©e au bord d'un grand cloaque voisin des compagnies d'assurances mal famĂ©es, des journaux financiers de brigandage, des sociĂ©tĂ©s, des banques, des agences, des comptoirs, la sĂ©rie entiĂšre des modestes coupe-gorge, installĂ©s dans des boutiques ou Ă des entresols, larges comme la main. Sur les trottoirs, au milieu de la chaussĂ©e partout, des hommes rĂÂŽdaient, attendaient, ainsi qu'Ă la corne d'un bois. Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© Ă l'intĂ©rieur des grilles. Levant les yeux sur la porte qui conduit au cabinet des agents de d'ange, avec le regard aigu d'un chef d'armĂ©e examinant sous toutes ses faces la place dont il veut tenter l'assaut, lorsquĂąâŹâąun grand gaillard, qui sortait d'une taverne, traversa la rue et vint s'incliner trĂšs bas. " Ah ! monsieur Saccard, n'avez-vous rien pour moi ? J'ai quittĂ© dĂ©finitivement le CrĂ©dit mobilier, je cherche une situation. " Jantrou Ă©tait un ancien professeur, venu de Bordeaux Ă Paris, Ă la suite d'une histoire restĂ©e louche. ObligĂ© de quitter l'UniversitĂ©, dĂ©classĂ©, mais beau garçon avec sa barbe noire en Ă©ventail et sa calvitie prĂ©coce, d'ailleurs lettrĂ©, intelligent et aimable, il Ă©tait dĂ©barquĂ© Ă la Bourse vers vingt-huit ans, s'y Ă©tait traĂnĂ© et sali pendant dix annĂ©es comme remisier, en n'y gagnant guĂšre que l'argent nĂ©cessaire a ses vices. Et, aujourd'hui, tout Ă fait chauve, se dĂ©solant ainsi qu'une fille dont les rides menacent le gagne-pain, il attendait toujours l'occasion qui devait le lancer au succĂšs, Ă la fortune. Saccard, Ă le voir si humble, se rappela avec amertume, le salut de Sabatani, chez Champeaux dĂ©cidĂ©ment, les tarĂ©s et les ratĂ©s seuls lui restaient. Mais il n'Ă©tait pas sans estime pour l'intelligence vive de celui-ci, et il savait bien qu'on fait les troupes les plus braves avec les dĂ©sespĂ©rĂ©s, ceux qui osent tout, ayant tout Ă gagner. Il se montra bonhomme. " Une situation, rĂ©pĂ©ta-t-il. Eh ! ça peut se trouver. Venez me voir. - Rue Saint-Lazare, maintenant, n'est-ce pas ? - Oui, rue Saint-Lazare. Le matin. " Ils causĂšrent. Jantrou Ă©tait trĂšs animĂ© contre la Bourse, rĂ©pĂ©tant qu'il fallait ĂÂȘtre un coquin pour y rĂ©ussir, avec la rancune d'un homme qui n'avait pas eu la coquinerie chanceuse. C'Ă©tait fini, il voulait tenter autre chose, il lui semblait que, grĂÂące Ă sa culture universitaire, Ă sa connaissance du monde, il pouvait se faire une belle place dans lĂąâŹâąadministration. Saccard l'approuvait d'un hochement de tĂÂȘte. Et, comme ils Ă©taient sortis des grilles, longeant le trottoir jusqu'Ă la rue Brongniart, tous deux s'intĂ©ressĂšrent Ă un coupĂ© sombre, d'un attelage trĂšs correct, qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ© dans cette rue, le cheval tournĂ© vers la rue Montmartre. Tandis que le dos du cocher, haut perchĂ©, demeurait d'une immobilitĂ© de pierre, ils avaient remarquĂ© qu'une tĂÂȘte de femme, Ă deux reprises, paraissait a la portiĂšre et disparaissait, vivement. Tout d'un coup, la tĂÂȘte se pencha, s'oublia, avec un long regard d'impatience en arriĂšre, du cĂÂŽtĂ© de la Bourse. " La baronne Sandorff " , murmura Saccard. C'Ă©tait une tĂÂȘte brune trĂšs Ă©trange, des yeux noirs brĂ»lants sous des paupiĂšres meurtries, un visage de passion Ă la bouche saignante, et que gĂÂątait seulement un nez trop long. Elle semblait fort jolie, d'une maturitĂ© prĂ©coce, pour ses vingt-cinq ans, avec son air de bacchante habillĂ©e par les grands couturiers du rĂšgne. " Oui, la baronne, rĂ©pĂ©ta Jantrou. Je l'ai connue, quand elle Ă©tait jeune fille, chez son pĂšre, le comte de Ladricourt. Oh ! un enragĂ© joueur, et d'une brutalitĂ© rĂ©voltante. J'allais prendre ses ordres chaque matin, il a failli me battre un jour. Je ne l'ai pas pleurĂ©, celui-lĂ , quand il est mort d'un coup de sang, ruinĂ©, Ă la suite d'une sĂ©rie de liquidations lamentables... La petite alors Ă dĂ» se rĂ©soudre Ă Ă©pouser le baron Sandorff, conseiller Ă l'ambassade d'Autriche, qui avait trente-cinq ans de plus qu'elle, et qu'elle avait positivement rendu fou, avec ses regards de feu. - Je sais " , dit simplement Saccard. De nouveau, la tĂÂȘte de la baronne avait replongĂ© dans le coupĂ©. Mais, presque aussitĂÂŽt, elle reparut, plus ardente, le cou tordu pour voir au loin, sur la place. " Elle joue, n'est-ce pas ? - Oh ! comme une perdue ! Tous les jours de crise, on peut la voir la, dans sa voiture, guettant les cours, prenant fiĂ©vreusement des notes sur son carnet, donnant des ordres... Et, tenez ! c'Ă©tait Massias qu'elle attendait le voici qui la rejoint. " En effet, Massias courait de toute la vitesse de ses jambes courtes, sa cote a la main, et ils le virent qui s'accoudait a la portiĂšre du coupĂ©, y plongeant la tĂÂȘte a son tour, en grande confĂ©rence avec la baronne. Puis, comme ils s'Ă©cartaient un peu, pour ne pas ĂÂȘtre surpris dans leur espionnage, et comme le remisier revenait, toujours courant, ils l'appelĂšrent. Lui, d'abord, jeta un regard de cĂÂŽtĂ©, s'assurant que le coin de la rue le cachait ; ensuite, il s'arrĂÂȘta net, essoufflĂ©, son visage fleuri congestionnĂ©, gai quand mĂÂȘme, avec ses gros yeux bleus d'une limpiditĂ© enfantine. " Mais qu'est-ce qu'ils ont ? cria-t-il. VoilĂ le Suez qui dĂ©gringole. On parle d'une guerre avec l'Angleterre. Une nouvelle qui les rĂ©volutionne, et qui vient on ne sait d'oĂÂč... Je vous le demande un peu, la guerre ! qui est-ce qui peut bien avoir inventĂ© ça ? A moins que ça ne se soit inventĂ© tout seul... Enfin, un vrai coup de chien. " Jantrou cligna des yeux. " La dame mord toujours ? - Oh ! enragĂ©e ! Je porte ses ordres a Nathansohn. " Saccard, qui Ă©coutait, fit tout haut une rĂ©flexion. " Tiens ! c'est vrai, on m'a dit que Nathansohn Ă©tait entrĂ© Ă la coulisse. - Un garçon trĂšs gentil, Nathansohn, dĂ©clara Jantrou, et qui mĂ©rite de rĂ©ussir. Nous avons Ă©tĂ© ensemble au CrĂ©dit mobilier... Mais il arrivera, lui, car il est juif. Son pĂšre, un Autrichien, est Ă©tabli Ă Besançon, horloger, je crois... Vous savez que ça l'a pris un jour, lĂ - bas, au CrĂ©dit, en voyant comment ça se manigançait. Il s'est dit que ce n'Ă©tait pas si malin, qu'il n'y avait qu'Ă avoir une chambre et Ă ouvrir un guichet ; et il a ouvert un guichet... Vous ĂÂȘtes content, vous, Massias ? - Oh ! content ! Vous y avez passĂ©, vous avez raison de dire qu'il faut ĂÂȘtre juif ; sans ça, inutile de chercher Ă comprendre, on n'y a pas la main, c'est la dĂ©veine noire... Quel sale mĂ©tier ! Mais on y est, on y reste. Et puis, j'ai encore de bonnes jambes, jĂąâŹâąespĂšre tout de mĂÂȘme. " Et il repartit, courant et riant. On le disait fils d'un magistrat de Lyon, frappĂ© d'indignitĂ©, tombĂ© lui-mĂÂȘme Ă la Bourse, aprĂšs la disparition de son pĂšre, n'ayant pas voulu continuer ses Ă©tudes de droit. Saccard et Jantrou, Ă petits pas, revinrent vers la rue Brongniart ; et ils y retrouvĂšrent le coupĂ© de la baronne ; mais les glaces Ă©taient levĂ©es, la voiture mystĂ©rieuse paraissait vide, tandis que l'immobilitĂ© du cocher semblait avoir grandi, dans cette attente qui se prolongeait souvent jusqu'au dernier cours. " Elle est diablement excitante, reprit brutalement Saccard. Je comprends le vieux baron. " Jantrou eut un sourire singulier. " Oh ! le baron, il y a longtemps qu'il en a assez, je crois. Il est trĂšs ladre, dit-on... Alors, vous savez avec qui elle s'est mise, pour payer ses factures, le jeu ne suffisant jamais ? - Non. - Avec Delcambre. - Delcambre, le procureur gĂ©nĂ©ral ! ce grand homme sec, si jaune, si rigide !... Ah ! je voudrais bien les voir ensemble ! " Et tous deux, trĂšs Ă©gayĂ©s, trĂšs allumĂ©s, se sĂ©parĂšrent avec une vigoureuse poignĂ©e de main, aprĂšs que lĂąâŹâąun ait rappelĂ© Ă l'autre qu'il se permettrait d'aller le voir prochainement. DĂšs qu'il se retrouva seul, Saccard fut repris par la voix haute de la Bourse, qui dĂ©ferlait avec lĂąâŹâąentĂÂȘtement du flux Ă son retour. Il avait tournĂ© le coin, il descendait vers la rue Vivienne, par ce cĂÂŽtĂ© de la place que l'absence de cafĂ©s rend sĂ©vĂšre. Il longea commerce, le bureau de poste, les grandes agences dĂąâŹâąannonces, de plus en plus assourdi et enfiĂ©vrĂ©, Ă mesure quĂąâŹâąil revenait devant la façade principale ; et, quand il put enfiler le pĂ©ristyle d'un regard oblique, il fit une nouvelle pause comme s'il ne voulait pas encore achever le tour de la colonnade, cette sorte d'investissement passionnĂ© dont il l'enserrait. LĂ , sur cet Ă©largissement du pavĂ©, la vie s'Ă©talait, Ă©clatait un flot de consommateurs envahissait les cafĂ©s, la boutique du pĂÂątissier ne dĂ©semplissait pas, les Ă©talages attroupaient la foule, celui dĂąâŹâąun orfĂšvre surtout, flambant de grosses piĂšces d'argenterie. Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piĂ©tons augmentĂÂąt, dans un enchevĂÂȘtrement inextricable ; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir presque dĂąâŹâąun bout Ă l'autre de la grille. Mais ses yeux sĂąâŹâąĂ©taient fixĂ©s sur les marches hautes, oĂÂč des redingotes sĂąâŹâąĂ©grenaient au plein soleil. Puis, ils remontĂšrent vers les colonnes dans la masse compacte, un grouillement noir, Ă peine Ă©clairĂ© par les taches pĂÂąles des visages. Tous Ă©taient debout, on ne voyait pas les chaises, le rond que faisait la coulisse, assise sous l'horloge, ne se devinait quĂąâŹâąĂ une sorte de bouillonnement, une furie de gestes et de paroles dont l'air frĂ©missait. Vers la gauche, le groupe des banquiers occupĂ©s Ă des arbitrages, Ă des opĂ©rations sur le change et sur les chĂšques anglais, restait plus calme, sans cesse traversĂ© par la queue de monde qui entrait, allant au tĂ©lĂ©graphe. Jusque sous les galeries latĂ©rales, les spĂ©culateurs dĂ©bordaient, s'Ă©crasaient ; et, entre les colonnes, appuyĂ©s aux rampes de fer, il y en avait qui prĂ©sentaient le ventre ou le dos, comme chez eux, contre le velours d'une loge. La trĂ©pidation, le grondement de machine sous vapeur, grandissait, agitait la Bourse entiĂšre, dans un vacillement de flamme. Brusquement, il reconnut le remisier Massias qui descendait les marches Ă toutes jambes, puis qui sauta dans sa voiture, dont le cocher lança le cheval au galop. Alors, Saccard sentit ses poings se serrer. Violemment, il s'arracha, il tourna dans la rue Vivienne, traversant la chaussĂ©e pour gagner le coin de la rue Feydeau, oĂÂč se trouvait la maison de Busch. Il venait de se rappeler la lettre russe qu'il avait Ă se faire traduire. Mais, comme il entrait, un jeune homme, plantĂ© devant la boutique du papetier qui occupait le rez-de-chaussĂ©e, le salua ; et il reconnut Gustave SĂ©dille, le fils d'un fabricant de soie de la rue des JeĂ»neurs, que son pĂšre avait placĂ© chez Mazaud, pour Ă©tudier le mĂ©canisme des affaires financiĂšres. Il sourit paternellement Ă ce grand garçon Ă©lĂ©gant, se doutant bien de ce qu'il faisait lĂ , en faction. La papeterie Conin fournissait de carnets toute la Bourse, depuis que la petite Mme Conin y aidait son mari, le gros Conin, qui, lui, ne sortait jamais de son arriĂšre-boutique, s'occupait de la fabrication, tandis qu'elle, toujours, allait et venait, servant au comptoir, faisant les courses dehors. Elle Ă©tait grasse, blonde, rose, un vrai petit mouton frisĂ©, avec des cheveux de soie pĂÂąle, trĂšs gracieuse, trĂšs cĂÂąline, et d'une continuelle gaietĂ©. Elle aimait bien son mari, disait-on, ce qui ne l'empĂÂȘchait pas, quand un boursier de la clientĂšle lui plaisait, d'ĂÂȘtre tendre ; mais pas pour de l'argent, uniquement pour le plaisir, et une seule fois, dans une maison amie du voisinage, Ă ce que racontait la lĂ©gende. En tout cas, les heureux qu'elle faisait devaient se montrer discrets et reconnaissants, car elle restait adorĂ©e, fĂÂȘtĂ©e, sans un vilain bruit autour d'elle. Et la papeterie continuait de prospĂ©rer, c'Ă©tait un coin de vrai bonheur. En passant, Saccard aperçut Mme Conin qui souriait Ă Gustave Ă travers les vitres. Quel joli petit mouton ! Il en eut une sensation dĂ©licieuse de caresse. Enfin ; il monta. Depuis vingt ans, Busch occupait tout en haut, au cinquiĂšme Ă©tage, un Ă©troit logement composĂ© de deux chambres et d'une cuisine. NĂ© Ă Nancy, de parents allemands, il Ă©tait dĂ©barquĂ© lĂ de sa ville natale, il y avait peu Ă peu Ă©tendu son cercle d'affaires, d'une extraordinaire complication, sans Ă©prouver le besoin d'un cabinet plus grand, abandonnant Ă son frĂšre Sigismond la piĂšce sur la rue, se contentant de la petite piĂšce sur la cour, oĂÂč les paperasses ; les dossiers, les paquets de toutes sortes s'empilaient tellement, que la place d'une unique chaise, contre le bureau, se trouvait rĂ©servĂ©e. Une de ses grosses affaires Ă©tait bien le trafic sur les valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es ; il les centralisait, il servait dĂąâŹâąintermĂ©diaire entre la petite Bourse et les " Pieds humides " et les banqueroutiers, qui ont des trous Ă combler dans leur bilan ; aussi suivait-il les cours, achetant directement parfois, alimentĂ© surtout par les stocks qu'on lui apportait. Mais, outre l'usure et tout un commerce cachĂ© sur les bijoux et les pierres prĂ©cieuses, il s'occupait particuliĂšrement de l'achat des crĂ©ances. C'Ă©tait lĂ ce qui emplissait son cabinet Ă en faire craquer les murs, ce qui le lançait dans Paris, aux quatre coins, flairant, guettant, avec des intelligences dans tous les mondes. DĂšs qu'il apprenait une faillite, il accourait, rĂÂŽdait autour du syndic, finissait par acheter tout ce dont on ne pouvait rien tirer de bon immĂ©diatement. Il surveillait les Ă©tudes de notaire, attendait les ouvertures de successions difficiles, assistait aux adjudications des crĂ©ances dĂ©sespĂ©rĂ©es. Lui-mĂÂȘme publiait des annonces, attirait les crĂ©anciers impatients qui aimaient mieux toucher quelques sous tout de suite que de courir le risque de poursuivre leurs dĂ©biteurs. Et, de ces sources multiples, du papier arrivait, de vĂ©ritables hottes, le tas sans cesse accru d'un chiffonnier de la dette billets impayĂ©s, traitĂ©s inexĂ©cutĂ©s, reconnaissances restĂ©es vaines, engagements non tenus. Puis, lĂ -dedans, commençait le triage, le coup de fourchette dans cet arlequin gĂÂątĂ©, ce qui demandait un flair spĂ©cial, trĂšs dĂ©licat. Dans cette mer de crĂ©anciers disparus ou insolvables, il fallait faire un choix, pour ne pas trop Ă©parpiller son effort. En principe, il professait que toute crĂ©ance, mĂÂȘme la plus compromise, peut redevenir bonne, et il avait une sĂ©rie de dossiers admirablement classĂ©s, auxquels correspondait un rĂ©pertoire des noms, qu'il relisait de temps Ă autre, pour s'entretenir la mĂ©moire. Mais, parmi les insolvables, il suivait naturellement de plus prĂšs ceux qu'il sentait avoir des chances de fortune prochaine son enquĂÂȘte dĂ©nudait les gens, pĂ©nĂ©trait les secrets de famille, prenait note des parentĂ©s riches, des moyens d'existence, des nouveaux emplois surtout, qui permettaient de lancer des oppositions. Pendant des annĂ©es souvent, il laissait ainsi mĂ»rir un homme, pour l'Ă©trangler au premier succĂšs. Quant aux dĂ©biteurs disparus, ils le passionnaient plus encore, le jetaient dans une fiĂšvre de recherches continuelles, l'oeil sur les enseignes et sur les noms que les journaux imprimaient, quĂÂȘtant les adresses comme un chien quĂÂȘte le gibier. Et, dĂšs qu'il les tenait, les disparus et les insolvables, il devenait fĂ©roce, les mangeait de frais, les vidait jusqu'au sang, tirant cent francs de ce qu'il avait payĂ© dix sous, en expliquant brutalement ses risques de joueur, forcĂ© de gagner avec ceux qu'il empoignait ce qu'il prĂ©tendait perdre sur ceux qui lui filaient entre les doigts, ainsi qu'une fumĂ©e. Dans cette chasse aux dĂ©biteurs, la MĂ©chain Ă©tait une des aides que Busch aimait le mieux Ă employer ; car, s'il devait avoir ainsi une petite troupe de rabatteurs Ă ses ordres, il vivait dans la dĂ©fiance de ce personnel, mal famĂ© et affamĂ© ; tandis que la MĂ©chain avait pignon sur rue, possĂ©dait derriĂšre la butte Montmartre toute une citĂ©, la CitĂ© de Naples, un vaste terrain plantĂ© de huttes branlantes qu'elle louait au mois un coin d'Ă©pouvantable misĂšre, des meurt-de-faim en tas dans l'ordure, des trous Ă pourceau qu'on se disputait et dont elle balayait sans pitiĂ© les locataires avec leur fumier, dĂšs qu'ils ne payaient plus. Ce qui la dĂ©vorait, ce qui lui mangeait les bĂ©nĂ©fices de sa citĂ©, c'Ă©tait sa passion malheureuse du jeu. Et elle avait aussi le goĂ»t des plaies d'argent, des ruines, des incendies, au milieu desquels on peut voler des bijoux fondus. Lorsque Busch la chargeait d'un renseignement Ă prendre, d'un dĂ©biteur Ă dĂ©loger, elle y mettait parfois du sien, se dĂ©pensait pour le plaisir. Elle se disait veuve, mais personne n'avait connu son mari. Elle venait on ne savait d'oĂÂč, et elle paraissait avoir eu toujours cinquante ans, dĂ©bordante, avec sa mince voix de petite fille. Ce jour-lĂ , dĂšs que la MĂ©chain se trouva assise sur l'unique chaise, le cabinet fut plein, comme bouchĂ© par ce dernier paquet de chair, tombĂ© Ă cette place. Devant son bureau, Busch, prisonnier, semblait enfoui, ne laissant Ă©merger que sa tĂÂȘte carrĂ©e, au-dessus de la mer des dossiers. " Voici, dit-elle en vidant son vieux sac de l'Ă©norme tas de papiers qui le gonflait, voici ce que Fayeux m'envoie de VendĂÂŽme... Il a tout achetĂ© pour vous, dans cette faillite Charpier que vous m'aviez dit de lui signaler... Cent dix francs. Fayeux, qu'elle appelait son cousin, venait d'installer lĂ -bas un bureau de receveur de rentes. Il avait pour nĂ©goce avouĂ© de toucher les coupons des petits rentiers du pays ; et, dĂ©positaire de ces coupons et de l'argent, il jouait frĂ©nĂ©tiquement. " ĂâĄa ne vaut pas grand-chose, la province, murmura Busch, mais on y fait des trouvailles tout de mĂÂȘme. " Il flairait les papiers, les triait dĂ©jĂ d'une main experte, les classait en gros d'aprĂšs une premiĂšre estimation, Ă l'odeur. Sa face plate se rembrunissait, il eut une moue dĂ©sappointĂ©e. " Hum ! il n'y a pas gras, rien Ă mordre. Heureusement que ça n'a pas coĂ»tĂ© cher... Voici des billets... Encore des billets... Si ce sont des jeunes gens, et s'ils sont venus Ă Paris, nous les rattraperons peut- ĂÂȘtre... " Mais il eut une lĂ©gĂšre exclamation de surprise. " Tiens ! qu'est-ce que c'est que ça ? " Il venait de lire, au bas d'une feuille de papier timbre, la signature du comte de Beauvilliers, et la feuille ne portait que trois lignes, d'une grosse Ă©criture sĂ©nile. " Je m'engage Ă payer la somme de dix mille francs mademoiselle LĂ©onie Cron, le jour de sa majoritĂ©. " " Le comte de Beauvilliers, reprit-il lentement, rĂ©flĂ©chissant tout haut, oui, il a eu des fermes, tout un domaine, du cĂÂŽtĂ© de VendĂÂŽme... Il est mort d'un accident de chasse, il a laissĂ© une femme et deux enfants dans la gĂÂȘne. J'ai eu des billets autrefois, qu'ils ont payĂ©s difficilement... Un farceur, un pas-grand-chose... " Tout d'un coup, il Ă©clata d'un gros rire, reconstruisant l'histoire. " Ah ! le vieux filou, c'est lui qui a fichu dedans la petite !... Elle ne voulait pas, et il l'aura dĂ©cidĂ©e avec ce chiffon de papier, qui Ă©tait lĂ©galement sans valeur. Puis, il est mort... Voyons, c'est datĂ© de 1854, il y a dix ans. La fille doit ĂÂȘtre majeure, que diable ! Comment cette reconnaissance pouvait-elle se trouver entre les mains de Charpier ?... Un marchand de grains, ce Charpier, qui prĂÂȘtait Ă la petite semaine. Sans doute la fille lui a laissĂ© ça en dĂ©pĂÂŽt pour quelques Ă©cus ; ou bien peut-ĂÂȘtre s'Ă©tait-il chargĂ© du recouvrement... - Mais, interrompit la MĂ©chain, c'est trĂšs bon, ça, un vrai coup ! Busch haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules. " Eh ! non, je vous dis qu'en droit ça ne vaut rien... Que je prĂ©sente ça aux hĂ©ritiers, et ils peuvent m'envoyer promener, car il faudrait faire la preuve que l'argent est rĂ©ellement dĂ»... Seulement, si nous retrouvons la fille, j'espĂšre les amener Ă ĂÂȘtre gentils et Ă s'entendre avec nous, pour Ă©viter un tapage dĂ©sagrĂ©able... Comprenez- vous ? cherchez cette LĂ©onie Cron, Ă©crivez Ă Fayeux pour qu'il nous dĂ©niche lĂ -bas. Ensuite, nous verrons Ă rire. " Il avait fait des papiers deux tas qu'il se promettait d'examiner Ă fond, quand il serait seul, et il restait immobile, les mains ouvertes, une sur chaque tas. AprĂšs un silence, la MĂ©chain reprit " Je me suis occupĂ©e des billets Jordan... J'ai bien cru que j'avais retrouvĂ© notre homme. Il a Ă©tĂ© employĂ© quelque part, il Ă©crit maintenant dans les journaux. Mais on vous reçoit si mal, dans les journaux ; on refuse de vous donner les adresses. Et puis, je crois qu'il ne signe pas ses articles de son vrai nom. " Sans une parole, Busch avait allongĂ© le bras pour prendre, Ă sa place alphabĂ©tique, le dossier Jordan. C'Ă©taient six billets de cinquante francs, datĂ©s de cinq annĂ©es dĂ©jĂ et Ă©chelonnĂ©s de mois en mois, une somme totale de trois cents francs, que le jeune homme avait souscrite Ă un tailleur, aux jours de misĂšre. ImpayĂ©s Ă leur prĂ©sentation, les billets s'Ă©taient grossis de frais Ă©normes, et le dossier dĂ©bordait d'une formidable procĂ©dure. A cette heure, la dette atteignait sept cent trente francs quinze centimes. " Si c'est un garçon d'avenir, murmura Busch, nous le pincerons toujours. " Puis, une liaison d'idĂ©es se faisant sans doute en lui, il s'Ă©cria " Et dites donc, l'affaire Sicardot, nous l'abandonnons ? " La MĂ©chain leva au ciel ses gros bras Ă©plorĂ©s. Toute sa monstrueuse personne en eut un remous de dĂ©sespoir. " Ah ! Seigneur Dieu ! gĂ©mit-elle de sa voix de flĂ»te, j'y laisserai ma peau ! " L'affaire Sicardot Ă©tait toute une histoire romanesque qu'elle aimait conter. Une petite-cousine Ă elle, Rosalie Chavaille, la fille tardive d'une soeur de son pĂšre avait Ă©tĂ© prise Ă seize ans, un soir, sur les marches de l'escalier, dans une maison de la rue de la Harpe, oĂÂč elle et sa mĂšre occupaient un petit logement au sixiĂšme. Le pis Ă©tait que le monsieur, un homme mariĂ©, dĂ©barquĂ© depuis huit jours Ă peine, avec sa femme, dans une chambre que sous-louait une dame du second, s'Ă©tait montrĂ© si amoureux, que la pauvre Rosalie, renversĂ©e d'une main trop prompte contre l'angle d'une marche, avait eu l'Ă©paule dĂ©mise. De lĂ , juste colĂšre de la mĂšre, qui avait failli faire un esclandre affreux, malgrĂ© les larmes de la petite, avouant qu'elle avait bien voulu, que c'Ă©tait un accident et qu'elle aurait trop de peine, si l'on envoyait le monsieur en prison. Alors, la mĂšre, se taisant, s'Ă©tait contentĂ©e d'exiger de celui-ci une somme de six cents francs, rĂ©partie en douze billets, cinquante francs par mois, pendant une annĂ©e ; et il n'avait pas eu de marchĂ© vilain, cĂąâŹâąĂ©tait mĂÂȘme modeste, car sa fille, qui finissait son apprentissage de couturiĂšre, ne gagnait plus rien, malade, au lit, coĂ»tant gros, si mal soignĂ©e d'ailleurs, que, les muscles de son bras s'Ă©tant rĂ©tractĂ©s, elle devenait infirme. Avant la fin du premier mois, le monsieur avait disparu, sans laisser son adresse. Et les malheurs continuaient, tapaient dru comme grĂÂȘle " Rosalie accouchait d'un garçon, perdait sa mĂšre, tombait Ă une sale vie, Ă une misĂšre noire. EchouĂ©e Ă la CitĂ© de Naples, chez sa petite-cousine, elle avait traĂnĂ© les rues jusqu'Ă vingt-six ans, ne pouvant se servir de son bras, vendant parfois des citrons aux Halles, disparaissant pendant des semaines avec des hommes, qui la renvoyaient ivre et bleue de coups. Enfin, l'annĂ©e d'auparavant, elle avait eu la chance de crever, des suites d'une bordĂ©e plus aventureuse que les autres. Et la MĂ©chain avait dĂ» garder l'enfant, Victor ; et il ne restait de toute cette aventure que les douze billets unpayĂ©s, signĂ©s Sicardot. On n'avait jamais pu en savoir davantage le monsieur s'appelait Sicardot. DĂąâŹâąun nouveau geste, Busch prit le dossier Sicardot, une mince chemise de papier gris. Aucun frais n'avait Ă©tĂ© fait, il n'y avait lĂ que les douze billets. " Encore si Victor Ă©tait gentil ! expliquait lamentablement la vieille femme. Mais imaginez-vous, un enfant Ă©pouvantable... Ah ! c'est dur de faire des hĂ©ritages pareils, un gamin qui finira sur l'Ă©chafaud, et ces morceaux de papier dont jamais je ne tirerai rien ! " Busch tenait ses gros yeux pĂÂąles obstinĂ©ment fixĂ©s sur les billets. Que de fois il les avait Ă©tudiĂ©s ainsi, espĂ©rant, dans un dĂ©tail inaperçu, dans la forme des lettres, jusque dans le grain du papier timbrĂ©, dĂ©couvrir un indice. Il prĂ©tendait que cette Ă©criture pointue et fine ne devait pas lui ĂÂȘtre inconnue. " C'est curieux, rĂ©pĂ©tait-il une fois encore, j'ai certainement vu dĂ©jĂ des a et des o pareils, si allongĂ©s, qu'ils ressemblent Ă des i . " Juste Ă ce moment, on frappa ; et il pria la MĂ©chain d'allonger la main pour ouvrir ; car la piĂšce donnait directement sur l'escalier. Il fallait la traverser si l'on voulais gagner l'autre, celle qui avait vue sur la rue. Quant Ă la cuisine, un trou sans air, elle se trouvait de l'autre cĂÂŽtĂ© du palier. " Entrez, monsieur. " Et ce fut Saccard qui entra. Il souriait, Ă©gayĂ© intĂ©rieurement par la plaque de cuivre, vissĂ©e sur la porte et portant en grosses lettres noires le mot Contentieux. " Ah ! oui, monsieur Saccard, vous venez pour cette traduction... Mon frĂšre est lĂ , dans l'autre piĂšce... Entrez, entrez donc. " Mais la MĂ©chain bouchait absolument le passage, et elle dĂ©visageait le nouveau venu, l'air de plus en plus surpris. Il fallut tout une manoeuvre lui recula dans l'escalier, elle-mĂÂȘme sortit, s'effaçant sur le palier, de façon qu'il pĂ»t entrer et gagner enfin la chambre voisine, oĂÂč il disparut. Pendant ces mouvements compliquĂ©s, elle ne l'avait pas quittĂ© des yeux. " Oh ! souffla-t-elle, oppressĂ©e, ce M. Saccard, je ne l'avais jamais tant vu... Victor est tout son portrait. " Busch sans comprendre d'abord, la regardait. Puis, une brusque illumination se fit, il eut un juron Ă©touffĂ©. " Tonnerre de Dieu ! c'est ça, je savais bien que j'avais vu ça quelque part ! " Et, cette fois, il se leva, bouleversa les dossiers, finit par trouver une lettre que Saccard lui avait Ă©crite, l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, pour lui demander du temps en faveur d'une dame insolvable. Vivement, il compara l'Ă©criture des billets Ă celle de cette lettre c'Ă©taient bien les mĂÂȘmes a et les mĂÂȘmes o , devenus avec le temps plus aigus encore et il y avait aussi une identitĂ© de majuscules Ă©vidente. " C'est lui, c'est lui, rĂ©pĂ©tait-il. Seulement, voyons, pourquoi Sicardot, pourquoi pas Saccard ? " Mais, dans sa mĂ©moire, une histoire confuse sĂąâŹâąĂ©veillait, le passĂ© de Saccard, qu'un agent d'affaires Larsonneau, millionnaire aujourd'hui, lui avait contĂ©. Saccard tombant Ă Paris au lendemain du coup dĂąâŹâąEtat, venant exploiter la puissance naissante de son frĂšre Rougon, et dĂąâŹâąabord sa misĂšre dans les rues noires de lĂąâŹâąancien Quartier latin, et ensuite sa fortune rapide, Ă la faveur d'un louche mariage quand il avait eu la chance dĂąâŹâąenterrer sa femme. C'Ă©tait lors de ces dĂ©buts difficiles quĂąâŹâąil avait changĂ© son nom de Rougon contre celui de Saccard, en transformant simplement le nom de cette premiĂšre femme, qui se nommait Sicardot. " Oui, oui, Sicardot, je me souviens parfaitement, murmura Busch. Il a eu le front de signer le nom du nom de sa femme. Sans doute le mĂ©nage avait donnĂ© ce nom, en descendant rue de la Harpe. Et puis, le bougre prenait toutes sortes de prĂ©cautions, devait dĂ©mĂ©nager Ă la moindre alerte... Ah ! il ne guettait pas que les Ă©cus, il culbutait aussi les gamines dans les escaliers ! C'est bĂÂȘte, ça finira par lui jouer un vilain tour. - Chut ! chut, reprit la MĂ©chain. Nous le tenons, et on peut bien dire qu'il y a un bon Dieu. Enfin, je vas donc ĂÂȘtre rĂ©compensĂ©e de tout ce que j'ai fait pour ce pauvre petit Victor, que j'aime bien tout de mĂÂȘme, allez, quoiqu'il soit indĂ©crottable. " Elle rayonnait, ses yeux minces pĂ©tillaient dans la graisse fondante de son visage. Mais Busch, aprĂšs le coup de fiĂšvre de cette solution longtemps cherchĂ©e, que le hasard lui apportait, se refroidissait Ă la rĂ©flexion, hochait la tĂÂȘte. Sans doute Saccard, bien que ruinĂ© pour le moment, Ă©tait encore bon Ă tondre. On pouvait tomber sur un pĂšre moins avantageux. Seulement, il ne se laisserait pas ennuyer, il avait la dent terrible. Et puis, quoi ? il ne savait certainement pas lui-mĂÂȘme qu'il avait un fils, il pourrait nier, malgrĂ© cette ressemblance extraordinaire qui stupĂ©fiait la MĂ©chain. Du reste, il Ă©tait une seconde fois veuf, libre, il ne devait compte de son passĂ© Ă personne, de sorte que, mĂÂȘme s'il acceptait le petit, aucune peur, aucune menace n'Ă©tait Ă exploiter contre lui. Quant Ă ne tirer de sa paternitĂ© que les six cents francs des billets, c'Ă©tait en vĂ©ritĂ© trop misĂ©rable, ça ne valait pas la peine d'avoir Ă©tĂ© si miraculeusement aidĂ© par le hasard. Non, non ! il fallait rĂ©flĂ©chir, nourrir ça, trouver le moyen de couper la moisson en pleine maturitĂ©. " Ne nous pressons pas, conclut Busch. D'ailleurs, il est par terre, laissons-lui le temps de se relever. " Et, avant de congĂ©dier la MĂ©chain, il acheva d'examiner avec elle les menues affaires dont elle Ă©tait chargĂ©e, une jeune femme qui avait engagĂ© ses bijoux pour un amant, un gendre dont la dette serait payĂ©e par sa belle-mĂšre, sa maĂtresse, si l'on savait s'y prendre, enfin les variĂ©tĂ©s les plus dĂ©licates du recouvrement si complexe et si difficile des crĂ©ances. Saccard, en entrant dans la chambre voisine, Ă©tait restĂ© quelques secondes Ă©bloui par la clartĂ© blanche de la fenĂÂȘtre, aux vitres ensoleillĂ©es, sans rideaux. Cette piĂšce, tapissĂ©e d'un papier pĂÂąle Ă fleurettes bleues, Ă©tait nue simplement un petit lit de fer dans un coin, une table de sapin au milieu, et deux chaises de paille. Le long de la cloison de gauche, des planches Ă peine rabotĂ©es servaient de bibliothĂšque, chargĂ©es de livres, de brochures, de journaux, de papiers de toutes sortes. Mais la grande lumiĂšre du ciel, Ă ces hauteurs, mettait dans cette nuditĂ© comme une gaietĂ© de jeunesse, un rire de fraĂcheur ingĂ©nue. Et le frĂšre de Busch, Sigismond, un garçon de trente- cinq ans, imberbe, aux cheveux chĂÂątains, longs et rares, se trouvait lĂ , assis devant la table, son vaste front bossu dans sa maigre main, si absorbĂ© par la lecture d'un manuscrit, qu'il ne tourna point la tĂÂȘte, n'ayant pas entendu la porte s'ouvrir. C'Ă©tait une intelligence, ce Sigismond, Ă©levĂ© dans les universitĂ©s allemandes, qui, outre le français, sa langue maternelle, parlait l'allemand, l'anglais et le russe. En 1849, Ă Cologne, il avait connu Karl Marx, Ă©tait devenu le rĂ©dacteur le plus aimĂ© de sa Nouvelle Gazette rhĂ©nane ; et, dĂšs ce moment, sa religion s'Ă©tait fixĂ©e, il professait le socialisme avec une foi ardente, ayant fait le don de sa personne entiĂšre Ă l'idĂ©e d'une prochaine rĂ©novation sociale, qui devait assurer le bonheur des pauvres et des humbles. Depuis que son maĂtre, banni d'Allemagne, forcĂ© de s'exiler de Paris Ă la suite des journĂ©es de Juin, vivait Ă Londres, Ă©crivait, s'efforçait d'organiser le parti, lui vĂ©gĂ©tait de son cĂÂŽtĂ©, dans ses rĂÂȘves, tellement insoucieux de sa vie matĂ©rielle, qu'il serait sĂ»rement mort de faim, si son frĂšre ne l'avait recueilli, rue Feydeau, prĂšs de la Bourse, en lui donnant la pensĂ©e d'utiliser sa connaissance des langues pour s'Ă©tablir traducteur. Ce frĂšre aĂnĂ© adorait son cadet, d'une passion maternelle, loup fĂ©roce aux dĂ©biteurs, trĂšs capable de voler dix sous dans le sang d'un homme, mais tout de suite attendri aux larmes, d'une tendresse passionnĂ©e et minutieuse de femme, dĂšs qu'il s'agissait de ce grand garçon distrait, restĂ© enfant. Il lui avait donnĂ© la belle chambre sur la rue, il le servait comme une bonne, menait leur Ă©trange mĂ©nage, balayant, faisant les lits, s'occupant de la nourriture qu'un petit restaurant du voisinage montait deux fois par jour. Lui, si actif, la tĂÂȘte bourrĂ©e de mille affaires, le tolĂ©rait oisif, car les traductions ne marchaient pas, entravĂ©es de travaux personnels ; et il lui dĂ©fendait mĂÂȘme de travailler, inquiet d'une petite toux mauvaise ; et malgrĂ© son dur amour de l'argent, sa cupiditĂ© assassine qui mettait dans la conquĂÂȘte de l'argent l'unique raison de vivre, il souriait indulgemment des thĂ©ories du rĂ©volutionnaire, il lui abandonnait le capital comme un joujou Ă un gamin, quitte Ă le lui voir briser. Sigismond, de son cĂÂŽtĂ©, ne savait mĂÂȘme pas ce que son frĂšre faisait dans la piĂšce voisine. Il ignorait tout de cet effroyable nĂ©goce sur les valeurs dĂ©classĂ©es et sur l'achat des crĂ©ances, il vivait plus haut, dans un songe souverain de justice. L'idĂ©e de charitĂ© le blessait, le jetait hors de lui la charitĂ©, c'Ă©tait l'aumĂÂŽne, l'inĂ©galitĂ© consacrĂ©e par la bontĂ© ; et il n'admettait que la justice ; les droits de chacun reconquis, posĂ©s en immuables principes de la nouvelle organisation sociale. Aussi, Ă la suite de Karl Marx, avec lequel il Ă©tait en continuelle correspondance, Ă©puisait-il ses jours Ă Ă©tudier cette organisation, modifiant, amĂ©liorant sans cesse sur le papier la sociĂ©tĂ© de demain, couvrant de chiffres d'immenses pages, basant sur la science l'Ă©chafaudage compliquĂ© de l'universel bonheur. Il retirait le capital aux uns pour le rĂ©partir entre tous les autres, il remuait les milliards, dĂ©plaçait d'un trait de plume la fortune du monde ; et cela, dans cette chambre nue, sans une autre passion que son rĂÂȘve, sans un besoin de jouissance Ă satisfaire, d'une frugalitĂ© telle, que son frĂšre devait se fĂÂącher pour qu'il bĂ»t du vin et mangeĂÂąt de la viande. Il voulait que le travail de tout homme, mesurĂ© selon ses forces, assurĂÂąt le contentement de ses appĂ©tits lui, se tuait Ă la besogne et vivait de rien. Un vrai sage, exaltĂ© dans l'Ă©tude, dĂ©gagĂ© de la vie matĂ©rielle, trĂšs doux et trĂšs pur. Depuis le dernier automne, il toussait de plus en plus, la phtisie l'envahissant qu'il daignĂÂąt mĂÂȘme s'en apercevoir et se soigner. Mais Saccard ayant fait un mouvement, Sigismond enfin leva ses grands yeux vagues, et s'Ă©tonna, bien qu'il connĂ»t le visiteur. " C'est pour une lettre Ă traduire. " La surprise du jeune homme augmentait, car il avait dĂ©couragĂ© les clients, les banquiers, les spĂ©culateurs, les agents de change, tout ce monde de la Bourse, qui reçoit particuliĂšrement d'Angleterre et d'Allemagne, une correspondance nombreuse, des circulaires, des statuts de sociĂ©tĂ©. " Oui, une lettre en langue russe. Oh ! dix lignes seulement. " Alors, il tendit la main, le russe Ă©tant restĂ© sa spĂ©cialitĂ©, lui seul le traduisant couramment, au milieu des autres traducteurs du quartier, qui vivaient de l'allemand et de l'anglais. La raretĂ© des documents russes, sur le marchĂ© de Paris, expliquait ses longs chĂÂŽmages. Tout haut, il lut la lettre, en français. C'Ă©tait, en trois phrases, une rĂ©ponse favorable d'un banquier de Constantinople, un simple oui, dans une affaire. " Ah ! merci " , s'Ă©cria Saccard, qui parut enchantĂ©. Et il pria Sigismond d'Ă©crire les quelques lignes de la traduction au revers de la lettre. Mais celui-ci fut pris d'un terrible accĂšs de toux, qu'il Ă©touffa dans son mouchoir, pour ne pas dĂ©ranger son frĂšre, qui accourait, dĂšs qu'il l'entendait tousser ainsi. Puis, la crise passĂ©e, il se leva, alla ouvrir la fenĂÂȘtre toute grande, Ă©touffant, voulant respirer l'air. Saccard, qui l'avait suivi, jeta un coup d'oeil dehors, eut une lĂ©gĂšre exclamation. " Tiens ! vous voyez la Bourse. Oh ! qu'elle est drĂÂŽle, dĂąâŹâąici " Jamais, en effet, il ne l'avait vue sous un si singulier aspect, Ă vol d'oiseau, avec les quatre vastes pentes de zinc de sa toiture, extraordinairement dĂ©veloppĂ©es, hĂ©rissĂ©es d'une forĂÂȘt de tuyaux. Les pointes des paratonnerres se dressaient, pareilles Ă des lances gigantesques menaçant le ciel. Et le monument lui-mĂÂȘme n'Ă©tait plus qu'un cube de pierre, striĂ© rĂ©guliĂšrement par les colonnes, un cube d'un gris sale, nu et laid, plantĂ© d'un drapeau en loques. Mais, surtout, les marches et le pĂ©ristyle l'Ă©tonnaient, piquetĂ©s de fourmis noires, toute une fourmiliĂšre en rĂ©volution, s'agitant, se donnant un mouvement Ă©norme, qu'on ne s'expliquait plus, de si haut, et qu'on prenait en pitiĂ©. " Comme ça rapetisse ! reprit-il. On dirait qu'on va tous les prendre dans la main, d'une poignĂ©e. " Puis, connaissant les idĂ©es de son interlocuteur, il ajouta en riant " Quand balayez-vous tout ça, d'un coup de pied ? " Sigismond haussa les Ă©paules. " A quoi bon ? vous vous dĂ©molissez bien vous-mĂÂȘmes. " Et, peu Ă peu, il s'anima, il dĂ©borda du sujet dont il Ă©tait plein. Un besoin de prosĂ©lytisme le lançait, au moindre mot, dans l'exposition de son systĂšme. " Oui, oui, vous travaillez pour nous, sans vous en douter... Vous ĂÂȘtes lĂ quelques usurpateurs, qui expropriez la masse du peuple ; et quand vous serez gorgĂ©s, nous n'aurons qu'Ă vous exproprier Ă notre tour... Tout accaparement, toute centralisation conduit au collectivisme. Vous nous donnez une leçon pratique, de mĂÂȘme que les grandes propriĂ©tĂ©s absorbant les lopins de terre, les grands producteurs dĂ©vorant les ouvriers en chambre, les grandes maisons de crĂ©dit et les grands magasins tuant toute concurrence, s'engraissant de la ruine des petites banques et des petites boutiques, sont un acheminement lent, mais certain, vers le nouvel Ă©tat social... Nous attendons que tout craque, que le mode de production actuelle ait abouti au malaise intolĂ©rable des ses derniĂšres consĂ©quences. Alors, les bourgeois et les paysans eux-mĂÂȘmes nous aideront. " Saccard, intĂ©ressĂ©, le regardait avec une vague inquiĂ©tude, bien quĂąâŹâąil le prĂt pour un fou. " Mais enfin, expliquez-moi, quĂąâŹâąest-ce que cĂąâŹâąest que votre collectivisme ? Le collectivisme, cĂąâŹâąest la transformation des capitaux privĂ©s, vivant des luttes de la concurrence, en un capital social unitaire, exploitĂ© par le travail de tous.... Imaginez une sociĂ©tĂ© oĂÂč les instruments de la production sont la propriĂ©tĂ© de tous, oĂÂč tout le monde travaille selon son intelligence et sa vigueur, et oĂÂč les produits de cette coopĂ©ration sociale sont distribuĂ©s Ă chacun, au prorata de son effort. Rien nĂąâŹâąest plus simple, nĂąâŹâąest-ce pas ? une production commune dans les usines, les chantiers et les ateliers de la nation ; puis, un Ă©change, un paiement en nature. Si il y a surcroĂt de production, on le met dans des entrepĂÂŽts publics, dĂąâŹâąoĂÂč il est repris pour combler les dĂ©ficits qui peuvent se produire. C'est une balance Ă faire... Et cela, comme dĂąâŹâąun coup de hache, abat lĂąâŹâąarbre pourri. Plus de concurrence, plus de capital privĂ©, donc plus dĂąâŹâąaffaires dĂąâŹâąaucune sorte, ni commerce, ni marchĂ©s, ni Bourses. LĂąâŹâąidĂ©e de gain nĂąâŹâąa plus aucun sens. Les sources de la spĂ©culation, les rentes gagnĂ©es sans travail, sont taries. Oh ! oh ! interrompit Saccard, ça changerait diablement les habitudes de bien du monde ! Mais ceux qui ont des rentes aujourdĂąâŹâąhui, quĂąâŹâąen faite vous ? Ainsi, Gundermann, vous lui prenez son milliard ? - Nullement, nous ne sommes pas des voleurs. Nous le rachĂšterions son milliard, toutes ses valeurs, ses titres de rente, par de bons de jouissance, divisĂ©s en annuitĂ©s. Et vous imaginez-vous ce capital immense remplacĂ© ainsi par une richesse suffocante de moyens de consommation en moins de cent annĂ©es, les descendants de votre Gundermann seraient rĂ©duits, comme les autres citoyens, au travail personnel ; car les annuitĂ©s finiraient bien par s'Ă©puiser, et ils n'auraient pu capitaliser leurs Ă©conomies forcĂ©es, le trop-plein de cet Ă©crasement de provisions, en admettant mĂÂȘme qu'on conserve intact le droit d'hĂ©ritage... Je vous dis que cela balaie d'un coup, non seulement les affaires individuelles, les sociĂ©tĂ©s d'actionnaires, les associations de capitaux privĂ©s, mais encore toutes les sources indirectes de rentes, tous les systĂšmes de crĂ©dit, prĂÂȘts, loyers, fermages... Il n'y a plus, comme mesure de la valeur, que le travail. Le salaire se trouve naturellement supprimĂ©, n'Ă©tant pas, dans l'Ă©tat capitaliste actuel, Ă©quivalent au produit exact du travail, puisqu'il ne reprĂ©sente jamais que ce qui est strictement nĂ©cessaire au travailleur pour son entretien quotidien. Et il faut reconnaĂtre que l'Ă©tat actuel est seul coupable, que le patron le plus honnĂÂȘte est bien forcĂ© de suivre la dure loi de la concurrence, d'exploiter ses ouvriers, s'il veut vivre. C'est notre systĂšme social entier Ă dĂ©truire... Ah ! Gundermann Ă©touffant sous l'accablement de ses bons de jouissance ! les hĂ©ritiers de Gundermann n'arrivant pas Ă tout manger, obligĂ©s de donner aux autres et de reprendre la pioche ou l'outil, comme les camarades ! " Et Sigismond Ă©clata d'un bon rire d'enfant en rĂ©crĂ©ation, toujours debout prĂšs de la fenĂÂȘtre, les regards sur la Bourse, oĂÂč grouillait la noire fourmiliĂšre du jeu. Des rougeurs ardentes montaient Ă ses pommettes, il n'avait d'autre amusement que de s'imaginer ainsi les plaisantes ironies de la justice de demain. Le malaise de Saccard avait grandi. Si ce rĂÂȘveur Ă©veillĂ© disait vrai, pourtant ? s'il avait devinĂ© l'avenir ? Il expliquait des choses qui semblaient trĂšs claires et sensĂ©es. " Bah ! murmura-t-il pour se rassurer, tout ça n'arrivera pas l'annĂ©e prochaine. - Certes ! reprit le jeune homme, redevenu grave et las. Nous sommes dans la pĂ©riode transitoire, la pĂ©riode d'agitation. Peut-ĂÂȘtre y aura-t- il des violences rĂ©volutionnaires, elles sont souvent inĂ©vitables. Mais les exagĂ©rations, les emportements sont passagers... Oh ! je ne me dissimule pas les grandes difficultĂ©s immĂ©diates. Tout cet avenir rĂÂȘvĂ© semble impossible, on n'arrive pas Ă donner aux gens une idĂ©e raisonnable de cette sociĂ©tĂ© future, cette sociĂ©tĂ© de juste travail, dont les moeurs seront si diffĂ©rentes des nĂÂŽtres. C'est comme un autre monde dans une autre planĂšte... Et puis, il faut bien le confesser, la rĂ©organisation n'est pas prĂÂȘte, nous cherchons encore. Moi, qui ne dors plus guĂšre, j'y Ă©puise mes nuits. Par exemple, il est certain qu'on peut nous dire " Si les choses sont ce qu'elles sont, c'est que la logique des faits humains les a faites ainsi. " DĂšs lors, quel labeur pour ramener le fleuve Ă sa source et le diriger dans une autre vallĂ©e !... Certainement, l'Ă©tat social actuel a dĂ» sa prospĂ©ritĂ© sĂ©culaire au principe individualiste, que l'Ă©mulation, l'intĂ©rĂÂȘt personnel rend d'une fĂ©conditĂ© de production sans cesse renouvelĂ©e. Le collectivisme arrivera-t-il jamais Ă cette fĂ©conditĂ©, et par quel moyen activer la fonction productive du travailleur, quand l'idĂ©e de gain sera dĂ©truite ? LĂ est, pour moi, le doute, l'angoisse, le terrain faible oĂÂč il faut que nous nous battions, si nous voulons que la victoire du socialisme s'y dĂ©cide un jour... Mais nous vaincrons, parce que nous sommes la justice. Tenez ! vous voyez ce monument devant vous... Vous le voyez ? " - La Bourse ? dit Saccard. Parbleu ! oui, je la vois ! - Eh bien, ce serait bĂÂȘte de la faire sauter, qu'on la rebĂÂątirait ailleurs... Seulement, je vous prĂ©dis qu'elle sautera d'elle-mĂÂȘme, quand l'Etat l'aura expropriĂ©e, devenu logiquement l'unique et universelle banque de la nation ; et, qui sait ? elle servira alors d'entrepĂÂŽt public Ă nos richesses trop grandes, un des greniers d'abondance oĂÂč nos petits-fils trouveront le luxe de leurs jours de fĂÂȘte ! " D'un geste large, Sigismond ouvrait cet avenir de bonheur gĂ©nĂ©ral et moyen. Et il s'Ă©tait tellement exaltĂ©, qu'un nouvel accĂšs de toux le secoua, revenu Ă sa table, les coudes parmi ses papiers, la tĂÂȘte entre les mains, pour Ă©touffer le rĂÂąle dĂ©chirĂ© de sa gorge. Mais, cette fois, il ne se calmait pas. Brusquement, la porte s'ouvrit, Busch accourut, ayant congĂ©diĂ© la MĂ©chain, l'air bouleversĂ©, souffrant lui-mĂÂȘme de cette toux abominable. Tout de suite, il s'Ă©tait penchĂ©, avait pris son frĂšre dans ses grands bras, comme un enfant dont on berce la douleur. " Voyons, mon petit, qu'est-ce que tu as encore, Ă t'Ă©trangler ? Tu sais, je veux que tu fasses venir un mĂ©decin. Ce n'est pas raisonnable... Tu auras trop causĂ©, cĂąâŹâąest sĂ»r. " Et il regardait d'un oeil oblique Saccard, restĂ© au milieu de la piĂšce, dĂ©cidĂ©ment bousculĂ© par ce qu'il venait d'entendre, dans la bouche de ce grand diable, si passionnĂ© et si malade, qui, de sa fenĂÂȘtre, lĂ -haut, devait jeter un sort sur la Bourse, avec ses histoires de tout balayer pour tout reconstruire. " Merci, je vous laisse, dit le visiteur, ayant hĂÂąte d'ĂÂȘtre dehors. Envoyez-moi ma lettre, avec les dix lignes de traduction... J'en attends d'autres, nous rĂ©glerons le tout ensemble. " Mais, la crise Ă©tant finie, Busch le retint un instant encore. " A propos, la dame qui Ă©tait lĂ tout Ă lĂąâŹâąheure vous a connu autrefois, oh, il y a longtemps. - Ah ! OĂÂč donc ? - Rue de la harpe, en 52 " Si maĂtre qu'il fĂ»t de lui, Saccard devint pĂÂąle. Un tic nerveux tira sa bouche. Ce n'Ă©tait point qu'il se rappelĂÂąt Ă cette minute, la gamine culbutĂ©e dans l'escalier il ne lĂąâŹâąavait mĂÂȘme pas sue enceinte, il ignorait l'existence de l'enfant. Mais le rappel des misĂ©rables annĂ©es de ses dĂ©buts lui Ă©tait toujours dĂ©sagrĂ©able. " Rue de la Harpe, oh ! je n'y ai habitĂ© que huit jours lors de mon arrivĂ©e Ă Paris, le temps de rechercher un logement... Au revoir ! ! - Au revoir ! " accentua Busch, qui se trompa, voyant un aveu dans cet embarras, et qui dĂ©jĂ cherchait de quelle façon large il exploiterait l'aventure. De nouveau dans la rue, Saccard retourna machinalement vers la place de la Bourse. Il Ă©tait tout frissonnant, il ne regarda mĂÂȘme pas la petite Mme Conin, dont la jolie figure blonde souriait, Ă la porte de la papeterie. Sur la place, l'agitation avait grandi, la clameur du jeu venait battre les trottoirs grouillant de monde, avec la violence dĂ©bridĂ©e d'une marĂ©e haute. C'Ă©tait le coup de gueule de trois heures moins un quart, la bataille des derniers cours, l'enragement Ă savoir qui s'en irait les mains pleines. Et, debout Ă l'angle de la rue de la Bourse en face du pĂ©ristyle, il croyait reconnaĂtre, dans la bousculade confuse, sous les colonnes, le baissier Moser et le haussier Pillerault, tous les deux aux prises ; tandis quĂąâŹâąil s'imaginait entendre, sortie du fond de la grande salle, la voix aiguĂ de l'agent de change Mazaud, que couvraient par moments les Ă©clats de Nathansohn, assis sous lĂąâŹâąhorloge, Ă la coulisse. Mais une voiture, qui rasait le ruisseau, faillit l'Ă©clabousser. Massias sauta, avant mĂÂȘme que le cocher eĂ»t arrĂÂȘtĂ©, monta les marches d'un bond, apportant, hors d'haleine, le dernier ordre d'un client. Et lui, toujours immobile et debout, les yeux sur la mĂÂȘlĂ©e, lĂ -haut, remĂÂąchait sa vie, hantĂ© par le souvenir de ses dĂ©buts, que la question de Busch venait de rĂ©veiller. Il se rappelait la rue de la Harpe, puis la rue Saint-Jacques, oĂÂč il avait traĂnĂ© ses bottes Ă©culĂ©es d'aventurier conquĂ©rant, dĂ©barquĂ© Ă Paris pour le soumettre ; et une fureur le reprenait, Ă l'idĂ©e qu'il ne l'avait pas soumis encore, qu'il Ă©tait de nouveau sur le pavĂ©, guettant la fortune, inassouvi, torturĂ© d'une faim de jouissance telle, que jamais il n'en avait souffert davantage. Ce fou de Sigismond le disait avec raison le travail ne peut faire vivre, les misĂ©rables et les imbĂ©ciles travaillent seuls, pour engraisser les autres. Il n'y avait que le jeu, le jeu qui, du soir au lendemain, donne d'un coup le bien- ĂÂȘtre, le luxe, la vie large, la vie tout entiĂšre. Si ce vieux monde social devait crouler un jour, est-ce qu'un homme comme lui n'allait pas encore trouver le temps et la place de combler ses dĂ©sirs, avant l'effondrement ? Mais un passant le coudoya, qui ne se retourna mĂÂȘme pas pour s'excuser. Il reconnut Gundermann faisant sa petite promenade de santĂ©, il le regarda entrer chez un confiseur, d'oĂÂč ce roi de l'or rapportait parfois une boĂte de bonbons d'un franc Ă ses petites-filles. Et ce coup de coude, Ă cette minute, dans la fiĂšvre dont lĂąâŹâąaccĂšs montait en lui, depuis qu'il tournait ainsi autour de la Bourse, coude, Ă cette minute, dans la fiĂšvre dont l'accĂšs montait fut comme le cinglement, la poussĂ©e derniĂšre qui le dĂ©cida. Il avait achevĂ© d'enserrer la place, il donnerait l'assaut. C'Ă©tait le serment d'une lutte sans merci il ne quitterait pas la France, il braverait son frĂšre, il jouerait la partie suprĂÂȘme, une bataille de terrible audace, qui lui mettrait Paris sous les talons, ou qui le jetterait au ruisseau, les reins cassĂ©s. Jusqu'Ă la fermeture, Saccard s'entĂÂȘta, debout Ă son poste d'observation et de menace. Il regarda le pĂ©ristyle se vider, les marches se couvrir de la lente dĂ©bandade de tout ce monde Ă©chauffĂ© et las. Autour de lui, l'encombrement du pavĂ© et des trottoirs continuait, un flot ininterrompu de gens, l'Ă©ternelle foule Ă exploiter, les actionnaires de demain, qui ne pouvaient passer devant cette grande loterie de la spĂ©culation, sans tourner la tĂÂȘte, dans le dĂ©sir et la crainte de ce qui se faisait lĂ , ce mystĂšre des opĂ©rations financiĂšres, d'autant plus attirant pour les cervelles françaises, que trĂšs peu d'entre elles le pĂ©nĂštrent. II - AprĂšs sa derniĂšre et dĂ©sastreuse affaire de terrains, lorsque Saccard dut quitter son palais du parc Monceau, qu'il abandonnait Ă ses crĂ©anciers, pour Ă©viter une catastrophe plus grande, son idĂ©e fut d'abord de se rĂ©fugier chez son fils Maxime. Celui-ci, depuis la mort de sa femme, qui dormait dans un petit cimetiĂšre de la Lombardie, occupait seul un hĂÂŽtel de l'avenue de l'ImpĂ©ratrice, oĂÂč il avait organisĂ© sa vie avec un sage et fĂ©roce Ă©goĂÂŻsme ; il y mangeait la fortune de la morte sans une faute, en garçon de faible santĂ© que le vice avait prĂ©cocement mĂ»ri ; et, d'une voix nette, il refusa Ă son pĂšre de le prendre chez lui, pour continuer Ă vivre tous deux en bon accord, expliquait-il de son air souriant et avisĂ©. DĂšs lors, Saccard songea Ă une autre retraite. Il allait louer une petite maison Ă Passy, un asile bourgeois de commerçant retirĂ©, lorsqu'il se souvint que le rez-de-chaussĂ©e et le premier Ă©tage de l'hĂÂŽtel d'Orviedo, rue Saint-Lazare, n'Ă©taient toujours pas occupĂ©s, portes et fenĂÂȘtres closes. La princesse d'Orviedo, installĂ©e dans trois chambres du second depuis la mort de son mari, n'avait pas mĂÂȘme fait mettre d'Ă©criteau Ă la porte cochĂšre, que les herbes envahissaient. Une porte basse, Ă l'autre bout de la façade, menait au deuxiĂšme Ă©tage, par un escalier de service. Et, souvent en rapport d'affaires avec la princesse, dans les visites qu'il lui rendait, il s'Ă©tait Ă©tonnĂ© de la nĂ©gligence qu'elle apportait Ă tirer un parti convenable de son immeuble. Mais elle hochait la tĂÂȘte, elle avait sur les choses de l'argent des idĂ©es Ă elle. Pourtant, lorsqu'il se prĂ©senta pour louer en son nom, elle consentit tout de suite, elle lui cĂ©da, moyennant un loyer dĂ©risoire de dix mille francs, ce rez-de-chaussĂ©e et ce premier Ă©tage somptueux, d'installation princiĂšre, qui en valait certainement le double. On se souvenait du faste affichĂ© par le prince d'Orviedo. C'Ă©tait dans le coup de fiĂšvre de son immense fortune financiĂšre, lorsqu'il Ă©tait venu d'Espagne, dĂ©barquant Ă Paris au milieu d'une pluie de millions, qu'il avait achetĂ© et fait rĂ©parer cet hĂÂŽtel, en l'attendant le palais de marbre et d'or dont il rĂÂȘvait d'Ă©tonner le monde. La construction datait du siĂšcle dernier, une de ces maisons de plaisance, bĂÂąties au milieu de vastes jardins par des seigneurs galants ; mais, dĂ©molie en partie, rebĂÂątie dans de plus sĂ©vĂšres proportions, elle n'avait gardĂ©, de son parc d'autrefois, qu'une large cour bordĂ©e d'Ă©curies et de remises, que la rue projetĂ©e du Cardinal-Fesch allait sĂ»rement emporter. Le prince la tenait de la succession d'une demoiselle Saint-Germain, dont la propriĂ©tĂ© s'Ă©tendait jadis jusqu'Ă la rue des Trois-FrĂšres, l'ancien prolongement de la rue Taitbout. D'ailleurs, l'hĂÂŽtel avait conservĂ© son entrĂ©e sur la rue Saint-Lazare, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte avec une grande bĂÂątisse de la mĂÂȘme Ă©poque, la Folie-Beauvilliers d'autrefois, que les Beauvilliers occupaient encore, Ă la suite d'une ruine lente ; et eux possĂ©daient un reste d'admirable jardin, des arbres magnifiques, condamnĂ©s aussi Ă disparaĂtre, dans le bouleversement prochain du quartier. Au milieu de son dĂ©sastre, Saccard traĂnait une queue de serviteurs, les dĂ©bris de son trop nombreux personnel un valet de chambre, un chef de cuisine et sa femme, chargĂ©e de la lingerie, une autre femme restĂ©e on ne savait pourquoi, un cocher et deux palefreniers ; et il encombra les Ă©curies et les remises, y mit deux chevaux, trois voitures, installa au rez-de-chaussĂ©e un rĂ©fectoire pour ses gens. C'Ă©tait l'homme qui n'avait pas cinq cents francs solides dans sa caisse, mais qui vivait sur un pied de deux ou trois cent mille francs par an. Aussi trouva-t-il le moyen de remplir de sa personne les vastes appartements du premier Ă©tage, les trois salons, les cinq chambres Ă coucher, sans compter l'immense salle Ă manger, oĂÂč l'on dressait une table de cinquante couverts. LĂ , autrefois, une porte ouvrait sur un escalier intĂ©rieur, conduisant au second Ă©tage, dans une autre salle Ă manger, plus petite ; et la princesse, qui avait rĂ©cemment louĂ© cette partie du second Ă un ingĂ©nieur, M. Hamelin, un cĂ©libataire vivant avec sa soeur, s'Ă©tait contentĂ©e de faire condamner la porte, Ă l'aide de deux fortes vis. Elle partageait ainsi l'ancien escalier de service avec ce locataire, tandis que Saccard avait seul la jouissance du grand escalier. Il meubla en partie quelques piĂšces de ses dĂ©pouilles du parc Monceau, laissa les autres vides, parvint quand mĂÂȘme Ă rendre la vie Ă cette enfilade de murailles tristes et nues, dont une main obstinĂ©e semblait avoir arrachĂ© jusqu'aux moindres bouts de tenture, dĂšs le lendemain de la mort du prince. Et il put recommencer le rĂÂȘve d'une grande fortune. La princesse d'Orviedo Ă©tait alors une des curieuses physionomies de Paris. Il y avait quinze ans, elle s'Ă©tait rĂ©signĂ©e Ă Ă©pouser le prince, qu'elle n'aimait point, pour obĂ©ir Ă un ordre formel de sa mĂšre, la duchesse de Combeville. A cette Ă©poque, cette jeune fille de vingt ans avait un grand renom de beautĂ© et de sagesse, trĂšs religieuse, un peu trop grave, bien qu'aimant le monde avec passion. Elle ignorait les singuliĂšres histoires qui couraient sur le prince, les origines de sa royale fortune Ă©valuĂ©e Ă trois cents millions, toute une vie de vols effroyables, non plus au coin des bois, Ă main armĂ©e, comme les nobles aventuriers de jadis, mais en correct bandit moderne, au clair soleil de la Bourse, dans la poche du pauvre monde crĂ©dule, parmi les effondrements et la mort. LĂ -bas en Espagne, ici en France, le prince s'Ă©tait, pendant vingt annĂ©es, fait sa part du lion dans toutes les grandes canailleries restĂ©es lĂ©gendaires. Bien que ne soupçonnant rien de la boue et du sang oĂÂč il venait de ramasser tant de millions, elle avait Ă©prouvĂ© pour lui, dĂšs la premiĂšre rencontre, une rĂ©pugnance que sa religion devait rester impuissante Ă vaincre ; et, bientĂÂŽt, une rancune sourde, grandissante, s'Ă©tait jointe Ă cette antipathie, celle de n'avoir pas un enfant de ce mariage subi par obĂ©issance. La maternitĂ© lui aurait suffi, elle adorait les enfants, elle en arrivait Ă la haine contre cet homme qui, aprĂšs avoir dĂ©sespĂ©rĂ© l'amante, ne pouvait mĂÂȘme contenter la mĂšre. C'Ă©tait Ă ce moment qu'on avait vu la princesse se jeter dans un luxe inouĂÂŻ, aveugler Paris de l'Ă©clat de ses fĂÂȘtes, mener un train fastueux, que les Tuileries, disait-on, jalousaient. Puis, brusquement, au lendemain de la mort du prince, foudroyĂ© par une apoplexie, l'hĂÂŽtel de la rue Saint-Lazare Ă©tait tombĂ© Ă un silence absolu, Ă une nuit complĂšte. Plus une lumiĂšre, plus un bruit, les portes et les fenĂÂȘtres demeuraient closes, et la rumeur se rĂ©pandait que la princesse, aprĂšs avoir dĂ©mĂ©nagĂ© violemment le rez-de-chaussĂ©e et le premier Ă©tage, s'Ă©tait retirĂ©e comme une recluse, dans trois petites piĂšces du second, avec une ancienne femme de chambre de sa mĂšre, la vielle Sophie, qui l'avait Ă©levĂ©e. Quand elle avait reparu, elle Ă©tait vĂÂȘtue d'une simple robe de laine noire, les cheveux cachĂ©s sous un fichu de dentelle, petite et grasse toujours, avec son front Ă©troit, son joli visage rond aux dents de perles entre des lĂšvres serrĂ©es, mais ayant dĂ©jĂ le teint jaune, le visage muet, enfoncĂ© dans une volontĂ© unique, d'une religieuse cloĂtrĂ©e depuis longtemps. Elle venait d'avoir trente ans, elle n'avait plus vĂ©cu depuis lors que pour des oeuvres immenses de charitĂ©. Dans Paris, la surprise Ă©tait grande, et il circula toutes sortes d'histoires extraordinaires. La princesse avait hĂ©ritĂ© de la fortune totale, les fameux trois cents millions dont la chronique des journaux eux-mĂÂȘmes s'occupait. Et la lĂ©gende qui finit par s'Ă©tablir fut romantique. Un homme, un inconnu vĂÂȘtu de noir, racontait-on, comme la princesse allait se mettre au lit, Ă©tait un soir apparu tout d'un coup dans sa chambre, sans qu'elle eĂ»t jamais compris par quelle porte secrĂšte il avait pu entrer ; et ce que cet homme lui avait dit, personne au monde ne le savait ; mais il devait lui avoir rĂ©vĂ©lĂ© l'origine abominable des trois cents millions, en exigeant peut-ĂÂȘtre d'elle le serment de rĂ©parer tant d'iniquitĂ©s, si elle voulait Ă©viter d'affreuses catastrophes. Ensuite, l'homme avait disparu. Depuis cinq ans qu'elle se trouvait veuve, Ă©tait-ce en effet pour obĂ©ir Ă un ordre venu de l'au- delĂ , Ă©tait-ce plutĂÂŽt dans une simple rĂ©volte d'honnĂÂȘtetĂ©, lorsqu'elle avait eu en main le dossier de sa fortune ? la vĂ©ritĂ© Ă©tait qu'elle ne vivait plus que dans une ardente fiĂšvre de renoncement et de rĂ©paration. Chez cette femme qui n'avait pas Ă©tĂ© amante et qui n'avait pu ĂÂȘtre mĂšre, toutes les tendresses refoulĂ©es, surtout l'amour avortĂ© de l'enfant, s'Ă©panouissaient en une vĂ©ritable passion pour les pauvres, pour les faibles, les dĂ©shĂ©ritĂ©s, les souffrants, ceux dont elle croyait dĂ©tenir les millions volĂ©s, ceux Ă qui elle jurait de les restituer royalement, en pluie d'aumĂÂŽnes. DĂšs lors, l'idĂ©e fixe s'empara d'elle, le clou de l'obsession entra dans son crĂÂąne elle ne se considĂ©ra plus que comme un banquier, chez qui les pauvres avaient dĂ©posĂ© trois cents millions, pour qu'ils fussent employĂ©s au mieux de leur usage ; elle ne fut plus qu'un comptable, un homme d'affaires, vivant dans les chiffres, au milieu d'un peuple de notaires, d'ouvriers et d'architectes. Au-dehors, elle avait installĂ© tout un vaste bureau avec une vingtaine d'employĂ©s. Chez elle, dans ses trois piĂšces Ă©troites, elle ne recevait que quatre ou cinq intermĂ©diaires, ses lieutenants ; et elle passait lĂ ses journĂ©es, Ă un bureau, comme un directeur de grandes entreprises, cloĂtrĂ©e loin des importuns, parmi un amoncellement paperasses qui la dĂ©bordait. Son rĂÂȘve Ă©tait de soulager toutes les misĂšres, depuis l'enfant qui souffre d'ĂÂȘtre nĂ© jusqu'au vieillard qui ne peut mourir sans souffrance. Pendant ces cinq annĂ©es, jetant l'or Ă pleines mains, elle avait fondĂ©, Ă la Villette, la CrĂšche Sainte-Marie, avec des berceaux blancs pour les tout-petits, des lits bleus pour les plus grands, une vaste et claire installation que frĂ©quentaient dĂ©jĂ trois cents enfants ; un orphelinat Ă Saint-MandĂ©, l'Orphelinat Saint-Joseph, oĂÂč cent garçons et cent filles recevaient une Ă©ducation et une instruction telles qu'on les donne dans les familles bourgeoises ; enfin, un asile pour les vieillards Ă ChĂÂątillon, pouvant admettre cinquante hommes et cinquante femmes, et un hĂÂŽpital de deux cents lits dans un faubourg, l'HĂÂŽpital Saint-Marceau, dont on venait seulement d'ouvrir les salles. Mais son oeuvre prĂ©fĂ©rĂ©e, celle qui absorbait en ce moment tout son coeur, Ă©tait l'Oeuvre du Travail, une crĂ©ation Ă elle, une maison qui devait remplacer la maison de correction, oĂÂč trois cents enfants, cent cinquante filles et cent cinquante garçons, ramassĂ©s sur le pavĂ© de Paris, dans la dĂ©bauche et dans le crime, Ă©taient rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s par de bons soins et par l'apprentissage d'un mĂ©tier. Ces diverses fondations, des dons considĂ©rables, une prodigalitĂ© folle dans la charitĂ©, lui avaient dĂ©vorĂ© prĂšs de cents millions en cinq ans. Encore quelques annĂ©es de ce train, et elle serait ruinĂ©e, sans avoir rĂ©servĂ© mĂÂȘme la petite rente nĂ©cessaire au pain et au lait dont elle vivait maintenant. Lorsque sa vieille bonne, Sophie, sortant de son continuel silence, la grondait d'un mot rude, en lui prophĂ©tisant qu'elle mourrait sur la paille, elle avait un faible sourire, le seul qui parĂ»t dĂ©sormais sur ses lĂšvres dĂ©colorĂ©es, un divin sourire d'espĂ©rance. Ce fut justement Ă l'occasion de l'Oeuvre du Travail que Saccard fit la connaissance de la princesse d'Orviedo. Il Ă©tait un des propriĂ©taires du terrain qu'elle acheta pour cette oeuvre, un ancien jardin plantĂ© de beaux arbres, qui touchait au parc de Neuilly et qui se trouvait en bordure, le long du boulevard Bineau. Il l'avait sĂ©duite par la façon vive dont il traitait les affaires, elle voulut le revoir, Ă la suite de certaines difficultĂ©s avec ses entrepreneurs. Lui-mĂÂȘme s'Ă©tait intĂ©ressĂ© aux travaux, l'imagination prise, charmĂ© du plan grandiose qu'elle imposait Ă l'architecte deux ailes monumentales, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, reliĂ©es entre elles par un corps de logis, contenant la chapelle, la communautĂ©, l'administration, tous les services ; et chaque aile avait son prĂ©au immense, ses ateliers, ses dĂ©pendances de toutes sortes. Mais surtout ce qui le passionnait, dans son propre goĂ»t du grand et du fastueux, c'Ă©tait le luxe dĂ©ployĂ©, la construction Ă©norme et faite de matĂ©riaux Ă dĂ©fier les siĂšcles, les marbres prodiguĂ©s, une cuisine revĂÂȘtue de faĂÂŻence oĂÂč l'on aurait fait cuire un boeuf, des rĂ©fectoires gigantesques aux riches lambris de chĂÂȘne, des dortoirs inondĂ©s de lumiĂšre, Ă©gayĂ©s de claires peintures, une lingerie, une salle de bains, une infirmerie installĂ©es avec des raffinements excessifs ; et, partout, des dĂ©gagements vastes, des escaliers, des corridors, aĂ©rĂ©s l'Ă©tĂ©, chauffĂ©s l'hiver ; et la maison entiĂšre baignant dans le soleil, une gaietĂ© de jeunesse, un bien-ĂÂȘtre de grosse fortune. Quand l'architecte, inquiet, trouvant toute cette magnificence inutile, parlait de la dĂ©pense, la princesse l'arrĂÂȘtait d'un mot elle avait eu le luxe, elle voulait le donner aux pauvres, pour qu'ils en jouissent Ă leur tour, eux qui font le luxe des riches. Son idĂ©e fixe Ă©tait faite de ce rĂÂȘve combler les misĂ©rables, les coucher dans les lits, les asseoir Ă la table des heureux de ce monde, non plus l'aumĂÂŽne d'une croĂ»te de pain, d'un grabat de hasard, mais la vie large au travers de palais oĂÂč ils seraient chez eux, prenant leur revanche, goĂ»tant les jouissances des triomphateurs. Seulement, dans ce gaspillage, au milieu des devis Ă©normes, elle Ă©tait abominablement volĂ©e ; une nuĂ©e d'entrepreneurs vivaient d'elle, sans compter les pertes dues Ă la mauvaise surveillance ; on dilapidait le bien des pauvres. Et ce fut Saccard qui lui ouvrit les yeux, en la priant de le laisser tirer les comptes au clair, absolument dĂ©sintĂ©ressĂ© d'ailleurs, pour l'unique plaisir de rĂ©gler cette folle danse de millions qui l'enthousiasmait. Jamais il ne s'Ă©tait montrĂ© si scrupuleusement honnĂÂȘte. Il fut, dans cette affaire colossale et compliquĂ©e, le plus actif, le plus probe des collaborateurs, donnant son temps, son argent mĂÂȘme, simplement rĂ©compensĂ© par cette joie des sommes considĂ©rables qui lui passaient entre les mains. On ne connaissait guĂšre que lui Ă l'Oeuvre du Travail, oĂÂč la princesse n'allait jamais, pas plus qu'elle n'allait visiter ses autres fondations, cachĂ©e au fond de ses trois petites piĂšces, comme la bonne dĂ©esse invisible ; et lui, adorĂ©, il y Ă©tait bĂ©ni, accablĂ© de toute la reconnaissance dont elle semblait ne pas vouloir. Sans doute, depuis cette Ă©poque, Saccard nourrissait un vague projet, qui, tout d'un coup, lorsqu'il fut installĂ© dans l'hĂÂŽtel d'Orviedo comme locataire, prit la nettetĂ© aiguĂ d'un dĂ©sir. Pourquoi ne se consacrerait-il pas tout entier Ă l'administration des bonnes oeuvres de la princesse ? Dans l'heure de doute oĂÂč il Ă©tait, vaincu de la spĂ©culation, ne sachant quelle fortune refaire, cela lui apparaissait comme une incarnation nouvelle, une brusque montĂ©e d'apothĂ©ose devenir le dispensateur de cette royale charitĂ©, canaliser ce flot d'or qui coulait sur Paris. Il restait deux cents millions, quelles oeuvres Ă crĂ©er encore, quelle citĂ© du miracle Ă faire sortir du sol ! Sans compter que, lui, les ferait fructifier, ces millions, les doublerait, les triplerait, saurait si bien les employer qu'il en tirerait un monde. Alors, avec sa passion, tout s'Ă©largit, il ne vĂ©cut plus que de cette pensĂ©e grisante, les rĂ©pandre en aumĂÂŽnes sans fin, en noyer la France heureuse ; et il s'attendrissait, car il Ă©tait d'une probitĂ© parfaite, pas un sou ne lui demeurait aux doigts. Ce fut, dans son crĂÂąne de visionnaire, une idylle gĂ©ante, l'idylle d'un inconscient, oĂÂč ne se mĂÂȘlait aucun dĂ©sir de racheter ses anciens brigandages financiers. D'autant plus que, tout de mĂÂȘme, au bout, il y avait le rĂÂȘve de sa vie entiĂšre, sa conquĂÂȘte de Paris. Etre le roi de la charitĂ©, le Dieu adorĂ© de la multitude des pauvres, devenir unique et populaire, occuper de lui le monde, cela dĂ©passait son ambition. Quels prodiges ne rĂ©aliserait-il pas, s'il employait Ă ĂÂȘtre bon ses facultĂ©s d'homme d'affaires, sa ruse, son obstination, son manque complet de prĂ©jugĂ©s ! Et il aurait la force irrĂ©sistible qui gagne les batailles, l'argent, l'argent Ă pleins coffres, l'argent qui fait tant de mal souvent et qui ferait tant de bien, le jour oĂÂč l'on mettrait Ă donner son orgueil et son plaisir ! Puis, agrandissant encore son projet, Saccard en arriva Ă se demander pourquoi il n'Ă©pouserait pas la princesse d'Orviedo. Cela fixerait les positions, empĂÂȘcherait les interprĂ©tations mauvaises. Pendant un mois, il manoeuvra adroitement, exposa des plans superbes, crut se rendre indispensable ; et un jour, d'une voix tranquille, redevenu naĂÂŻf, il fit sa proposition, dĂ©veloppa son grand projet. C'Ă©tait une vĂ©ritable association qu'il offrait, il se donnait comme le liquidateur des sommes volĂ©es par le prince, il s'engageait Ă les rendre aux pauvres, dĂ©cuplĂ©es. D'ailleurs, la princesse, dans son Ă©ternelle robe noire, avec son fichu de dentelle sur la tĂÂȘte, l'Ă©couta attentivement, sans qu'une Ă©motion quelconque animĂÂąt sa face jaune. Elle Ă©tait trĂšs frappĂ©e des avantages que pourrait avoir une association pareille, indiffĂ©rente, du reste, aux autres considĂ©rations. Puis, ayant remis sa rĂ©ponse au lendemain, elle finit par refuser sans doute elle avait rĂ©flĂ©chi qu'elle ne serait plus seule maĂtresse de ses aumĂÂŽnes, et elle entendait en disposer en souveraine absolue, mĂÂȘme follement. Mais elle expliqua qu'elle serait heureuse de le garder comme conseiller, elle montra combien prĂ©cieuse elle estimait sa collaboration, en le priant de continuer Ă s'occuper de l'Oeuvre du Travail, dont il Ă©tait le vĂ©ritable directeur. Toute une semaine, Saccard Ă©prouva un violent chagrin, ainsi qu'Ă la perte d'une idĂ©e chĂšre ; non pas qu'il se sentĂt retomber au gouffre du brigandage ; mais, de mĂÂȘme qu'une romance sentimentale met des larmes aux yeux des ivrognes les plus abjects, cette colossale idylle du bien fait Ă coups de millions avait attendri sa vieille ĂÂąme de corsaire. Il tombait une fois encore, et de trĂšs haut il lui semblait ĂÂȘtre dĂ©trĂÂŽnĂ©. Par l'argent, il avait toujours voulu, en mĂÂȘme temps que la satisfaction de ses appĂ©tits, la magnificence d'une vie princiĂšre ; et jamais il ne l'avait eue, assez haute. Il s'enrageait, Ă mesure que chacune de ses chutes emportait un espoir. Aussi, lorsque son projet croula devant le refus tranquille et net de la princesse, se trouva-t-il rejetĂ© Ă une furieuse envie de bataille. Se battre, ĂÂȘtre le plus fort dans la dure guerre de la spĂ©culation, manger les autres pour ne pas qu'ils vous mangent, c'Ă©tait, aprĂšs sa soif de splendeur et de jouissance, la grande cause, l'unique cause de sa passion des affaires. S'il ne thĂ©saurisait pas, il avait l'autre joie, la lutte des gros chiffres, les fortunes lancĂ©es comme des corps d'armĂ©e, les chocs des millions adverses, avec les dĂ©routes, avec les victoires, qui le grisaient. Et tout de suite reparut sa haine de Gundermann, son effrĂ©nĂ© besoin de revanche abattre Gundermann, cela le hantait d'un dĂ©sir chimĂ©rique, chaque fois qu'il Ă©tait par terre, vaincu. S'il sentait l'enfantillage d'une pareille tentative, ne pourrait-il du moins l'entamer, se faire une place en face de lui, le forcer au partage, comme ces monarques de contrĂ©es voisines et d'Ă©gale puissance, qui se traitent de cousins ? Ce fut alors que, de nouveau, la Bourse l'attira, la tĂÂȘte emplie d'affaires Ă lancer, sollicitĂ© en tous sens par des projets contraires, dans une telle fiĂšvre, qu'il ne sut que dĂ©cider, jusqu'au jour oĂÂč une idĂ©e suprĂÂȘme, dĂ©mesurĂ©e, se dĂ©gagea des autres et s'empara peu Ă peu de lui tout entier. Depuis qu'il habitait l'hĂÂŽtel d'Orviedo, Saccard apercevait parfois la soeur de l'ingĂ©nieur Hamelin qui habitait le petit appartement du second, une femme d'une taille admirable, Mme Caroline, comme on la nommait familiĂšrement. Surtout, ce qui l'avait frappĂ©, Ă la premiĂšre rencontre, c'Ă©tait ses cheveux blancs superbes, une royale couronne de cheveux blancs, d'un si singulier effet sur ce front de femme jeune encore, ĂÂągĂ©e de trente-six ans Ă peine. DĂšs vingt-cinq ans, elle Ă©tait ainsi devenue toute blanche. Ses sourcils, restĂ©s noirs et trĂšs fournis, gardaient une jeunesse, une Ă©trangetĂ© vive Ă son visage encadrĂ© d'hermine. Elle n'avait jamais Ă©tĂ© jolie, avec son menton et son nez trop forts, sa bouche large dont les grosses lĂšvres exprimaient une bontĂ© exquise. Mais, certainement, cette toison blanche, cette blancheur envolĂ©e de fins cheveux de soie, adoucissait sa physionomie un peu dure, lui donnait un charme souriant de grand-mĂšre, dans une fraĂcheur et une force de belle amoureuse. Elle Ă©tait grande, solide, la dĂ©marche franche et trĂšs noble. Chaque fois qu'il la rencontrait, Saccard, plus petit qu'elle, la suivait des yeux, intĂ©ressĂ©, enviant sourdement cette taille haute, cette carrure saine. Et, peu Ă peu, par l'entourage, il connut toute l'histoire des Hamelin. Ils Ă©taient, Caroline et Georges, les enfants d'un mĂ©decin de Montpellier, savant remarquable, catholique exaltĂ©, mort sans fortune. Lorsque le pĂšre s'en alla, la fille avait dix-huit ans, le garçon dix-neuf ; et, comme celui-ci venait d'entrer Ă l'Ecole polytechnique, elle le suivit Ă Paris, oĂÂč elle se plaça institutrice. Ce fut elle qui lui glissa des piĂšces de cent sous, qui l'entretint d'argent de poche, pendant les deux annĂ©es de cours ; plus tard, lorsque, sorti dans un mauvais rang, il dut battre le pavĂ©, ce fut elle encore qui le soutint, en attendant qu'il trouvĂÂąt une situation. Ces deux enfants s'adoraient, faisaient le rĂÂȘve de ne se quitter jamais. Pourtant, un mariage inespĂ©rĂ© s'Ă©tant prĂ©sentĂ©, la bonne grĂÂące et l'intelligence vive de la jeune fille ayant conquis un brasseur millionnaire, dans la maison oĂÂč elle Ă©tait en place, Georges voulut qu'elle acceptĂÂąt ce dont il se repentit cruellement, car, au bout de quelques annĂ©es de mĂ©nage, Caroline fut obligĂ©e d'exiger une sĂ©paration pour ne pas ĂÂȘtre tuĂ©e par son mari, qui buvait et la poursuivait avec un couteau, dans des crises d'imbĂ©cile jalousie. Elle Ă©tait alors ĂÂągĂ©e de vingt-six ans, elle se retrouvait pauvre, s'Ă©tant obstinĂ©e Ă ne rĂ©clamer aucune pension de l'homme qu'elle quittait. Mais son frĂšre avait enfin, aprĂšs bien des tentatives, mis la main sur une besogne qui lui plaisait il allait partir pour l'Egypte, avec la Commission chargĂ©e des premiĂšres Ă©tudes du canal de Suez ; et il emmena sa soeur, elle s'installa vaillamment Ă Alexandrie, recommença Ă donner des leçons, pendant que lui courait le pays. Ils restĂšrent ainsi en Egypte jusqu'en 1859, ils assistĂšrent aux premiers coups de pioche sur la plage de Port- SaĂÂŻd une maigre Ă©quipe de cent cinquante terrassiers Ă peine, perdue au milieu des sables, commandĂ©e par une poignĂ©e d'ingĂ©nieurs. Puis, Hamelin, envoyĂ© en Syrie pour assurer les approvisionnements, y resta, Ă la suite d'une fĂÂącherie avec ses chefs. Il fit venir Caroline Ă Beyrouth, oĂÂč d'autres Ă©lĂšves l'attendaient, il se lança dans une grosse affaire, patronnĂ©e par une compagnie française, le tracĂ© d'une route carrossable de Beyrouth Ă Damas, la premiĂšre, l'unique voie ouverte Ă travers les gorges du Liban ; et ils vĂ©curent encore trois annĂ©es lĂ , jusqu'Ă l'achĂšvement de la route, lui visitant les montagnes, s'absentant deux mois pour un voyage Ă Constantinople, Ă travers le Taurus, elle le suivant dĂšs qu'elle pouvait s'Ă©chapper, Ă©pousant les projets de rĂ©veil qu'il faisait, Ă battre cette vieille terre endormie sous la cendre des civilisations mortes. Il avait amassĂ© tout un portefeuille dĂ©bordant d'idĂ©es et de plans, il sentait l'impĂ©rieuse nĂ©cessitĂ© de rentrer en France, s'il voulait donner un corps Ă ce vaste ensemble d'entreprises, former des sociĂ©tĂ©s, trouver des capitaux. Et, aprĂšs neuf annĂ©es de sĂ©jour en Orient, ils partirent, ils eurent la curiositĂ© de repasser par l'Egypte, oĂÂč les travaux du canal de Suez les enthousiasmĂšrent une ville avait poussĂ© en quatre ans dans les sables de la plage de Port-SaĂÂŻd, tout un peuple s'agitait lĂ , les fourmis humaines s'Ă©taient multipliĂ©es, changeaient la face de la terre. Mais, Ă Paris, une malchance noire attendait Hamelin. Depuis quinze mois, il s'y dĂ©battait avec ses projets, sans pouvoir communiquer sa foi Ă personne, trop modeste, peu bavard, Ă©chouĂ© Ă ce deuxiĂšme Ă©tage de l'hĂÂŽtel d'Orviedo, dans un petit appartement de cinq piĂšces qu'il louait douze cents francs, plus loin du succĂšs que lorsqu'il courait les monts et les plaines de l'Asie. Leurs Ă©conomies s'Ă©puisaient rapidement, le frĂšre et la soeur en arrivaient Ă une grande gĂÂȘne. Ce fut mĂÂȘme ce qui intĂ©ressa Saccard, cette tristesse croissante de Mme Caroline, dont la belle gaietĂ© s'assombrissait du dĂ©couragement oĂÂč elle voyait tomber son frĂšre. Dans leur mĂ©nage, elle Ă©tait un peu l'homme. Georges, qui lui ressemblait beaucoup physiquement, en plus frĂÂȘle, avec des facultĂ©s de travail rares ; mais il s'absorbait dans ses Ă©tudes, il ne fallait point l'en sortir. Jamais il n'avait voulu se marier, n'en Ă©prouvant pas le besoin, adorant sa soeur, ce qui lui suffisait. Il devait avoir des maĂtresses d'un jour, qu'on ne connaissait pas. Et cet ancien piocheur de l'Ecole polytechnique, aux conceptions si vastes, d'un zĂšle si ardent pour tout ce qu'il entreprenait, montrait parfois une telle naĂÂŻvetĂ©, qu'on l'aurait jugĂ© un peu sot. ElevĂ© dans le catholicisme le plus Ă©troit, il avait gardĂ© sa religion d'enfant, il pratiquait, trĂšs convaincu ; tandis que sa soeur s'Ă©tait reprise par une lecture immense, par toute la vaste instruction qu'elle se donnait Ă son cĂÂŽtĂ©, aux longues heures oĂÂč il s'enfonçait dans ses travaux techniques. Elle parlait quatre langues, elle avait lu les Ă©conomistes, les philosophes, passionnĂ©e un instant pour les thĂ©ories socialistes et Ă©volutionnistes ; mais elle s'Ă©tait calmĂ©e, elle devait surtout Ă ses voyages, Ă son long sĂ©jour parmi des civilisations lointaines, une grande tolĂ©rance, un bel Ă©quilibre de sagesse. Si elle ne croyait plus, elle demeurait trĂšs respectueuse de la foi de son frĂšre. Entre eux, il y avait eu une explication, et jamais ils n'en avaient reparlĂ©. Elle Ă©tait une intelligence, dans sa simplicitĂ© et sa bonhomie ; et, d'un courage Ă vivre extraordinaire, d'une bravoure joyeuse qui rĂ©sistait aux cruautĂ©s du sort, elle avait coutume de dire qu'un seul chagrin Ă©tait restĂ© saignant en elle, celui de n'avoir pas eu d'enfant. Saccard put rendre Ă Hamelin un service, un petit travail qu'il lui procura, des commanditaires qui avaient besoin d'un ingĂ©nieur pour un rapport sur le rendement d'une machine nouvelle. Et il força ainsi l'intimitĂ© du frĂšre et de la soeur, il monta frĂ©quemment passer une heure entre eux, dans leur salon, leur seule grande piĂšce, qu'ils avaient transformĂ©e en cabinet de travail. Cette piĂšce restait d'une nuditĂ© absolue, meublĂ©e seulement d'une longue table Ă dessiner, d'une autre table plus petite, encombrĂ©e de papiers, et d'une demi-douzaine de chaises. Sur la cheminĂ©e, des livres s'empilaient. Mais, aux murs, une dĂ©coration improvisĂ©e Ă©gayait ce vide, une sĂ©rie de plans, une suite d'aquarelles claires, chaque feuille fixĂ©e avec quatre clous. C'Ă©tait son portefeuille de projets qu'Hamelin avait ainsi Ă©talĂ©, les notes prises en Syrie, toute sa fortune future ; et les aquarelles Ă©taient de Mme Caroline, des vues de lĂ -bas, des types, des costumes, ce qu'elle avait remarquĂ© et croquĂ© en accompagnant son frĂšre, avec un sens trĂšs personnel de coloriste, sans aucune prĂ©tention d'ailleurs. Deux larges fenĂÂȘtres, ouvrant sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers, Ă©clairaient d'une lumiĂšre vive cette dĂ©bandade de dessins, qui Ă©voquait une vie autre, le rĂÂȘve d'une antique sociĂ©tĂ© tombant en poudre, que les Ă©pures, aux lignes fermes et mathĂ©matiques, semblaient vouloir remettre debout, comme sous l'Ă©tayement du solide Ă©chafaudage de la science moderne. Et quand il se fut rendu utile, avec cette dĂ©pense d'activitĂ© qui le faisait charmant, Saccard s'oublia surtout devant les plans et les aquarelles, sĂ©duit, demandant sans cesse de nouvelles explications. Dans sa tĂÂȘte, tout un vaste lançage germait dĂ©jĂ . Un matin, il trouva Mme Caroline seule, assise Ă la petite table dont elle avait fait son bureau. Elle Ă©tait mortellement triste, les mains abandonnĂ©es parmi les papiers. " Que voulez-vous ? cela tourne dĂ©cidĂ©ment mal... je suis brave pourtant. Mais tout va nous manquer Ă la fois ; et ce qui me navre, c'est l'impuissance ou le malheur rĂ©duit mon pauvre frĂšre, car il n'est vaillant, il n'a de force qu'au travail... J'avais songĂ© Ă me replacer institutrice quelque part, pour l'aider au moins. J'ai cherchĂ© et je n'ai rien trouvĂ©... Pourtant, je ne puis pas me mettre Ă faire des mĂ©nages. " Jamais Saccard ne l'avait vue ainsi dĂ©montĂ©e, abattue. " Que diable ! vous n'en ĂÂȘtes pas lĂ ! " cria-t-il. Elle hocha la tĂÂȘte, elle se montrait amĂšre contre la vie, qu'elle acceptait d'habitude si gaillardement, mĂÂȘme mauvaise. Et Hamelin Ă©tant rentrĂ© Ă ce moment, rapportant la nouvelle d'un dernier Ă©chec, elle eut de grosses larmes lentes, elle ne parla plus, les poings serrĂ©s, Ă sa table, les yeux perdus devant elle. " Et dire, laissa Ă©chapper Hamelin, qu'il y a, lĂ -bas, des millions qui nous attendent, si quelqu'un voulait seulement m'aider Ă les gagner ! " Saccard s'Ă©tait plantĂ© devant une Ă©pure reprĂ©sentant l'Ă©lĂ©vation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins. " Qu'est-ce donc ? demanda-t-il. - Oh ! je me suis amusĂ©, expliqua l'ingĂ©nieur. C'est un projet d'habitation " lĂ -bas, Ă Beyrouth, pour le directeur de la Compagnie que j'ai rĂÂȘvĂ©e, vous savez, la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis. " Il s'animait, il donna de nouveaux dĂ©tails. Pendant son sĂ©jour en Orient, il avait constatĂ© combien le service des transports Ă©tait dĂ©fectueux. Les quelques sociĂ©tĂ©s, installĂ©es Ă Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas Ă avoir le matĂ©riel suffisant et confortable ; et une de ses premiĂšres idĂ©es, Ă la base mĂÂȘme de tout l'ensemble de ses entreprises, Ă©tait de syndiquer ces sociĂ©tĂ©s, de les rĂ©unir en une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la MĂ©diterranĂ©e entiĂšre et s'en assurerait la royautĂ©, en Ă©tablissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la GrĂšce, de l'Egypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'Ă©tait Ă la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen c'Ă©tait l'Orient conquis, donnĂ© Ă la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrie, oĂÂč allait s'ouvrir le vaste champ de ses opĂ©rations. " Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble ĂÂȘtre lĂ , aujourd'hui... C'est une forme si puissante de l'association ! Trois ou quatre petites entreprises, qui vĂ©gĂštent isolĂ©ment, deviennent d'une vitalitĂ© et d'une prospĂ©ritĂ© irrĂ©sistibles, si elles se rĂ©unissent... Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisĂ©s des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'ĂÂȘtre qu'un immense bazar unique, oĂÂč l'on s'approvisionnera de tout. " Il s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© encore, debout cette fois devant une aquarelle qui reprĂ©sentait un site sauvage, une gorge aride, que bouchait un Ă©croulement gigantesque de rochers, couronnĂ©s de broussailles. " Oh ! oh ! reprit-il, voici le bout du monde. On ne doit pas ĂÂȘtre coudoyĂ© par les passants dans ce coin-lĂ . - Une gorge du Carmel, rĂ©pondit Hamelin Ma soeur a pris ça, pendant les Ă©tudes que j'ai faites de ce cĂÂŽtĂ©. " Et il ajouta simplement " Tenez ! entre les calcaires crĂ©tacĂ©s et les porphyres qui ont relevĂ© ces calcaires, sur tout le flanc de la montagne, il y a lĂ un filon d'argent sulfurĂ© considĂ©rable, oui ! une mine d'argent dont l'exploitation, d'aprĂšs mes calculs, assurerait des bĂ©nĂ©fices Ă©normes. - Une mine d'argent " , rĂ©pĂ©ta vivement Saccard. Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans sa tristesse, avait entendu ; et, comme si une vision se fĂ»t Ă©voquĂ©e " Le Carmel, ah ! quel dĂ©sert, quelles journĂ©es de solitude ! C'est plein de myrtes et de genĂÂȘts, cela sent bon l'air tiĂšde en est embaumĂ©. Et il y a des aigles, sans cesse, qui planent trĂšs haut... Mais tout cet argent qui dort dans ce sĂ©pulcre, Ă cĂÂŽtĂ© de tant de misĂšre. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des villes naissantes, un peuple rĂ©gĂ©nĂ©rĂ© par le travail. - Une route serait facilement ouverte du Carmel Ă Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu'on dĂ©couvrirait Ă©galement du fer, car il abonde dans les montagnes du pays... J'ai aussi Ă©tudiĂ© un nouveau mode d'extraction, qui rĂ©aliserait d'importantes Ă©conomies. Tout est prĂÂȘt, il ne s'agit plus que de trouver des capitaux. - La SociĂ©tĂ© des mines d'argent du Carmel ! " murmura Saccard. Mais c'Ă©tait maintenant l'ingĂ©nieur qui, les regards levĂ©s, allait d'un plan Ă l'autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiĂ©vrĂ© Ă la pensĂ©e de l'avenir Ă©clatant qui dormait lĂ , pendant que la gĂÂȘne le paralysait. " Et ce ne sont que les petites affaires du dĂ©but, reprit-il. Regardez cette sĂ©rie de plans, c'est ici le grand coup, tout un systĂšme de chemins de fer traversant l'Asie Mineure, de part en part... Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause premiĂšre de la stagnation oĂÂč croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s'y font toujours Ă dos de mulet ou de chameau... Imaginez alors quelle rĂ©volution, si des lignes ferrĂ©es pĂ©nĂ©traient jusqu'aux confins du dĂ©sert ! Ce serait l'industrie et le commerce dĂ©cuplĂ©s, la civilisation victorieuse, l'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient... Oh ! pour peu que cela vous intĂ©resse, nous en causerons en dĂ©tail. Et vous verrez, vous verrez ! " Tout de suite, du reste, il ne put s'empĂÂȘcher d'entrer dans des explications. C'Ă©tait surtout pendant son voyage Ă Constantinople, qu'il avait Ă©tudiĂ© le tracĂ© de son systĂšme de chemins de fer. La grande, l'unique difficultĂ© se trouvait dans la traversĂ©e des monts Taurus ; mais il avait parcouru les diffĂ©rents cols, il affirmait la possibilitĂ© d'un tracĂ© direct et relativement peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas Ă exĂ©cuter d'un coup le systĂšme complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mĂšre, la ligne de Brousse Ă Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait Ă l'embranchement de Smyrne Ă Angora, et Ă celui de TrĂ©bizonde Ă Angora, par Erzeroum et Sivas. " Plus tard, plus tard encore... " , continua-t-il. Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire, n'osant dire jusqu'oĂÂč il avait poussĂ© l'audace de ses projets. C'Ă©tait le rĂÂȘve. " Ah ! les plaines au pied du Taurus, reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse Ă©veillĂ©e, quel paradis dĂ©licieux ! On n'a qu'Ă gratter la terre, les moissons poussent, dĂ©bordantes. Les arbres fruitiers, les pĂÂȘchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mĂ»riers, pareils Ă de grands bois ! Et quelle existence naturelle et facile, dans cet air lĂ©ger, constamment bleu ! " Saccard se mit Ă rire, de ce rire aigu de bel appĂ©tit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et, comme Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la crĂ©ation d'une banque Ă Constantinople, en disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissĂ©es, surtout prĂšs du grand vizir, il l'interrompit gaiement. " Mais c'est un pays de cocagne, on en vendrait ! " Puis, trĂšs familier, appuyant les deux mains aux Ă©paules de Mme Caroline, toujours assise " Ne vous dĂ©sespĂ©rez donc pas, madame ! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre frĂšre quelque chose de trĂšs bon pour nous tous... Ayez de la patience. Attendez. " Pendant le mois qui suivit, Saccard procura de nouveau Ă l'ingĂ©nieur quelques petits travaux ; et, s'il ne reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment, prĂ©occupĂ©, hĂ©sitant devant l'ampleur Ă©crasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimitĂ©, ce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint Ă s'occuper de son intĂ©rieur d'homme seul, dĂ©vorĂ© de frais inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Lui, si habile au-dehors, rĂ©putĂ© pour sa main vigoureuse et adroite dans le gĂÂąchis des grands vols, laissait aller chez lui tout Ă la dĂ©bandade, insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dĂ©penses ; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillage, elle lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire rĂ©aliser deux ou trois Ă©conomies ; si bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'ĂÂȘtre son intendante pourquoi pas ? elle avait cherchĂ© une place d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour elle, qui lui permettrait d'attendre. L'offre, faite en maniĂšre de plaisanterie, devint sĂ©rieuse. N'Ă©tait-ce pas une façon de s'occuper, de soulager son frĂšre, avec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois ? Et elle accepta, elle rĂ©forma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisiniĂšre, qui, avec le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voiture, prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux, qu'Ă la fin de la premiĂšre quinzaine elle avait obtenu une rĂ©duction de moitiĂ©. Il Ă©tait ravi, il plaisantait en disant que c'Ă©tait lui qui la volait maintenant, et qu'elle aurait dĂ» exiger un tant pour cent sur tous les bĂ©nĂ©fices qu'elle lui faisait faire. Alors, une vie trĂšs Ă©troite avait commencĂ©. Saccard venait d'avoir l'idĂ©e de faire enlever les vis qui condamnaient la porte de communication entre les deux appartements, et l'on remontait librement, d'une salle Ă manger dans l'autre, par l'escalier intĂ©rieur ; de sorte que, pendant que son frĂšre travaillait en haut, enfermĂ© du matin au soir pour mettre en ordre ses dossiers d'Orient, Mme Caroline, laissant son propre mĂ©nage aux soins de l'unique bonne qui les servait, descendait Ă chaque heure de la journĂ©e, donner des ordres, comme chez elle. C'Ă©tait devenu la joie de Saccard, la continuelle apparition de cette grande belle femme, qui traversait les piĂšces de son pas solide et superbe, avec la gaietĂ© toujours inattendue de ses cheveux blancs, envolĂ©s autour de son jeune visage. Elle Ă©tait de nouveau trĂšs gaie, elle avait retrouvĂ© sa bravoure Ă vivre, depuis qu'elle se sentait utile, occupant ses heures, continuellement debout. Sans affectation de simplicitĂ©, elle ne portait plus qu'une robe noire, dans la poche de laquelle on entendait la sonnerie claire du trousseau de clefs ; et cela l'amusait certainement, elle la savante, la philosophe, de n'ĂÂȘtre plus qu'une bonne femme de mĂ©nage, la gouvernante d'un prodigue, qu'elle se mettait Ă aimer, comme on aime les enfants mauvais sujets. Lui, un instant trĂšs sĂ©duit, calculant qu'il n'y avait aprĂšs tout qu'une diffĂ©rence de quatorze ans entre eux, s'Ă©tait demandĂ© ce qu'il arriverait, s'il la prenait un beau soir entre ses bras. Etait-il admissible que, depuis dix ans, depuis sa fuite forcĂ©e de chez son mari, dont elle avait reçu autant de coups que de caresses, elle eĂ»t vĂ©cu en guerriĂšre voyageuse, sans voir un homme ? Peut-ĂÂȘtre les voyages l'avaient-ils protĂ©gĂ©e. Cependant, il savait qu'un ami de son frĂšre, un M. Beaudoin, un nĂ©gociant restĂ© Ă Beyrouth, et dont le retour Ă©tait prochain, l'avait beaucoup aimĂ©e, au point d'attendre pour l'Ă©pouser la mort de son mari, qu'on venait d'enfermer dans une maison de santĂ©, fou d'alcoolisme. Evidemment, ce mariage n'aurait fait que rĂ©gulariser une situation bien excusable, presque lĂ©gitime. DĂšs lors, puisqu'il devait y en avoir eu un, pourquoi n'aurait-il pas Ă©tĂ© le second ? Mais Saccard en restait au raisonnement, la trouvant si bonne camarade, que la femme souvent disparaissait. Lorsque, Ă la voir passer, avec sa taille admirable, il se posait sa question savoir ce qu'il arriverait s'il l'embrassait, il se rĂ©pondait qu'il arriverait des choses fort ordinaires, ennuyeuses peut-ĂÂȘtre ; et il remettait l'expĂ©rience Ă plus tard, il lui donnait des poignĂ©es de main vigoureuses, heureux de sa cordialitĂ©. Puis, tout d'un coup, Mme Caroline retomba Ă un grand chagrin. Un matin, elle descendit abattue, trĂšs pĂÂąle, les yeux gros ; et il ne put rien apprendre d'elle ; il cessa de l'interroger devant son obstination Ă dire qu'elle n'avait rien, qu'elle Ă©tait comme tous les jours. Ce fut le lendemain seulement qu'il comprit, en trouvant en haut une lettre de faire part, la lettre qui annonçait le mariage de M. Beaudoin avec la fille d'un consul anglais, trĂšs jeune et immensĂ©ment riche. Le coup avait dĂ» ĂÂȘtre d'autant plus dur, que la nouvelle Ă©tait arrivĂ©e par cette lettre banale, sans aucune prĂ©paration, sans mĂÂȘme un adieu. C'Ă©tait tout un Ă©croulement dans l'existence de la malheureuse femme, la perte de l'espoir lointain oĂÂč elle se raccrochait, aux heures de dĂ©sastre. Et, le hasard ayant, lui aussi, des cruautĂ©s abominables, elle avait justement appris, l'avant-veille, que son mari Ă©tait mort, elle venait enfin de croire, pendant quarante-huit heures, Ă la rĂ©alisation prochaine de son rĂÂȘve. Sa vie s'effondrait, elle en restait anĂ©antie. Le soir mĂÂȘme, une autre stupeur l'attendait comme, Ă son habitude, avant de remonter se coucher, elle entrait chez Saccard causer des ordres du lendemain, il lui parla de son malheur, si doucement, qu'elle Ă©clata en sanglots ; puis, dans cet attendrissement invincible, dans une sorte de paralysie de sa volontĂ©, elle se trouva entre ses bras, elle lui appartint, sans joie ni pour l'un ni pour l'autre. Quand elle se reprit, elle n'eut pas de rĂ©volte, mais sa tristesse en fut accrue, Ă l'infini. Pourquoi avait- elle laissĂ© s'accomplir cette chose ? elle n'aimait pas cet homme, lui- mĂÂȘme ne devait pas l'aimer. Ce n'Ă©tait point qu'il lui parĂ»t d'un ĂÂąge et d'une figure indignes de tendresse ; sans beautĂ© certes, et vieux dĂ©jĂ , il l'intĂ©ressait par la mobilitĂ© de ses traits, par l'activitĂ© de toute sa petite personne noire ; et, l'ignorant encore, elle voulait le croire serviable, d'une intelligence supĂ©rieure, capable de rĂ©aliser les grandes entreprises de son frĂšre, avec l'honnĂÂȘtetĂ© moyenne de tout le monde. Seulement, quelle chute imbĂ©cile ! Elle, si sage, si instruite par la dure expĂ©rience, si maĂtresse d'elle-mĂÂȘme, avoir ainsi succombĂ©, sans savoir pourquoi ni comment, dans une crise de larmes, en grisette sentimentale ! Le pis Ă©tait qu'elle le sentait, autant qu'elle, Ă©tonnĂ©, presque fĂÂąchĂ© de l'aventure. Lorsque, cherchant Ă la consoler, il lui avait parlĂ© de M. Beaudoin comment d'un amant ancien, dont la basse trahison ne mĂ©ritait que l'oubli, et qu'elle s'Ă©tait rĂ©criĂ©e, en jurant que jamais rien ne s'Ă©tait passĂ© entre eux, il avait d'abord cru qu'elle mentait, par une fiertĂ© de femme ; mais elle Ă©tait revenue sur ce serment avec tant de force, elle montrait des yeux si beaux, si clairs de franchise, qu'il avait fini par ĂÂȘtre convaincu de la vĂ©ritĂ© de cette histoire, elle par droiture et dignitĂ© se gardant pour le jour des noces, l'homme patientant deux annĂ©es, puis se lassant et en Ă©pousant une autre, quelque occasion trop tentante de jeunesse et de richesse. Et le singulier Ă©tait que cette dĂ©couverte, cette conviction qui aurait dĂ» passionner Saccard, l'emplissait au contraire d'une sorte d'embarras, tellement il comprenait la fatalitĂ© sotte de sa bonne fortune. Du reste, ils ne recommencĂšrent pas, puisque ni l'un ni l'autre ne paraissait en avoir l'envie. Pendant quinze jours, Mme Caroline resta ainsi affreusement triste. La force de vivre, cette impulsion qui fait de la vie une nĂ©cessitĂ© et une joie, l'avait abandonnĂ©e. Elle vaquait Ă ses occupations si multiples, mais comme absente, sans s'illusionner mĂÂȘme sur la raison et l'intĂ©rĂÂȘt des choses. C'Ă©tait la machine humaine travaillant dans le dĂ©sespoir du nĂ©ant de tout. Et, au milieu de ce naufrage de sa bravoure et de sa gaietĂ©, elle ne goĂ»tait qu'une distraction, celle de passer toutes ses heures libres le front aux vitres d'une fenĂÂȘtre du grand cabinet de travail, les regards fixĂ©s sur le jardin de l'hĂÂŽtel voisin, cet hĂÂŽtel Beauvilliers, oĂÂč, depuis les premiers jours de son installation, elle devinait une dĂ©tresse, une de ces misĂšres cachĂ©es, si navrantes dans leur effort Ă sauvegarder les apparences. Il y avait lĂ aussi des ĂÂȘtres qui souffraient, et son chagrin Ă©tait comme trempĂ© de ces larmes, elle agonisait de mĂ©lancolie, jusqu'Ă se croire insensible et morte dans la douleur des autres. Ces Beauvilliers, qui autrefois, sans compter leurs immenses domaines de la Touraine et de l'Anjou, possĂ©daient, rue de Grenelle, un hĂÂŽtel magnifique, n'avaient plus Ă Paris que cette ancienne maison de plaisance, bĂÂątie en dehors de la ville au commencement du siĂšcle dernier, et qui se trouvait aujourd'hui enclavĂ©e parmi les constructions noires de la rue Saint-Lazare. Les quelques beaux arbres du jardin restaient lĂ comme au fond d'un puits, la mousse mangeait les marches du perron, Ă©miettĂ© et fendu. On eĂ»t dit un coin de nature mis en prison, un coin doux et morne, d'une muette dĂ©sespĂ©rance, oĂÂč le soleil ne descendait plus qu'en un jour verdĂÂątre, dont le frisson glaçait les Ă©paules. Et, dans cette paix humide de cave, en haut de ce perron disjoint, la premiĂšre personne que Mme Caroline avait aperçue Ă©tait la comtesse de Beauvilliers, une grande femme maigre de soixante ans, toute blanche, l'air trĂšs noble, un peu surannĂ©e. Avec son grand nez droit, ses lĂšvres minces, son cou particuliĂšrement long, elle avait l'air d'un cygne trĂšs ancien, d'une douceur dĂ©solĂ©e. Puis, derriĂšre elle, presque aussitĂÂŽt, s'Ă©tait montrĂ©e sa fille, Alice de Beauvilliers, ĂÂągĂ©e de vingt-cinq ans, mais si appauvrie, qu'on l'aurait prise pour une fillette, sans le teint gĂÂątĂ© et les traits dĂ©jĂ tirĂ©s du visage. C'Ă©tait la mĂšre encore, chĂ©tive, moins l'aristocratique noblesse, le cou allongĂ© jusqu'Ă la disgrĂÂące, n'ayant plus que le charme pitoyable d'une fin de grande race. Les deux femmes vivaient seules, depuis que le fils, Ferdinand de Beauvilliers, s'Ă©tait engagĂ© dans les zouaves pontificaux, Ă la suite de la bataille de Castelfidardo, perdue par LamoriciĂšre. Tous les jours, lorsqu'il ne pleuvait pas, elles apparaissaient ainsi, l'une derriĂšre l'autre, elles descendaient le perron, faisaient le tour de l'Ă©troite pelouse centrale, sans Ă©changer une parole ; il n'y avait que des bordures de lierre, les fleurs n'auraient pas poussĂ©, ou peut-ĂÂȘtre auraient-elles coĂ»tĂ© trop cher. Et cette promenade lente, sans doute une simple promenade de santĂ©, par ces deux femmes si pĂÂąles, sous ces arbres centenaires qui avaient vu tant de fĂÂȘtes et que les bourgeoises maisons du voisinage Ă©touffaient, prenait une mĂ©lancolique douleur, comme si elles eussent promenĂ© le deuil des vieilles choses mortes. Alors, intĂ©ressĂ©e, Mme Caroline avait guettĂ© ses voisines par une sympathie tendre, sans curiositĂ© mauvaise ; et, peu Ă peu, dominant le jardin, elle pĂ©nĂ©tra leur vie, qu'elles cachaient avec un soin jaloux, sur la rue. Il y avait toujours un cheval dans l'Ă©curie, une voiture sous la remise, que soignait un vieux domestique, Ă la fois valet de chambre, cocher et concierge ; de mĂÂȘme qu'il y avait une cuisiniĂšre, qui servait aussi de femme de chambre ; mais, si la voiture sortait de la grand-porte, correctement attelĂ©e, menant ces dames Ă leurs courses, si la table gardait un certain luxe, l'hiver, aux dĂners de quinzaine oĂÂč venaient quelques amis, par quels longs jeĂ»nes, par quelles sordides Ă©conomies de chaque heure Ă©tait achetĂ©e cette apparence menteuse de fortune ! Dans un petit hangar, Ă l'abri des yeux, c'Ă©taient de continuels lavages, pour rĂ©duire la note de la blanchisseuse, de pauvres nippes usĂ©es par le savon, rapiĂ©cĂ©es fil Ă fil ; c'Ă©taient quatre lĂ©gumes Ă©pluchĂ©s pour le repas du soir, du pain qu'on faisait rassir sur une planche, afin d'en manger moins ; c'Ă©taient toutes sortes de pratiques avaricieuses, infimes et touchantes, le vieux cocher recousant les bottines trouĂ©es de mademoiselle, la cuisiniĂšre noircissant a l'encre les bouts de gants trop dĂ©fraĂchis de madame ; et les robes de la mĂšre qui passaient Ă la fille aprĂšs d'ingĂ©nues transformations, et les chapeaux qui duraient des annĂ©es, grĂÂące Ă des Ă©changes de fleurs et de rubans. Lorsqu'on n'attendait personne, les salons de rĂ©ception, au rez-de-chaussĂ©e, Ă©taient fermĂ©s soigneusement, ainsi que les grandes chambres du premier Ă©tage ; car, de toute cette vaste habitation, les deux femmes n'occupaient plus qu'une Ă©troite piĂšce, dont elles avaient fait leur salle Ă manger et leur boudoir. Quand la fenĂÂȘtre s'entrouvrait, on pouvait apercevoir la comtesse raccommodant son linge, comme une petite bourgeoise besogneuse ; tandis que la jeune fille, entre son piano et sa boĂte d'aquarelle, tricotait des bas et des mitaines pour sa mĂšre. Un jour de gros orage, toutes deux furent vues descendant au jardin, ramassant le sable que la violence de la pluie emportait. Maintenant, Mme Caroline savait leur histoire. La comtesse de Beauvilliers avait beaucoup souffert de son mari, qui Ă©tait un dĂ©bauchĂ©, et dont elle ne s'Ă©tait jamais plainte. Un soir, on le lui avait rapportĂ©, Ă VendĂÂŽme, rĂÂąlant, avec un coup de feu au travers du corps. On avait parlĂ© d'un accident de chasse quelque balle envoyĂ©e par un garde jaloux, dont il devait avoir pris la femme ou la fille. Et le pis Ă©tait que s'anĂ©antissait avec lui cette fortune des Beauvilliers, autrefois colossale, assise sur des terres immenses, des domaines royaux, que la RĂ©volution avait dĂ©jĂ trouvĂ©e amoindrie, et que son pĂšre et lui venaient d'achever. De ces vastes biens fonciers, une seule ferme demeurait, les Aublets, Ă quelques lieues de VendĂÂŽme, rapportant environ quinze mille francs de rente, l'unique ressource de la veuve et de ses deux enfants. L'hĂÂŽtel de la rue de Grenelle Ă©tait depuis longtemps vendu, celui de la rue Saint-Lazare mangeait la grosse part des quinze mille francs de la ferme, Ă©crasĂ© d'hypothĂšques, menacĂ© d'ĂÂȘtre mis en vente Ă son tour, si l'on ne payait pas les intĂ©rĂÂȘts ; et il ne restait guĂšre que six ou sept mille francs pour l'entretien de quatre personnes, ce train d'une noble famille qui ne voulait pas abdiquer. Il y avait dĂ©jĂ huit ans, lorsqu'elle Ă©tait devenue veuve, avec un garçon de vingt ans et une fille de dix-sept, au milieu de l'Ă©croulement de sa maison, la comtesse s'Ă©tait raidie dans son orgueil nobiliaire, en se jurant qu'elle vivrait de pain plutĂÂŽt que de dĂ©choir. DĂšs lors, elle n'avait plus eu qu'une pensĂ©e, se tenir debout Ă son rang, marier sa fille Ă un homme d'Ă©gale noblesse, faire de son fils un soldat. Ferdinand lui avait causĂ© d'abord de mortelles inquiĂ©tudes, Ă la suite de quelques folies de jeunesse, des dettes qu'il fallut payer ; mais, averti de leur situation en un solennel entretien, il n'avait pas recommencĂ©, coeur tendre au fond, simplement oisif et nul, Ă©cartĂ© de tout emploi, sans place possible dans la sociĂ©tĂ© contemporaine. Maintenant, soldat du pape, il Ă©tait toujours pour elle une cause d'angoisse secrĂšte, car il manquait de santĂ©, dĂ©licat sous son apparence fiĂšre, de sang Ă©puisĂ© et pauvre, ce qui lui rendait le climat de Rome dangereux. Quant au mariage d'Alice, il tardait tellement, que la triste mĂšre en avait les yeux pleins de larmes, quand elle la regardait, vieillie dĂ©jĂ , se flĂ©trissant Ă attendre. Avec son air d'insignifiance mĂ©lancolique, elle n'Ă©tait point sotte, elle aspirait ardemment Ă la vie, Ă un homme qui l'aurait aimĂ©e, Ă du bonheur ; mais, ne voulant pas dĂ©soler davantage la maison, elle feignait d'avoir renoncĂ© Ă tout, plaisantant le mariage, disant qu'elle avait la vocation d'ĂÂȘtre vieille fille ; et, la nuit, elle sanglotait dans son oreiller, elle croyait mourir de la douleur d'ĂÂȘtre seule. La comtesse, par ses miracles d'avarice, Ă©tait pourtant arrivĂ©e Ă mettre de cĂÂŽtĂ© vingt mille francs, toute la dot d'Alice ; elle avait Ă©galement sauvĂ© du naufrage quelques bijoux, un bracelet, des bagues, des boucles d'oreilles, qu'on pouvait estimer Ă une dizaine de mille francs ; dot bien maigre, corbeille de noces dont elle n'osait mĂÂȘme parler, Ă peine de quoi faire face aux dĂ©penses immĂ©diates, si l'Ă©pouseur attendu se prĂ©sentait. Et, cependant, elle ne voulait pas dĂ©sespĂ©rer, luttant quand mĂÂȘme, n'abandonnant pas un des privilĂšges de sa naissance, toujours aussi haute et de fortune convenable, incapable de sortir Ă pied et de retrancher un entre-mets un soir de rĂ©ception, mais rognant sur sa vie cachĂ©e, se condamnant Ă des semaines de pommes de terre sans beurre, pour ajouter cinquante francs Ă la dot Ă©ternellement insuffisante de sa fille. C'Ă©tait un douloureux et puĂ©ril hĂ©roĂÂŻsme quotidien, tandis que, chaque jour, la maison croulait un peu plus sur leurs tĂÂȘtes. Cependant, jusque-lĂ , Mme Caroline n'avait point eu l'occasion de parler Ă la comtesse et Ă sa fille. Elle finissait par connaĂtre les dĂ©tails les plus intimes de leur vie, ceux qu'elles croyaient cacher au monde entier, et il n'y avait eu encore entre elles que des Ă©changes de regards, ces regards qui se tournent dans une brusque sensation de sympathie, derriĂšre soi. La princesse d'Orviedo devait les rapprocher. Elle avait eu l'idĂ©e de crĂ©er, pour son Oeuvre du Travail, une sorte de commission de surveillance, composĂ©e de dix dames, qui se rĂ©unissaient deux fois par mois, visitaient l'Oeuvre en dĂ©tail, contrĂÂŽlaient tous les services. Comme elle s'Ă©tait rĂ©servĂ© de choisir elle-mĂÂȘme ces dames, elle avait dĂ©signĂ©, parmi les premiĂšres, Mme de Beauvilliers, une de ses grandes amies d'autrefois, devenue simplement sa voisine, aujourd'hui qu'elle s'Ă©tait retirĂ©e du monde. Et il Ă©tait arrivĂ© que, la commission de surveillance ayant brusquement perdu son secrĂ©taire, Saccard, qui gardait la haute main sur l'administration de l'Ă©tablissement, venait d'avoir l'idĂ©e de recommander Mme Caroline, comme un secrĂ©taire modĂšle, qu'on ne trouverait nulle part en effet, la besogne Ă©tait assez pĂ©nible, il y avait beaucoup d'Ă©critures, mĂÂȘme des soins matĂ©riels qui rĂ©pugnaient un peu Ă ces dames ; et, dĂšs le dĂ©but, Mme Caroline s'Ă©tait rĂ©vĂ©lĂ©e une hospitaliĂšre admirable, que sa maternitĂ© inassouvie, son amour dĂ©sespĂ©rĂ© des enfants, enflammait d'une tendresse active pour tous ces pauvres ĂÂȘtres, qu'on tĂÂąchait de sauver du ruisseau parisien. Donc, Ă la derniĂšre sĂ©ance de la commission, elle s'Ă©tait rencontrĂ©e avec la comtesse de Beauvilliers ; mais celle-ci ne lui avait adressĂ© qu'un salut un peu froid, cachant sa secrĂšte gĂÂȘne, ayant sans doute la sensation qu'elle avait en elle un tĂ©moin de sa misĂšre. Toutes deux, maintenant, se saluaient, chaque fois que leurs yeux se rencontraient et qu'il y aurait eu une trop grosse impolitesse Ă feindre de ne pas se reconnaĂtre. Un jour, dans le grand cabinet, pendant qu'Hamelin rectifiait un plan d'aprĂšs de nouveaux calculs, et que Saccard, debout, suivait son travail, Mme Caroline, devant la fenĂÂȘtre, comme Ă son habitude, regardait la comtesse et sa fille faire leur tour de jardin. Ce matin- lĂ , elle leur voyait, aux pieds, des savates qu'une chiffonniĂšre n'aurait pas ramassĂ©es contre une borne. " Ah ! les pauvres femmes ! murmura-t-elle, que cela doit ĂÂȘtre terrible, cette comĂ©die du luxe qu'elles se croient forcĂ©es de jouer. " Et elle se reculait, se cachait derriĂšre le rideau de vitrage, de peur que la mĂšre ne l'aperçût et ne souffrit davantage d'ĂÂȘtre ainsi guettĂ©e. Elle-mĂÂȘme s'Ă©tait apaisĂ©e, depuis trois semaines qu'elle s'oubliait, chaque matin, Ă cette fenĂÂȘtre le grand chagrin de son abandon s'endormait, il semblait que la vue du dĂ©sastre des autres lui fit accepter plus courageusement le sien, cet Ă©croulement qu'elle avait cru ĂÂȘtre celui de toute sa vie. De nouveau, elle se surprenait Ă rire. Un instant encore, elle suivit les deux femmes dans le jardin vert de mousse, d'un air de profonde songerie. Puis, se retournant vers Saccard, vivement " Dites-moi donc pourquoi je ne peux pas ĂÂȘtre triste... Non, ça ne dure pas, ça n'a jamais durĂ©, je ne peux pas ĂÂȘtre triste, quoi qu'il m'arrive... Est-ce de l'Ă©goĂÂŻsme ? Vraiment, je ne crois pas. Ce serait trop vilain, et d'ailleurs j'ai beau ĂÂȘtre gaie, j'ai le coeur fendu tout de mĂÂȘme au spectacle de la moindre douleur. Arrangez cela, je suis gaie et je pleurerais sur tous les malheurs qui passent, si je ne me retenais, comprenant que le moindre morceau de pain ferait bien mieux leur affaire que mes larmes inutiles. " En disant cela, elle riait de son beau rire de bravoure, en vaillante qui prĂ©fĂ©rait l'action aux apitoiements bavards. " Dieu sait pourtant, continua-t-elle, si j'ai eu lieu de dĂ©sespĂ©rer de tout. Ah ! la chance ne m'a pas gĂÂątĂ©e jusqu'ici... AprĂšs mon mariage, dans l'enfer oĂÂč je suis tombĂ©e, injuriĂ©e, battue, j'ai bien cru qu'il ne me restait qu'Ă me jeter Ă l'eau. Je ne m'y suis pas jetĂ©e, j'Ă©tais vibrante d'allĂ©gresse, gonflĂ©e d'un espoir immense, quinze jours aprĂšs, quand je suis partie avec mon frĂšre pour l'Orient... Et, lors de notre retour Ă Paris, lorsque tout a failli nous manquer, j'ai eu des nuits abominables, oĂÂč je nous voyais mourant de faim sur nos beaux projets. Nous ne sommes pas morts, je me suis remise Ă rĂÂȘver des choses Ă©normes, des choses heureuses qui me faisaient rire parfois toute seule... Et, derniĂšrement, quand j'ai reçu ce coup affreux dont je n'ose parler encore, mon coeur a Ă©tĂ© comme dĂ©racinĂ© ; oui, je l'ai positivement senti qui ne battait plus ; je l'ai cru fini, je me suis crue finie, anĂ©antie moi-mĂÂȘme. Puis, pas du tout ! voici que l'existence me reprend, je ris aujourd'hui, demain, j'espĂ©rerai ! je voudrai vivre encore, vivre toujours... Est-ce extraordinaire, de ne pas pouvoir ĂÂȘtre triste longtemps ! " Saccard, qui riait lui aussi, haussa les Ă©paules. " Bah ! vous ĂÂȘtes comme tout le monde. C'est l'existence, ça. - Croyez-vous, s'Ă©cria-t-elle, Ă©tonnĂ©e. Il me semble, Ă moi, qu'il y a des gens si tristes, qui ne sont jamais gais, qui se rendent la vie impossible, tellement ils se la peignent en noir... Oh ! ce n'est pas que je m'abuse sur la douceur et la beautĂ© qu'elle offre. Elle a Ă©tĂ© trop dure, je l'ai trop vue de prĂšs, partout et librement. Elle est exĂ©crable, quand elle n'est pas ignoble. Mais, que voulez-vous ! je l'aime. Pourquoi ? je n'en sais rien. Autour de moi, tout a beau pĂ©ricliter, s'effondrer, je suis quand mĂÂȘme, dĂšs le lendemain, gaie et confiante sur les ruines... J'ai pensĂ© souvent que mon cas est, en petit, celui de l'humanitĂ©, qui vit, certes, dans une misĂšre affreuse, mais que ragaillardit la jeunesse de chaque gĂ©nĂ©ration. A la suite de chacune des crises qui m'abattent, c'est comme jeunesse nouvelle, un printemps dont les promesses de sĂšve me rĂ©chauffent et me relĂšvent le coeur. Cela est tellement vrai, que, aprĂšs une grosse peine, si je sors dans la rue, au soleil, tout de suite je me remets Ă aimer, Ă espĂ©rer, Ă ĂÂȘtre heureuse. Et l'ĂÂąge n'a pas de prise sur moi, j'ai la naĂÂŻvetĂ© de vieillir sans m'en apercevoir... Voyez-vous, j'ai beaucoup trop lu pour une femme, je ne sais plus du tout oĂÂč je vais, pas plus, d'ailleurs, que ce vaste monde ne le sait lui-mĂÂȘme. Seulement, c'est malgrĂ© moi, il me semble que je vais, que nous allons tous Ă quelque chose de trĂšs bien et de parfaitement gai. " Elle finissait par tourner Ă la plaisanterie, Ă©mue pourtant, voulant cacher l'attendrissement de son espoir ; tandis que son frĂšre, qui avait levĂ© la tĂÂȘte, la regardait avec une adoration pleine de gratitude. " Oh ! toi, dĂ©clara-t-il, tu es faite pour les catastrophes, tu es l'amour de la vie ! " Dans ces quotidiennes causeries du matin, une fiĂšvre s'Ă©tait peu Ă peu dĂ©clarĂ©e, et si Mme Caroline retournait Ă cette joie naturelle, inhĂ©rente Ă sa santĂ© mĂÂȘme, cela provenait du courage que leur apportait Saccard, avec sa flamme active des grandes affaires. C'Ă©tait chose presque dĂ©cidĂ©e, on allait exploiter le fameux portefeuille. Sous les Ă©clats de sa voix aiguĂ, tout s'animait, s'exagĂ©rait. D'abord, on mettait la main sur la MĂ©diterranĂ©e, on la conquĂ©rait, par la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis ; et il Ă©numĂ©rait les ports de tous les pays du littoral oĂÂč l'on crĂ©erait des stations, et il mĂÂȘlait des souvenirs classiques effacĂ©s Ă son enthousiasme d'agioteur, cĂ©lĂ©brant cette mer, la seule que le monde ancien eĂ»t connue, cette mer bleue autour de laquelle la civilisation a fleuri, dont les flots ont baignĂ© les antiques villes, AthĂšnes, Rome, Tyr, Alexandrie, Carthage, Marseille, toutes celles qui ont fait l'Europe. Puis, lorsqu'on s'Ă©tait assurĂ© ce vaste chemin de l'Orient, on dĂ©butait lĂ -bas, en Syrie, par la petite affaire de la SociĂ©tĂ© des mines d'argent du Carmel, rien que quelques millions Ă gagner en passant, mais un excellent lançage, car cette idĂ©e d'une mine d'argent, de l'argent trouvĂ© dans la terre, ramassĂ© Ă la pelle, Ă©tait toujours passionnante pour le public, surtout quand on pouvait y accrocher l'enseigne d'un nom prodigieux et retentissant comme celui du Carmel. Il y avait aussi lĂ -bas des mines de charbon, du charbon Ă fleur de roche, qui vaudrait de l'or, lorsque le pays se couvrirait d'usines ; sans compter les autres menues entreprises qui serviraient d'entractes, des crĂ©ations de banques, des syndicats pour les industries florissantes, une exploitation des vastes forĂÂȘts du Liban, dont les arbres gĂ©ants pourrissent sur place, faute de routes. Enfin, il arrivait au gros morceau, Ă la Compagnie des chemins de fer d'Orient, et lĂ , il dĂ©lirait, car ce rĂ©seau de lignes ferrĂ©es, jetĂ© d'un bout Ă l'autre sur l'Asie Mineure, comme un filet, c'Ă©tait pour lui la spĂ©culation, la vie de l'argent, prenant d'un coup ce vieux monde, ainsi qu'une proie nouvelle, encore intacte, d'une richesse incalculable, cachĂ©e sous l'ignorance et la crasse des siĂšcles. Il en flairait le trĂ©sor, il hennissait comme un cheval de guerre, Ă l'odeur de la bataille. Mme Caroline, d'un bon sens si solide, trĂšs rĂ©fractaire d'habitude aux imaginations trop chaudes, se laissait pourtant aller Ă cet enthousiasme, n'en voyait plus nettement l'outrance. A la vĂ©ritĂ©, cela caressait en elle sa tendresse pour l'Orient, son regret de cet admirable pays, oĂÂč elle s'Ă©tait crue heureuse ; et, sans calcul, par un contre-effet logique, c'Ă©tait elle, ses descriptions colorĂ©es, ses renseignements dĂ©bordants, qui fouettaient de plus en plus la fiĂšvre de Saccard. Quand elle parlait de Beyrouth, elle avait habitĂ© trois ans, elle ne tarissait pas Beyrouth, au pied du Liban, sur sa langue de terre, entre des grĂšves de sable rouge et des Ă©croulements de rochers, Beyrouth avec ses maisons en amphithĂ©ĂÂątre, au milieu de vastes jardins, un paradis dĂ©licieux plantĂ© d'orangers, de citronniers et de palmiers. Puis, c'Ă©taient toutes les villes de la cĂÂŽte, au nord Antioche, dĂ©chue de sa splendeur, au sud Saida, l'ancienne Sidon, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa et Tyr, la Sour actuelle, qui les rĂ©sume toutes, Tyr dont les marchands Ă©taient des rois, dont les marins avaient fait le tour de l'Afrique, et qui, aujourd'hui, avec son port comblĂ© par les sables, n'est plus qu'un champ de ruines, une poussiĂšre de palais, oĂÂč ne se dressent, misĂ©rables et Ă©parses, que quelques cabanes de pĂ©cheurs. Elle avait accompagnĂ© son frĂšre partout, elle connaissait Alep, Angora, Brousse, Smyrne, jusqu'Ă TrĂ©zibonde ; elle avait vĂ©cu un mois Ă JĂ©rusalem, endormie dans le trafic des lieux saints, puis deux autres mois Ă Damas, la reine de l'Orient, au centre de sa vaste plaine, la ville commerçante et industrielle, dont les caravanes de La Mecque et de Bagdad font un centre grouillant de foule. Elle connaissait aussi les vallĂ©es et les montagnes, les villages des Maronites et des Druses perchĂ©s sur les plateaux, perdus au fond des gorges, les champs cultivĂ©s et les champs stĂ©riles. Et, des moindres coins, des dĂ©serts muets comme des grandes villes, elle avait rapportĂ© la mĂÂȘme admiration pour l'inĂ©puisable, la luxuriante nature, la mĂÂȘme colĂšre contre les hommes stupides et mauvais. Que de richesses naturelles dĂ©daignĂ©es ou gĂÂąchĂ©es ! Elle disait les charges qui Ă©crasent le commerce et l'industrie, cette loi imbĂ©cile qui empĂÂȘche de consacrer les capitaux Ă l'agriculture, au- delĂ d'un certain chiffre, et la routine qui laisse aux mains du paysan la charrue dont on se sert avant JĂ©sus-Christ, et l'ignorance oĂÂč croupissent encore de nos jours ces millions d'hommes, pareils Ă des enfants idiots, arrĂÂȘtĂ©s dans leur croissance. Autrefois, la cĂÂŽte se trouvait trop petite, les villes se touchaient ; maintenant, la vie s'en est allĂ©e vers l'Occident, il semble qu'on traverse un immense cimetiĂšre abandonnĂ©. Pas d'Ă©coles, pas de routes, le pire des gouvernements, la justice vendue, un personnel administratif exĂ©crable, des impĂÂŽts trop lourds, des lois absurdes, la paresse, le fanatisme ; sans compter les continuelles secousses des guerres viles, des massacres qui emportent des villages entiers. Alors, elle se fĂÂąchait, elle demandait s'il Ă©tait permis de gĂÂąter ainsi l'oeuvre de la nature, une terre bĂ©nie, d'un charme exquis, oĂÂč tous les climats se retrouvaient, les plaines ardentes, les flancs tempĂ©rĂ©s des montagnes, les neiges Ă©ternelles des hauts sommets. Et son amour de la vie, sa vivace espĂ©rance la faisaient se passionner, Ă l'idĂ©e du coup de baguette tout-puissant dont la science et la spĂ©culation pouvaient frapper cette vieille terre endormie, pour la rĂ©veiller. " Tenez ! criait Saccard, cette gorge du Carmel, que vous avez dessinĂ©e lĂ , oĂÂč il n'y a que des pierres et des lentisques, eh bien, dĂšs que la mine d'argent sera en exploitation, il y poussera d'abord un village, puis une ville... Et tous ces ports encombrĂ©s de sable, nous les nettoierons, nous les protĂ©gerons de fortes jetĂ©es. Des navires de haut bord stationneront oĂÂč des barques n'osent s'amarrer aujourd'hui... Et, dans ces plaines dĂ©peuplĂ©es, ces cols dĂ©serts, que nos lignes ferrĂ©es traverseront, vous verrez toute une rĂ©surrection, oui ! les champs se dĂ©fricher, des routes et des canaux s'Ă©tablir, des citĂ©s nouvelles sortir du sol, la vie enfin revenir comme elle revient Ă un corps malade, lorsque, dans les veines appauvries, on active la circulation d'un sang nouveau... Oui ! l'argent fera des prodiges. " Et, devant l'Ă©vocation de cette voix perçante, Mme Caroline voyait rĂ©ellement se lever la civilisation prĂ©dite. Ces Ă©pures sĂšches, ces tracĂ©s linĂ©aires s'animaient, se peuplaient c'Ă©tait le rĂÂȘve qu'elle avait fait parfois d'un Orient dĂ©barbouillĂ© de sa crasse, tirĂ© de son ignorance, jouissant du sol fertile, du ciel charmant, avec tous les raffinement de la science. DĂ©jĂ , elle avait assistĂ© au miracle, ce Port- SaĂÂŻd qui, en si peu d'annĂ©es, venait de pousser sur une plage nue, d'abord des cabanes pour abriter les quelques ouvriers de la premiĂšre heure, puis la citĂ© de deux mille ĂÂąmes, la citĂ© de dix mille ĂÂąmes, des maisons, des magasins immenses, une jetĂ©e gigantesque, de la vie et du bien-ĂÂȘtre créés avec entĂÂȘtement par les fourmis humaines. Et c'Ă©tait bien cela qu'elle voyait se dresser de nouveau, la marche en avant, irrĂ©sistible, la poussĂ©e sociale qui se rue au plus de bonheur possible, le besoin d'agir, d'aller devant soi, sans savoir au juste oĂÂč l'on va, mais d'aller plus Ă l'aise, dans des conditions meilleures ; et le globe bouleversĂ© par la fourmiliĂšre qui refait sa maison, et le continuel travail, de nouvelles jouissances conquises, le pouvoir de l'homme dĂ©cuplĂ©, la terre lui appartenant chaque jour davantage. L'argent, aidant la science, faisait le progrĂšs. Hamelin, qui Ă©coutait en souriant, avait eu alors un mot sage. " Tout cela, c'est la poĂ©sie des rĂ©sultats, et nous n'en sommes mĂÂȘme pas Ă la prose de la mise en oeuvre. " Mais Saccard ne s'Ă©chauffait que par l'outrance de ses conceptions, et ce fut pis le jour oĂÂč, s'Ă©tant mis Ă lire des livres sur l'Orient, il ouvrit une histoire de l'expĂ©dition d'Egypte. DĂ©jĂ , le souvenir des Croisades le hantait, ce retour de l'Occident vers l'Orient, son berceau, ce grand mouvement qui avait ramenĂ© l'extrĂÂȘme Europe aux pays d'origine, en pleine floraison encore, et oĂÂč il y avait tant Ă apprendre. Seulement, la haute figure de NapolĂ©on le frappa davantage, allant guerroyer lĂ -bas, dans un but grandiose et mystĂ©rieux. S'il parlait de conquĂ©rir l'Egypte, d'y installer un Ă©tablissement français, de donner ainsi Ă la France le commerce du Levant, il ne disait certainement pas tout ; et Saccard voulait voir, dans le cĂÂŽtĂ© de l'expĂ©dition qui est restĂ© vague et Ă©nigmatique, il ne savait au juste quel projet de colossale ambition, un immense empire reconstruit, NapolĂ©on couronnĂ© Ă Constantinople, empereur d'Orient et des Indes, rĂ©alisant le rĂÂȘve d'Alexandre, plus grand que CĂ©sar et Charlemagne. Ne disait-il pas, Ă Sainte-HĂ©lĂšne, en parlant de Sidney, le gĂ©nĂ©ral anglais qui l'avait arrĂÂȘtĂ© devant Saint-Jean-d'Acre " Cet homme m'a fait manquer ma fortune ? " Et ce que les Croisades avaient tentĂ©, ce que NapolĂ©on n'avait pu accomplir, c'Ă©tait cette pensĂ©e gigantesque de la conquĂÂȘte de l'Orient qui enflammait Saccard, mais une conquĂÂȘte raisonnĂ©e, rĂ©alisĂ©e par la double force de la science et de l'argent. Puisque la civilisation Ă©tait allĂ©e de l'est en l'ouest, pourquoi donc ne reviendrait-elle pas vers l'est, retournant au premier jardin de l'humanitĂ©, Ă cet Eden de la presqu'Ăle hindoustanique, qui dormait dans la fatigue des siĂšcles ? Ce serait une nouvelle jeunesse, il galvanisait le paradis terrestre, le refaisait habitable par la vapeur et l'Ă©lectricitĂ©, replaçait l'Asie Mineure comme centre du vieux monde, comme point de croisement des grands chemins naturels qui relient les continents. Ce n'Ă©taient plus des millions Ă gagner, mais des milliards et des milliards. DĂšs lors, chaque matin, Hamelin et lui eurent de longues confĂ©rences. Si l'espoir Ă©tait vaste, les difficultĂ©s se prĂ©sentaient, nombreuses, Ă©normes. L'ingĂ©nieur, qui justement Ă©tait Ă Beyrouth, en 1862, pendant l'horrible boucherie que les Druses firent des chrĂ©tiens maronites, et qui nĂ©cessita l'intervention de la France, ne cachait pas les obstacles qu'on rencontrerait parmi ces populations en continuelle bataille, livrĂ©es au bon plaisir des autoritĂ©s locales. Seulement, il avait, Ă Constantinople, de puissantes relations, il s'Ă©tait assurĂ© l'appui du grand vizir, Fuad-Pacha, homme de rĂ©el mĂ©rite, partisan dĂ©clarĂ© des rĂ©formes ; et il se flattait d'obtenir de lui toutes les concessions nĂ©cessaires. D'autre part, bien qu'il prophĂ©tisĂÂąt la banqueroute fatale de l'empire Ottoman, il voyait plutĂÂŽt une circonstance favorable dans ce besoin effrĂ©nĂ© d'argent, ces emprunts qui se suivaient d'annĂ©e en annĂ©e un gouvernement besogneux, s'il n'offre pas de garantie personnelle, est tout prĂÂȘt Ă s'entendre avec les entreprises particuliĂšres, dĂšs qu'il y trouve le moindre bĂ©nĂ©fice. Et n'Ă©tait-ce pas une maniĂšre pratique de trancher l'Ă©ternelle et encombrante question d'Orient, en intĂ©ressant l'empire Ă de grands travaux civilisateurs, en l'amenant au progrĂšs, pour qu'il ne fĂ»t plus cette monstrueuse borne, plantĂ©e entre l'Europe et l'Asie ? Quel beau rĂÂŽle patriotique joueraient lĂ des compagnies françaises ! Puis, un matin, tranquillement, Hamelin aborda le programme secret auquel il faisait parfois allusion, ce qu'il appelait, en souriant, le couronnement de l'Ă©difice. " Alors, quand nous serons les maĂtres, nous referons le royaume de Palestine, et nous y mettrons le pape... D'abord, on pourra se contenter de JĂ©rusalem, avec Jaffa comme port de mer. Puis, la Syrie sera dĂ©clarĂ©e indĂ©pendante, et on la joindra... Vous savez que les temps sont proches oĂÂč la papautĂ© ne pourra rester dans Rome, sous les rĂ©voltantes humiliations qu'on lui prĂ©pare. C'est pour ce jour-lĂ qu'il nous faudra ĂÂȘtre prĂÂȘts. " Saccard, bĂ©ant, l'Ă©coutait dire ces choses d'une voix simple, avec sa foi profonde de catholique. Lui-mĂÂȘme ne reculait pas devant les imaginations extravagantes, mai jamais il ne serait allĂ© jusqu'Ă celle- ci. Cet homme de science, d'apparence si froide, le stupĂ©fiait. Il cria " C'est fou ! La Porte ne donnera pas JĂ©rusalem. - Oh ! pourquoi ? reprit paisiblement Hamelin. Elle a tant besoin d'argent ! JĂ©rusalem l'ennuie, ce sera un bon dĂ©barras. Souvent, elle ne sait quel parti prendre, entre les diverses communions qui se disputent la possession des sanctuaires... D'ailleurs, le pape aurait en Syrie un vĂ©ritable appui parmi les Maronites, car vous n'ignorez pas qu'il a installĂ©, Ă Rome, un collĂšge pour leurs prĂÂȘtres... Enfin, j'ai bien rĂ©flĂ©chi, j'ai tout prĂ©vu, et ce sera l'Ăšre nouvelle, l'Ăšre triomphale du catholicisme. Peut-ĂÂȘtre dira-t-on que c'est aller trop loin, que le pape se trouvera comme sĂ©parĂ©, dĂ©sintĂ©ressĂ© des affaires de l'Europe. Mais de quel Ă©clat, de quelle autoritĂ© ne rayonnera-t-il pas, lorsqu'il trĂÂŽnera aux lieux saints, parlant au nom du Christ, de la terre sacrĂ©e oĂÂč le Christ a parlĂ© ! C'est lĂ qu'est son patrimoine, c'est lĂ que doit ĂÂȘtre son royaume. Et, soyez tranquille, nous le ferons puissant et solide, ce royaume, nous le mettrons Ă l'abri des perturbations politiques, en basant son budget, avec la garantie des ressources du pays, sur une vaste banque dont les catholiques du monde entier se disputeront les actions. " Saccard, qui s'Ă©tait mis a sourire, dĂ©jĂ sĂ©duit par l'Ă©normitĂ© du projet, sans ĂÂȘtre convaincu, ne put s'empĂÂȘcher de baptiser cette banque, dans un cri joyeux de trouvaille. " Le trĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre, hein ? superbe ! l'affaire est lĂ ! " Mais il rencontra le regard raisonnable de Mme Caroline, qui souriait elle aussi, sceptique, un peu fĂÂąchĂ©e mĂÂȘme ; et il eut honte de son enthousiasme. " N'importe, mon cher Hamelin, nous ferons bien de tenir secret ce couronnement de l'Ă©difice, comme vous dites. On se moquerait de nous. Et puis, notre programme est dĂ©jĂ terriblement chargĂ©, il est bon d'en rĂ©server les consĂ©quences extrĂÂȘmes, la fin glorieuse, aux seuls initiĂ©s. - Sans doute, telle a toujours Ă©tĂ© mon intention, dĂ©clara l'ingĂ©nieur. Ceci sera le mystĂšre. " Et ce fut sur ce mot, ce jour-lĂ , que l'exploitation du portefeuille, la mise en oeuvre de toute l'Ă©norme sĂ©rie des projets fut dĂ©finitivement rĂ©solue. On commencerait par crĂ©er une modeste maison de crĂ©dit pour lancer les premiĂšres affaires ; puis, le succĂšs aidant, peu Ă peu on se rendrait maĂtre du marchĂ©, on conquerrait le monde. Le lendemain, comme Saccard Ă©tait montĂ© chez la princesse d'Orviedo, pour prendre un ordre au sujet de l'Oeuvre du Travail, le souvenir lui revint du rĂÂȘve qu'il avait caressĂ© un moment, d'ĂÂȘtre le prince Ă©poux de cette reine de l'aumĂÂŽne, simple dispensateur et administrateur de la fortune des pauvres. Et il sourit, car il trouvait cela un peu niais, Ă cette heure. Il Ă©tait bĂÂąti pour faire de la vie et non pour panser les blessures que la vie a faites. Enfin, il allait se retrouver sur son chantier, en plein dans la bataille des intĂ©rĂÂȘts, dans cette course au bonheur qui a Ă©tĂ© la marche mĂÂȘme de l'humanitĂ©, de siĂšcle en siĂšcle, vers plus de joie et plus de lumiĂšre. Ce mĂÂȘme jour, il trouva Mme Caroline seule, dans le cabinet aux Ă©pures. Elle Ă©tait debout devant une des fenĂÂȘtres, retenue lĂ par une apparition de la comtesse de Beauvilliers et de sa fille, dans le jardin voisin, Ă une heure inaccoutumĂ©e. Les deux femmes lisaient une lettre, d'un air de grande tristesse sans doute une lettre du fils, de Ferdinand, dont la situation ne devait pas ĂÂȘtre brillante, Ă Rome. " Regardez, dit Mme Caroline, en reconnaissant Saccard. Encore quelque chagrin pour ces malheureuses. Les pauvresses, dans la rue, me font moins de peine. - Bah ! s'Ă©cria-t-il gaiement, vous les prierez de venir me voir. Nous les enrichirons, elles aussi, puisque nous allons faire la fortune de tout le monde. " Et, dans sa fiĂšvre heureuse, il chercha ses lĂšvres, pou les baiser. Mais, d'un mouvement brusque, elle avait retirĂ© la tĂÂȘte, devenue grave et pĂÂąlie d'un involontaire malaise. " Non, je vous en prie. " C'Ă©tait la premiĂšre fois qu'il tentait de la reprendre, depuis qu'elle s'Ă©tait abandonnĂ©e Ă lui, dans une minute de complĂšte inconscience. Les affaires sĂ©rieuses arrangĂ©es, il pensait Ă sa bonne fortune, voulant aussi, de ce cĂÂŽtĂ©, rĂ©gler la situation. Ce vif mouvement de recul l'Ă©tonna. " Bien vrai, cela vous ferait de la peine ? - Oui, beaucoup de peine. " Elle se calmait, elle souriait Ă son tour. " D'ailleurs, avouez que vous-mĂÂȘme n'y tenez guĂšre. - Oh ! moi, je vous adore. - Non, ne dites pas ça, vous allez ĂÂȘtre si occupĂ© ! Et puis, je vous assure que je suis prĂÂȘte Ă avoir de la vraie amitiĂ© pour vous, si vous ĂÂȘtes l'homme actif que je crois, et si vous faites toutes les grandes choses que vous dites... Voyons, c'est bien meilleur, l'amitiĂ© ! " Il l'Ă©coutait, souriant toujours, gĂÂȘnĂ© et combattu pourtant. Elle le refusait, c'Ă©tait ridicule de ne l'avoir eue qu'une fois, par surprise. Mais sa vanitĂ© seule en souffrait. " Alors ? amis seulement ? - Oui, je serai votre camarade, je vous aiderai... Amis, grands amis ! " Elle tendit ses joues, et, conquis, trouvant qu'elle avait raison, il y posa deux gros baisers. III - La lettre du banquier russe de Constantinople, que Sigismond avait traduite, Ă©tait une rĂ©ponse favorable, attendue pour mettre Ă Paris l'affaire en branle ; et, dĂšs le sur-lendemain, Saccard, Ă son rĂ©veil, eut l'inspiration qu'il fallait agir ce jour-lĂ mĂÂȘme, qu'il devait avoir, d'un, coup, avant la nuit, formĂ© le syndicat dont il voulait ĂÂȘtre sĂ»r, pour placer Ă l'avance les cinquante mille actions de cinq cents francs de sa sociĂ©tĂ© anonyme, lancĂ©e au capital de vingt-cinq millions. En sautant du lit, il venait de trouver enfin le titre de cette sociĂ©tĂ©, l'enseigne qu'il cherchait depuis longtemps. Les mots la Banque universelle, avaient brusquement flambĂ© devant lui, comme en caractĂšres de feu, dans la chambre encore noire. " La Banque universelle, ne cessa-t-il de rĂ©pĂ©ter, tout en s'habillant, la Banque universelle, c'est simple, c'est grand, ça englobe tout, ça couvre le monde... Oui, oui, excellent ! la Banque universelle ! " Jusqu'Ă neuf heures et demie, il marcha Ă travers les vastes piĂšces, absorbĂ©, ne sachant par oĂÂč il commencerait sa chasse aux millions, dans Paris. Vingt-cinq millions, cela se trouve encore au tournant d'une rue ; mĂÂȘme, c'Ă©tait l'embarras du choix qui le faisait rĂ©flĂ©chir, car il y voulait mettre quelque mĂ©thode. Il but une tasse de lait, il ne se fĂÂącha pas, lorsque le cocher monta lui expliquer que le cheval n'Ă©tait pas bien, Ă la suite d'un refroidissement sans doute, et qu'il serait plus sage de faire venir le vĂ©tĂ©rinaire. " C'est bon, faites... Je prendrai un fiacre. " Mais, sur le trottoir, il fut surpris par le vent aigre qui soufflait un brusque retour de l'hiver, dans ce mai si doux la veille encore. Il ne pleuvait pourtant pas, de gros nuages montaient Ă l'horizon. Et il ne prit pas de fiacre, pour se rĂ©chauffer en marchant ; il se dit qu'il descendrait d'abord Ă pied chez Mazaud, l'agent de change, rue de la Banque ; car l'idĂ©e lui Ă©tait venue de le sonder sur Daigremont, le spĂ©culateur bien connu, l'homme heureux de tous les syndicats, seulement, rue Vivienne, du ciel envahi de nuĂ©es livides, une telle giboulĂ©e creva, mĂÂȘlĂ©e de grĂÂȘle, qu'il se rĂ©fugia sous une porte cochĂšre. Depuis une minute, Saccard Ă©tait lĂ , Ă regarder tomber l'averse, lorsque, dominant le roulement de l'eau, une claire sonnerie de piĂšces d'or lui fit dresser l'oreille. Cela semblait sortir des entrailles de la terre, continu, lĂ©ger et musical, comme dans un conte des Mille et une Nuits . Il tourna la tĂÂȘte, se reconnut, vit qu'il se trouvait sous la porte de la maison Kolb, un banquier qui s'occupait surtout d'arbitrages sur l'or, achetant le numĂ©raire dans les Etats oĂÂč il Ă©tait Ă bas cours, puis le fondant, pour vendre les lingots ailleurs, dans les pays oĂÂč l'or Ă©tait en hausse ; et, du matin au soir, les jours de fonte, montait du sous-sol ce bruit cristallin des piĂšces d'or, remuĂ©es Ă la pelle, prises dans des caisses, jetĂ©es dans le creuset. Les passants du trottoir en ont les oreilles qui tintent, d'un bout de l'annĂ©e Ă l'autre. Maintenant, Saccard souriait complaisamment Ă cette musique, qui Ă©tait comme la voix souterraine de ce quartier de la Bourse, il y vit un heureux prĂ©sage. La pluie ne tombait plus, il traversa la place, se trouva tout de suite chez Mazaud. Par une exception, le jeune agent de change avait son domicile personnel, au premier Ă©tage, dans la maison mĂÂȘme oĂÂč les bureaux de sa charge Ă©taient installĂ©s, occupant tout le second. Il avait simplement repris l'appartement de son oncle, lorsque, Ă la mort de celui-ci, il s'Ă©tait entendu avec ses cohĂ©ritiers pour racheter la charge. Dix heures sonnaient, et Saccard monta directement aux bureaux, Ă la porte desquels il se rencontra avec Gustave SĂ©dille. " Est-ce que M. Mazaud est lĂ ? - Je ne sais pas, monsieur, j'arrive. " Le jeune homme souriait, toujours en retard, prenant Ă l'aise son emploi de simple amateur, qu'on ne payait pas, rĂ©signĂ© Ă passer lĂ un an ou deux pour faire plaisir Ă son pĂšre, le fabricant de soie de la rue des JeĂ»neurs. Saccard traversa la caisse, saluĂ© par le caissier d'argent et par le caissier des titres ; puis, il entra dans le cabinet des deux fondĂ©s de pouvoirs, oĂÂč il ne trouva que Berthier, celui des deux qui Ă©tait chargĂ© des relations avec les clients et qui accompagnait le patron Ă la Bourse. " Est-ce que M. Mazaud est lĂ ? - Mais je le pense, je sors de son cabinet... Tiens non, il n'y est plus... C'est qu'il est dans le bureau du comptant. " Il avait poussĂ© une porte voisine, il faisait du regard le tour d'une assez vaste piĂšce, oĂÂč cinq employĂ©s travaillaient, sous les ordres du premier commis. " Non, c'est particulier !... Voyez donc vous-mĂÂȘme Ă la liquidation, lĂ , Ă cĂÂŽtĂ©. " Saccard entra dans le bureau de la liquidation. C'Ă©tait lĂ que le liquidateur, le pivot de la charge, aidĂ© de sept employĂ©s, dĂ©pouillait le carnet que lui remettait l'agent chaque jour, aprĂšs la Bourse, puis appliquait aux clients les affaires faites selon les ordres reçus, en s'aidant de fiches, conservĂ©es pour savoir les noms ; car le carnet ne porte pas les noms, ne contient que l'indication brĂšve de l'achat ou de la vente telle valeur, telle quantitĂ©, tel cours, de tel agent. " Est-ce que vous avez vu M. Mazaud ? " demanda Saccard. Mais on ne lui rĂ©pondit mĂÂȘme pas. Le liquidateur Ă©tant sorti, trois employĂ©s lisaient leur journal, deux autres regardaient en l'air ; tandis que l'entrĂ©e de Gustave SĂ©dille venait d'intĂ©resser vivement le petit Flory, qui, le matin, faisait des Ă©critures, Ă©changeait des engagements, et qui, l'aprĂšs-midi, Ă la Bourse, Ă©tait chargĂ© des tĂ©lĂ©grammes. NĂ© Ă Saintes, d'un pĂšre employĂ© Ă l'enregistrement, d'abord commis Ă Bordeaux chez un banquier, tombĂ© ensuite Ă Paris chez Mazaud, vers la fin du dernier automne, il n'y avait d'autre avenir que d'y doubler peut-ĂÂȘtre ses appointements, en dix annĂ©es. Jusque-lĂ , il s'y Ă©tait bien conduit, rĂ©gulier, consciencieux. Seulement depuis un mois que Gustave Ă©tait entrĂ© Ă la charge, il se dĂ©rangeait, entraĂnĂ© par son nouveau camarade, trĂšs Ă©lĂ©gant, trĂšs lancĂ©, pourvu d'argent, et qui lui avait fait connaĂtre des femmes. Flory, le visage mangĂ© de barbe, avait lĂ -dessous un nez Ă passions, une bouche aimable, des yeux tendres ; et il en Ă©tait aux petites parties fines, pas chĂšres, avec Mlle Chuchu, une figurante des VariĂ©tĂ©s, une maigre sauterelle du pavĂ© parisien, la fille ensauvĂ©e d'une concierge de Montmartre, amusante avec sa figure de papier mĂÂąchĂ©, oĂÂč luisaient de grands yeux bruns admirables. Gustave, avant mĂÂȘme d'ĂÂŽter son chapeau, lui contait sa soirĂ©e. " Oui, mon cher, j'ai bien cru que Germaine me flanquerait dehors, parce que Jacoby est venu. Mais c'est lui qu'elle a trouvĂ© le moyen de mettre Ă la porte, ah ! je ne sais comment, par exemple ! Et je suis restĂ©. " Tous deux s'Ă©touffĂšrent de rire. Il s'agissait de Germaine Coeur, une superbe fille de vingt-cinq ans, un peu indolente et molle, dans l'opulence de sa gorge, qu'un collĂšgue de Mazaud, le juif Jacoby, entretenait au mois. Elle avait toujours Ă©tĂ© avec des boursiers, et toujours au mois, ce qui est commode pour des hommes trĂšs occupĂ©s, la tĂÂȘte embarrassĂ©e de chiffres, payant l'amour comme le reste, sans trouver le temps d'une vraie passion. Elle Ă©tait agitĂ©e d'un souci unique, dans son petit appartement de la rue de la MichodiĂšre, celui d'Ă©viter les rencontres entre les messieurs qui pouvaient se connaĂtre. " Dites donc, questionna Flory, je croyais que vous vous rĂ©serviez pour la jolie papetiĂšre ? " Mais cette allusion Ă Mme Conin rendit Gustave sĂ©rieux. Celle-ci, on la respectait c'Ă©tait une femme honnĂÂȘte ; et, quand elle voulait bien, il n'y avait pas d'exemple qu'un homme se fĂ»t montrĂ© bavard, tellement on restait bons amis. Aussi, ne voulant pas rĂ©pondre, Gustave posa-t-il Ă son tour une question. " Et Chuchu, vous l'avez menĂ©e Ă Mabille ? - Ma foi, non ! c'est trop cher. Nous sommes rentrĂ©s, nous avons fait du thĂ©. " DerriĂšre les jeunes gens, Saccard avait entendu ces noms de femme, qu'ils chuchotaient d'une voix rapide. Il eut un sourire. Il s'adressa Ă Flory. " Est-ce que vous n'avez pas vu M. Mazaud ? - Si, monsieur, il est venu me donner un ordre, et il est redescendu Ă son appartement... Je crois que son petit garçon est malade, on l'a averti que le docteur Ă©tait lĂ ... Vous devriez sonner chez lui, car il peut trĂšs bien sortir, sans remonter. " Saccard remercia, se hĂÂąta de descendre un Ă©tage. Mazaud Ă©tait un des plus jeunes agents de change, comblĂ© par le sort, ayant eu cette chance de la mort de son oncle, qui l'avait rendu titulaire d'une des plus fortes charges de Paris, Ă un ĂÂąge oĂÂč l'on apprend encore les affaires. Dans sa petite taille, il Ă©tait de figure agrĂ©able, avec de minces moustaches brunes, des yeux noirs perçants ; et il montrait une grande activitĂ©, l'intelligence trĂšs alerte, elle aussi. On le citait dĂ©jĂ , Ă la corbeille, pour cette vivacitĂ© d'esprit et de corps, si nĂ©cessaire dans le mĂ©tier, et qui, jointe Ă beaucoup de flair, Ă une intuition remarquable, allait le mettre au premier rang ; sans compter qu'il avait une voix aiguĂ, des renseignements de Bourses Ă©trangĂšres de premiĂšre main, des relations chez tous les grands banquiers, enfin un arriĂšre- cousin, disait-on, Ă l'agence Havas. Sa femme, Ă©pousĂ©e par amour, lui avait apportĂ© douze cent mille francs de dot, une jeune femme charmante dont il avait dĂ©jĂ deux enfants, une fillette de trois ans et un petit garçon de dix-huit mois. Justement, Mazaud reconduisait jusqu'au palier le docteur, qui le rassurait, en riant. " Entrez donc, dit-il Ă Saccard. C'est vrai, avec ces petits ĂÂȘtres, on s'inquiĂšte tout de suite, on les croit perdus pour le moindre bobo. " Et il l'introduisit ainsi dans le salon, oĂÂč sa femme se trouvait encore, tenant le bĂ©bĂ© sur ses genoux, tandis que la petite fille, heureuse de voir sa mĂšre gaie, se haussait pour l'embrasser. Tous les trois Ă©taient blonds, d'une fraĂcheur de lait, la jeune mĂšre d'air aussi dĂ©licat et ingĂ©nu que les enfants. Il lui mit un baiser sur les cheveux. " Tu vois bien que nous Ă©tions fous. - Ah ! ça ne fait rien, mon ami, je suis si contente qu'il nous ait rassurĂ©s ! " Devant ce grand bonheur, Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, en saluant. La piĂšce, luxueusement meublĂ©e, sentait bon la vie heureuse de ce mĂ©nage, que rien encore n'avait dĂ©suni ; Ă peine, depuis quatre ans qu'il Ă©tait mariĂ©, donnait-on Ă Mazaud une courte curiositĂ© pour une chanteuse de l'opĂ©ra-Comique. Il restait un mari fidĂšle, de mĂÂȘme qu'il avait la rĂ©putation de ne pas encore trop jouer pour son compte, malgrĂ© la fougue de sa jeunesse. Et cette bonne odeur de chance, de fĂ©licitĂ© sans nuage, se respirait rĂ©ellement dans la paix discrĂšte des tapis et des tentures, dans le parfum dont un gros bouquet de roses, dĂ©bordant d'un vase de Chine, avait imprĂ©gnĂ© toute la piĂšce. Mme Mazaud, qui connaissait un peu Saccard, lui dit gaiement " N'est-ce pas, monsieur, qu'il suffit de le vouloir pour ĂÂȘtre toujours heureux ? - J'en suis convaincu, madame, rĂ©pondit-il. Et puis, il y a des personnes si belles et si bonnes, que le malheur n'ose jamais les toucher. " Elle s'Ă©tait levĂ©e, rayonnante. Elle embrassa Ă son tour son mari, elle s'en alla, emportant le petit garçon, suivie de la fillette, qui s'Ă©tait pendue au cou de son pĂšre. Celui-ci, voulant cacher son Ă©motion, se retourna vers le visiteur, avec un mot de blague parisienne. " Vous voyez, on ne s'embĂÂȘte pas, ici. " Puis, vivement " Vous avez quelque chose Ă me dire ?... Montons, voulez-vous ? nous serons mieux. " En haut, devant la caisse, Saccard reconnut Sabatani, qui venait toucher des diffĂ©rences ; et il fut surpris de la poignĂ©e de main cordiale que l'agent Ă©changea avec son client. D'ailleurs, dĂšs qu'il fut assis dans le cabinet, il expliqua sa visite, en le questionnant sur, les formalitĂ©s, pour faire admettre une valeur Ă la cote officielle. NĂ©gligemment, il dit l'affaire qu'il allait lancer, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions. Oui, une maison de crĂ©dit créée surtout dans le but de patronner de grandes entreprises, qu'il indiqua d'un mot. Mazaud l'Ă©coutait, ne bronchait pas ; et, avec une obligeance parfaite, il expliqua les formalitĂ©s Ă remplir. Mais il n'Ă©tait pas dupe, il se doutait que Saccard ne se serait pas dĂ©rangĂ© pour si peu. Aussi, lorsque ce dernier prononça enfin le nom de. Daigremont, eut-il un sourire involontaire. Certes, Daigremont avait l'appui d'une fortune colossale ; on disait bien qu'il n'Ă©tait pas d'une fidĂ©litĂ© trĂšs sĂ»re ; seulement, qui Ă©tait fidĂšle, en affaires et en amour ? personne ! Du reste, lui, Mazaud, se serait fait un scrupule de dire la vĂ©ritĂ© sur Daigremont, aprĂšs leur rupture, qui avait occupĂ© toute la Bourse. Celui-ci, maintenant, donnait la plupart de ses ordres Ă Jacoby, un juif de Bordeaux, un grand gaillard de soixante ans, Ă large figure gaie, dont la voix mugissante Ă©tait cĂ©lĂšbre, mais qui devenait lourd, le ventre empĂÂątĂ© ; et c'Ă©tait comme une rivalitĂ© qui se posait entre les deux agents, le jeune favorisĂ© par la chance, le vieux arrivĂ© Ă l'anciennetĂ©, ancien fondĂ© de pouvoirs Ă qui des commanditaires avaient enfin permis d'acheter la charge de son patron, d'une pratique et d'une ruse extraordinaires, perdu malheureusement par une passion du jeu, toujours Ă la veille d'une catastrophe, malgrĂ© des gains considĂ©rables. Tout se fondait dans les liquidations. Germaine Coeur ne lui coĂ»tait que quelques billets de mille francs, et on ne voyait jamais sa femme. " Enfin, dans cette affaire de Caracas, conclut Mazaud, cĂ©dant Ă la rancune malgrĂ© sa grande correction, il est certain que Daigremont a trahi et qu'il a raflĂ© les bĂ©nĂ©fices... Il est trĂšs dangereux. " Puis, aprĂšs un silence " Mais pourquoi ne vous adressez-vous pas Ă Gundermann ? - Jamais ! " cria Saccard, que la passion emportait. A ce moment, Berthier, le fondĂ© de pouvoirs, entra et chuchota quelques mots Ă l'oreille de l'agent. C'Ă©tait la baronne Sandorff qui venait payer des diffĂ©rences et qui soulevait toutes sortes de chicanes, pour rĂ©duire son compte. D'habitude, Mazaud s'empressait, recevait lui-mĂÂȘme la baronne ; mais, quand elle avait perdu, il l'Ă©vitait comme la peste, certain d'un trop rude assaut Ă sa galanterie. Il n'y a pires clientes que les femmes, d'une mauvaise foi plus absolue, dĂšs qu'il s'agit de payer. " Non, non, dites que je n'y suis pas, rĂ©pondit-il avec humeur. Et ne faites pas grĂÂące d'un centime, entendez-vous ! " Et, lorsque Berthier fut parti, voyant au sourire de Saccard qu'il avait entendu. " C'est vrai, mon cher, elle est trĂšs gentille, celle-lĂ , mais vous n'avez pas idĂ©e de cette rapacitĂ©... Ah ! les clients, comme ils nous aimeraient, s'ils gagnaient toujours ! Et plus ils sont riches, plus ils sont du beau monde, Dieu me pardonne ! plus je me mĂ©fie, plus je tremble de n'ĂÂȘtre pas payĂ©... Oui, il y a des jours oĂÂč, en dehors des grandes maisons, j'aimerais mieux n'avoir qu'une clientĂšle de province. " La porte s'Ă©tait rouverte, un employĂ© lui remit un dossier qu'il avait demandĂ© le matin, et sortit. " Tenez ! ça tombe bien. Voici un receveur de rentes, installĂ© Ă VendĂÂŽme, un sieur Fayeux... Eh bien, vous n'avez pas idĂ©e de la quantitĂ© d'ordres que je reçois de ce correspondant. Sans doute, ces ordres sont de peu d'importance, venant de petits bourgeois, de petits commerçants, de fermiers. Mais il y a le nombre... En vĂ©ritĂ©, le meilleur de nos maisons, le fond mĂÂȘme est fait des joueurs modestes, de la grande foule anonyme qui joue. " Une association d'idĂ©es se fit, Saccard se rappela Sabatani au guichet de la caisse. " Vous avez donc Sabatani, maintenant ? demanda-t-il. - Depuis un an, je crois, rĂ©pondit l'agent d'un air d'aimable indiffĂ©rence. C'est un gentil garçon, n'est-ce pas ? il a commencĂ© petitement, il est trĂšs sage et il fera quelque chose. " Ce qu'il ne disait point, ce dont il ne se souvenait mĂÂȘme plus, c'Ă©tait que Sabatani avait seulement dĂ©posĂ© chez lui une couverture de deux mille francs. De lĂ le jeu si modĂ©rĂ© du dĂ©but. Sans doute, comme tant d'autres, le Levantin attendait que la mĂ©diocritĂ© de cette garantie fĂ»t oubliĂ©e ; et il donnait des preuves de sagesse, il n'augmentait que graduellement l'importance de ses ordres, en attendant le jour oĂÂč, culbutant dans une grosse liquidation, il disparaĂtrait. Comment montrer de la dĂ©fiance vis-Ă -vis d'un charmant garçon dont on est devenu l'ami ? comment douter de sa solvabilitĂ©, lorsqu'on le voit gai, d'apparence riche, avec cette tenue Ă©lĂ©gante qui est indispensable, comme l'uniforme mĂÂȘme du vol Ă la Bourse ? " TrĂšs gentil, trĂšs intelligent " rĂ©pĂ©ta Saccard, qui prit soudain la rĂ©solution de songer Ă Sabatani, le jour oĂÂč il aurait besoin d'un gaillard discret et sans scrupules. Puis, se levant et prenant congĂ© " Allons, adieu !... Lorsque nos titres seront prĂÂȘts, je vous reverrai, avant de tĂÂącher de les faire admettre Ă la cote. " Et comme Mazaud, sur le seuil du cabinet, lui serrait la main, en disant " Vous avez tort, voyez donc Gundermann pour votre syndicat. - Jamais ! " cria-t-il de nouveau, l'air furieux. Enfin, il sortait, lorsqu'il reconnut devant le guichet de la caisse Moser et Pillerault le premier empochait d'un air navrĂ© son gain de la quinzaine, sept ou huit billets de mille francs ; tandis que l'autre, qui avait perdu, payait une dizaine de mille francs, avec des Ă©clats de voix, l'air agressif et superbe, comme aprĂšs une victoire. L'heure du dĂ©jeuner et de la Bourse approchait, la charge allait se vider en partie ; et, la porte du bureau de la liquidation s'Ă©tant entrouverte, des rires s'en Ă©chappĂšrent, le rĂ©cit que Gustave faisait Ă Flory d'une partie de canot, dans laquelle la barreuse, tombĂ©e Ă la Seine, avait perdu jusqu'Ă ses bas. Dans la rue, Saccard regarda sa montre. Onze heures, que de temps perdu ! Non, il n'irait pas chez Daigremont ; et, bien qu'il se fĂ»t emportĂ© au seul nom de Gundermann, il se dĂ©cida brusquement Ă monter le voir. D'ailleurs, ne l'avait-il pas prĂ©venu de sa visite, chez Champeaux, en lui annonçant sa grande affaire, pour lui clouer aux lĂšvres son mauvais rire ? Il se donna mĂÂȘme comme excuse qu'il n'en voulait rien tirer, qu'il dĂ©sirait seulement le braver, triompher de lui, qui affectait de le traiter en petit garçon. Et, une nouvelle giboulĂ©e s'Ă©tant mise Ă battre le pavĂ© d'un ruissellement de fleuve, il sauta dans un fiacre, il cria l'adresse au cocher, rue de Provence. Gundermann occupait lĂ un immense hĂÂŽtel, tout juste assez grand pour son innombrable famille. Il avait cinq filles et quatre garçons, dont trois filles et trois garçons mariĂ©s, qui lui avaient dĂ©jĂ donnĂ© quatorze petits-enfants. Lorsque, au repas du soir, cette descendance se trouvait rĂ©unie, ils Ă©taient, en les comptant, sa femme et lui, trente et un Ă table. Et, Ă part deux de ses gendres qui n'habitaient pas l'hĂÂŽtel, tous les autres avaient lĂ leurs appartements, dans les ailes de gauche et de droite, ouvertes sur le jardin ; tandis que le bĂÂątiment central Ă©tait pris entiĂšrement par l'installation des vastes bureaux de la banque. En moins d'un siĂšcle, la monstrueuse fortune d'un milliard Ă©tait nĂ©e, avait poussĂ©, dĂ©bordĂ© dans cette famille, par l'Ă©pargne, par l'heureux concours aussi des Ă©vĂ©nements. Il y avait lĂ comme une prĂ©destination, aidĂ©e d'une intelligence vive, d'un travail acharnĂ©, d'un effort prudent et invincible, continuellement tendu vers le mĂÂȘme but. Maintenant, tous les fleuves de l'or allaient Ă cette mer, les millions se perdaient dans ces millions, c'Ă©tait un engouffrement de la richesse publique au fond de cette richesse d'un seul, toujours grandissante ; et Gundermann Ă©tait le vrai maĂtre, le roi tout-puissant, redoutĂ© et obĂ©i de Paris et du monde. Pendant que Saccard montait le large escalier de pierre, aux marches usĂ©es par le continuel va-et-vient de la foule, plus usĂ©es dĂ©jĂ que le seuil des vieilles Ă©glises, il se sentait contre cet homme un soulĂšvement d'une inextinguible haine. Ah ! le juif ! il avait contre le juif l'antique rancune de race, qu'on trouve surtout dans le midi de la France ; et c'Ă©tait comme une rĂ©volte de sa chair mĂÂȘme, une rĂ©pulsion de peau qui, Ă l'idĂ©e du moindre contact, l'emplissait de dĂ©goĂ»t et de violence, en dehors de tout raisonnement, sans qu'il pĂ»t se vaincre. Mais le singulier Ă©tait que lui, Saccard, ce terrible brasseur d'affaires, ce bourreau d'argent aux mains louches, perdait la conscience de lui-mĂÂȘme, dĂšs qu'il s'agissait d'un juif, en parlait avec une ĂÂąpretĂ©, avec des indignations vengeresses d'honnĂÂȘte homme, vivant du travail de ses bras, pur de tout nĂ©goce usuraire. Il dressait le rĂ©quisitoire contre la race, cette race maudite qui n'a plus de patrie, plus de prince, qui vit en parasite chez les nations, feignant de reconnaĂtre les lois, mais en rĂ©alitĂ© n'obĂ©issant qu'Ă son Dieu de vol, de sang et de colĂšre ; et il la montrait remplissant partout la mission de fĂ©roce conquĂÂȘte que ce Dieu lui a donnĂ©e, s'Ă©tablissant chez chaque peuple, comme l'araignĂ©e au centre de sa toile, pour guetter sa proie, sucer le sang de tous, s'engraisser de la vie des autres. Est-ce qu'on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu'il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail dĂ©shonore, leur religion le dĂ©fend presque, n'exalte que l'exploitation du travail d'autrui. Ah ! les gueux ! Saccard semblait pris d'une rage d'autant plus grande, qu'il les admirait, qu'il leur enviait leurs prodigieuses facultĂ©s financiĂšres, cette science innĂ©e des chiffres, cette aisance naturelle dans les opĂ©rations les plus compliquĂ©es, ce flair et cette chance qui assurent le triomphe de tout ce qu'ils entreprennent. A ce jeu de voleurs, disait-il, les chrĂ©tiens ne sont pas de force, ils finissent toujours par se noyer ; tandis que prenez un juif qui ne sache mĂÂȘme pas la tenue des livres, jetez-le dans l'eau trouble de quelque affaire vĂ©reuse, et il se sauvera, et il emportera tout le gain sur son dos. C'est le don de la race, sa raison d'ĂÂȘtre Ă travers les nationalitĂ©s qui se font et se dĂ©font. Et il prophĂ©tisait avec emportement la conquĂÂȘte finale de tous les peuples par les juifs, quand ils auront accaparĂ© la fortune totale du globe, ce qui ne tarderait pas, puisqu'on leur laissait chaque jour Ă©tendre librement leur royautĂ©, et qu'on pouvait dĂ©jĂ voir, dans Paris, un Gundermann rĂ©gner sur un trĂÂŽne plus solide et plus respectĂ© que celui de l'empereur. En haut, au moment d'entrer dans la vaste antichambre, Saccard eut un mouvement de recul, en la voyant pleine de remisiers, de solliciteurs, d'hommes, de femmes, de tout un grouillement tumultueux de foule. Les remisiers surtout luttaient Ă qui arriverait le premier, dans l'espoir improbable d'emporter un ordre ; car le grand banquier avait ses agents Ă lui ; mais c'Ă©tait dĂ©jĂ un honneur, une recommandation que d'ĂÂȘtre reçu, et chacun d'eux voulait pouvoir s'en vanter. Aussi l'attente n'Ă©tait-elle jamais longue, les deux garçons de bureau ne servaient guĂšre qu'Ă organiser le dĂ©filĂ©, un dĂ©filĂ© incessant, un vĂ©ritable galop, par les portes battantes. Et, malgrĂ© la foule, Saccard presque tout de suite fut introduit dans le flot. Le cabinet de Gundermann Ă©tait une immense piĂšce, dont il n'occupait qu'un petit coin, au fond, prĂšs de la derniĂšre fenĂÂȘtre. Assis devant un simple bureau d'acajou, il se plaçait de façon Ă tourner, le dos Ă la lumiĂšre, il avait le visage complĂštement dans l'ombre. LevĂ© dĂšs cinq heures, il Ă©tait au travail, lorsque Paris dormait encore ; et quand, vers neuf heures, la bousculade des appĂ©tits se ruait, galopant devant lui, sa journĂ©e dĂ©jĂ Ă©tait faite. Au milieu du cabinet, Ă des bureaux plus vastes, deux de ses fils et un de ses gendres l'aidaient, rarement assis, s'agitant au milieu des allĂ©es et venues d'un monde d'employĂ©s. Mais c'Ă©tait lĂ le fonctionnement intĂ©rieur de la maison. La rue traversait toute la piĂšce, n'allait qu'Ă lui, au maĂtre, dans son coin modeste ; tandis que, durant des heures, jusqu'au dĂ©jeuner, l'air impassible et morne, il recevait, souvent d'un signe, parfois d'un mot, s'il voulait se montrer trĂšs aimable. DĂšs que Gundermann aperçut Saccard, sa figure s'Ă©claira d'un faible sourire goguenard. " Ah ! c'est vous, mon bon ami... Asseyez-vous donc un instant, si vous avez quelque chose Ă me dire. Je suis Ă vous tout Ă l'heure. " Ensuite, il affecta de l'oublier. Saccard, du reste, ne s'impatientait pas, intĂ©ressĂ© par le dĂ©filĂ© des remisiers, qui, les uns sur les talons des autres, entraient avec le mĂÂȘme salut profond, tiraient de leur redingote correcte le mĂÂȘme petit carton, leur cote portant les cours de la Bourse, qu'ils prĂ©sentaient au banquier du mĂÂȘme geste suppliant et respectueux. Il en passait dix, il en passait vingt. Le banquier, chaque fois, prenait la cote, y jetait un coup d'oeil, puis la rendait ; et rien n'Ă©galait sa patience, si ce n'Ă©tait son indiffĂ©rence complĂšte, sous cette grĂÂȘle d'offres. Mais Massias se montra, avec son air gai et inquiet de bon chien battu. On le recevait si mal parfois, qu'il en aurait pleurĂ©. Ce jour- lĂ , sans doute il Ă©tait Ă bout d'humilitĂ©, car il se permit une insistance inattendue. " Voyez donc, monsieur, le Mobilier est trĂšs bas... Combien faut-il que je vous en achĂšte ? " Gundermann, sans prendre la cote, leva ses yeux glauques sur ce jeune homme si familier. Et, rudement " Dites donc, mon ami, croyez-vous que ça m'amuse de vous recevoir ? - Mon Dieu ! monsieur, reprit Massias devenu pĂÂąle, ça m'amuse encore moins de venir chaque matin pour rien, depuis trois mois. - Eh bien, ne revenez pas. " Le remisier salua et se retira, aprĂšs avoir Ă©changĂ©, avec Saccard, le coup d'oeil furieux et navrĂ© d'un garçon qui avait la brusque conscience qu'il ne ferait jamais fortune. Saccard se demandait, en effet, quel intĂ©rĂÂȘt Gundermann pouvait avoir Ă recevoir tout ce monde. Evidemment, il avait une facultĂ© d'isolement spĂ©ciale, il s'absorbait, il continuait de penser ; sans compter qu'il devait y avoir lĂ une discipline, une façon de procĂ©der chaque matin Ă une revue du marchĂ©, dans laquelle il trouvait toujours un gain Ă faire, si minime fut-il. TrĂšs ĂÂąprement, il rabattit quatre-vingts francs Ă un coulissier, qu'il avait chargĂ© d'un ordre la veille, et qui le volait d'ailleurs. Puis, un marchand de curiositĂ©s arriva, avec une boite en or Ă©maillĂ© du dernier siĂšcle, un objet refait en partie, dont le banquier flaira immĂ©diatement le truquage. Ensuite, ce furent deux dames, une vieille Ă nez d'oiseau de nuit, une jeune, brune, trĂšs belle, qui avaient Ă lui montrer, chez elles, une commode Louis XV, qu'il refusa nettement d'aller voir. Il vint encore un bijoutier avec des rubis, deux inventeurs, des Anglais, des Allemands, des Italiens, toutes les langues, tous les sexes. Et le dĂ©filĂ© des remisiers se poursuivait quand mĂÂȘme, coupant les autres visites, s'Ă©ternisant, avec la reproduction du mĂÂȘme geste, la prĂ©sentation mĂ©canique de la cote ; pendant que le flot des employĂ©s, Ă mesure que l'heure de la Bourse approchait, traversait la piĂšce plus nombreux, apportant des dĂ©pĂÂȘches, venant demander des signatures. Mais ce fut le comble au tapage un petit garçon de cinq ou six ans, Ă cheval sur un bĂÂąton, fit irruption dans le cabinet en jouant de la trompette ; et, coup sur coup, il vint encore deux enfants, deux fillettes, l'une de trois ans, l'autre de huit, qui assiĂ©gĂšrent le fauteuil du grand-pĂšre, lui tirĂšrent les bras, se pendirent Ă son cou ; ce qu'il laissa faire placidement, les baisant lui-mĂÂȘme avec cette passion juive de la famille, de la lignĂ©e nombreuse qui fait la force et qu'on dĂ©fend. Tout d'un coup, il parut se souvenir de Saccard. " Ah ! mon bon ami, vous m'excuserez, vous voyez que je n'ai pas une minute Ă moi... Vous allez m'expliquer votre affaire. " Et il commençait Ă l'Ă©couter, lorsqu'un employĂ© qui avait introduit un grand monsieur blond, vint lui dire un nom Ă l'oreille, il se leva aussitĂÂŽt, sans hĂÂąte pourtant, alla confĂ©rer avec le monsieur devant une autre des fenĂÂȘtres, tandis qu'un de ses fils continuait Ă recevoir les remisiers et les coulissiers Ă sa place. MalgrĂ© sa sourde irritation, Saccard commençait Ă ĂÂȘtre envahi d'un respect. Il avait reconnu le monsieur blond, le reprĂ©sentant d'une des grandes puissances, plein de morgue aux Tuileries, ici la tĂÂȘte lĂ©gĂšrement inclinĂ©e, souriant en solliciteur. D'autres fois, c'Ă©taient de hauts administrateurs, des ministres de l'empereur eux-mĂÂȘmes, qui Ă©taient reçus ainsi debout dans cette piĂšce, publique comme une place, emplie d'un vacarme d'enfants. Et lĂ s'affirmait la royautĂ© universelle de cet homme qui avait des ambassadeurs Ă lui dans toutes les cours du monde, des consuls dans toutes les provinces, des agences dans toutes les villes et des vaisseaux sur toutes les mers. Il n'Ă©tait point un spĂ©culateur, un capitaine d'aventures, manoeuvrant les millions des autres, rĂÂȘvant, Ă l'exemple de Saccard, des combats hĂ©roĂÂŻques oĂÂč il vaincrait, oĂÂč il gagnerait pour lui un colossal butin, grĂÂące Ă l'aide de l'or mercenaire, engagĂ© sous ses ordres ; il Ă©tait, comme il le disait avec bonhomie, un simple marchand d'argent, le plus habile, le plus zĂ©lĂ© qui pĂ»t ĂÂȘtre. Seulement, pour asseoir sa puissance, il lui fallait bien dominer la Bourse ; et c'Ă©tait ainsi, Ă chaque liquidation, une nouvelle bataille, oĂÂč la victoire lui restait infailliblement, par la vertu dĂ©cisive des gros bataillons. Un instant, Saccard, qui le regardait, resta accablĂ© sous cette pensĂ©e que tout cet argent qu'il faisait mouvoir Ă©tait Ă lui, qu'il avait Ă lui, dans ses caves, sa marchandise inĂ©puisable, dont il trafiquait en commerçant rusĂ© et prudent, en maĂtre absolu, obĂ©i sur un coup d'oeil, voulant tout entendre, tout voir, tout faire par lui-mĂÂȘme. Un milliard Ă soi, ainsi manoeuvrĂ©, est une force inexpugnable. " Nous n'aurons pas une minute, mon bon ami, revint dire Gundermann. Tenez ! je vais dĂ©jeuner, passez donc avec moi dans la salle voisine. On nous laissera tranquilles peut-ĂÂȘtre. " C'Ă©tait la petite salle Ă manger de l'hĂÂŽtel celle du matin, oĂÂč la famille ne se trouvait jamais au complet. Ce jour-lĂ , ils n'Ă©taient que dix-neuf Ă table, dont huit enfants. Le banquier occupait le milieu, et il n'avait devant lui qu'un bol de lait. Il resta un instant les yeux fermĂ©s, Ă©puisĂ© de fatigue, la face trĂšs pĂÂąle et contractĂ©e, car il souffrait du foie et des reins ; puis, lorsqu'il eut, de ses mains tremblantes portĂ© le bol Ă ses lĂšvres et bu une gorgĂ©e, il soupira " Ah ! je suis Ă©reintĂ©, aujourd'hui ! - Pourquoi ne vous reposez-vous pas ? " demanda Saccard. Gundermann tourna vers lui des yeux stupĂ©faits ; et, naĂÂŻvement " Mais je ne peux pas ! " En effet, on ne le laissait pas mĂÂȘme boire son lait tranquille, car la rĂ©ception des remisiers avait repris, le galop maintenant traversait la salle Ă manger, tandis que les personnes de la famille, les hommes, les femmes, habituĂ©s Ă cette bousculade, riaient, mangeaient fortement des viandes froides et des pĂÂątisseries, et que les enfants excitĂ©s par deux doigts de vin pur, menaient un vacarme assourdissant. Et Saccard, qui le regardait toujours, s'Ă©merveillait de le voir avaler son lait Ă lentes gorgĂ©es, d'un tel effort, qu'il semblait ne devoir jamais atteindre le fond du bol. On l'avait mis au rĂ©gime du lait, il ne pouvait mĂÂȘme plus toucher Ă une viande, ni Ă un gĂÂąteau. Alors, Ă quoi bon un milliard ? Jamais non plus les femmes ne l'avaient tentĂ© durant quarante ans, il Ă©tait restĂ© d'une fidĂ©litĂ© stricte Ă la sienne, et, aujourd'hui, sa sagesse Ă©tait forcĂ©e, irrĂ©vocablement dĂ©finitive. Pourquoi donc se lever dĂšs cinq heures, faire ce mĂ©tier abominable, s'Ă©craser de cette fatigue immense, mener une vie de galĂ©rien que pas un loqueteux n'aurait acceptĂ©e, la mĂ©moire bourrĂ©e de chiffres, le crĂÂąne Ă©clatant de tout un monde de prĂ©occupations ? Pourquoi cet or inutile ajoutĂ© Ă tant d'or, lorsqu'on ne peut acheter et manger dans la rue une livre de cerises, emmener Ă une guinguette au bord de l'eau la fille qui passe, jouir de tout ce qui se vend, de la paresse et de la libertĂ© ? Et Saccard, qui, dans ses terribles appĂ©tits, faisait cependant la part de l'amour dĂ©sintĂ©ressĂ© de l'argent, pour la puissance qu'il donne, se sentait pris d'une sorte de terreur sacrĂ©e, Ă voir se dresser cette figure, non plus de l'avarice classique qui thĂ©saurise, mais de l'ouvrier impeccable, sans besoin de chair, devenu comme abstrait dans sa vieillesse souffreteuse, qui continuait Ă Ă©difier obstinĂ©ment sa tour de millions, avec l'unique rĂÂȘve de la lĂ©guer aux siens pour qu'ils la grandissent encore, jusqu'Ă ce qu'elle dominĂÂąt la terre. Enfin, Gundermann se pencha, se fit expliquer Ă demi-voix la crĂ©ation projetĂ©e de la Banque universelle. D'ailleurs, Saccard fut sobre de dĂ©tails, ne fit qu'une allusion aux projets du portefeuille d'Hamelin, ayant senti, dĂšs les premiers mots, que le banquier cherchait Ă le confesser, rĂ©solu d'avance Ă l'Ă©conduire ensuite. " Encore une banque, mon bon ami, encore une banque ! rĂ©pĂ©ta-t-il de son air narquois. Mais une affaire oĂÂč je mettrais plutĂÂŽt de l'argent, ce serait dans une machine, oui, une guillotine Ă couper le cou Ă toutes ces banques qui se fondent... Hein ? un rĂÂąteau Ă nettoyer la Bourse. Votre ingĂ©nieur n'a pas ça, dans ses papiers ? " Puis, affectant de se faire paternel, avec une cruautĂ© tranquille " Voyons, soyez raisonnable, vous savez ce que je vous ai dit... Vous avez tort de rentrer dans les affaires, c'est un vrai service que je vous rends, en refusant de lancer votre syndicat... Infailliblement, vous ferez la culbute, c'est mathĂ©matique, ça ; car vous ĂÂȘtes beaucoup trop passionnĂ©, vous avez trop d'imagination ; puis, ça finit toujours mal, quand on trafique avec l'argent des autres... Pourquoi votre frĂšre ne vous trouve-t-il pas une bonne place, hein ? une prĂ©fecture, ou bien une recette ; non, pas une recette, c'est trop dangereux... MĂ©fiez-vous, mĂ©fiez-vous, mon bon ami. " Saccard s'Ă©tait levĂ©, frĂ©missant. " C'est bien dĂ©cidĂ©, vous ne prendrez pas d'actions, vous ne voulez pas ĂÂȘtre avec nous ? - Avec vous, jamais de la vie !... Vous serez mangĂ© avant trois ans. " Il y eut un silence, gros de batailles, un Ă©change aigu de regards qui se dĂ©fiaient. " Alors, bonsoir... Je n'ai pas encore dĂ©jeunĂ© et j'ai trĂšs faim. Faudra voir qui est-ce qui sera mangĂ©. " Et il le laissa, au milieu de sa tribu qui finissait de se bourrer bruyamment de pĂÂątisseries, recevant les derniers courtiers attardĂ©s, fermant par instants les yeux de lassitude, pendant qu'il achevait son bol Ă petits coups, les lĂšvres toutes blanches de lait. Saccard se jeta dans son fiacre, en donnant l'adresse de la rue Saint-Lazare. Une heure sonnait, c'Ă©tait une journĂ©e perdue, il rentrait dĂ©jeuner, hors de lui. Ah ! le sale juif ! en voilĂ un, dĂ©cidĂ©ment, qu'il aurait eu du plaisir Ă casser d'un coup de dents, comme un chien casse un os ! Certes, le manger, c'Ă©tait un morceau terrible et trop gros. Mais est-ce qu'on savait ? les plus grands empires s'Ă©taient bien Ă©croulĂ©s, il y a toujours une heure oĂÂč les puissants succombent. Non, pas le manger, l'entamer d'abord, lui arracher des lambeaux de son milliard ; ensuite, le manger, oui ! pourquoi pas ? les dĂ©truire, dans leur roi incontestĂ©, ces juifs qui se croyaient les maĂtres du festin ! Et ces rĂ©flexions, cette colĂšre qu'il emportait de chez Gundermann, soulevaient Saccard d'un furieux zĂšle, d'un besoin de nĂ©goce, de succĂšs immĂ©diat il aurait voulu bĂÂątir d'un geste sa maison de banque, la faire fonctionner, triompher, Ă©craser les maisons rivales. Brusquement, le souvenir de Daigremont lui revint ; et, sans discuter, d'un mouvement irrĂ©sistible, il se pencha, il cria au cocher de monter la rue La Rochefoucauld. S'il voulait voir Daigremont, il devait se hĂÂąter, quitte Ă dĂ©jeuner plus tard, car il savait que celui-ci sortait vers une heure. Sans doute, ce chrĂ©tien-lĂ valait deux juifs, et il passait pour un ogre dĂ©vorateur des jeunes affaires qu'on mettait en garde chez lui. Mais, Ă cette minute, Saccard aurait traitĂ© avec Cartouche, pour la conquĂÂȘte, mĂÂȘme Ă la condition de partager. Plus tard, on verrait bien, il serait le plus fort. Cependant, le fiacre, qui montait avec peine la rude cĂÂŽte de la rue, s'arrĂÂȘta devant la haute porte monumentale d'un des derniers grands hĂÂŽtels de ce quartier, qui en a comptĂ© de fort beaux. Le corps de bĂÂątiments, au fond d'une vaste cour pavĂ©e, avait un air de royale grandeur ; et le jardin qui le suivait, plantĂ© encore d'arbres centenaires, restait un vĂ©ritable parc, isolĂ© des rues populeuses. Tout Paris connaissait cet hĂÂŽtel pour ses fĂÂȘtes splendides, surtout pour l'admirable collection de tableaux, que pas un grand-duc en voyage ne manquait de visiter. MariĂ© Ă une femme cĂ©lĂšbre par sa beautĂ©, comme ses tableaux, et qui remportait dans le monde de vifs succĂšs de cantatrice, le maĂtre du logis menait un train princier, Ă©tait aussi glorieux de son Ă©curie de course que de sa galerie, appartenait Ă un des grands clubs, affichait les femmes les plus coĂ»teuses, avait loge Ă l'OpĂ©ra, chaise Ă l'hĂÂŽtel Drouot et petit banc dans les lieux louches Ă la mode. Et toute cette large vie, ce luxe flambant dans une apothĂ©ose de caprice et d'art, Ă©tait uniquement payĂ© par la spĂ©culation, une fortune sans cesse mouvante, qui semblait infinie comme la mer, mais qui en avait le flux et le reflux, des diffĂ©rences de deux et trois cent mille francs, Ă chaque liquidation de quinzaine. Lorsque Saccard eut gravi le majestueux perron, un valet l'annonça, lui fit traverser trois salons encombrĂ©s de merveilles, jusqu'Ă un petit fumoir, oĂÂč Daigremont achevait un cigare, avant de sortir. AgĂ© dĂ©jĂ de quarante-cinq ans, celui-ci luttait contre l'embonpoint, de haute taille, trĂšs Ă©lĂ©gant avec sa coiffure soignĂ©e, ne portant que les moustaches et la barbiche, en fanatique des Tuileries. Il affectait une grande amabilitĂ©, d'une confiance absolue en soi, certain de vaincre. Tout de suite, il se prĂ©cipita. " Ah ! mon cher ami, que devenez-vous ? Je pensais encore Ă vous, l'autre jour... Mais n'ĂÂȘtes-vous pas mon voisin " Pourtant, il se calma, renonça Ă cette effusion qu'il gardait pour le troupeau, lorsque Saccard, jugeant les finesses de transition inutiles, aborda immĂ©diatement le but de sa visite. Il dit sa grande affaire, expliqua qu'avant de crĂ©er la Banque universelle, au capital de vingt- cinq millions, il cherchait Ă former un syndicat d'amis, de banquiers, d'industriels, qui assurerait Ă l'avance le succĂšs de l'Ă©mission, en s'engageant Ă prendre les quatre cinquiĂšmes de cette Ă©mission, soit quarante mille actions au moins. Daigremont Ă©tait devenu trĂšs sĂ©rieux, l'Ă©coutait, le regardait, comme s'il l'eĂ»t fouillĂ© jusqu'au fond de la cervelle, pour voir quel effort, quel travail utile Ă lui-mĂÂȘme, il pourrait encore tirer de cet homme, qu'il avait connu si actif, si plein de merveilleuses qualitĂ©s, dans sa fiĂšvre brouillonne. D'abord, il hĂ©sita. " Non, non, je suis accablĂ©, je ne veux rien entreprendre de nouveau. " Puis, tentĂ© pourtant, il posa des questions, voulut connaĂtre les projets que patronnerait la nouvelle maison de crĂ©dit, projets dont son interlocuteur avait la prudence de ne parler qu'avec la plus extrĂÂȘme rĂ©serve. Et, lorsqu'il connut la premiĂšre affaire qu'on lancerait, cette idĂ©e de syndiquer toutes les compagnies de transports de la MĂ©diterranĂ©e, sous la raison sociale de Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis, il parut trĂšs frappĂ©, il cĂ©da tout d'un coup. - Eh bien, je consens Ă en ĂÂȘtre. Seulement, c'est Ă une condition... Comment ĂÂȘtes-vous avec votre frĂšre le ministre ? " Saccard, surpris, eut la franchise de montrer son amertume. " Avec mon frĂšre... Oh ! il fait ses affaires, et je fais les miennes. Il n'a pas la corde trĂšs fraternelle, mon frĂšre. " - Alors, tant pis ! dĂ©clara nettement Daigremont. Je ne veux ĂÂȘtre avec vous que si votre frĂšre y est aussi... Vous entendez bien, je ne veux pas que vous soyez fĂÂąchĂ©s. " D'un geste colĂšre d'impatience, Saccard protesta. Est-ce qu'on avait besoin de Rougon ? est-ce que ce n'Ă©tait pas aller chercher des chaĂnes, pour se lier pieds et mains ? Mais, en mĂÂȘme temps, une voix de sagesse, plus forte que son irritation, lui disait qu'il fallait au moins s'assurer de la neutralitĂ© du grand homme. Cependant, il refusait brutalement. " Non, non, il a toujours Ă©tĂ© trop cochon avec moi. Jamais je ne ferai le premier pas. - Ecoutez, reprit Daigremont j'attends Huret Ă cinq heures, pour une commission dont il s'est chargĂ©... Vous allez courir au Corps lĂ©gislatif, vous prendrez Huret dans un coin, vous lui conterez votre affaire, il en parlera tout de suite Ă Rougon, il saura ce que ce dernier en pense, et nous aurons la rĂ©ponse ici, Ă cinq heures... Hein ! rendez-vous Ă cinq heures ? " La tĂÂȘte basse, Saccard rĂ©flĂ©chissait. " Mon Dieu ! si vous y tenez ! - Oh ! absolument ! sans Rougon, rien ; avec Rougon, tout ce que vous voudrez. - C'est bon, j'y vais. " Il partait, aprĂšs une vigoureuse poignĂ©e de main, lorsque que l'autre le rappela. " Ah ! dites donc, si vous sentez que les choses s'emmanchent, passez donc, en revenant, chez le marquis de Bohain et chez SĂ©dille, faites- leur savoir que j'en suis et demandez-leur d'en ĂÂȘtre... Je veux qu'ils en soient ! " A la porte, Saccard retrouva son fiacre, qu'il avait gardĂ©, bien qu'il n'eĂ»t qu'Ă descendre le bout de la rue, pour ĂÂȘtre chez lui. Il le renvoya, comptant qu'il pourrait faire atteler, l'aprĂšs-midi ; et il rentra vivement dĂ©jeuner. On ne l'attendait plus, ce fut la cuisiniĂšre qui lui servit elle-mĂÂȘme un morceau de viande froide, qu'il dĂ©vora, tout en se querellant avec le cocher ; car, celui-ci, qu'il avait fait monter, lui ayant rendu compte de la visite du vĂ©tĂ©rinaire, il en rĂ©sultait qu'il fallait laisser le cheval se reposer trois ou quatre jours. Et, la bouche pleine, il accusait le cocher de mauvais soins, il le menaçait de Mme Caroline, qui mettrait ordre Ă tout ça. Enfin, il lui cria d'aller au moins chercher un fiacre. De nouveau, une ondĂ©e diluvienne balayait la rue, il dut attendre plus d'un quart d'heure la voiture, dans laquelle il monta, sous des torrents d'eau, en jetant l'adresse " Au Corps lĂ©gislatif ! " Son plan Ă©tait d'arriver avant la sĂ©ance, de façon Ă prendre Huret au passage et Ă l'entretenir tranquillement. Par malheur, on redoutait ce jour-lĂ un dĂ©bat passionnĂ©, car un membre de la gauche devait soulever l'Ă©ternelle question du Mexique ; et Rougon, sans doute, serait forcĂ© de rĂ©pondre. Comme Saccard entrait dans la salle des Pas-Perdus, il eut la chance de tomber sur le dĂ©putĂ©. Il l'entraĂna au fond d'un des petits salons voisins, ils s'y trouvĂšrent seuls, grĂÂące Ă la grosse Ă©motion qui rĂ©gnait dans les couloirs. L'opposition devenait de plus en plus redoutable, le vent de catastrophe commençait Ă souffler, qui devait grandir et tout abattre. Aussi, Huret, prĂ©occupĂ©, ne comprit-il pas d'abord, et se fit- il expliquer Ă deux reprises la mission dont on le chargeait. Son effarement s'en augmenta. " Oh ! mon cher ami, y pensez-vous ! parler Ă Rougon en ce moment ! il m'enverra coucher, c'est sĂ»r. " Puis, l'inquiĂ©tude de son intĂ©rĂÂȘt personnel se fit jour. Il n'existait, lui, que par le grand homme, Ă qui il devait sa candidature officielle, son Ă©lection, sa situation de domestique bon Ă tout faire, vivant des miettes de la faveur du maĂtre. A ce mĂ©tier, depuis deux ans, grĂÂące aux pots-de-vin, aux gains prudents ramassĂ©s sous la table, il arrondissait ses vastes terres du Calvados, avec la pensĂ©e de s'y retirer et d'y trĂÂŽner aprĂšs la dĂ©bĂÂącle. Sa grosse face de paysan malin s'Ă©tait assombrie, exprimait l'embarras oĂÂč le jetait cette demande d'intervention, sans qu'on lui donnĂÂąt le temps de se rendre compte s'il y aurait lĂ , pour lui, bĂ©nĂ©fice ou dommage. " Non, non ! je ne peux pas... Je vous ai transmis la volontĂ© de votre frĂšre, je ne peux pas aller le relancer encore. Que diable ! songez un peu Ă moi. Il n'est guĂšre tendre, quand on l'embĂÂȘte ; et, dame ! je n'ai pas envie de payer pour vous, en y laissant mon crĂ©dit. " Alors, Saccard, comprenant, ne s'attacha plus qu'Ă le convaincre des millions qu'il y aurait Ă gagner, dans le lancement de la Banque universelle. A larges traits, avec sa parole ardente qui transformait une affaire d'argent en un conte de poĂšte, il expliqua les entreprises superbes, le succĂšs certain et colossal. Daigremont, enthousiasmĂ©, se mettait Ă la tĂÂȘte du syndicat. Bohain et SĂ©dille avaient dĂ©jĂ demandĂ© d'en ĂÂȘtre. Il Ă©tait impossible que lui, Huret, n'en fĂ»t pas ces messieurs le voulaient absolument avec eux, Ă cause de sa haute situation politique. MĂÂȘme on espĂ©rait bien qu'il consentirait Ă faire partie du conseil d'administration, parce que son nom signifiait ordre et probitĂ©. A cette promesse d'ĂÂȘtre nommĂ© membre du conseil, le dĂ©putĂ© le regarda bien en face. " Enfin, qu'est-ce que vous dĂ©sirez de moi, quelle rĂ©ponse voulez- vous que je tire de Rougon ? - Mon Dieu ! reprit Saccard, moi, je me serais passĂ© volontiers de mon frĂšre. Mais c'est Daigremont qui exige que je me rĂ©concilie. Peut- ĂÂȘtre a-t-il raison... Alors, je crois que vous devez simplement parler de notre affaire au terrible homme, et obtenir, sinon qu'il nous aide, du moins qu'il ne soit pas contre nous. " Huret, les yeux Ă demi fermĂ©s, ne se dĂ©cidait toujours pas. " VoilĂ ! si vous apportez un mot gentil, rien qu'un mot gentil, entendez-vous ! Daigremont s'en contentera, et nous bĂÂąclons ce soir la chose Ă nous trois. - Eh bien, je vais essayer, dĂ©clara brusquement le dĂ©putĂ©, en affectant une rondeur paysanne ; mais il faut que ce soit pour vous, car il n'est pas commode, oh ! non, surtout quand la gauche le taquine... A cinq heures. - A cinq heures ! " Saccard resta prĂšs d'une heure encore, trĂšs inquiet des bruits de lutte qui couraient. Il entendit un des grands orateurs de l'opposition annoncer qu'il prendrait la parole. A cette nouvelle, il eut un instant l'envie de retrouver Huret, pour lui demander s'il ne serait pas sage de remettre au lendemain l'entretien avec Rougon. Puis, fataliste, croyant Ă la chance, il trembla de tout compromettre, s'il changeait ce qui Ă©tait arrĂÂȘtĂ©. Peut-ĂÂȘtre, dans la bousculade, son frĂšre lĂÂącherait-il plus facilement le mot attendu. Et, pour laisser aller les choses, il partit, il remonta dans son fiacre, qui reprenait dĂ©jĂ le pont de la Concorde, lorsqu'il se souvint du dĂ©sir exprimĂ© par Daigremont. " Cocher, rue de Babylone. " C'Ă©tait rue de Babylone que demeurait le marquis de Bohain. Il occupait les anciennes dĂ©pendances d'un grand hĂÂŽtel, un pavillon qui avait abritĂ© le personnel des Ă©curies, et dont on avait fait une trĂšs confortable maison moderne. L'installation Ă©tait luxueuse, avec un bel air d'aristocratie coquette. On ne voyait, du reste, jamais sa femme, souffrante, disait-il, retenue dans son appartement par des infirmitĂ©s. Cependant, la maison, les meubles Ă©taient Ă elle, il logeait en garni chez elle, n'ayant Ă lui que ses effets, une malle qu'il aurait pu emporter sur un fiacre, sĂ©parĂ© de biens depuis qu'il vivait du jeu. Dans deux catastrophes dĂ©jĂ , il avait refusĂ© nettement de payer ses diffĂ©rences, et le syndic, aprĂšs s'ĂÂȘtre rendu compte de la situation, ne s'Ă©tait pas mĂÂȘme donnĂ© la peine de lui envoyer du papier timbrĂ©. On passait l'Ă©ponge, simplement. Il empochait, tant qu'il gagnait. Puis, dĂšs qu'il perdait, il ne payait pas on le savait et on s'y rĂ©signait. Il avait un nom illustre, il Ă©tait extrĂÂȘmement dĂ©coratif dans les conseils d'administration ; aussi les jeunes compagnies, en quĂÂȘte d'enseignes dorĂ©es, se le disputaient-elles jamais il ne chĂÂŽmait. A la Bourse, il avait sa chaise, du cĂÂŽtĂ© de la rue Notre-Dame-des-Victoires, le cĂÂŽtĂ© de la spĂ©culation riche, qui affectait de se dĂ©sintĂ©resser des petits bruits du jour. On le respectait, on le consultait beaucoup. Souvent il avait influencĂ© le marchĂ©. Enfin, tout un personnage. Saccard, qui le connaissait bien, fut quand mĂÂȘme impressionnĂ© par la rĂ©ception hautement polie de ce beau vieillard de soixante ans, Ă la tĂÂȘte trĂšs petite posĂ©e sur un corps de colosse, la face blĂÂȘme, encadrĂ©e d'une perruque brune, du plus grand air. " Monsieur le marquis, je viens en vĂ©ritable solliciteur... " Il dit le motif de la visite, sans entrer d'abord dans les dĂ©tails. D'ailleurs, dĂšs les premiers mots, le marquis l'arrĂÂȘta. " Non, non, tout mon temps est pris, j'ai en ce moment dix propositions que je dois refuser. " Puis, comme Saccard, souriant, ajoutait " C'est Daigremont qui m'envoie, il a songĂ© Ă vous. " Il s'Ă©cria aussitĂÂŽt " Ah ! vous avez Daigremont lĂ -dedans... Bon ! bon ! si Daigremont en est, j'en suis. Comptez sur moi. " Et le visiteur ayant alors voulu lui fournir au moins quelques renseignements, pour lui apprendre dans quelle sorte d'affaire il allait entrer, il lui ferma la bouche, avec la dĂ©sinvolture aimable d'un grand seigneur qui ne descend pas Ă ces dĂ©tails et qui a une confiance naturelle dans la probitĂ© des gens. " Je vous en prie, n'ajoutez pas un mot... Je ne veux pas savoir. Vous avez besoin de mon nom, je vous le prĂÂȘte, et j'en suis trĂšs heureux, voilĂ tout... Dites seulement Ă Daigremont qu'il arrange ça comme il lui plaira. " En remontant dans son fiacre, Saccard, Ă©gayĂ©, riait d'un rire intĂ©rieur. " Il nous coĂ»tera cher, pensait-il, mais il est vraiment trĂšs bien. " Puis, Ă voix haute " Cocher, rue des JeĂ»neurs. " La maison SĂ©dille avait lĂ ses magasins et ses bureaux, tenant, au fond d'une cour, tout un vaste rez-de-chaussĂ©e. AprĂšs trente ans de travail, SĂ©dille, qui Ă©tait de Lyon et qui avait gardĂ© lĂ -bas des ateliers, venait enfin de faire de son commerce de soie un des mieux connus et des plus solides de Paris, lorsque la passion du jeu, Ă la suite d'un incident de hasard, s'Ă©tait dĂ©clarĂ©e et propagĂ©e en lui avec la violence destructive d'un incendie. Deux gains considĂ©rables, coup sur coup, l'avaient affolĂ©. A quoi bon donner trente ans de sa vie, pour gagner un pauvre million, lorsque, en une heure, par une simple opĂ©ration de Bourse, on peut le mettre dans sa poche ? DĂšs lors, il s'Ă©tait dĂ©sintĂ©ressĂ© peu Ă peu de sa maison qui marchait par la force acquise ; il ne vivait plus que dans l'espoir d'un coup d'agio triomphant ; et, comme la dĂ©veine Ă©tait venue, persistante, il engloutissait lĂ tous les bĂ©nĂ©fices de son commerce. A cette fiĂšvre, le pis est qu'on se dĂ©goĂ»te du gain lĂ©gitime, qu'on finit mĂÂȘme par perdre la notion exacte de l'argent. Et la ruine Ă©tait fatalement au bout, si les ateliers de Lyon rapportaient deux cent mille francs, lorsque le jeu en emportait trois cent mille. Saccard trouva SĂ©dille agitĂ©, inquiet, car celui-ci Ă©tait un joueur sans flegme, sans philosophie. Il vivait dans le remords, toujours espĂ©rant, toujours abattu, malade d'incertitude, et cela parce qu'il restait honnĂÂȘte au fond. La liquidation de la fin d'avril venait de lui ĂÂȘtre dĂ©sastreuse. Pourtant, sa face grasse, aux gros favoris blonds, se colora, dĂšs les premiĂšres paroles. " Ah ! mon cher, si c'est la chance que vous m'apportez, soyez le bienvenu ! " Ensuite, il fut pris d'une terreur. " Non, non ! ne me tentez pas. Je ferais mieux de m'enfermer avec mes piĂšces de soie et de ne plus bouger de mon comptoir. " Voulant le laisser se calmer, Saccard lui parla de son fils Gustave, qu'il dit avoir vu le matin, chez Mazaud. Mais c'Ă©tait, pour le nĂ©gociant, un autre sujet de chagrin, car il avait rĂÂȘvĂ© de se dĂ©charger de sa maison sur ce fils, et celui-ci mĂ©prisait le commerce, ĂÂąme de joie et de fĂÂȘte, apportant les dents blanches des fils de parvenu, bonnes seulement Ă croquer les fortunes faites. Son pĂšre l'avait mis chez Mazaud pour voir s'il mordrait aux questions de finance. " Depuis la mort de sa pauvre mĂšre, murmura-t-il, il m'a donnĂ© bien peu de satisfaction. Enfin, peut-ĂÂȘtre apprendra-t-il lĂ -bas, Ă la charge, des choses qui me seront utiles. - Eh bien, reprit brusquement Saccard, ĂÂȘtes-vous avec nous ? Daigremont m'a dit de venir vous dire qu'il en Ă©tait. " SĂ©dille leva au ciel des bras tremblants. Et, la voix altĂ©rĂ©e de dĂ©sir et de crainte " Mais oui ! j'en suis ! vous savez bien que je ne peux pas faire autrement que d'en ĂÂȘtre ! si je refusais et que votre affaire marchĂÂąt, j'en serais malade de regret... Dites Ă Daigremont que j'en suis. " Lorsque Saccard se retrouva dans la rue, il tira sa montre et vit qu'il Ă©tait Ă peine quatre heures. Le temps qu'il avait devant lui, l'envie qu'il Ă©prouvait de marcher un peu, lui firent lĂÂącher son fiacre. Il s'en repentit presque tout de suite, car il n'Ă©tait pas au boulevard, qu'une nouvelle averse, un dĂ©luge mĂÂȘlĂ© de grĂÂȘle, le força de nouveau Ă se rĂ©fugier sous une porte. Quel chien de temps, lorsqu'on avait Paris Ă battre ! AprĂšs avoir regardĂ© l'eau tomber pendant un quart d'heure, l'impatience le prit, il hĂ©la une voiture vide qui passait. C'Ă©tait une victoria, il eut beau ramener sur ses jambes le tablier de cuir, il arriva trempĂ© rue La Rochefoucauld, et en avance d'une grande demi- heure. Dans le fumoir oĂÂč le valet le laissa, en disant que monsieur n'Ă©tait pas rentrĂ© encore, Saccard marcha Ă petits pas, regardant les tableaux. Mais une voix de femme superbe, un contralto d'une puissance mĂ©lancolique et profonde, s'Ă©tant Ă©levĂ©e dans le silence de l'hĂÂŽtel, il s'approcha de la fenĂÂȘtre restĂ©e ouverte, pour Ă©couter c'Ă©tait madame qui rĂ©pĂ©tait, au piano, un morceau qu'elle devait sans doute chanter le soir, dans quelque salon. Puis, bercĂ© par cette musique, il en vint Ă songer aux histoires extraordinaires que l'on contait de Daigremont l'histoire de l'Hadamantine surtout, cet emprunt de cinquante millions dont il avait gardĂ© en main le stock entier, le faisant vendre et revendre cinq fois par des courtiers Ă lui, jusqu'Ă ce qu'il eĂ»t créé un marchĂ©, Ă©tabli un prix ; puis, la vente sĂ©rieuse, la dĂ©gringolade fatale de trois cents francs Ă quinze francs, les bĂ©nĂ©fices Ă©normes sur tout un petit monde de naĂÂŻfs, ruinĂ©s du coup. Ah ! il Ă©tait fort, un terrible monsieur ! La voix de dame continuait, exhalant une plainte de tendresse, Ă©perdue, d'une ampleur tragique ; tandis que Saccard, revenu au milieu de la piĂšce, s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ© devant un Meissonier, qu'il estimait cent mille francs. Mais quelqu'un entra, et il fut surpris de reconnaĂtre Huret. " Comment, c'est dĂ©jĂ vous ? il n'est pas cinq heures... La sĂ©ance est donc finie ? - Ah ! oui, finie... Ils se chamaillent. " Et il expliqua que, le dĂ©putĂ© de l'opposition parlant toujours, Rougon, certainement, ne pourrait rĂ©pondre que le lendemain. Alors, quand il avait vu ça, il s'Ă©tait risquĂ© Ă relancer le ministre, pendant une courte suspension de sĂ©ance, entre deux portes. " Eh bien, demanda Saccard, nerveusement, qu'a-t-il dit, mon illustre frĂšre ? " Huret ne rĂ©pondit pas tout de suite. " Oh ! il Ă©tait d'une humeur de dogue... Je vous avoue que je comptais sur l'exaspĂ©ration oĂÂč je le voyais, espĂ©rant bien qu'il allait simplement m'envoyer promener... Donc, je lui ai lĂÂąchĂ© votre affaire, je lui ai dit que vous ne vouliez rien entreprendre sans son approbation. - Et alors ? - Alors, il m'a saisi par les deux bras, il m'a secouĂ©, en me criant dans la figure " Qu'il aille se faire pendre ! " Et il m'a plantĂ© lĂ . " Saccard, devenu blĂÂȘme, eut un rire forcĂ©. " C'est gentil. - Dame ! oui, c'est gentil, reprit le dĂ©putĂ©, d'un ton convaincu. Je n'en demandais pas tant... Avec ça, nous pouvons marcher. " Et, comme il entendit, dans le salon voisin, le pas de Daigremont qui rentrait, il ajouta tout bas " Laissez-moi faire. " Evidemment, Huret avait la plus grande envie de voir se fonder la Banque universelle, et d'en ĂÂȘtre. Sans doute, il s'Ă©tait dĂ©jĂ rendu compte du rĂÂŽle qu'il y pourrait jouer. Aussi, dĂšs qu'il eut serrĂ© la main de Daigremont, prit-il un visage rayonnant, en agitant un bras en l'air. " Victoire ! cria-t-il, victoire ! - Ah ! vraiment. Contez-moi donc ça. - Mon Dieu ! le grand homme a Ă©tĂ© ce qu'il devait ĂÂȘtre. Il m'a rĂ©pondu " Que mon frĂšre rĂ©ussisse ! " Du coup. Daigremont se pĂÂąma, trouva le mot charmant. " Qu'il rĂ©ussisse ! " ça contenait tout qu'il ne fasse pas la bĂÂȘtise de ne pas rĂ©ussir, ou je le lĂÂąche ; mais qu'il rĂ©ussisse, je l'aiderai. Exquis, en vĂ©ritĂ© ! " Et, mon cher Saccard, nous rĂ©ussirons, soyez tranquille... Nous allons faire tout ce qu'il faudra pour ça " Puis, comme les trois hommes s'Ă©taient assis, afin d'arrĂÂȘter les points principaux, Daigremont se releva et alla fermer la fenĂÂȘtre ; car la voix de madame, peu Ă peu enflĂ©e, jetait un sanglot d'une dĂ©sespĂ©rance infinie, qui les empĂÂȘchait de s'entendre. Et, mĂÂȘme la fenĂÂȘtre close, cette lamentation Ă©touffĂ©e les accompagna, pendant qu'ils dĂ©cidaient la crĂ©ation d'une maison de crĂ©dit, la Banque universelle, au capital de vingt-cinq millions, divisĂ© en cinquante mille actions de cinq cents francs. Il Ă©tait en outre entendu que Daigremont, Huret, SĂ©dille, le marquis de Bohain et quelques-uns de leurs amis, formaient un syndicat, qui, d'avance, prenait et se partageait les quatre cinquiĂšmes des actions, soit quarante mille ; de sorte que le succĂšs de l'Ă©mission Ă©tait assurĂ©, et que, plus tard, dĂ©tenant les titres, les rendant rares sur le marchĂ©, ils pourraient les faire monter Ă leur grĂ©. Seulement, tout faillit ĂÂȘtre rompu, lorsque Daigremont exigea une prime de quatre cent mille francs, Ă rĂ©partir sur les quarante mille actions, soit dix francs par action. Saccard se rĂ©cria, dĂ©clara qu'il n'Ă©tait pas raisonnable de faire crier la vache avant mĂÂȘme que de la traire. Les commencements seraient difficiles, pourquoi embarrasser la situation davantage ? Pourtant, il dut cĂ©der, devant l'attitude d'Huret qui, tranquillement, trouvait la chose toute naturelle, disant que ça se faisait toujours. Ils se sĂ©paraient, en prenant un rendez-vous pour le lendemain, rendez-vous auquel l'ingĂ©nieur Hamelin devait assister, lorsque Daigremont se frappa brusquement le front, d'un air de dĂ©sespoir. " Et Kolb que j'oubliais ! Oh ! il ne me le pardonnerait pas il faut qu'il en soit... Mon petit Saccard, si vous Ă©tiez gentil, vous iriez chez lui tout de suite. Il n'est pas six heures, vous le trouveriez encore... Oui, vous-mĂÂȘme, et pas demain, ce soir, parce que ça le touchera et qu'il peut nous ĂÂȘtre utile. " Docilement, Saccard se remit en marche, sachant que les journĂ©es de chance ne se recommencent pas. Mais il avait de nouveau renvoyĂ© son fiacre, espĂ©rant rentrer chez lui, Ă deux pas ; et, la pluie ayant l'air enfin de cesser, il descendit Ă pied, heureux de sentir sous ses talons ce pavĂ© de Paris, qu'il reconquĂ©rait. Rue Montmartre, quelques gouttes d'eau lui firent prendre par les passages. Il enfila le passage Verdeau, le passage Jouffroy ; puis, dans le passage des Panoramas, comme il suivait une galerie latĂ©rale pour raccourcir et tomber rue Vivienne, il fut surpris de voir sortir d'une allĂ©e obscure Gustave SĂ©dille, qui disparut, sans s'ĂÂȘtre retournĂ©. Lui, s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, regardant la maison, un discret hĂÂŽtel meublĂ©, lorsque, dans une petite femme blonde, voilĂ©e, qui sortait Ă son tour, il reconnut positivement Mme Conin, la jolie papetiĂšre. C'Ă©tait donc lĂ , quand elle avait un coup de tendresse, qu'elle amenait ses amants d'un jour, tandis que son bon gros garçon de mari la croyait en course pour des factures ! Ce coin de mystĂšre, au beau milieu du quartier, Ă©tait fort gentiment choisi, et un hasard seul venait de livrer le secret. Saccard souriait, trĂšs Ă©gayĂ©, enviant Gustave Germaine Coeur le matin, Mme Conin l'aprĂšs-midi, il mettait les morceaux doubles, le jeune homme ! Et, Ă deux reprises, il regarda encore la porte, afin de la bien reconnaĂtre, tentĂ© d'en ĂÂȘtre, lui aussi. Rue Vivienne, au moment oĂÂč il entrait chez Kolb, Saccard tressaillit et s'arrĂÂȘta de nouveau. Une musique lĂ©gĂšre, cristalline, qui sortait du sol, pareille Ă la voix des fĂ©es lĂ©gendaires, l'enveloppait ; et il reconnut la musique de l'or, la continuelle sonnerie de ce quartier du nĂ©goce et de la spĂ©culation, entendue dĂ©jĂ le matin. La fin de la journĂ©e en rejoignait le commencement. Il s'Ă©panouit, Ă la caresse de cette voix, comme si elle lui confirmait le bon prĂ©sage. Justement, Kolb se trouvait en bas, Ă l'atelier de fonte ; et, en ami de la maison, Saccard descendit l'y rejoindre. Dans le sous-sol nu, que de larges flammes de gaz Ă©clairaient Ă©ternellement, les deux fondeurs vidaient Ă la pelle les caisses doublĂ©es de zinc, pleines, ce jour-lĂ , de piĂšces espagnoles, qu'ils jetaient au creuset, sur le grand fourneau carrĂ©. La chaleur Ă©tait forte, il fallait parler haut pour s'entendre, au milieu de cette sonnerie d'harmonica, vibrante sous la voĂ»te basse. Des lingots fondus, des pavĂ©s d'or, d'un Ă©clat vif de mĂ©tal neuf, s'alignaient le long de la table du chimiste-essayeur, qui en arrĂÂȘtait les titres. Et, depuis le matin, plus de six millions avaient passĂ© lĂ , assurant au banquier un bĂ©nĂ©fice de trois ou quatre cents francs Ă peine ; car l'arbitrage sur l'or, cette diffĂ©rence rĂ©alisĂ©e entre deux cours, Ă©tant des plus minimes, s'apprĂ©ciant par milliĂšmes, ne peut donner un gain que sur des quantitĂ©s considĂ©rables de mĂ©tal fondu. De lĂ , ce tintement d'or, ce ruissellement d'or, du matin au soir, d'un bout de l'annĂ©e Ă l'autre, au fond de cette cave, oĂÂč l'or venait en piĂšces monnayĂ©es, d'oĂÂč il partait en lingots, pour revenir en piĂšces et repartir en lingots, indĂ©finiment, dans l'unique but de laisser aux mains du trafiquant quelques parcelles d'or. DĂšs que Kolb, un homme petit, trĂšs brun, dont le nez en bec d'aigle, sortant d'une grande barbe, dĂ©celait l'origine juive, eut compris l'offre de Saccard, que l'or courrait d'un bruit de grĂÂȘle, il accepta. " Parfait ! cria-t-il. TrĂšs heureux d'en ĂÂȘtre, si Daigremont en est ! Et merci de ce que vous vous ĂÂȘtes dĂ©rangĂ© ! " Mais ils s'entendaient Ă peine, ils se turent, restĂšrent lĂ un instant encore, Ă©tourdis, bĂ©ats dans cette sonnerie si claire et exaspĂ©rĂ©e, dont leur chair frĂ©missait toute, comme d'une note trop haute tenue sans fin sur les violons, jusqu'au spasme. Dehors, malgrĂ© le beau temps revenu, une limpide soirĂ©e de mai, Saccard, brisĂ© de fatigue, reprit un fiacre pour rentrer. Une rude journĂ©e, mais bien remplie ! IV - Des difficultĂ©s surgirent, l'affaire traĂna, cinq mois s'Ă©coulĂšrent sans que rien pĂ»t se conclure. On Ă©tait dĂ©jĂ aux derniers jours de septembre, et Saccard enrageait de voir que, malgrĂ© son zĂšle, de continuels obstacles renaissaient, toute une sĂ©rie de questions secondaires, qu'il fallait rĂ©soudre d'abord, si l'on voulait fonder quelque chose de sĂ©rieux et de solide. Son impatience devint telle, qu'il fut un moment sur le point d'envoyer promener le syndicat, hantĂ© et sĂ©duit par la brusque idĂ©e de faire l'affaire avec la princesse d'Orviedo, toute seule. Elle avait les millions nĂ©cessaires au premier lancement, pourquoi ne les mettrait-elle pas dans cette opĂ©ration superbe, quitte Ă laisser venir la petite clientĂšle, lors des futures augmentations du capital, qu'il projetait dĂ©jĂ ? Il Ă©tait d'une bonne foi absolue, il avait la conviction de lui apporter un placement oĂÂč elle dĂ©cuplerait sa fortune, cette fortune des pauvres, qu'elle rĂ©pandrait en aumĂÂŽnes plus larges encore. Donc, un matin, Saccard monta chez la princesse, et, en ami doublĂ© d'un homme d'affaires, il lui expliqua la raison d'ĂÂȘtre et le mĂ©canisme de la banque qu'il rĂÂȘvait. Il dit tout, Ă©tala le portefeuille d'Hamelin, n'omit pas une des entreprises d'Orient. MĂÂȘme, cĂ©dant Ă cette facultĂ© qu'il avait de se griser de son propre enthousiasme, d'arriver Ă la foi par son dĂ©sir brĂ»lant de rĂ©ussir, il lĂÂącha le rĂÂȘve fou de la papautĂ© Ă JĂ©rusalem, il parla du triomphe dĂ©finitif du catholicisme, le pape trĂÂŽnant aux lieux saints, dominant le monde, assurĂ© d'un budget royal, grĂÂące Ă la crĂ©ation du TrĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre. La princesse, d'une ardente dĂ©votion, ne fut guĂšre frappĂ©e que de ce projet suprĂÂȘme, ce couronnement de l'Ă©difice, dont la grandeur chimĂ©rique flattait en elle l'imagination dĂ©rĂ©glĂ©e qui lui faisait jeter ses millions en bonnes oeuvres d'un luxe colossal et inutile. Justement, les catholiques de France venaient d'ĂÂȘtre atterrĂ©s et irritĂ©s de la convention que l'empereur avait conclu avec le roi d'Italie, par laquelle il s'engageait, sous de certaines conditions de garantie, Ă retirer le corps de troupes français occupant Rome ; il Ă©tait bien certain que c'Ă©tait Rome livrĂ©e Ă l'Italie, on voyait dĂ©jĂ le pape chassĂ©, rĂ©duit Ă l'aumĂÂŽne, errant par les villes avec le bĂÂąton des mendiants ; et quel dĂ©nouement prodigieux, le pape se retrouvant pontife et roi Ă JĂ©rusalem, installĂ© lĂ et soutenu par une banque dont les chrĂ©tiens du monde entier tiendraient Ă honneur d'ĂÂȘtre les actionnaires ! C'Ă©tait si beau, que la princesse dĂ©clara l'idĂ©e la plus grande du siĂšcle, digne de passionner toute personne bien nĂ©e ayant de la religion. Le succĂšs lui semblait assurĂ©, foudroyant. Son estime s'en accrut pour l'ingĂ©nieur Hamelin, qu'elle traitait avec considĂ©ration, ayant su qu'il pratiquait. Mais elle refusa nettement d'ĂÂȘtre de l'affaire, elle entendait rester fidĂšle au serment qu'elle avait fait de rendre ses millions aux pauvres, sans jamais plus tirer d'eux un centime d'intĂ©rĂÂȘt, voulant que cet argent du jeu se perdĂt fĂ»t bu par la misĂšre, comme une eau empoisonnĂ©e qui devait disparaĂtre. L'argument que les pauvres profiteraient de la spĂ©culation ne la touchait pas, l'irritait mĂÂȘme. Non, non ! la source maudite serait tarie, elle ne s'Ă©tait pas donnĂ© d'autre mission. Saccard, dĂ©concertĂ©, ne put qu'utiliser sa sympathie pour obtenir d'elle une autorisation, vainement sollicitĂ©e jusque-lĂ . Il avait eu la pensĂ©e, dĂšs que la Banque universelle serait fondĂ©e, de l'installer dans l'hĂÂŽtel mĂÂȘme ; ou du moins c'Ă©tait Mme Caroline qui lui avait soufflĂ© cette idĂ©e, car, lui, voyait plus grand, aurait voulu tout de suite un palais. On se contenterait de vitrer la cour, pour servir de hall central ; on amĂ©nagerait en bureaux tout le rez-de-chaussĂ©e, les Ă©curies, les remises ; au premier Ă©tage, il donnerait son salon qui deviendrait la salle du conseil, sa salle Ă manger et six autres piĂšces dont on ferait des bureaux encore, ne garderait qu'une chambre Ă coucher et un cabinet de toilette, quitte Ă vivre en haut avec les Hamelin, mangeant, passant les soirĂ©es chez eux ; de sorte qu'Ă peu de frais on installerait la banque d'une façon un peu Ă©troite mais fort sĂ©rieuse. La princesse, comme propriĂ©taire, avait d'abord refusĂ©, dans sa haine de tout trafic d'argent jamais son toit n'abriterait cette abomination. Puis, ce jour-lĂ , mettant la religion dans l'affaire, Ă©mue de la grandeur du but, elle consentit. C'Ă©tait une concession extrĂÂȘme, elle se sentait prise d'un petit frisson, lorsqu'elle songeait Ă cette machine infernale d'une maison de crĂ©dit, d'une maison de Bourse et d'agio, dont elle laissait ainsi Ă©tablir sous elle les rouages de ruine et de mort. Enfin, une semaine aprĂšs cette tentative avortĂ©e, Saccard eut la joie de voir l'affaire, si empĂÂȘtrĂ©e d'obstacles, se bĂÂącler brusquement, en quelques jours. Daigremont vint un matin lui dire qu'il avait toutes les adhĂ©sions, qu'on pouvait marcher. DĂšs lors, on Ă©tudia une derniĂšre fois le projet des statuts, on rĂ©digea l'acte de sociĂ©tĂ©. Et il Ă©tait grand temps aussi pour les Hamelin, Ă qui la vie commençait Ă redevenir dure. Lui, depuis des annĂ©es, n'avait qu'un rĂÂȘve, ĂÂȘtre l'ingĂ©nieur-conseil d'une grande maison de crĂ©dit comme il le disait, il se chargerait d'amener l'eau au moulin. Aussi, peu Ă peu, la fiĂšvre de Saccard l'avait-elle gagnĂ©, brĂ»lant du mĂÂȘme zĂšle et de la mĂÂȘme impatience. Au contraire, Mme Caroline, aprĂšs s'ĂÂȘtre enthousiasmĂ©e Ă l'idĂ©e des belles et utiles choses qu'on allait accomplir, semblait plus froide, l'air songeur, depuis qu'on entrait dans les broussailles et les fondriĂšres de l'exĂ©cution. Son grand bon sens, sa nature droite flairaient toutes sortes de trous obscurs et malpropres ; et elle tremblait surtout pour son frĂšre, qu'elle adorait, qu'elle traitait parfois en riant de " grosse bĂÂȘte " , malgrĂ© sa science ; non qu'elle soupçonnĂÂąt le moins du monde l'honnĂÂȘtetĂ© parfaite de leur ami, qu'elle voyait si dĂ©vouĂ© Ă leur fortune ; mais elle avait une singuliĂšre sensation de terrain mouvant, une inquiĂ©tude de chute et d'engloutissement, au premier faux pas. Ce matin-lĂ , Saccard, lorsque Daigremont l'eut quittĂ©, monta rayonnant Ă la salle des Ă©pures. " Enfin, c'est fait ! " cria-t-il. Hamelin, saisi, les yeux humides, vĂnt lui serrer les mains, Ă les briser. Et, comme Mme Caroline s'Ă©tait simplement tournĂ©e vers lui, un peu pĂÂąle, il ajouta " Eh bien, quoi donc ; c'est tout ce que vous me dites ?... ĂâĄa ne vous fait pas plus de plaisir, Ă vous ?... " Elle eut un bon sourire. " Mais si, je suis trĂšs contente, trĂšs contente, je vous assure. " Puis, quand il eut donnĂ© Ă son frĂšre des dĂ©tails sur le syndicat, dĂ©finitivement formĂ©, elle intervint de son air paisible. " Alors, c'est permis, n'est-ce pas ? de se rĂ©unir ainsi Ă plusieurs, pour se distribuer les actions d'une banque, avant mĂÂȘme que l'Ă©mission soit faite ? " Violemment, il eut un geste d'affirmation. " Mais, certainement, c'est permis !... Est-ce que vous nous croyez assez niais, pour risquer un Ă©chec ? Sans compter que nous avons besoin de gens solides, maĂtres du marchĂ©, si les dĂ©buts sont difficiles... VoilĂ toujours les quatre cinquiĂšmes de nos titres placĂ©s en des mains sĂ»res. On va pouvoir aller signer l'acte de sociĂ©tĂ© chez le notaire. " Elle osa lui tenir tĂÂȘte. " Je croyais que la loi exigeait la souscription intĂ©grale du capital social. " Cette fois, trĂšs surpris, il la regarda en face. " Vous lisez donc le Code ? " Et elle rougit lĂ©gĂšrement, car il avait devinĂ© la veille, cĂ©dant Ă son malaise, cette peur sourde et sans cause prĂ©cise, elle avait lu la loi sur les sociĂ©tĂ©s. Un instant, elle fut sur le point de mentir. Puis, avouant, riant " C'est vrai, j'ai lu le Code, hier. J'en suis sortie, en tĂÂątant mon honnĂÂȘtetĂ© et celle des autres, comme on sort des livres de mĂ©decine, avec toutes les maladies. " Mais lui se fĂÂąchait, car ce fait d'avoir voulu se renseigner, la lui montrait mĂ©fiante, prĂÂȘte Ă le surveiller, de ses yeux de femme, fureteurs et intelligents. " Ah ! reprit-il avec un geste qui jetait bas les vains scrupules, si vous croyez que nous allons nous conformer aux chinoiseries du Code ! Mais nous ne pourrions faire deux pas, nous serions arrĂÂȘtĂ©s par des entraves, Ă chaque enjambĂ©e, tandis que les autres, nos rivaux, nous devanceraient, Ă toutes jambes !... Non, non, je n'attendrai certainement pas que tout le capital soit souscrit ; je prĂ©fĂšre, d'ailleurs, nous rĂ©server des titres, et je trouverai un homme Ă nous auquel j'ouvrirai un compte, qui sera notre prĂÂȘte-nom enfin. - C'est dĂ©fendu, dĂ©clara-t-elle simplement de sa belle voix grave. - Eh ! oui, c'est dĂ©fendu, mais toutes les sociĂ©tĂ©s le font. - Elles ont tort, puisque c'est mal. " Saccard, se calmant par un brusque effort de volontĂ©, crut alors devoir se tourner vers Hamelin, qui, gĂÂȘnĂ©, Ă©coutait, sans intervenir. " Mon cher ami, j'espĂšre que vous ne doutez pas de moi... Je suis un vieux routier de quelque expĂ©rience, vous pouvez vous remettre entre mes mains, pour le cĂÂŽtĂ© financier de l'affaire. Apportez-moi de bonnes idĂ©es, et je me charge de tirer d'elles tout le bĂ©nĂ©fice dĂ©sirable, en courant le moins de risques possible. Je crois qu'un homme pratique ne peut pas dire mieux. " L'ingĂ©nieur, avec son fond invincible de timiditĂ© et de faiblesse, tourna la chose en plaisanterie, pour Ă©viter de rĂ©pondre directement. " Oh ! vous aurez, dans Caroline, un vrai censeur. Elle est nĂ©e maĂtre d'Ă©cole. - Mais je veux bien aller Ă sa classe " , dĂ©clara galamment Saccard. Mme Caroline elle-mĂÂȘme s'Ă©tait remise Ă rire. Et la conversation continua sur un ton de familiĂšre bienveillance. " C'est que j'aime beaucoup mon frĂšre, c'est que je vous aime vous- mĂÂȘme plus que vous ne pensez, et cela me ferait un gros chagrin de vous voir vous engager dans des trafics louches, oĂÂč il n'y a, au bout, que dĂ©sastre et que tristesse... Ainsi, tenez ! puisque nous en sommes lĂ - dessus, la spĂ©culation, le jeu Ă la Bourse, eh bien ! j'en ai une terreur folle. J'Ă©tais si heureuse, dans le projet de statuts, que vous m'avez fait recopier, d'avoir lu, Ă l'article 8, que la sociĂ©tĂ© s'interdisait rigoureusement toute opĂ©ration Ă terme. C'Ă©tait s'interdire le jeu, n'est-ce pas ? Et puis, vous m'avez dĂ©senchantĂ©e, en vous moquant de moi, en m'expliquant que c'Ă©tait lĂ un simple article d'apparat, une formule de style que toutes les sociĂ©tĂ©s tenaient Ă honneur d'inscrire et que pas une n'observait... Vous ne savez pas ce que je voudrais, moi ? ce serait qu'Ă la place de ces actions, ces cinquante mille actions que vous allez lancer, vous n'Ă©mettiez que des obligations. Oh ! vous voyez que je suis trĂšs forte, depuis que je lis le Code, je n'ignore plus qu'on ne joue pas sur une obligation, qu'un obligataire est un simple prĂÂȘteur qui touche tant pour cent sur son prĂÂȘt, sans ĂÂȘtre intĂ©ressĂ© dans les bĂ©nĂ©fices, tandis que l'actionnaire est un associĂ© courant la chance des bĂ©nĂ©fices et des pertes... Dites, pourquoi pas des obligations, ça me rassurerait tant, je serais si heureuse ! " Elle outrait plaisamment la supplication de sa requĂÂȘte, pour cacher sa rĂ©elle inquiĂ©tude. Et Saccard rĂ©pondit sur le mĂÂȘme ton, avec un emportement comique. " Des obligations, des obligations ! mais jamais !... Que voulez-vous fiche avec des obligations ? C'est de la matiĂšre morte... Comprenez donc que la spĂ©culation, le jeu est le rouage central, le coeur mĂÂȘme, dans une vaste affaire comme la nĂÂŽtre. Oui ! il appelle le sang, il le prend partout par petits ruisseaux, l'amasse, le renvoie en fleuves dans tous les sens, Ă©tablit une Ă©norme circulation d'argent, qui est la vie mĂÂȘme des grandes affaires. Sans lui, les grands mouvements de capitaux, les grands travaux civilisateurs qui en rĂ©sultent, sont radicalement impossibles... C'est comme pour les sociĂ©tĂ©s anonymes, a-t-on assez criĂ© contre elles, a-t-on assez rĂ©pĂ©tĂ© qu'elles Ă©taient des tripots et des coupe-gorge. La vĂ©ritĂ© est que, sans elles, nous n'aurions ni les chemins de fer, ni aucune des Ă©normes entreprises modernes, qui ont renouvelĂ© le monde ; car pas une fortune n'aurait suffi Ă les mener Ă bien, de mĂÂȘme que pas un individu, ni mĂÂȘme un groupe d'individus, n'aurait voulu en courir les risques. Les risques, tout est lĂ , et la grandeur du but aussi. Il faut un projet vaste, dont l'ampleur saisisse l'imagination ; il faut l'espoir d'un gain considĂ©rable, d'un coup de loterie qui dĂ©cuple la mise de fonds, quand elle ne l'emporte pas ; et alors les passions s'allument, la vie afflue, chacun apporte son argent, vous pouvez repĂ©trir la terre. Quel mal voyez-vous lĂ ? Les risques courus sont volontaires, rĂ©partis sur un nombre infini de personnes, inĂ©gaux et limitĂ©s selon la fortune et l'audace de chacun. On perd, mais on gagne, on espĂšre un bon numĂ©ro, mais on doit s'attendre toujours Ă en tirer un mauvais, et l'humanitĂ© n'a pas de rĂÂȘve plus entĂÂȘtĂ© ni plus ardent, tenter le hasard, obtenir tout de son caprice, ĂÂȘtre roi, ĂÂȘtre dieu ! " Peu Ă peu, Saccard ne riait plus, se redressait sur ses petites jambes, s'enflammait d'une ardeur lyrique, avec des gestes qui jetaient ses paroles aux quatre coins du ciel. " Tenez, nous autres, avec notre Banque universelle, n'allons-nous pas couvrir l'horizon le plus large, toute une trouĂ©e sur le vieux monde de l'Asie, un champ sans limite Ă la pioche du progrĂšs et Ă la rĂÂȘverie des chercheurs d'or. Certes, jamais ambition n'a Ă©tĂ© plus colossale, et, je l'accorde, jamais non plus conditions de succĂšs ou d'insuccĂšs n'ont Ă©tĂ© plus obscures. Mais c'est justement pour cela que nous sommes dans les termes mĂÂȘmes du problĂšme, et que nous dĂ©terminerons, j'en ai la conviction, un engouement extraordinaire dans le public, dĂšs que nous serons connus... Notre Banque universelle, mon Dieu ! elle va ĂÂȘtre d'abord la maison classique qui traitera de toutes affaires de banque, de crĂ©dit et d'escompte, recevra des fonds en comptes courants, contractera, nĂ©gociera ou Ă©mettra des emprunts. Seulement, l'outil que j'en veux faire surtout, c'est une machine Ă lancer les grands projets de votre frĂšre lĂ sera son vĂ©ritable rĂÂŽle, ses bĂ©nĂ©fices croissants, sa puissance peu Ă peu dominatrice. Elle est fondĂ©e, en somme, pour prĂÂȘter son concours Ă des sociĂ©tĂ©s financiĂšres et industrielles, que nous Ă©tablirons dans les pays Ă©trangers, dont nous placerons les actions, qui nous devront la vie et nous assurerons la souverainetĂ©... Et, devant cet avenir aveuglant de conquĂÂȘtes, vous venez me demander s'il est permis de se syndiquer et d'avantager d'une prime les syndicataires, quitte Ă la porter au compte de premier Ă©tablissement ; vous vous inquiĂ©tez des petites irrĂ©gularitĂ©s fatales, des actions non souscrites, que la sociĂ©tĂ© fera bien de garder, sous le couvert d'un prĂÂȘte-nom ; enfin, vous partez en guerre contre le jeu, contre le jeu, Seigneur ! qui est l'ĂÂąme mĂÂȘme, le foyer, la flamme de cette gĂ©ante mĂ©canique que je rĂÂȘve !... Sachez donc que ce n'est rien encore, tout ça ! que ce pauvre petit capital de vingt-cinq millions est un simple fagot jetĂ© sous la machine, pour le premier coup de feu ! que j'espĂšre bien le doubler, le quadrupler, le quintupler, Ă mesure que nos opĂ©rations s'Ă©largiront ! qu'il nous faut la grĂÂȘle des piĂšces d'or, la danse des millions, si nous voulons, lĂ -bas, accomplir les prodiges annoncĂ©s !... Ah ! dame ! je ne rĂ©ponds pas de la casse, on ne remue pas le monde, sans Ă©craser les pieds de quelques passants. " Elle le regardait, et, dans son amour de la vie, de tout ce qui Ă©tait fort et actif, elle finissait par le trouver beau, sĂ©duisant de verve et de foi. Aussi, sans se rendre Ă ses thĂ©ories qui rĂ©voltaient la droiture de sa claire intelligence, feignit-elle d'ĂÂȘtre vaincue. " C'est bon, mettons que je ne sois qu'une femme et que les batailles de l'existence m'effraient... Seulement, n'est-ce pas ? tĂÂąchez d'Ă©craser le moins de monde possible, et surtout n'Ă©crasez personne de ceux que j'aime. " Saccard, grisĂ© de son accĂšs d'Ă©loquence, et qui triomphait de ce vaste plan exposĂ©, comme si la besogne Ă©tait faite, se montra tout Ă fait bonhomme. " N'ayez donc pas peur ! Je fais l'ogre, c'est pour rire... Tout le monde sera trĂšs riche. " Ils causĂšrent ensuite tranquillement des dispositions Ă prendre, et il fut convenu que, le lendemain mĂÂȘme de la constitution dĂ©finitive de la sociĂ©tĂ©, Hamelin se rendrait Ă Marseille, puis de lĂ en Orient, pour hĂÂąter la mise en oeuvre des grandes affaires. Mais dĂ©jĂ , sur le marchĂ© de Paris, des bruits se rĂ©pandaient, une rumeur ramenait le nom de Saccard, du fond trouble oĂÂč il s'Ă©tait noyĂ© un instant ; et les nouvelles, d'abord chuchotĂ©es, peu Ă peu dites Ă voix plus haute, sonnaient si clairement le succĂšs prochain, que, de nouveau, comme au parc Monceau jadis, son antichambre s'emplissait de solliciteurs, chaque matin. Il voyait Mazaud monter, par hasard, pour lui serrer la main et causer des nouvelles du jour ; il recevait d'autres agents de change, le juif Jacoby, avec sa voix tonitruante, et son beau-frĂšre Delarocque, un gros roux, qui rendait sa femme si malheureuse. La coulisse venait aussi, dans la personne de Nathansohn, un petit blond trĂšs actif, que la chance portait. Et quant Ă Massias, rĂ©signĂ© Ă sa dure besogne de remisier malchanceux, il se prĂ©sentait dĂ©jĂ chaque jour, bien qu'il n'y eĂ»t pas encore d'ordres Ă recevoir. C'Ă©tait toute une foule montante. Un matin, dĂšs neuf heures, Saccard trouva l'antichambre pleine. N'ayant pas arrĂÂȘtĂ© encore de personnel spĂ©cial, il Ă©tait fort mal secondĂ© par son valet de chambre et, le plus souvent, il se donnait la peine d'introduire les gens lui-mĂÂȘme. Ce jour-lĂ , comme il ouvrait la porte de son cabinet, Jantrou voulut entrer ; mais il avait aperçu Sabatani, qu'il faisait chercher depuis deux jours. " Pardon, mon ami " , dit-il en arrĂÂȘtant l'ancien professeur, pour recevoir d'abord le Levantin. Sabatani, avec son inquiĂ©tant sourire de caresse, sa souplesse de couleuvre, laissa parler Saccard ; qui, trĂšs nettement d'ailleurs, en homme qui le connaissait, lui fit sa proposition. " Mon cher, j'ai besoin de vous... Il nous faut un prĂÂȘte-nom. Je vous ouvrirai un compte, je vous ferai acheteur d'un certain nombre de nos titres, que vous paierez simplement par un jeu d'Ă©critures... Vous voyez que je vais droit au but et que je vous traite en ami. " Le jeune homme le regardait de ses beaux yeux de velours, si doux dans sa longue face brune. " La loi, cher maĂtre, exige d'une façon formelle le versement en espĂšces... Oh ! ce n'est pas pour moi que je vous dis ça. Vous me traitez en ami, et j'en suis trĂšs fier... Tout ce que vous voudrez ! " Alors, Saccard, pour lui ĂÂȘtre agrĂ©able, lui dit l'estime oĂÂč le tenait Mazaud, qui avait fini par prendre ses ordres, sans ĂÂȘtre couvert. Puis, il le plaisanta sur Germaine Coeur, avec laquelle il l'avait rencontrĂ© la veille, faisant allusion crĂ»ment au bruit qui le douait d'un vĂ©ritable prodige, une exception gĂ©ante, dont rĂÂȘvaient les filles du monde de la Bourse, tourmentĂ©es de curiositĂ©. Et Sabatani ne niait pas, riait de son rire Ă©quivoque sur ce sujet scabreux oui, oui ! ces dames Ă©taient trĂšs drĂÂŽles Ă courir aprĂšs lui, elles voulaient voir. " Ah ! Ă propos, interrompit Saccard, nous aurons aussi besoin de signatures, pour rĂ©gulariser certaines opĂ©rations, les transferts, par exemple... Pourrai-je envoyer chez vous les paquets de papiers Ă signer ? - Mais certainement, cher maĂtre. Tout ce que vous voudrez ! " Il ne soulevait mĂÂȘme pas la question de paiement, sachant que cela est sans prix, lorsqu'on rend de pareils services ; et, comme l'autre ajoutait qu'on lui donnerait un franc par signature, pour le dĂ©dommager de sa perte de temps, il acquiesça d'un simple mouvement de tĂÂȘte. Puis, avec son sourire " J'espĂšre aussi, cher maĂtre, que vous ne me refuserez pas des conseils. Vous allez ĂÂȘtre si bien placĂ©, je viendrai aux renseignements. - C'est ça, conclut Saccard, qui comprit. Au revoir... MĂ©nagez-vous, ne cĂ©dez pas trop Ă la curiositĂ© des dames. " Et, s'Ă©gayant de nouveau, il le congĂ©dia par une porte de dĂ©gagement, qui lui permettait de renvoyer les gens, sans leur faire retraverser la salle d'attente. Ensuite, Saccard, Ă©tant allĂ© rouvrir l'autre porte, appela Jantrou. D'un coup d'oeil, il le vit ravagĂ©, sans ressources, avec une redingote dont les manches s'Ă©taient usĂ©es sur les tables des cafĂ©s, Ă attendre une situation. La Bourse continuait d'ĂÂȘtre une marĂÂątre, et il portait beau pourtant, la barbe en Ă©ventail, cynique et lettrĂ©, lĂÂąchant encore de temps Ă autre une phrase fleurie d'ancien universitaire. " Je vous aurais Ă©crit prochainement, dit Saccard. Nous dressons la liste de notre personnel, oĂÂč je vous ai inscrit un des premiers, et je crois bien que je vous appellerai au bureau des Ă©missions. " Jantrou l'arrĂÂȘta d'un geste. " Vous ĂÂȘtes bien aimable, je vous remercie... Mais j'ai une affaire Ă vous proposer. " Il ne s'expliqua pas tout de suite, dĂ©buta par des gĂ©nĂ©ralitĂ©s, demanda quelle serait la part des journaux, dans le lancement de la Banque universelle. L'autre prit feu aux premiers mots, dĂ©clara qu'il Ă©tait pour la publicitĂ© la plus large, qu'il y mettrait tout l'argent disponible. Pas une trompette n'Ă©tait Ă dĂ©daigner, mĂÂȘme les trompettes de deux sous, car il posait en axiome que tout bruit Ă©tait bon, en tant que bruit. Le rĂÂȘve serait d'avoir tous les journaux Ă soi ; seulement, ça coĂ»terait trop cher. " Tiens ! est-ce que vous auriez l'idĂ©e de nous organiser notre publicitĂ©. Ce ne serait peut-ĂÂȘtre pas bĂÂȘte. Nous en causerons. " Oui, plus tard, si vous voulez.. Mais qu'est-ce que vous diriez d'un journal Ă vous, complĂštement Ă vous, dont je serais le directeur. Chaque matin, une page vous serait rĂ©servĂ©e, des articles qui chanteraient vos louanges, de simples notes rappelant l'attention sur vous, des allusions dans des Ă©tudes complĂštement Ă©trangĂšres aux finances, enfin une campagne en rĂšgle, Ă propos de tout et de rien, vous exaltant sans relĂÂąche sur l'hĂ©catombe de vos rivaux... Est-ce que ça vous tente ? - Dame ! si ça ne coĂ»tait pas les yeux de la tĂÂȘte. - Non, le prix serait raisonnable. " Et il nomma enfin le journal L'EspĂ©rance , une feuille fondĂ©e, depuis deux ans, par un petit groupe de personnalitĂ©s catholiques, les violents du parti, qui faisaient Ă l'empire une guerre fĂ©roce. Le succĂšs Ă©tait, d'ailleurs, absolument nul, et le bruit de la disparition du journal courait chaque matin. Saccard se rĂ©cria. " Oh ! il ne tire pas Ă deux mille ! - ĂâĄa, ce sera notre affaire, d'arriver Ă un plus gros tirage. - Et puis, c'est impossible il traĂne mon frĂšre dans la boue, je ne peux pas me fĂÂącher avec mon frĂšre dĂšs le dĂ©but. " Jantrou haussa doucement les Ă©paules. " Il ne faut se fĂÂącher avec personne... Vous savez comme moi que, lorsqu'une maison de crĂ©dit a un journal, peu importe qu'il soutienne ou attaque le gouvernement s'il est officieux, la maison est certaine de faire partie de tous les syndicats que forme le ministre des Finances pour assurer le succĂšs des emprunts de l'Etat et des communes ; s'il est opposant, le mĂÂȘme ministre a toutes sortes d'Ă©gards pour la banque qu'il reprĂ©sente, un dĂ©sir de le dĂ©sarmer et de l'acquĂ©rir, qui se traduit souvent par plus de faveurs encore... Ne vous inquiĂ©tez donc pas de la couleur de L'EspĂ©rance . Ayez un journal, c'est une force. " Un instant silencieux, Saccard, avec cette vivacitĂ© d'intelligence qui lui faisait d'un coup s'approprier l'idĂ©e d'un autre, la fouiller, l'adapter Ă ses besoins, au point qu'il la rendait complĂštement sienne, dĂ©veloppait tout un plan. Il achetait L'EspĂ©rance , en Ă©teignait les polĂ©miques acerbes, la mettait aux pieds de son frĂšre qui Ă©tait bien forcĂ© de lui en avoir de la reconnaissance, mais lui conservait son odeur catholique, la gardait comme une menace, une machine toujours prĂÂȘte Ă reprendre sa terrible campagne, au nom des intĂ©rĂÂȘts de la religion. Et, si l'on n'Ă©tait pas aimable avec lui, il brandissait Rome, il risquait le grand coup de JĂ©rusalem. Ce serait un joli tour, pour finir. " Serions-nous libres ? demanda-t-il brusquement. - Absolument libres. Ils en ont assez, le journal est tombĂ© entre les mains d'un gaillard besogneux qui nous le livrera pour une dizaine de mille francs. Nous en ferons ce qu'il nous plaira. " Une minute encore, Saccard rĂ©flĂ©chit. " Eh bien, c'est fait. Prenez rendez-vous, amenez-moi votre homme ici... Vous serez directeur, et je verrai Ă centraliser entre vos mains toute notre publicitĂ©, que je veux exceptionnelle, Ă©norme, oh ! plus tard, quand nous aurons de quoi chauffer sĂ©rieusement la machine. " Il s'Ă©tait levĂ©. Jantrou se leva Ă©galement, cachant sa joie de trouver du pain, sous son rire blagueur de dĂ©classĂ©, las de la boue parisienne. " Enfin, je vais donc rentrer dans mon Ă©lĂ©ment, mes chĂšres belles- lettres ! - N'engagez personne encore, reprit Saccard en le reconduisant. Et, pendant que j'y songe, prenez donc note d'un protĂ©gĂ© Ă moi, de Paul Jordan, un jeune homme Ă qui je trouve un talent remarquable, et dont vous ferez un excellent rĂ©dacteur littĂ©raire. Je vais lui Ă©crire d'aller vous voir. " Jantrou sortait par la porte de dĂ©gagement, lorsque cette heureuse disposition des deux issues le frappa. " Tiens ! c'est commode, dit-il avec sa familiaritĂ©. On escamote le monde... Quand il vient de belles dames, comme celle que j'ai saluĂ©e tout Ă l'heure dans l'anti-chambre, la baronne Sandorff... " Saccard ignorait qu'elle fĂ»t lĂ ; et d'un haussement d'Ă©paules, il voulut dire son indiffĂ©rence ; mais l'autre ricanait, refusait de croire Ă ce dĂ©sintĂ©ressement. Les deux hommes Ă©changĂšrent une vigoureuse poignĂ©e de main. Lorsqu'il fut seul, Saccard, instinctivement, se rapprocha de la glace, releva ses cheveux, oĂÂč pas un fil blanc n'apparaissait encore. Il n'avait pourtant pas menti, les femmes ne le prĂ©occupaient guĂšre, depuis que les affaires le reprenaient tout entier ; et il ne cĂ©dait qu'Ă l'involontaire galanterie qui fait qu'un homme, en France, ne peut se trouver seul avec une femme, sans craindre de passer pour un sot, s'il ne la conquiert pas. DĂšs qu'il eut fait entrer la baronne, il se montra trĂšs empressĂ©. " Madame, je vous en prie, veuillez vous asseoir... " Jamais il ne l'avait vue si Ă©trangement sĂ©duisante, avec ses lĂšvres rouges, ses yeux brĂ»lants, aux paupiĂšres meurtries, enfoncĂ©s sous les sourcils Ă©pais. Que pouvait-elle lui vouloir ? et il demeura surpris, presque dĂ©senchantĂ©, lorsqu'elle lui eut expliquĂ© le motif de sa visite. " Mon Dieu ! monsieur, je vous demande pardon de vous dĂ©ranger, inutilement pour vous ; mais, entre gens du mĂÂȘme monde, il faut bien se rendre de ces petits services... Vous avez eu derniĂšrement un chef de cuisine, que mon mari est sur le point d'engager. Je viens donc tout simplement aux renseignements. " Alors, il se laissa questionner, rĂ©pondit avec la plus grande obligeance, tout en ne la quittant pas du regard ; car il croyait deviner que c'Ă©tait lĂ un prĂ©texte elle se moquait bien du chef de cuisine, elle venait pour autre chose, Ă©videmment. Et, en effet, elle manoeuvra, finit par nommer un ami commun, le marquis de Bohain, qui lui avait parlĂ© de la Banque universelle. On avait tant de peine Ă placer son argent, Ă trouver des valeurs solides ! Enfin, il comprit qu'elle prendrait volontiers des actions, avec la prime de dix pour cent abandonnĂ©e aux syndicataires ; et il comprit mieux encore que, s'il lui ouvrait un compte, elle ne paierait pas. " J'ai ma fortune personnelle, mon mari ne s'en mĂÂȘle jamais. ĂâĄa me donne beaucoup de tracas, ça m'amuse aussi un peu, je l'avoue... N'est- ce pas ? lorsqu'on voit me femme s'occuper d'argent, surtout une jeune femme, ça Ă©tonne, on est tentĂ© de l'en blĂÂąmer... Il y a des jours oĂÂč je suis dans le plus mortel embarras, n'ayant pas d'amis qui veuillent me conseiller. L'autre quinzaine encore, faute d'un renseignement, j'ai perdu une somme considĂ©rable... Ah ! maintenant que vous allez ĂÂȘtre en si bonne position pour savoir, si vous Ă©tiez assez gentil, si vous vouliez... " La joueuse perçait sous la femme du monde, la joueuse ĂÂąpre, enragĂ©e, cette fille des Ladricourt dont un ancĂÂȘtre avait pris Antioche, cette femme d'un diplomate saluĂ©e trĂšs bas par la colonie Ă©trangĂšre de Paris, et que sa passion promenait en solliciteuse louche chez tous les gens de finance. Ses lĂšvres saignaient, ses yeux flambaient davantage, son dĂ©sir Ă©clatait, soulevait la femme ardente qu'elle semblait ĂÂȘtre. Et il eut la naĂÂŻvetĂ© de croire qu'elle Ă©tait venue s'offrir, simplement pour ĂÂȘtre de sa grande affaire et avoir, Ă l'occasion, d'utiles renseignements de Bourse. " Mais, cria-t-il, je ne demande pas mieux, madame, que de mettre Ă vos pieds mon expĂ©rience. " Il avait rapprochĂ© sa chaise, il lui prit la main. Du coup, elle parut dĂ©grisĂ©e. Ah ! non, elle n'en Ă©tait pas encore lĂ , il serait toujours temps qu'elle payĂÂąt d'une nuit la communication d'une dĂ©pĂÂȘche. C'Ă©tait dĂ©jĂ , pour elle, une corvĂ©e abominable que sa liaison avec le procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, cet homme si sec et si jaune, que la ladrerie de son mari l'avait forcĂ©e d'accueillir. Et son indiffĂ©rence sensuelle, le mĂ©pris secret oĂÂč elle tenait l'homme, venait de se montrer en une lassitude blĂÂȘme, sur son visage de fausse passionnĂ©e, que l'espoir du jeu seul enflammait. Elle se leva, dans une rĂ©volte de sa race et de son Ă©ducation, qui lui faisaient encore manquer des affaires. " Alors, monsieur, vous dites que vous Ă©tiez content de ce chef de cuisine ? " EtonnĂ©, Saccard se mit debout Ă son tour. Qu'avait-elle donc espĂ©rĂ© ? qu'il l'inscrirait et la renseignerait pour rien ? DĂ©cidĂ©ment, il fallait se mĂ©fier des femmes, elles apportaient dans les marchĂ©s la plus insigne mauvaise foi. Et, bien qu'il eĂ»t envie de celle-ci, il n'insista pas, il s'inclina avec un sourire qui signifiait " A votre aise, chĂšre madame, quand il vous plaira " , tandis que, tout haut, il disait " TrĂšs content, je vous le rĂ©pĂšte. Une question de rĂ©forme intĂ©rieure m'a seule dĂ©cidĂ© Ă me sĂ©parer de lui. " La baronne Sandorff eut une hĂ©sitation d'une seconde Ă peine, non qu'elle regrettĂÂąt sa rĂ©volte, mais sans doute elle sentait combien il Ă©tait naĂÂŻf de venir chez un Saccard, avant d'ĂÂȘtre rĂ©signĂ©e aux consĂ©quences. Cela l'irritait contre elle-mĂÂȘme, car elle avait la prĂ©tention d'ĂÂȘtre une femme sĂ©rieuse. Elle finit par rĂ©pondre d'une simple inclinaison de tĂÂȘte au respectueux salut dont il la congĂ©diait ; et il l'accompagnait jusqu'Ă la petite porte, lorsque celle-ci fut brusquement ouverte, d'une main familiĂšre. C'Ă©tait Maxime, qui dĂ©jeunait chez son pĂšre, ce matin-lĂ , et qui arrivait en intime, par le couloir. Il s'effaça, salua Ă©galement, pour laisser sortir la baronne. Puis, quand elle fut partie, il eut un lĂ©ger rire. " ĂâĄa commence, ton affaire ? tu touches tes primes ? " MalgrĂ© sa grande jeunesse encore, il avait un aplomb d'homme d'expĂ©rience, incapable de se dĂ©penser inutilement dans un plaisir hasardeux. Son pĂšre comprit son attitude de supĂ©rioritĂ© ironique. " Non, justement, je n'ai rien touchĂ© du tout, et ce n'est point par sagesse, car, mon petit je suis aussi fier d'avoir toujours vingt ans que tu parais l'ĂÂȘtre d'en avoir soixante. " Le rire de Maxime s'accentua, son ancien rire perlĂ© de fille, dont il avait gardĂ© le roucoulement Ă©quivoque, dans l'attitude correcte qu'il s'Ă©tait faite de garçon rangĂ©, dĂ©sireux de ne pas gĂÂąter sa vie davantage. Il affectait la plus grande indulgence, pourvu que rien de lui ne fĂ»t menacĂ©. " Ma foi, tu as bien raison, du moment que ça ne te fatigue pas... Moi, tu sais, j'ai dĂ©jĂ des rhumatismes. " Et, s'installant Ă l'aise dans un fauteuil, prenant un journal " Ne t'occupe pas de moi, finis de recevoir, si je ne te gĂÂȘne pas... Je suis venu trop tĂÂŽt, parce que j'avais Ă passer chez mon mĂ©decin et que je ne l'ai pas trouvĂ©. " A ce moment, le valet de chambre entrait dire que Mme la comtesse de Beauvilliers demandait Ă ĂÂȘtre reçue. Saccard, un peu surpris, bien qu'il eĂ»t dĂ©jĂ rencontrĂ© Ă l'Oeuvre du Travail sa noble voisine, comme il la nommait, donna l'ordre de l'introduire immĂ©diatement ; puis, rappelant le valet, il lui commanda de renvoyer tout le monde, fatiguĂ©, ayant trĂšs faim. Lorsque la comtesse entra, elle n'aperçut mĂÂȘme pas Maxime, que le dossier du grand fauteuil cachait. Et Saccard s'Ă©tonna davantage, en voyant qu'elle avait amenĂ© avec elle sa fille Alice. Cela donnait plus de solennitĂ© Ă la dĂ©marche ces deux femmes si tristes et si pĂÂąles, la mĂšre mince, grande, toute blanche, Ă l'air surannĂ©, la fille vieillie dĂ©jĂ , le cou trop long, jusqu'Ă la disgrĂÂące. Il avança des siĂšges, d'une politesse agitĂ©e, pour mieux montrer sa dĂ©fĂ©rence. " Madame, je suis extrĂÂȘmement honorĂ©... Si j'avais le bonheur de pouvoir vous ĂÂȘtre utile... " D'une grande timiditĂ©, sous son allure hautaine, la comtesse finit par expliquer le motif de sa visite. " Monsieur, c'est Ă la suite d'une conversation avec mon amie, Mme la princesse d'Orviedo, que la pensĂ©e m'est venue de me prĂ©senter chez vous... Je vous avoue que j'ai hĂ©sitĂ© d'abord, car on ne refait pas facilement ses idĂ©es Ă mon ĂÂąge et j'ai toujours eu grand-peur des choses d'aujourd'hui que je ne comprends pas... Enfin, j'en ai causĂ© avec ma fille, je crois qu'il est de mon devoir de passer sur mes scrupules pour tenter d'assurer le bonheur des miens. " Et elle continua, elle dit comment la princesse lui avait parlĂ© de la Banque universelle, certes une main de crĂ©dit telle que les autres, aux yeux des profanes, mais qui, aux yeux des initiĂ©s, allait avoir une excuse sans rĂ©plique, un but tellement mĂ©ritoire et haut, qu'il devait imposer silence aux consciences les plus timorĂ©es. Elle ne prononça ni le nom du pape ni celui de JĂ©rusalem c'Ă©tait lĂ ce qu'on ne disait pas, ce qu'on chuchotait Ă peine entre fidĂšles, le mystĂšre qui passionnait ; mais, de chacune de ses paroles, de ses allusions et de ses sous-entendus, un espoir et une foi se dĂ©gageaient, qui mettaient toute une flamme religieuse dans sa croyance au succĂšs de la nouvelle banque. Saccard lui-mĂÂȘme fut Ă©tonnĂ© de son Ă©motion contenue, du tremblement de sa voix. Il n'avait encore parlĂ© de JĂ©rusalem que dans l'excĂšs lyrique de sa fiĂšvre, il se mĂ©fiait au fond de ce projet fou, y flairant quelque ridicule, disposĂ© Ă l'abandonner et Ă en rire, si des plaisanteries l'accueillaient. Et la dĂ©marche Ă©mue de cette sainte femme qui amenait sa fille, la façon profonde dont elle donnait Ă entendre qu'elle et tous les siens, toute la noblesse française croirait et s'engouerait, le frappait vivement, donnait un corps Ă une rĂÂȘverie pure, Ă©largissait Ă l'infini son champ d'Ă©volution. C'Ă©tait donc vrai qu'il y avait lĂ un levier, dont l'emploi allait lui permettre de soulever le monde ! Avec son assimilation si rapide, il entra d'un coup dans la situation, parla lui-aussi en termes mystĂ©rieux de ce triomphe final qu'il poursuivrait en silence ; et sa parole Ă©tait pĂ©nĂ©trĂ©e de ferveur, il venait rĂ©ellement d'ĂÂȘtre touchĂ© de la foi, de la foi en l'excellence du moyen d'action que la crise traversĂ©e par la papautĂ© lui mettait aux mains. Il avait la facultĂ© heureuse de croire, dĂšs que l'exigeait l'intĂ©rĂÂȘt de ses plans. " Enfin, monsieur, continuait la comtesse, je suis dĂ©cidĂ©e Ă une chose qui m'a rĂ©pugnĂ© jusqu'ici... Oui, l'idĂ©e de faire travailler de l'argent, de le placer Ă intĂ©rĂÂȘts, ne m'est jamais entrĂ©e dans la tĂÂȘte des façons anciennes d'entendre la vie, des scrupules qui deviennent un peu sots, je le sais ; mais, que voulez-vous ? on ne va point aisĂ©ment contre les croyances qu'on a sucĂ©es avec le lait, et je m'imaginais que la terre seule, la grande propriĂ©tĂ© devait nourrir des gens tels que nous... Malheureusement, la grande propriĂ©tĂ©... " Elle rougit faiblement, car elle en arrivait Ă l'aveu de cette ruine qu'elle dissimulait avec tant de soin. " La grande propriĂ©tĂ© n'existe plus guĂšre... Nous autres avons Ă©tĂ© trĂšs Ă©prouvĂ©s... Il ne nous reste plus qu'une ferme. " Saccard, alors, pour lui Ă©viter toute gĂÂȘne, renchĂ©rit, s'enflamma. " Mais, madame, personne ne vit plus de la terre... L'ancienne fortune domaniale est une forme caduque de la richesse, qui a cessĂ© d'avoir sa raison d'ĂÂȘtre. Elle Ă©tait la stagnation mĂÂȘme de l'argent, dont nous avons dĂ©cuplĂ© la valeur, en le jetant dans la circulation, et par le papier-monnaie, et par les titres de toutes sortes, commerciaux et financiers. C'est ainsi que le monde va ĂÂȘtre renouvelĂ©, car rien n'Ă©tait possible sans l'argent, l'argent liquide qui coule, qui pĂ©nĂštre partout, ni les applications de la science, ni la paix finale, universelle... Oh ! la fortune domaniale ! elle est allĂ©e rejoindre les pataches. On meurt avec un million de terres, on vit avec le quart de ce capital placĂ© dans de bonnes affaires, Ă quinze, vingt et mĂÂȘme trente pour cent. " Doucement, avec sa tristesse infinie, la comtesse hocha la tĂÂȘte. " Je ne vous entends guĂšre, et, je vous l'ai dit, je suis restĂ©e d'une Ă©poque oĂÂč ces choses effrayaient, comme des choses mauvaises et dĂ©fendues... Seulement, je ne suis pas seule, je dois surtout songer Ă ma fille. Depuis quelques annĂ©es, j'ai rĂ©ussi Ă mettre de cĂÂŽtĂ©, oh ! une petite somme... " Sa rougeur reparaissait. " Vingt mille francs qui dorment chez moi, dans un tiroir. Plus tard, j'aurais peut-ĂÂȘtre un remords de les avoir laissĂ©s ainsi improductifs ; et, puisque votre oeuvre est bonne, ainsi que me l'a confiĂ© mon amie, puisque vous allez travailler Ă ce que nous souhaitons tous ; de nos voeux les plus ardents, je me risque... Enfin je vous serai reconnaissante, si vous pouvez me rĂ©server des actions de votre banque, pour une somme de dix Ă douze mille francs. J'ai tenu Ă ce que ma fille m'accompagnĂÂąt, car je ne vous cache pas que cet argent est Ă elle. " Jusque-lĂ , Alice n'avait pas ouvert la bouche, l'air effacĂ©, malgrĂ© son vif regard d'intelligence. Elle eut un geste de reproche tendre. " Oh ! Ă moi ! maman, est-ce que j'ai quelque chose Ă moi qui ne soit pas Ă vous ? - Et ton mariage, mon enfant ? - Mais vous savez bien que je ne veux pas me marier ! " Elle avait dit cela trop vite, le chagrin de sa solitude criait dans sa voix grĂÂȘle. Sa mĂšre la fit taire d'un coup d'oeil navrĂ© ; et toutes deux se regardĂšrent un instant, ne pouvant se mentir, dans le partage quotidien de ce qu'elles avaient Ă souffrir et Ă cacher. Saccard Ă©tait trĂšs Ă©mu. " Madame, il n'y aurait plus d'actions, que j'en trouverais quand mĂÂȘme pour vous. Oui, s'il le faut, j'en prendrai sur les miennes... Votre dĂ©marche me touche infiniment, je suis trĂšs honorĂ© de votre confiance... " Et, Ă cet instant, il croyait rĂ©ellement faire la fortune de ces malheureuses, il les associait, pour une part, Ă la pluie d'or qui allait pleuvoir sur lui et autour de lui. Ces dames s'Ă©taient levĂ©es et se retiraient. A la porte seulement, la comtesse se permit une allusion directe Ă la grande affaire dont on ne parlait pas. " J'ai reçu de mon fils Ferdinand, qui est Ă Rome, une lettre dĂ©solante sur la tristesse produite lĂ -bas par l'annonce du retrait de nos troupes. - Patience ! dĂ©clara Saccard avec conviction, nous sommes lĂ pour tout sauver. " Il y eut de profonds saluts, et il les accompagna jusqu'au palier, en passant cette fois Ă travers l'antichambre, qu'il croyait libre. Mais, comme il revenait, il aperçut, assis sur une banquette, un homme d'une cinquantaine d'annĂ©es, grand et sec, vĂÂȘtu en ouvrier endimanchĂ©, qui avait avec lui une jolie fille de dix-huit ans, mince et pĂÂąle. " Quoi ? que voulez-vous ? " La jeune fille s'Ă©tait levĂ©e la premiĂšre, et l'homme, intimidĂ© par cet accueil brusque, se mit Ă bĂ©gayer une explication confuse. " J'avais donnĂ© l'ordre de renvoyer tout le monde ! Pourquoi ĂÂȘtes- vous lĂ ?... Dites-moi votre nom ; au moins. - Dejoie, monsieur, et je viens avec ma fille Nathalie... " De nouveau, il s'embrouilla, si bien que Saccard, impatientĂ©, allait le pousser Ă la porte, lorsqu'il comprit enfin que c'Ă©tait Mme Caroline qui le connaissait depuis longtemps et qui lui avait dit d'attendre. " Ah ! vous ĂÂȘtes recommandĂ© par Mme Caroline. Il fallait le dire tout de suite... Entrez et dĂ©pĂÂȘchez-vous, car j'ai trĂšs faim. Dans le cabinet, il laissa Dejoie et Nathalie debout, ne s'assit pas lui-mĂÂȘme, pour les expĂ©dier plus vite. Maxime qui, Ă la sortie de la comtesse, avait quittĂ© son fauteuil, n'eut plus la discrĂ©tion de s'Ă©carter, dĂ©visageant les nouveaux venus, l'air curieux. Et Dejoie, longuement, racontait son affaire. " Voici, monsieur... J'ai fait mon congĂ©, puis je suis entrĂ© comme garçon de bureau chez M. Durieu, le mari de Mme Caroline, quand il vivait et qu'il Ă©tait brasseur. Puis, je suis entrĂ© chez M. Lamberthier, le facteur Ă la halle. Puis, je suis entrĂ© chez M. Blaisot, un banquier que vous connaissez bien il s'est fait sauter la cervelle, il y a deux mois, et alors je suis sans place... Il faut vous dire, avant tout, que je m'Ă©tais mariĂ©. Oui, j'avais Ă©pousĂ© ma femme JosĂ©phine, quand j'Ă©tais justement chez M. Durieu, et qu'elle Ă©tait, elle, cuisiniĂšre, chez la belle-soeur de monsieur, Mme LĂ©vĂÂȘque, que Mme Caroline a bien connue. Ensuite, quand j'ai Ă©tĂ© chez M. Lamberthier, elle n'a pas pu y entrer, elle s'est placĂ©e chez un mĂ©decin de Grenelle, M. Renaudin. Ensuite, elle est allĂ©e au magasin des Trois-FrĂšres, rue Rambuteau, oĂÂč, comme par un guignon, il n'y a jamais eu de place pour moi... - Bref, interrompit Saccard, vous venez me demander un emploi, n'est-ce pas ? " Mais Dejoie tenait Ă expliquer le chagrin de sa vie, la mauvaise chance qui lui avait fait Ă©pouser une cuisiniĂšre, sans que jamais il eĂ»t rĂ©ussi Ă se placer dans les mĂÂȘmes maisons qu'elle. C'Ă©tait quasiment comme si l'on n'avait pas Ă©tĂ© mariĂ©, n'ayant jamais une chambre Ă tous les deux, se voyant chez les marchands de vin, s'embrassant derriĂšre les portes des cuisines. Et une fille Ă©tait nĂ©e, Nathalie, qu'il avait fallu laisser en nourrice jusqu'Ă huit ans, jusqu'au jour oĂÂč le pĂšre, ennuyĂ© d'ĂÂȘtre seul, l'avait reprise dans son Ă©troit cabinet de garçon. Il Ă©tait ainsi devenu la vraie mĂšre de la petite, l'Ă©levant, la menant Ă l'Ă©cole, la surveillant avec des soins infinis, le coeur dĂ©bordant d'une adoration grandissante. " Ah ! je puis bien dire, monsieur, qu'elle m'a donnĂ© de la satisfaction. C'est instruit, c'est honnĂÂȘte... Et, vous la voyez, il n'y a pas sa pareille pour la gentillesse. " En effet, Saccard la trouvait charmante, cette fleur blonde du pavĂ© parisien, avec sa grĂÂące chĂ©tive, ses larges yeux sous les petits frisons de ses cheveux pĂÂąles. Elle se laissait adorer par son pĂšre, sage encore, n'ayant eu aucun intĂ©rĂÂȘt Ă ne pas l'ĂÂȘtre, d'un fĂ©roce et tranquille Ă©goĂÂŻsme, dans cette clartĂ© si limpide de ses yeux. " Alors donc, monsieur, la voici en ĂÂąge de se marier, et il y a justement un beau parti qui se prĂ©sente, le fils du cartonnier, notre voisin. Seulement, c'est un garçon qui veut s'Ă©tablir, et il demande six mille francs. ĂâĄa n'est pas trop, il pourrait prĂ©tendre Ă une fille qui aurait davantage... Il faut vous dire que j'ai perdu ma femme, il y a quatre ans, et qu'elle nous a laissĂ© des Ă©conomies, ses petits bĂ©nĂ©fices de cuisiniĂšre, n'est-ce pas ?... J'ai quatre mille francs ; mais ça ne fait pas six mille, et le jeune homme est pressĂ©, Nathalie aussi... " La jeune fille qui Ă©coutait, souriante, avec son clair regard si froid et si dĂ©cidĂ©, eut une brusque affirmation du menton. " Bien sĂ»r... Je ne m'amuse pas, je veux en finir, d'une maniĂšre ou d'une autre. " De nouveau, Saccard les interrompit. Il avait jugĂ© l'homme, bornĂ©, mais trĂšs adroit, trĂšs bon, rompu Ă la discipline militaire. Puis, il suffisait qu'il se prĂ©sentĂÂąt au nom de Mme Caroline. " C'est parfait, mon ami... Je vais avoir un journal, je vous prends comme garçon de bureau... Laissez-moi votre adresse, et au revoir. " Cependant, Dejoie ne s'en allait point. Il continua, avec embarras " Monsieur est bien obligeant, j'accepte la place avec reconnaissance, parce qu'il faudra que je travaille, quand j'aurai casĂ© Nathalie... Mais j'Ă©tais venu pour autre chose. Oui, j'ai su, par Mme Caroline et par d'autres personnes encore, que monsieur va se trouver dans de grandes affaires et qu'il pourra faire gagner tout ce qu'il voudra Ă ses amis et connaissances... Alors, si monsieur voulait bien s'intĂ©resser Ă nous, si monsieur consentait Ă nous donner de ses actions... " Saccard, une seconde fois, fut Ă©mu, plus Ă©mu qu'il ne venait de l'ĂÂȘtre, la premiĂšre lorsque la comtesse lui avait confiĂ©, elle aussi, la dot de sa fille. Cet homme simple, ce tout petit capitaliste aux Ă©conomies grattĂ©es sou Ă sou, n'Ă©tait-ce pas la foule croyante, confiante, la grande foule qui fait les clientĂšles nombreuses et solides, l'armĂ©e fanatisĂ©e qui arme une maison de crĂ©dit d'une force invincible ? si ce brave homme accourait ainsi, avant toute publicitĂ©, que serait-ce lorsque les guichets seraient ouverts ? Son attendrissement souriait Ă ce premier petit actionnaire, il voyait lĂ le prĂ©sage d'un gros succĂšs. " Entendu, mon ami, vous aurez des actions. " La face de Dejoie rayonna, comme Ă l'annonce d'une grĂÂące inespĂ©rĂ©e. " Monsieur est trop bon... N'est-ce pas ? en six mois, de façon Ă complĂ©ter la somme... Et, puisque monsieur je puis bien, avec mes quatre mille, en gagner deux mille, y consent, j'aime mieux rĂ©gler ça tout de suite. J'ai apportĂ© l'argent. " Il se fouilla, tira une enveloppe, qu'il tendit Ă Saccard, immobile, silencieux, saisi d'une admiration charmĂ©e, Ă ce dernier trait. Et le terrible corsaire, qui avait dĂ©jĂ Ă©cumĂ© tant de fortunes, finit par Ă©clater d'un bon rire, rĂ©solu honnĂÂȘtement Ă l'enrichir aussi, cet homme de foi. " Mais, mon brave, ça ne se fait point ainsi... Gardez votre argent, je vous inscrirai, et vous paierez en temps et lieu. " Cette fois, il les congĂ©dia, aprĂšs que Dejoie l'eut tait remercier par Nathalie, dont un sourire de contentement Ă©clairait les beaux yeux durs et candides. Lorsque Maxime se retrouva enfin seul avec son pĂšre, il dit, de son air d'insolence moqueuse " VoilĂ que tu dotes les jeunes filles, maintenant. - Pourquoi pas ? rĂ©pondit gaiement Saccard. C'est un bon placement que le bonheur des autres. " Il rangeait quelques papiers, avant de quitter son cabinet. Puis, brusquement " Et toi, tu n'en veux pas, des actions ? " Maxime, qui marchait Ă petits pas, se retourna d'un sursaut, se planta devant lui. " Ah ! non, par exemple ! Est-ce que tu me prends pour un imbĂ©cile ? " Saccard eut un geste de colĂšre, trouvant la rĂ©ponse d'un irrespect et d'un esprit dĂ©plorables, prĂÂȘt Ă lui crier que l'affaire Ă©tait rĂ©ellement superbe, qu'il le jugeait vraiment trop bĂÂȘte, s'il le croyait un simple voleur, comme les autres. Mais, en le regardant, une pitiĂ© lui vint de son pauvre garçon, Ă©puisĂ© Ă vingt-cinq ans, rangĂ©, avare mĂÂȘme, si vieilli de vices, si inquiet de sa santĂ©, qu'il ne risquait plus une dĂ©pense ni une jouissance, sans en avoir rĂ©glementĂ© le bĂ©nĂ©fice. Et, tout consolĂ©, tout fier de l'imprudence passionnĂ©e de ses cinquante ans, il se remit Ă rire, il lui tapa sur l'Ă©paule. " Tiens ! allons dĂ©jeuner, mon pauvre petit, et soigne tes rhumatismes. Ce fut le surlendemain, le 5 octobre, que Saccard, assistĂ© d'Hamelin et de Daigremont, se rendit chez maĂtre Lelorrain, notaire, rue Sainte- Anne ; et l'acte fut reçu, qui constituait, sous la dĂ©nomination de sociĂ©tĂ© de la Banque universelle, une sociĂ©tĂ© anonyme, au capital de vingt-cinq millions, divisĂ© en cinquante mille actions de cinq cents francs chacune, dont le quart seul Ă©tait exigible. Le siĂšge de la sociĂ©tĂ© Ă©tait fixĂ© rue Saint-Lazare, Ă l'hĂÂŽtel d'Orviedo. Un exemplaire des statuts, dressĂ©s suivant l'acte, fut dĂ©posĂ© en l'Ă©tude de maĂtre Lelorrain. Il faisait, ce jour-lĂ , un trĂšs clair soleil d'automne, et ces messieurs, lorsqu'ils sortirent de chez le notaire, allumĂšrent des cigares, remontĂšrent doucement par le boulevard et la rue de la ChaussĂ©e-d'Antin, heureux de vivre, s'Ă©gayant comme des collĂ©giens Ă©chappĂ©s. L'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale constitutive n'eut lieu que la semaine suivante, rue Blanche, dans la salle d'un petit bal qui avait fait faillite, et oĂÂč un industriel tĂÂąchait d'organiser des expositions de peinture. DĂ©jĂ , les syndicataires avaient placĂ© celles des actions souscrites par eux, qu'ils ne gardaient pas ; et il vint cent vingt-deux actionnaires, reprĂ©sentant prĂšs de quarante mille actions, ce qui aurait dĂ» donner un total de deux mille voix, le chiffre de vingt actions Ă©tant nĂ©cessaire pour avoir le droit de siĂ©ger et de voter. Cependant, comme un actionnaire ne pouvait exprimer plus de dix voix, quel que fĂ»t le chiffre de ses titres, le nombre exact des suffrages fut de seize cent quarante-trois. Saccard tint absolument Ă ce qu'Hamelin prĂ©sidĂÂąt. Lui, s'Ă©tait volontairement perdu dans le troupeau, il avait inscrit l'ingĂ©nieur, et s'Ă©tait inscrit lui-mĂÂȘme, chacun pour cinq cents actions, qu'il devait payer par un jeu d'Ă©critures. Tous les syndicataires Ă©taient lĂ Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, le marquis de Bohain, chacun avec le groupe d'actionnaires qui marchait sous ses ordres. On remarquait Ă©galement Sabatani, un des plus gros souscripteurs, ainsi que Jantrou, au milieu de plusieurs des hauts employĂ©s de la banque, en fonctions depuis l'avant-veille. Et toutes les dĂ©cisions Ă prendre avaient Ă©tĂ© si bien prĂ©vues et rĂ©glĂ©es d'avance, que jamais assemblĂ©e constitutive ne fut si belle de calme, de simplicitĂ© et de bonne entente. A l'unanimitĂ© des voix, on reconnut sincĂšre la dĂ©claration de la souscription intĂ©grale du capital, ainsi que celle du versement des cent vingt-cinq francs par action. Puis, solennellement, on dĂ©clara la sociĂ©tĂ© constituĂ©e. Le conseil d'administration fut ensuite nommĂ© il devait se composer de vingt membres qui, outre les jetons de prĂ©sence, chiffrĂ©s Ă un total annuel de cinquante mille francs, auraient Ă toucher, d'aprĂšs un article des statuts, le dix pour cent sur les bĂ©nĂ©fices. Cela n'Ă©tant pas Ă dĂ©daigner, chaque syndicataire avait exigĂ© de faire partie du conseil ; et Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, le marquis de Bohain ainsi qu'Hamelin, que l'on voulait porter Ă la prĂ©sidence, passĂšrent naturellement en tĂÂȘte de liste, avec quatorze autres de moindre importance, triĂ©s parmi les plus obĂ©issants et les plus dĂ©coratifs des actionnaires. Enfin, Saccard, restĂ© dans l'ombre jusque-lĂ , apparut lorsque, le moment de choisir un directeur Ă©tant arrivĂ©, Hamelin le proposa. Un murmure sympathique accueillit son nom, il obtint lui aussi l'unanimitĂ©. Et il n'y avait plus qu'Ă Ă©lire les deux commissaires censeurs, chargĂ©s de prĂ©senter Ă l'assemblĂ©e un rapport sur le bilan et de contrĂÂŽler ainsi les comptes fournis par les administrateurs fonction dĂ©licate autant qu'inutile, pour laquelle Saccard avait dĂ©signĂ© un sieur Rousseau et un sieur LavigniĂšre, le premier complĂštement infĂ©odĂ© au second, celui-ci grand, blond, trĂšs poli, approuvant toujours, dĂ©vorĂ© de l'envie d'entrer plus tard dans le conseil, lorsqu'on serait content de ses services. Rousseau et LavigniĂšre nommĂ©s, on allait lever la sĂ©ance, lorsque le prĂ©sident crut devoir parler de la prime de dix pour cent accordĂ©e aux syndicataires, en tout quatre cent mille francs, que l'assemblĂ©e, sur sa proposition, passa aux frais de premier Ă©tablissement. C'Ă©tait une vĂ©tille, il fallait bien faire la part du feu ; et, laissant la foule des petits actionnaires s'Ă©couler avec le piĂ©tinement d'un troupeau, les gros souscripteurs restĂšrent les derniers, Ă©changĂšrent encore sur le trottoir des poignĂ©es de main, l'air souriant. DĂšs le lendemain, le conseil se rĂ©unit Ă l'hĂÂŽtel d'Orviedo, dans l'ancien salon de Saccard, transformĂ© en salle des sĂ©ances. Une vaste table, recouverte d'un tapis de velours vert, entourĂ©e de vingt fauteuils tendus de la mĂÂȘme Ă©toffe, en occupait le centre ; et il n'y avait pas d'autres meubles que deux corps de bibliothĂšque, aux vitres garnies Ă l'intĂ©rieur de petits rideaux de soie Ă©galement verte. Les tentures d'un rouge foncĂ© assombrissaient la piĂšce, dont les trois fenĂÂȘtres ouvraient sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. Il ne venait de lĂ qu'un jour crĂ©pusculaire, comme une paix de vieux cloĂtre, endormi sous l'ombre verte de ses arbres. Cela Ă©tait sĂ©vĂšre et noble, on entrait dans une honnĂÂȘtetĂ© antique. Le conseil se rĂ©unissait pour former son bureau ; et il se trouva presque tout de suite au grand complet, comme sonnaient quatre heures. Le marquis de Bohain, avec sa grande taille, sa petite tĂÂȘte blĂÂȘme et aristocratique, Ă©tait vraiment trĂšs vieille France ; tandis que Daigremont, affable, reprĂ©sentait la haute fortune impĂ©riale, dans son succĂšs fastueux. SĂ©dille, moins tourmentĂ© que de coutume, causait avec Kolb d'un mouvement imprĂ©vu qui venait de se produire sur le marchĂ© de Vienne ; et, autour d'eux, les deux autres administrateurs, la bande, Ă©coutaient, tĂÂąchaient de saisir un renseignement, ou bien s'entretenaient aussi de leurs occupations personnelles, n'Ă©tant lĂ que pour faire nombre et pour ramasser leur part, les jours de butin. Ce fut, comme toujours, Huret qui arriva en retard, essoufflĂ©, Ă©chappĂ© Ă la derniĂšre minute d'une commission de la Chambre. Il s'excusa, et l'on s'assit sur les fauteuils, entourant la table. Le doyen d'ĂÂąge, le marquis de Bohain, avait pris place au fauteuil prĂ©sidentiel, un fauteuil plus haut et plus dorĂ© que les autres. Saccard, comme directeur, s'Ă©tait placĂ© en face de lui. Et, immĂ©diatement, lorsque le marquis eut dĂ©clarĂ© qu'on allait procĂ©der Ă la nomination du prĂ©sident, Hamelin se leva, pour dĂ©cliner toute candidature il croyait savoir que plusieurs de ces messieurs avaient songĂ© Ă lui pour la prĂ©sidence ; mais il leur faisait remarquer qu'il devait partir dĂšs le lendemain pour l'Orient, qu'il Ă©tait en outre d'une inexpĂ©rience absolue en matiĂšre de comptabilitĂ©, de banque et de Bourse, qu'enfin il y avait lĂ une responsabilitĂ© dont il ne pouvait accepter le poids. TrĂšs surpris, Saccard l'Ă©coutait, car, la veille encore, la chose Ă©tait entendue ; et il devinait l'influence de Mme Caroline sur son frĂšre, sachant que, le matin, ils avaient eu une longue conversation ensemble. Aussi, ne voulant pas d'un autre prĂ©sident qu'Hamelin, quelque indĂ©pendant qui le gĂÂȘnerait peut-ĂÂȘtre, se permit-il d'intervenir, en expliquant que la fonction Ă©tait surtout honorifique, qu'il suffisait que le prĂ©sident fĂt acte de prĂ©sence, au moment des assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales, pour appuyer les propositions du conseil et prononcer les discours d'usage. D'ailleurs, on allait Ă©lire un vice-prĂ©sident qui donnerait les signatures. Et, pour le reste, pour la partie purement technique, la comptabilitĂ©, la Bourse, les mille dĂ©tails intĂ©rieurs d'une grande maison de crĂ©dit, est-ce qu'il ne serait pas lĂ , lui, Saccard, le directeur, justement nommĂ© Ă cet effet ? Il devait, d'aprĂšs les statuts, diriger le travail des bureaux, effectuer les recettes et les dĂ©penses, gĂ©rer les affaires courantes, assurer les dĂ©libĂ©rations du conseil, ĂÂȘtre en un mot le pouvoir exĂ©cutif de la sociĂ©tĂ©. Ces raisons semblaient bonnes. Hamelin ne s'en dĂ©battit pas moins longtemps encore, il fallut que Daigremont et Huret insistassent eux-mĂÂȘmes de la maniĂšre la plus pressante. Majestueux, le marquis de Bohain se dĂ©sintĂ©ressait. Enfin, l'ingĂ©nieur cĂ©da, il fut nommĂ© prĂ©sident, et l'on choisit pour vice-prĂ©sident un obscur agronome, ancien conseiller d'Etat, le vicomte de Robin-Chagot, homme doux et ladre, excellente machine Ă signatures. Quant au secrĂ©taire, il fut pris en dehors du conseil, dans le personnel des bureaux de la banque, le chef du service des Ă©missions. Et, comme la nuit venait, dans la grande piĂšce grave, une ombre verdie d'une infinie tristesse, on jugea la besogne bonne et suffisante, on se sĂ©para aprĂšs avoir rĂ©glĂ© les sĂ©ances Ă deux par mois, le petit conseil le quinze, et le grand conseil le trente. Saccard et Hamelin remontĂšrent ensemble dans la salle des Ă©pures, oĂÂč Mme Caroline les attendait. Elle vit bien tout de suite, Ă l'embarras de son frĂšre, qu'il venait de cĂ©der une fois encore, par faiblesse ; et, un instant, elle en fut trĂšs fĂÂąchĂ©e. " Mais, voyons, ce n'est pas raisonnable ! cria Saccard. Songez que le prĂ©sident touche trente mille francs, chiffre qui sera doublĂ©, lorsque nos affaires s'Ă©tendront. Vous n'ĂÂȘtes pas assez riches pour dĂ©daigner cet avantage... Et que craignez-vous, dites ? - Mais je crains tout, rĂ©pondit Mme Caroline. Mon frĂšre ne sera pas lĂ , moi-mĂÂȘme je n'entends rien Ă l'argent... Tenez ! ces cinq cents actions que vous avez inscrites pour lui sans qu'il les paie tout de suite, eh bien, n'est-ce pas irrĂ©gulier, ne serait-il pas en faute, si l'opĂ©ration tournait mal ? " Il s'Ă©tait mis Ă rire. " Une belle histoire ! cinq cents actions, un premier versement de soixante-deux mille cinq cents francs ! Si, au premier bĂ©nĂ©fice, avant six mois, il ne pouvait rembourser cela, autant vaudrait-il nous aller jeter sur-le-champ Ă la Seine, plutĂÂŽt que de nous donner le souci de rien entreprendre... Non, vous pouvez ĂÂȘtre tranquille, la spĂ©culation ne dĂ©vore que les maladroits. " Elle restait sĂ©vĂšre, dans l'ombre croissante de la piĂšce. Mais on apporta deux lampes, et les murs furent largement Ă©clairĂ©s, les vastes plans, les aquarelles vives, qui la faisaient si souvent rĂÂȘver des pays de lĂ -bas. La plaine encore Ă©tait nue, les montagnes barraient l'horizon, elle Ă©voquait la dĂ©tresse de ce vieux monde endormi sur ses trĂ©sors, et que la science alliait rĂ©veiller dans sa crasse et dans son ignorance. Que de grandes et belles et bonnes choses Ă accomplir ! Peu Ă peu, une vision lui montrait des gĂ©nĂ©rations nouvelles, toute une humanitĂ© plus forte et plus heureuse poussant de l'antique sol, labourĂ© Ă nouveau par le progrĂšs. " La spĂ©culation, la spĂ©culation, rĂ©pĂ©ta-t-elle machinalement, combattue de doute. Ah ! j'en ai le coeur troublĂ© d'angoisse. " Saccard, qui connaissait bien ses habituelles pensĂ©es, avait suivi sur son visage cet espoir de l'avenir. " Oui, la spĂ©culation. Pourquoi ce mot vous fait-il peur ?... Mais la spĂ©culation, c'est l'appĂÂąt mĂÂȘme de la vie, c'est l'Ă©ternel dĂ©sir qui force Ă lutter et Ă vivre... Si j'osais une comparaison, je vous convaincrais... " Il riait de nouveau, pris d'un scrupule de dĂ©licatesse. Puis, il osa tout de mĂÂȘme, volontiers brutal devant les femmes. " Voyons, pensez-vous que sans... comment dirai-je ? sans la luxure, on ferait beaucoup d'enfants ?... Sur cent enfants qu'on manque de faire, il arrive qu'on en fabrique un Ă peine. C'est l'excĂšs qui amĂšne le nĂ©cessaire, n'est-ce pas ? - Certes, rĂ©pondit-elle, gĂÂȘnĂ©e. - Eh bien, sans la spĂ©culation, on ne ferait pas d'affaires, ma chĂšre amie... Pourquoi diable voulez-vous que je sorte mon argent, que je risque ma fortune, si vous ne me promettez pas une jouissance extraordinaire, un brusque bonheur qui m'ouvre le ciel ?... Avec la rĂ©munĂ©ration lĂ©gitime et mĂ©diocre du travail, le sage Ă©quilibre des transactions quotidiennes, c'est un dĂ©sert d'une platitude extrĂÂȘme que l'existence, un marais oĂÂč toutes les forces dorment et croupissent ; tandis que, violemment, faites flamber un rĂÂȘve Ă l'horizon, promettez qu'avec un sou on en gagnera cent, offrez Ă tous ces endormis de se mettre Ă la chasse de l'impossible, des millions conquis en deux heures, au milieu des plus effroyables casse-cou ; et la course commence, les Ă©nergies sont dĂ©cuplĂ©es, la bousculade est telle, que, tout en suant uniquement pour leur plaisir, les gens arrivent parfois Ă faire des enfants, je veux dire des choses vivantes, grandes et belles... Ah ! dame ! il y a beaucoup de saletĂ©s inutiles, mais certainement le monde finirait sans elles. " Mme Caroline s'Ă©tait dĂ©cidĂ©e Ă rire, elle aussi ; car elle n'avait point de pruderie. " Alors, dit-elle, votre conclusion est qu'il faut s'y rĂ©signer, puisque cela est dans le plan de la nature... Vous avez raison, la vie n'est pas propre. " Et une vĂ©ritable bravoure lui Ă©tait venue, Ă cette idĂ©e que chaque pas en avant s'Ă©tait fait dans le sang et la boue. Il fallait vouloir. Le long des murs, ses yeux n'avaient pas quittĂ© les plans et les dessins, et l'avenir s'Ă©voquait, des ports, des canaux, des routes, des chemins de fer, des campagnes aux fermes immenses et outillĂ©es comme des usines, des villes nouvelles, saines, intelligentes, oĂÂč l'on vivait trĂšs vieux et trĂšs savant. " Allons, reprit-elle gaiement, il faut bien que je cĂšde, comme toujours... TĂÂąchons de faire un peu de bien pour qu'on nous pardonne. " Son frĂšre, restĂ© silencieux, s'Ă©tait approchĂ© et l'embrassait. Elle le menaça du doigt. " Oh ! toi, tu es un cĂÂąlin. Je te connais... Demain, quand tu nous auras quittĂ©s, tu ne t'inquiĂ©teras guĂšre de savoir ce qui se passe ici ; et, lĂ -bas, dĂšs que tu te seras enfoncĂ© dans tes travaux, tout ira bien, tu rĂÂȘveras de triomphe, pendant que l'affaire craquera sous nos pieds peut-ĂÂȘtre. - Mais, cria plaisamment Saccard, puisqu'il est entendu qu'il vous laisse prĂšs de moi comme un gendarme, pour m'empoigner, si je me conduis mal ! " Tous trois Ă©clatĂšrent. " Et vous pouvez y compter, que je vous empoignerais !... Rappelez- vous ce que vous nous avez promis Ă nous d'abord, puis Ă tant d'autres, par exemple Ă mon brave Dejoie, que je vous recommande bien... Ah ! et Ă nos voisines aussi, ces pauvres dames de Beauvilliers, que j'ai vues aujourd'hui surveillant le lavage de quelques nippes fait par leur cuisiniĂšre, sans doute pour diminuer le compte de la blanchisseuse. " Un instant encore, ils causĂšrent trĂšs amicalement tous trois, et le dĂ©part d'Hamelin fut rĂ©glĂ© d'une façon dĂ©finitive. Comme Saccard redescendait Ă son cabinet, le valet de chambre lui dit qu'une femme s'Ă©tait obstinĂ©e Ă l'attendre, bien qu'il lui eĂ»t rĂ©pondu qu'il y avait conseil et que monsieur ne pourrait sans doute pas la recevoir. D'abord, fatiguĂ©, il s'emporta, donna l'ordre de la renvoyer ; puis, la pensĂ©e qu'il se devait au succĂšs, la crainte de changer la veine, s'il fermait sa porte, le firent se raviser. Le flot des solliciteurs augmentait chaque jour, et cette foule lui apportait une ivresse. Une seule lampe Ă©clairait le cabinet, il ne voyait pas bien la visiteuse. " C'est M. Busch qui m'envoie, monsieur... " La colĂšre le tint debout, et il ne lui dit mĂÂȘme pas de s'asseoir. Cette voix grĂÂȘle, dans ce corps dĂ©bordant, venait de lui faire reconnaĂtre Mme MĂ©chain. Une jolie actionnaire, cette acheteuse d'actions Ă la livre ! Elle, tranquillement, expliquait que Busch l'envoyait pour avoir des renseignements sur l'Ă©mission de la Banque universelle. Restait-il des titres disponibles ? Pouvait-on espĂ©rer en obtenir, avec la prime accordĂ©e aux syndicataires ? Mais ce n'Ă©tait lĂ , sĂ»rement, qu'un prĂ©texte, une façon d'entrer, de voir la maison, d'espionner ce qu'il s'y faisait, et de le tĂÂąter lui-mĂÂȘme ; car ses yeux minces percĂ©s Ă la vrille dans la graisse de son visage, furetaient partout, revenaient sans cesse le fouiller jusqu'Ă l'ĂÂąme. Busch, aprĂšs avoir patientĂ© longtemps, mĂ»rissant la fameuse affaire de l'enfant abandonnĂ©, se dĂ©cidait Ă agir et l'envoyait en Ă©claireur. " Il n'y a plus rien " , rĂ©pondit brutalement Saccard. Elle sentit qu'elle n'en apprendrait pas davantage, qu'il serait imprudent de tenter quelque chose. Aussi, ce jour-lĂ , sans lui laisser le temps de la pousser dehors, fit-elle d'elle-mĂÂȘme un pas vers la porte. " Pourquoi ne me demandez-vous pas des actions pour vous ? " reprit- il, voulant ĂÂȘtre blessant. De sa voix zĂ©zayante, sa voix pointue qui avait l'air de se moquer, elle rĂ©pondit " Oh ! moi, ce n'est pas mon genre d'opĂ©rations... Moi, j'attends. " Et, Ă cette minute, ayant aperçu le vaste sac de cuir usĂ©, qui ne la quittait point, il fut traversĂ© d'un frisson. Un jour oĂÂč tout avait marchĂ© Ă souhait, le jour oĂÂč il Ă©tait si heureux de voir naĂtre enfin la maison de crĂ©dit tant dĂ©sirĂ©e, est-ce que cette vieille coquine allait ĂÂȘtre la fĂ©e mauvaise, celle qui jette un sort sur les princesses au berceau ? Il le sentait plein de valeurs dĂ©prĂ©ciĂ©es, de titres dĂ©classĂ©s, ce sac qu'elle venait promener dans les bureaux de sa banque naissante ; il croyait comprendre qu'elle menaçait d'attendre aussi longtemps qu'il serait nĂ©cessaire, pour y enterrer Ă leur tour ses actions Ă lui, quand la maison croulerait. C'Ă©tait le cri du corbeau qui part avec l'armĂ©e en marche, la suit jusqu'au soir du carnage, plane et s'abat, sachant qu'il y aura des morts Ă manger. " Au revoir, monsieur " , dit la MĂ©chain en se retirant, essoufflĂ©e et trĂšs polie. V - Un mois plus tard, dans les premiers jours de novembre, l'installation de la Banque universelle n'Ă©tait pas terminĂ©e. Il y avait encore des menuisiers qui posaient des boiseries, des peintres qui achevaient de mastiquer l'Ă©norme toiture vitrĂ©e dont on avait couvert la cour. Cette lenteur venait de Saccard, qui, mĂ©content de la mesquinerie de l'installation, prolongeait les travaux par des exigences de luxe ; et, ne pouvant repousser les murs, pour contenter son continuel rĂÂȘve de l'Ă©norme, il avait fini par se fĂÂącher et par se dĂ©charger sur Mme Caroline du soin de congĂ©dier enfin les entrepreneurs. Celle-ci surveillait donc la pose des derniers guichets. Il y avait un nombre de guichets extraordinaire ; la cour, transformĂ©e hall central, en Ă©tait entourĂ©e guichets grillagĂ©s, sĂ©vĂšres et dignes, surmontĂ©s de belles plaques de cuivre, portant les indications en lettres noires. En somme, l'amĂ©nagement, bien que rĂ©alisĂ© dans un local un peu Ă©troit, Ă©tait d'une disposition heureuse au rez-de-chaussĂ©e, les services qui devaient ĂÂȘtre en relation suivie avec le public, les diffĂ©rentes caisses, les Ă©missions, toutes les opĂ©rations courantes de banque ; et, en haut, le mĂ©canisme en quelque sorte intĂ©rieur, la direction, la correspondance, la comptabilitĂ©, les bureaux du contentieux et du personnel. Au total, dans un espace si resserrĂ©, s'agitaient lĂ plus de deux cent employĂ©s. Et ce qui frappait dĂ©jĂ , en entrant, mĂÂȘme au milieu de la bousculade des ouvriers, finissant de taper leurs clous, c'Ă©tait cet air de sĂ©vĂ©ritĂ©, un air de probitĂ© antique, fleurant vaguement la sacristie, qui provenait sans doute du local, de ce vieil hĂÂŽtel humide et noir, silencieux, Ă l'ombre des arbres du jardin voisin. On avait la sensation de pĂ©nĂ©trer dans une maison dĂ©vote. Un aprĂšs-midi, revenant de la Bourse, Saccard lui-mĂÂȘme eut cette sensation, qui le surprit. Cela le consola des dorures absentes. Il tĂ©moigna de son contentement Ă Mme Caroline. " Eh bien, tout de mĂÂȘme, pour commencer, c'est gentil. On a l'air en famille, une vraie petite chapelle. Plus tard, on verra... Merci, ma belle amie, de la peine que vous vous donnez, depuis que votre frĂšre est absent. Et, comme il avait pour principe d'utiliser les circonstances imprĂ©vues, il s'ingĂ©nia dĂšs lors Ă dĂ©velopper cette apparence austĂšre de la maison, il exigea de ses employĂ©s une tenue de jeunes officiants, on ne parla plus que d'une voix mesurĂ©e, on reçut et on donna l'argent avec une discrĂ©tion toute clĂ©ricale. Jamais Saccard, dans sa vie tumultueuse, ne s'Ă©tait dĂ©pensĂ© avec autant d'activitĂ©. Le matin, dĂšs sept heures, avant tous les employĂ©s, et avant mĂÂȘme que le garçon de bureau eĂ»t allumĂ© le feu, il Ă©tait dans son cabinet, Ă dĂ©pouiller le courrier, Ă rĂ©pondre dĂ©jĂ aux lettres les plus pressĂ©es. Puis, c'Ă©tait, jusqu'Ă onze heures, un interminable galop, les amis et les clients considĂ©rables, les agents de change, les coulissiers, les remisiers, toute la nuĂ©e de la finance ; sans compter le dĂ©filĂ© des chefs de service de la maison venant aux ordres. Lui-mĂÂȘme, dĂšs qu'il avait une minute de rĂ©pit, se levait, faisait une rapide inspection des divers bureaux, oĂÂč les employĂ©s vivaient dans la terreur de ses apparitions brusques, qui se produisaient Ă des heures sans cesse diffĂ©rentes. A onze heures il montait dĂ©jeuner avec Mme Caroline, mangeait largement, buvait de mĂÂȘme, avec une aisance d'homme maigre, sans en ĂÂȘtre incommodĂ© ; et l'heure pleine qu'il employait lĂ n'Ă©tait pas perdue, car c'Ă©tait le moment oĂÂč, comme il le disait, il confessait sa belle amie, c'est-Ă -dire oĂÂč il lui demandait son avis sur les hommes et sur les choses, quitte Ă ne pas savoir le plus souvent profiter de sa grande sagesse. A midi, il sortait, allait Ă la Bourse, voulant y ĂÂȘtre un des premiers, pour voir et causer. Du reste, il ne jouait pas ouvertement, se trouvait lĂ ainsi qu'Ă un rendez-vous naturel, oĂÂč il Ă©tait certain de rencontrer les clients de sa banque. Pourtant, son influence s'y indiquait dĂ©jĂ , il y Ă©tait rentrĂ© en victorieux, en homme solide, appuyĂ© dĂ©sormais sur de vrais millions ; et les malins se parlaient Ă voix basse en le regardant, chuchotaient des rumeurs extraordinaires, lui prĂ©disaient la royautĂ©. Vers trois heures et demie, il Ă©tait toujours rentrĂ©, il s'attelait Ă la fastidieuse besogne des signatures, tellement entraĂnĂ© Ă cette course mĂ©canique de la main, qu'il mandait des employĂ©s, donnait des rĂ©ponses, rĂ©glait des affaires, la tĂÂȘte libre et parlant Ă l'aise, sans discontinuer de signer. Jusqu'Ă six heures, il recevait encore des visites, terminait le travail du jour, prĂ©parait celui du lendemain. Et, quand il remontait prĂšs de Mme Caroline, c'Ă©tait pour un repas plus copieux que celui de onze heures, des poissons fins et du gibier surtout, avec des caprices de vins qui le faisaient dĂner au bourgogne, au bordeaux, au champagne, selon l'heureux emploi de sa journĂ©e. " Dites que je ne suis pas sage ! s'Ă©criait-il parfois, en riant. Au lieu de courir les femmes, les cercles, les thĂ©ĂÂątres, je vis lĂ , en bon bourgeois, prĂšs de vous... Il faut Ă©crire cela Ă votre frĂšre, pour le rassurer. " Il n'Ă©tait pas si sage qu'il le prĂ©tendait, ayant eu, Ă cette Ă©poque, la fantaisie d'une petite chanteuse des Bouffes ! et il s'Ă©tait mĂÂȘme un jour oubliĂ©, Ă son tour, chez Germaine Coeur, oĂÂč il n'avait trouvĂ© aucune satisfaction. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, le soir, il tombait de fatigue. Il vivait, d'ailleurs, dans un tel dĂ©sir, dans une telle anxiĂ©tĂ© du succĂšs, que ses autres appĂ©tits allaient en rester comme diminuĂ©s et paralysĂ©s, tant qu'il ne se sentirait pas triomphant, maĂtre indiscutĂ© de la fortune. " Bah ! rĂ©pondait gaiement Mme Caroline, mon frĂšre a toujours Ă©tĂ© si sage, que la sagesse est pour lui une condition de nature, et non un mĂ©rite... Je lui ai Ă©crit hier que je vous avais dĂ©terminĂ© Ă ne pas faire redorer la salle du conseil. Cela lui fera plus de plaisir. " Ce fut donc par un aprĂšs-midi trĂšs froid des premiers jours de novembre, au moment oĂÂč Mme Caroline donnait au maĂtre peintre l'ordre de lessiver simplement les peintures de cette salle, qu'on lui apporta une carte, en lui disant que la personne insistait beaucoup pour la voir. La carte, malpropre, portait le nom de Busch, imprimĂ© grossiĂšrement. Elle ne connaissait pas ce nom, elle donna l'ordre de faire monter chez elle, dans le cabinet de son frĂšre, oĂÂč elle recevait. Si Busch, depuis bientĂÂŽt six grands mois, patientait, n'utilisait pas l'extraordinaire dĂ©couverte qu'il avait faite d'un fils naturel de Saccard, c'Ă©tait d'abord pour les raisons qu'il avait pressenties, le mĂ©diocre rĂ©sultat qu'il y aurait Ă tirer seulement de lui les six cents francs de billets souscrits Ă la mĂšre, la difficultĂ© extrĂÂȘme de le faire chanter pour en obtenir davantage, une somme raisonnable de quelques milliers de francs. Un homme veuf, libre de toutes entraves, que le scandale n'effrayait guĂšre, comment le terroriser, lui faire payer cher ce vilain cadeau d'un enfant de hasard, poussĂ© dans la boue, graine de souteneur et d'assassin ? Sans doute, la MĂ©chain avait laborieusement dressĂ© un gros compte de frais, environ six mille francs des piĂšces de vingt sous prĂÂȘtĂ©es Ă Rosalie Chavaille, sa cousine, la mĂšre du petit, puis ce que lui avait coĂ»tĂ© la maladie de la malheureuse, son enterrement, l'entretien de sa tombe, enfin ce qu'elle dĂ©pensait pour Victor lui-mĂÂȘme depuis qu'il Ă©tait tombĂ© Ă sa charge, la nourriture, les vĂÂȘtements, un tas de choses. Mais, dans le cas oĂÂč Saccard n'aurait point la paternitĂ© tendre, n'Ă©tait-il pas croyable qu'il allait les envoyer promener ? car rien au monde ne la prouverait, cette paternitĂ©, sinon la ressemblance de l'enfant ; et ils ne tireraient toujours de lui que l'argent des billets, encore s'il n'invoquait pas la prescription. D'autre part, si Busch avait tant tardĂ©, c'Ă©tait qu'il venait de passer des semaines d'affreuse inquiĂ©tude, prĂšs de son frĂšre Sigismond, couchĂ©, terrassĂ© par la phtisie. Pendant quinze jours surtout, ce terrible remueur d'affaires avait tout nĂ©gligĂ©, tout oubliĂ© des mille pistes enchevĂÂȘtrĂ©es qu'il suivait, ne paraissant plus Ă la Bourse, ne traquant plus un dĂ©biteur, ne quittant pas le chevet du malade, qu'il veillait, soignait, changeait, comme une mĂšre. Devenu prodigue, lui d'une ladrerie immonde, il appelait les premiers mĂ©decins de Paris, aurait voulu payer les remĂšdes plus cher au pharmacien, pour qu'ils fussent plus efficaces ; et, comme les mĂ©decins avaient dĂ©fendu tout travail, et que Sigismond s'entĂÂȘtait, il lui cachait ses papiers, ses livres. Entre eux, c'Ă©tait devenu une guerre de ruses. DĂšs que, vaincu par la fatigue, son gardien s'endormait, le jeune homme, trempĂ© de sueur, dĂ©vorĂ© de fiĂšvre, retrouvait un bout de crayon, une marge de journal, se remettait Ă des calculs, distribuant la richesse selon son rĂÂȘve de justice, assurant Ă chacun sa part de bonheur et de vie. Et Busch, Ă son rĂ©veil, s'irritait de le voir plus malade, le coeur crevĂ© de ce qu'il donnait ainsi Ă sa chimĂšre le peu qu'il lui restait d'existence. Faire joujou avec ces bĂÂȘtises-lĂ , il le lui permettait, comme on permet des pantins Ă un enfant, lorsqu'il Ă©tait en bonne santĂ© ; mais s'assassiner avec des idĂ©es folles, impraticables, vraiment c'Ă©tait imbĂ©cile ! Enfin, ayant consenti Ă ĂÂȘtre sage, par affection pour son grand frĂšre, Sigismond avait repris quelque force, et il commençait Ă se lever. Ce fut alors que Busch, se remettant Ă ses besognes, dĂ©clara qu'il fallait liquider l'affaire Saccard, d'autant plus que Saccard Ă©tait rentrĂ© en conquĂ©rant Ă la Bourse et qu'il redevenait un personnage d'une solvabilitĂ© indiscutable. Le rapport de Mme MĂ©chain, qu'il avait envoyĂ©e rue Saint-Lazare, Ă©tait excellent. Cependant, il hĂ©sitait encore Ă attaquer son homme de face, il temporisait en cherchant par quelle tactique il le vaincrait, lorsqu'une parole Ă©chappĂ©e Ă la MĂ©chain sur Mme Caroline, cette dame qui tenait la maison, dont tous les fournisseurs du quartier lui avaient parlĂ©, le lança dans un nouveau plan de campagne. Est-ce que, par hasard, cette dame Ă©tait la vraie maĂtresse, celle qui avait la clef des armoires et du coeur ? Il obĂ©issait assez souvent Ă ce qu'il appelait le coup de l'inspiration, cĂ©dant Ă une divination brusque, partant en chasse sur une simple indication de son flair, quitte ensuite Ă tirer des faits une certitude et une rĂ©solution. Et ce fut ainsi qu'il se rendit rue Saint-Lazare, pour voir Mme Caroline. En haut, dans la salle des Ă©pures, Mme Caroline resta surprise devant ce gros homme mal rasĂ©, Ă la figure plate et sale, vĂÂȘtu d'une belle redingote graisseuse et cravatĂ© de blanc. Lui-mĂÂȘme la fouillait jusqu'Ă l'ĂÂąme, la trouvait telle qu'il la souhaitait, si grande, si saine, avec ses admirables cheveux blancs, qui Ă©clairaient de gaietĂ© et de douceur son visage restĂ© jeune ; et il Ă©tait surtout frappĂ© par l'expression de la bouche un peu forte, une telle expression de bontĂ©, que tout de suite il se dĂ©cida. " Madame, dit-il, j'aurais dĂ©sirĂ© parler Ă M. Saccard, mais on vient de me rĂ©pondre qu'il Ă©tait absent... " Il mentait, il ne l'avait mĂÂȘme pas demandĂ©, car il savait fort bien qu'il n'y Ă©tait point, ayant guettĂ© son dĂ©part pour la Bourse. " Et je me suis alors permis de m'adresser Ă vous, prĂ©fĂ©rant cela au fond, n'ignorant pas Ă qui je m'adresse... Il s'agit d'une communication si grave, si dĂ©licate... " Mme Caroline, qui, jusque-lĂ , ne lui avait pas dit de s'asseoir, lui indiqua un siĂšge, avec un empressement inquiet. " Parlez, monsieur, je vous Ă©coute. " Busch, en relevant avec soin les pans de sa redingote, qu'il semblait craindre de salir, se posa Ă lui-mĂÂȘme, comme un point acquis, qu'elle couchait avec Saccard. " C'est que, madame, ce n'est point commode Ă dire, et je vous avoue qu'au dernier moment je me demande si je fais bien de vous confier une pareille chose... J'espĂšre que vous verrez, dans ma dĂ©marche, l'unique dĂ©sir de permettre Ă M. Saccard de rĂ©parer d'anciens torts... " D'un geste, elle le mit Ă l'aise, ayant compris de son cĂÂŽtĂ© Ă quel personnage elle avait affaire, dĂ©sirant abrĂ©ger les protestations inutiles. Du reste, il n'insista pas, conta longuement l'ancienne histoire, Rosalie sĂ©duite rue de la Harpe, l'enfant naissant aprĂšs la disparition de Saccard, et la mĂšre morte dans la dĂ©bauche, et Victor laissĂ© Ă la charge d'une cousine trop occupĂ©e pour le surveiller, poussant au milieu de l'abjection. Elle l'Ă©couta, Ă©tonnĂ©e d'abord par ce roman qu'elle n'attendait point, car elle s'Ă©tait imaginĂ© qu'il s'agissait de quelque louche aventure d'argent ; puis, visiblement, elle s'attendrit, Ă©mue du triste sort de la mĂšre et de l'abandon du petit, profondĂ©ment remuĂ©e dans sa maternitĂ© de femme restĂ©e stĂ©rile. " Mais, dit-elle, ĂÂȘtes-vous certain, monsieur, des faits que vous me racontez ?... Il faut des preuves bien fortes, absolues, dans ces sortes d'histoires. " Il eut un sourire. " Oh ! madame, il y a une preuve aveuglante, la ressemblance extraordinaire de l'enfant... Puis, les dates sont lĂ , tout s'accorde et prouve les faits jusqu'Ă la derniĂšre Ă©vidence. " Elle demeurait tremblante, et il l'observait. AprĂšs un silence, il continua " Vous comprenez maintenant, madame, combien j'Ă©tais embarrassĂ© pour m'adresser directement Ă M. Saccard. Moi, je n'ai aucun intĂ©rĂÂȘt lĂ - dedans, je ne viens qu'au nom de Mme MĂ©chain, la cousine, qu'un hasard seul a mise sur la trace du pĂšre tant cherchĂ© ; car j'ai eu l'honneur de vous dire que les douze billets de cinquante francs, donnĂ©s Ă la malheureuse Rosalie, Ă©taient signĂ©s du nom de Sicardot, chose que je ne me permets pas de juger, excusable, mon Dieu ! dans cette terrible vie de Paris. Seulement, n'est-ce pas ? M. Saccard aurait pu se mĂ©prendre sur le caractĂšre de mon intervention... Et c'est alors que j'ai eu l'inspiration de vous voir la premiĂšre, madame, pour m'en remettre complĂštement Ă vous sur la marche Ă suivre, sachant quel intĂ©rĂÂȘt vous portez Ă M. Saccard... VoilĂ ! vous avez notre secret, pensez-vous que je doive l'attendre et lui tout dire, dĂšs aujourd'hui ? " Mme Caroline montra une Ă©motion croissante. " Non, non, plus tard. " Mais elle-mĂÂȘme ne savait que faire, dans l'Ă©trangetĂ© de la confidence. Il continuait de l'Ă©tudier, satisfait de la sensibilitĂ© extrĂÂȘme qui la lui livrait, achevant de bĂÂątir son plan, certain dĂ©sormais de tirer d'elle plus que Saccard n'aurait jamais donnĂ©. " C'est que, murmura-t-il, il faudrait prendre un parti. - Eh bien, j'irai... Oui, j'irai Ă cette citĂ©, j'irai voir cette Mme MĂ©chain et l'enfant... Cela vaut mieux, beaucoup mieux que je me rende d'abord compte des choses. " Elle pensait tout haut, la rĂ©solution lui venait de faire une soigneuse enquĂÂȘte, avant de rien dire au pĂšre. Ensuite, si elle Ă©tait convaincue, il serait temps de l'avertir. N'Ă©tait-elle pas lĂ pour veiller sur sa maison et sur sa tranquillitĂ© ? " Malheureusement, ça presse, reprit Busch, l'amenant peu Ă peu oĂÂč il voulait. Le pauvre gamin souffre. Il est dans un milieu abominable. " Elle s'Ă©tait levĂ©e. " Je mets un chapeau et j'y vais Ă l'instant. " A son tour, il dut quitter sa chaise, et nĂ©gligemment " Je ne vous parle pas du petit compte qu'il y aura Ă rĂ©gler. L'enfant a coĂ»tĂ©, naturellement ; et il y a aussi de l'argent prĂÂȘtĂ©, du vivant de la mĂšre... Oh ! moi, je ne sais pas au juste. Je n'ai voulu me charger de rien. Tous les papiers sont lĂ -bas. - Bon ! je vais voir. " Alors, il parut s'attendrir lui-mĂÂȘme. " Ah ! madame, si vous saviez toutes les drĂÂŽles de choses que je vois, dans les affaires ! Ce sont les gens les plus honnĂÂȘtes qui ont Ă souffrir plus tard de leurs passions, ou, ce qui est pis, des passions de leurs parents... Ainsi, je pourrais vous citer un exemple. Vos infortunĂ©es voisines, ces dames de Beauvilliers... " D'un mouvement brusque, il s'Ă©tait approchĂ© d'une des fenĂÂȘtres, il plongeait ses regards ardemment curieux dans le jardin voisin. Sans doute, depuis qu'il Ă©tait entrĂ©, il mĂ©ditait ce coup d'espionnage, aimant Ă connaĂtre ses terrains de bataille. Dans l'affaire de la reconnaissance de dix mille francs, signĂ©e par le comte Ă la fille LĂ©onie Cron, il avait devinĂ© juste, les renseignements envoyĂ©s de VendĂÂŽme disaient l'aventure prĂ©vue la fille sĂ©duite, restĂ©e sans un sou, Ă la mort du comte, avec son chiffon de papier inutile, et dĂ©vorĂ©e de l'envie dĂ© venir Ă Paris, et finissant par laisser le papier en nantissement Ă l'usurier Charpier, pour cinquante francs peut-ĂÂȘtre. Seulement, s'il avait tout de suite retrouvĂ© les Beauvilliers, il faisait battre Paris depuis six mois par la MĂ©chain, sans pouvoir mettre la main sur LĂ©onie. Elle y Ă©tait tombĂ©e bonne Ă tout faire, chez un huissier, et il la suivait dans trois places ; puis, chassĂ©e pour inconduite notoire, elle disparaissait, il avait en vain fouillĂ© tous les ruisseaux. Cela l'exaspĂ©rait d'autant plus, qu'il ne pouvait rien tenter sur la comtesse, tant qu'il n'aurait pas la fille comme une menace vivante de scandale. Mais il n'en nourrissait pas moins l'affaire, il Ă©tait heureux, debout devant la fenĂÂȘtre, de connaĂtre le jardin de l'hĂÂŽtel, dont il n'avait vu encore que la façade, sur la rue. " Est-ce que ces dames seraient Ă©galement menacĂ©es de quelque ennui ? " demanda Mme Caroline, avec une inquiĂšte sympathie. Il fit l'innocent. " Non, je ne crois pas... Je voulais parler simplement de la triste situation oĂÂč les a laissĂ©es la mauvaise conduite du comte... Oui, j'ai des amis Ă VendĂÂŽme, je sais leur histoire. " Et, comme il se dĂ©cidait enfin Ă quitter la fenĂÂȘtre, il eut, dans l'Ă©motion qu'il jouait, un brusque et singulier retour sur lui-mĂÂȘme. " Encore, quand ce ne sont que des plaies d'argent ! mais c'est lorsque la mort entre dans une maison ! " Cette fois, de vraies larmes mouillaient ses yeux. Il venait de songer Ă son frĂšre, il Ă©touffait. Elle crut qu'il avait rĂ©cemment perdu un des siens, elle ne le questionna pas, par discrĂ©tion. Jusque-lĂ , elle ne s'Ă©tait pas trompĂ©e sur les basses besognes du personnage, Ă la rĂ©pugnance qu'il lui inspirait ; et ces larmes inattendues la dĂ©terminaient davantage que la plus savante des tactiques son dĂ©sir s'accrut de courir tout de suite Ă la citĂ© de Naples. " Madame, je compte donc sur vous. - Je pars Ă l'instant. " Une heure plus tard, Mme Caroline, qui avait pris une voiture, errait derriĂšre la butte Montmartre, sans pouvoir trouver la citĂ©. Enfin, dans une des rues dĂ©sertes qui se relient Ă la rue Marcadet, une vieille femme la dĂ©signa au cocher. C'Ă©tait, Ă l'entrĂ©e, comme un chemin de campagne, dĂ©foncĂ©, obstruĂ© de boue et de dĂ©tritus, s'enfonçant au milieu d'un terrain vague ; et l'on ne distinguait qu'aprĂšs un coup d'oeil attentif les misĂ©rables constructions, faites de terre, de vieilles planches et de vieux zinc, pareilles Ă des tas de dĂ©molitions, rangĂ©s autour de la cour intĂ©rieure. Sur la rue, une maison Ă un Ă©tage, bĂÂątie en moellons, celle-lĂ , mais d'une dĂ©crĂ©pitude et d'une crasse repoussantes, semblait commander l'entrĂ©e, ainsi qu'une geĂÂŽle. Et, en effet, Mme MĂ©chain demeurait lĂ , en propriĂ©taire vigilante, sans cesse aux aguets, exploitant elle-mĂÂȘme son petit peuple de locataires affamĂ©s. DĂšs que Mme Caroline fut descendue de voiture, elle la vit apparaĂtre sur le seuil, Ă©norme, la gorge et le ventre coulant dans une ancienne robe de soie bleue, limĂ©e aux plis, craquĂ©e aux coutures, les joues si bouffies et si rouges, que le nez petit, disparu, semblait cuire entre deux brasiers. Elle hĂ©sitait, prise de malaise, lorsque la voix trĂšs douce, d'un charme aigrelet de pipeau champĂÂȘtre, la rassura. " Ah ! madame, c'est M. Busch qui vous envoie. Vous venez pour le petit Victor... Entrez, entrez donc. Oui, c'est bien ici la citĂ© de Naples. La rue n'est pas classĂ©e, nous n'avons pas encore de numĂ©ros... Entrez, il faut causer de tout ça, d'abord. Mon Dieu ! c'est si ennuyeux, c'est si triste ! " Et Mme Caroline dut accepter une chaise dĂ©paillĂ©e, dans une salle Ă manger noire de graisse, oĂÂč un poĂÂȘle rouge entretenait une chaleur et une odeur asphyxiantes. La MĂ©chain, maintenant, se rĂ©criait sur la chance que la visiteuse avait de la rencontrer, car elle avait tant d'affaires dans Paris, elle ne remontait guĂšre avant six heures. Il fallut l'interrompre. " Pardon, madame, je venais pour ce malheureux enfant. - Parfaitement, madame, je vais vous le montrer... Vous savez que sa mĂšre Ă©tait ma cousine. Ah ! je puis dire que j'ai fait mon devoir... Voici les papiers, voici les comptes. " D'un buffet, elle tirait un dossier, bien en ordre, classĂ© dans une chemise bleue, comme chez un agent d'affaires. Et elle ne tarissait plus sur la pauvre Rosalie sans doute elle avait fini par mener une vie tout Ă fait dĂ©goĂ»tante, allant avec le premier venu, rentrant ivre et en sang, aprĂšs des bordĂ©es de huit jours ; seulement, n'est-ce pas ? Il fallait comprendre, car elle Ă©tait bonne ouvriĂšre avant que le pĂšre lui eĂ»t dĂ©mis l'Ă©paule, le jour oĂÂč il l'avait prise sur l'escalier ; et ce n'Ă©tait pas, avec son infirmitĂ©, en vendant des citrons aux Halles, qu'elle pouvait vivre sage. " Vous voyez, madame, c'est par vingt sous, par quarante sous, que je lui ai prĂÂȘtĂ© tout ça. Les dates y sont le 20 juin, vingt sous ; le 27 juin, encore vingt sous ; le 3 juillet, quarante sous. Et, tenez ! elle a dĂ» ĂÂȘtre malade Ă cette Ă©poque, parce que voici des quarante sous Ă n'en plus finir... Puis, il y avait Victor que j'habillais. J'ai mis un V devant toutes les dĂ©penses faites pour le gamin... Sans compter que, lorsque Rosalie a Ă©tĂ© morte, oh ! bien salement, dans une maladie qui Ă©tait une vraie pourriture, il est tombĂ© complĂštement Ă ma charge. Alors, regardez, j'ai mis cinquante francs par mois. C'est trĂšs raisonnable. Le pĂšre est riche, il peut bien donner cinquante francs par mois pour son garçon... Enfin, ça fait cinq mille quatre cent trois francs ; et, si nous ajoutons les six cents francs des billets, nous arrivons au total de six mille francs... Oui, tout pour six mille francs, voilĂ ! " MalgrĂ© la nausĂ©e qui la pĂÂąlissait, Mme Caroline fit une rĂ©flexion. " Mais les billets ne vous appartiennent pas, ils sont la propriĂ©tĂ© de l'enfant. - Ah ! pardon, reprit la MĂ©chain, aigrement, j'ai avancĂ© de l'argent dessus. Pour rendre service Ă Rosalie, je les lui ai escomptĂ©s. Vous voyez derriĂšre mon endos... C'est encore gentil de ma part de ne pas rĂ©clamer des intĂ©rĂÂȘts... On rĂ©flĂ©chira, ma bonne dame, on ne voudra pas faire perdre un sou Ă une pauvre femme comme moi. " Sur un geste las de la bonne dame, qui acceptait le compte, elle se calma. Et elle retrouva sa petite voix flĂ»tĂ©e pour dire " Maintenant, je vais faire appeler Victor. " Mais elle eut beau envoyer coup sur coup trois mioches qui rĂÂŽdaient, se planter sur le seuil, faire de grands gestes il fut acquis que Victor refusait de se dĂ©ranger. Un des mioches rapporta mĂÂȘme, pour toute rĂ©ponse, un mot ignoble. Alors, elle s'Ă©branla, disparut comme pour aller le chercher par une oreille. Puis, elle reparut seule, ayant rĂ©flĂ©chi, trouvant bon sans doute de le montrer dans toute son horreur. " Si madame veut bien prendre la peine de me suivre. " Et, en marchant, elle fournit des dĂ©tails sur la citĂ© de Naples, que son mari tenait d'un oncle. Ce mari devait ĂÂȘtre mort, personne ne l'avait connu, et elle n'en parlait jamais que pour expliquer la provenance de sa propriĂ©tĂ©. Une mauvaise affaire qui la tuerait, disait- elle, car elle y trouvait plus de soucis que de profits, surtout depuis que la prĂ©fecture la tracassait, lui envoyait des inspecteurs qui exigeaient des rĂ©parations, des amĂ©liorations, sous le prĂ©texte que les gens crevaient chez elle comme des mouches. D'ailleurs, elle se refusait Ă©nergiquement Ă dĂ©penser un sou. Est-ce qu'on n'allait pas bientĂÂŽt exiger des cheminĂ©es ornĂ©es de glaces, dans des chambres qu'elle louait deux francs par semaine ! Et ce qu'elle ne disait point, c'Ă©tait son ĂÂąpretĂ© Ă toucher ses loyers, jetant les familles Ă la rue, dĂšs qu'on ne lui donnait pas d'avance ses deux francs, faisant elle-mĂÂȘme sa police, si redoutĂ©e, que les mendiants sans asile n'auraient osĂ© dormir pour rien contre un de ses murs. Le coeur serrĂ©, Mme Caroline examinait la cour, un terrain ravagĂ©, creusĂ© de fondriĂšres, que les ordures accumulĂ©es transformaient en un cloaque. On jetait tout lĂ , il n'y avait ni fosse ni puisard, c'Ă©tait un fumier sans cesse accru, empoisonnant l'air ; et heureusement qu'il faisait froid, car la peste s'en dĂ©gageait, sous les grands soleils. D'un pied inquiet, elle cherchait Ă Ă©viter les dĂ©bris de lĂ©gumes et les os, en promenant ses regards aux deux bords, sur les habitations, des sortes de taniĂšres sans nom, des rez-de-chaussĂ©e effondrĂ©s Ă demi, masures en ruine consolidĂ©es avec les matĂ©riaux les plus hĂ©tĂ©roclites. Plusieurs Ă©taient simplement couvertes de papier goudronnĂ©. Beaucoup n'avaient pas de porte, laissaient entrevoir des trous noirs de cave, d'oĂÂč sortait une haleine nausĂ©abonde de misĂšre. Des familles de huit et dix personnes s'entassaient dans ces charniers, sans mĂÂȘme avoir un lit souvent, les hommes, les femmes, les enfants se pourrissant les uns les autres, comme les fruits gĂÂątĂ©s, livrĂ©s dĂšs la petite enfance Ă l'instinctive luxure par la plus monstrueuse des promiscuitĂ©s. Aussi des bandes de mioches, hĂÂąves, chĂ©tifs, mangĂ©s de la scrofule et de la syphilis hĂ©rĂ©ditaires, emplissaient-elles sans cesse la cour, pauvres ĂÂȘtres poussĂ©s sur ce fumier ainsi que des champignons vĂ©reux, dans le hasard d'une Ă©treinte, sans qu'on sĂ»t au juste quel pouvait ĂÂȘtre le pĂšre. Lorsqu'une Ă©pidĂ©mie de fiĂšvre typhoĂÂŻde ou de variole soufflait, elle balayait d'un coup au cimetiĂšre la moitiĂ© de la citĂ©. " Je vous expliquais donc, Madame, reprit la MĂ©chain, que Victor n'a pas eu de trop bons exemples sous les yeux, et qu'il serait temps de songer Ă son Ă©ducation, car le voilĂ qui achĂšve ses douze ans... Du vivant de sa mĂšre, n'est-ce pas ? il voyait des choses pas trĂšs convenables, attendu qu'elle ne se gĂÂȘnait guĂšre, quand elle Ă©tait soĂ»le. Elle amenait les hommes, et tout ça se passait devant lui... Ensuite, moi, je n'ai jamais eu le temps de le surveiller d'assez prĂšs, Ă cause de mes affaires dans Paris. Il courait toute la journĂ©e sur les fortifications. Deux fois, j'ai dĂ» aller le rĂ©clamer, parce qu'il avait volĂ©, oh ! des bĂÂȘtises seulement. Et puis, dĂšs qu'il a pu, ç'a Ă©tĂ© avec les petites filles, tant sa pauvre mĂšre lui en avait montrĂ©. Avec ça, vous allez le voir, Ă douze ans, c'est dĂ©jĂ un homme. Enfin, pour qu'il travaille un peu, je l'ai donnĂ© Ă la mĂšre Eulalie, une femme qui vend Ă Montmartre des lĂ©gumes au panier. Il l'accompagne Ă la Halle, il lui porte un de ses paniers. Le malheur est qu'en ce moment elle a des abcĂšs Ă la cuisse... Mais nous y voici, madame, veuillez entrer. " Mme Caroline eut un mouvement de recul. C'Ă©tait, au fond de la cour, derriĂšre une vĂ©ritable barricade d'immondices, un des trous les plus puants, une masure Ă©crasĂ©e dans le sol, pareille Ă un tas de gravats que des bouts de planches soutenaient. Il n'y avait pas de fenĂÂȘtre. Il fallait que la porte, une ancienne porte vitrĂ©e, doublĂ©e d'une feuille de zinc, restĂÂąt ouverte, pour qu'on vĂt clair ; et le froid entrait, terrible. Dans un coin, elle aperçut une paillasse, jetĂ©e simplement sur la terre battue. Aucun autre meuble n'Ă©tait reconnaissable, parmi le pĂÂȘle-mĂÂȘle de tonneaux Ă©clatĂ©s, de treillages arrachĂ©s, de corbeilles Ă demi pourries, qui devaient servir de siĂšges et de tables. Les murs suintaient, d'une humiditĂ© gluante. Une crevasse, une fente verte dans le plafond noir, laissait couler la pluie, juste au pied de la paillasse. Et l'odeur, l'odeur surtout Ă©tait affreuse, l'abjection humaine dans l'absolu dĂ©nuement. " MĂšre Eulalie, cria la MĂ©chain, c'est une dame qui veut du bien Ă Victor... Qu'est-ce qu'il a, ce crapaud, Ă ne pas venir, quand on l'appelle ? " Un paquet de chair informe grouilla sur la paillasse, dans un lambeau de vieille indienne qui servait de drap ; et Mme Caroline distingua une femme d'une quarantaine d'annĂ©es, toute nue lĂ -dedans, faute de chemise, semblable Ă une outre Ă moitiĂ© vide, tant elle Ă©tait molle et coupĂ©e de plis. La tĂÂȘte n'Ă©tait point laide, fraĂche encore, encadrĂ©e de petits cheveux blonds frisĂ©s. " Ah ! geignit-elle, qu'elle entre, si c'est pour notre bien, car il n'est pas Dieu possible que ça continue !... Quand on pense, madame, que voilĂ quinze jours que je n'ai pu me lever, Ă cause de ces saletĂ©s de gros boutons qui me font des trous dans la cuisse !... Alors, il n'y a plus un sou, naturellement. Impossible de continuer le commerce. J'avais deux chemises que Victor est allĂ© vendre ; et je crois bien que, ce soir, nous serions claquĂ©s de faim. " Puis, haussant la voix " C'est bĂÂȘte, Ă la fini sors donc de lĂ , petit... La dame ne veut pas te faire du mal. " Et Mme Caroline tressaillit, en voyant se dresser d'un panier un paquet, qu'elle avait pris pour un tas de loques. C'Ă©tait Victor, vĂÂȘtu des restes d'un pantalon et d'une veste de toile, par les trous desquels sa nuditĂ© passait. Il se trouvait en plein dans la clartĂ© de la porte, elle restait bĂ©ante, stupĂ©fiĂ©e de son extraordinaire ressemblance avec Saccard. Tous ses doutes s'en allĂšrent, la paternitĂ© Ă©tait indĂ©niable. " Je veux pas, moi, dĂ©clara-t-il, qu'on m'embĂÂȘte pour aller Ă l'Ă©cole. " Mais elle le regardait toujours envahie d'un malaise croissant. Dans cette ressemblance qui la frappait, il Ă©tait inquiĂ©tant, ce gamin, avec toute une moitiĂ© de la face plus grosse que l'autre, le nez tordu Ă droite, la tĂÂȘte comme Ă©crasĂ©e sur la marche oĂÂč sa mĂšre, violentĂ©e, l'avait conçu. En outre, il paraissait prodigieusement dĂ©veloppĂ© pour son ĂÂąge, pas trĂšs grand, trapu, entiĂšrement formĂ© Ă douze ans, dĂ©jĂ poilu, ainsi qu'une bĂÂȘte prĂ©coce. Les yeux hardis, dĂ©vorants, la bouche sensuelle, Ă©taient d'un homme. Et, dans cette grande enfance, au teint si pur encore, avec certains coins dĂ©licats de fille, cette virilitĂ©, si brusquement Ă©panouie gĂÂȘnait et effrayait, ainsi qu'une monstruositĂ©. " L'Ă©cole vous fait donc bien peur mon petit ami ? finit par dire Mme Caroline. Vous y seriez pourtant mieux qu'ici... OĂÂč couchez-vous ? " D'un geste, il montra la paillasse. " LĂ , avec elle. " ContrariĂ©e de cette rĂ©ponse franche, la mĂšre Eulalie s'agita, cherchant une explication. " Je lui avais fait un lit avec un petit matelas ; et puis, il a fallu le vendre... On couche comme on peut, n'est-ce pas ? quand tout a filĂ©. " La MĂ©chain crut devoir intervenir, bien qu'elle n'ignorĂÂąt rien de ce qui se passait. " Ce n'est tout de mĂÂȘme pas convenable, Eulalie... Et toi, garnement, tu aurais bien pu venir coucher chez moi, au lieu de coucher avec elle. " Mais Victor se planta sur ses courtes et fortes jambes, se carrant dans sa prĂ©cocitĂ© de mĂÂąle. " Pourquoi donc, c'est ma femme ! " Alors, la mĂšre Eulalie, vautrĂ©e dans sa molle graisse, prit le parti de rire, tĂÂąchant de sauver l'abomination, en en parlant d'un air de plaisanterie. Et une admiration tendre perçait en elle. " Oh ! ça, bien sĂ»r que je ne lui confierais pas ma fille, si j'en avais une... C'est un vrai petit homme. " Mme Caroline frĂ©mit. Le coeur lui manquait, dans une nausĂ©e affreuse. Eh quoi ? ce gamin de douze ans, ce petit monstre, avec cette femme de quarante, ravagĂ©e et malade, sur cette paillasse immonde, au milieu de ces tessons et de cette puanteur ! Ah ! misĂšre, qui dĂ©truit et pourrit tout ! Elle laissa vingt francs, se sauva, revint se rĂ©fugier chez la propriĂ©taire, pour prendre un parti et s'entendre dĂ©finitivement avec celle-ci. Une idĂ©e s'Ă©tait Ă©veillĂ©e en elle, devant un tel abandon, celle de l'Oeuvre du Travail n'avait-elle pas Ă©tĂ© justement créée, cette oeuvre, pour des dĂ©chĂ©ances pareilles, les misĂ©rables enfants du ruisseau qu'on tĂÂąchait de rĂ©gĂ©nĂ©rer par de l'hygiĂšne et un mĂ©tier ? Au plus vite, il fallait enlever Victor de ce cloaque, le mettre lĂ -bas, lui refaire une existence. Elle en Ă©tait restĂ©e toute tremblante. Et, dans cette dĂ©cision, il lui venait une dĂ©licatesse de femme ne rien dire encore Ă Saccard, attendre d'avoir dĂ©crassĂ© un peu le monstre, avant de le lui montrer ; car elle Ă©prouvait comme une pudeur pour lui de cet effroyable rejeton, elle souffrait de la honte qu'il en aurait eue. Quelques mois suffiraient sans doute, elle parlerait ensuite, heureuse de sa bonne action. La MĂ©chain comprit difficilement. " Mon Dieu, madame, comme il vous plaira... Seulement, je veux mes six mille francs tout de suite. Victor ne bougera pas de chez moi, si je n'ai pas mes six mille francs. " Cette exigence dĂ©sespĂ©ra Mme Caroline. Elle n'avait pas la somme, elle ne voulait pas la demander au pĂšre, naturellement. En vain, elle discuta, supplia. " Non, non ! si je n'avais plus mon gage, je pourrais me fouiller. Je connais ça. " Enfin, voyant que la somme Ă©tait grosse et qu'elle n'obtiendrait rien, elle fit un rabais. " Eh bien, donnez-moi deux mille francs tout de suite. J'attendrai pour le reste. " Mais l'embarras de Mme Caroline restait le mĂÂȘme, et elle se demandait oĂÂč prendre ces deux mille francs, lorsque la pensĂ©e lui vint de s'adresser Ă Maxime. Elle ne voulut pas la discuter. Il consentirait bien Ă ĂÂȘtre du secret, il ne refuserait pas l'avance de ce peu d'argent, que certainement son pĂšre lui rembourserait. Et elle s'en alla en annonçant qu'elle reviendrait prendre Victor le lendemain. Il n'Ă©tait que cinq heures, elle avait une telle fiĂšvre d'en finir, qu'en remontant dans son fiacre, elle donna au cocher l'adresse de Maxime, avenue de l'impĂ©ratrice. Quand elle arriva, le valet de chambre lui dit que monsieur Ă©tait Ă sa toilette, mais qu'il allait tout de mĂÂȘme l'annoncer. Un instant, elle Ă©touffa, dans le salon oĂÂč elle attendait. C'Ă©tait un petit hĂÂŽtel installĂ© avec un raffinement exquis de luxe et de bien-ĂÂȘtre. Les tentures, les tapis s'y trouvaient prodiguĂ©s ; et une odeur fine, ambrĂ©e, s'exhalait, dans le tiĂšde silence des piĂšces. Cela Ă©tait joli, tendre et discret, bien qu'il n'y eĂ»t pas lĂ de femme ; car le jeune veuf, enrichi par la mort de la sienne, avait rĂ©glĂ© sa vie pour l'unique culte de lui-mĂÂȘme, fermant sa porte, en garçon d'expĂ©rience, Ă tout nouveau partage. Cette jouissance de vivre, qu'il devait Ă une femme, il n'entendait pas qu'une autre femme la lui gĂÂątĂÂąt. DĂ©sabusĂ© du vice, il ne continuait Ă en prendre que comme d'un dessert qui lui Ă©tait dĂ©fendu, Ă cause de son estomac dĂ©plorable. Il avait abandonnĂ© depuis longtemps son idĂ©e d'entrer au Conseil d'Etat, il ne faisait mĂÂȘme plus courir, les chevaux l'ayant rassasiĂ© comme les filles. Et il vivait seul, oisif, parfaitement heureux, mangeant sa fortune avec art et prĂ©caution, d'une fĂ©rocitĂ© de beau-fils pervers et entretenu, devenu sĂ©rieux. " Si madame veut me suivre, revint dire le valet. Monsieur la recevra tout de suite dans sa chambre. " Mme Caroline avait avec Maxime des rapports familiers, depuis qu'il la voyait installĂ©e en intendante fidĂšle, chaque fois qu'il allait dĂner chez son pĂšre. En entrant dans la chambre, elle trouva les rideaux fermĂ©s, six bougies brĂ»lant sur la cheminĂ©e et sur un guĂ©ridon, Ă©clairant d'une flamme tranquille ce nid de duvet et de soie, une chambre trop douillette de belle dame Ă vendre, avec ses siĂšges profonds, son immense lit, d'une mollesse de plumes. C'Ă©tait la piĂšce aimĂ©e, oĂÂč il avait Ă©puisĂ© les dĂ©licatesses, les meubles et les bibelots prĂ©cieux, des merveilles du siĂšcle dernier, fondus, perdus dans le plus dĂ©licieux fouillis d'Ă©toffes qui se pĂ»t voir. Mais la porte donnant sur le cabinet de toilette Ă©tait grande ouverte, et il parut, disant " Quoi donc, qu'est-il arrivĂ© ?... Papa n'est pas mort ? " Au sortir du bain, il venait de passer un Ă©lĂ©gant costume de flanelle blanche, la peau fraĂche et embaumĂ©e, avec sa jolie tĂÂȘte de fille, dĂ©jĂ fatiguĂ©e, les yeux bleus et clairs sur le vide du cerveau. Par la porte, on entendait encore l'Ă©gouttement d'un des robinets de la baignoire, tandis qu'un parfum de violente fleur montait, dans la douceur de l'eau tiĂšde. " Non, non, ce n'est pas si grave, rĂ©pondit-elle, gĂÂȘnĂ©e par le ton tranquillement plaisant de la question. Et ce que j'ai Ă vous dire pourtant m'embarrasse un peu... Vous m'excuserez de tomber ainsi chez vous... - C'est vrai, je dĂne en ville, mais j'ai bien le temps de m'habiller... Voyons, qu'y a-t-il ? " Il attendait, et elle hĂ©sitait maintenant, balbutiait, saisie de ce grand luxe, de ce raffinement jouisseur, qu'elle sentait autour d'elle. Une lĂÂąchetĂ© la prenait, elle ne retrouvait plus son courage Ă tout dire. Etait-ce possible que l'existence, si dure Ă l'enfant de hasard, lĂ -bas, dans le cloaque de la citĂ© de Naples, se fĂ»t montrĂ©e si prodigue, pour celui-ci, au milieu de cette savante richesse ? Tant de saletĂ©s ignobles, la faim et l'ordure inĂ©vitable d'un cĂÂŽtĂ©, et de l'autre une telle recherche de l'exquis, l'abondance, la vie belle ! L'argent serait-il donc l'Ă©ducation, la santĂ©, l'intelligence ? Et, si la mĂÂȘme boue humaine restait dessous, toute la civilisation n'Ă©tait-elle pas dans cette supĂ©rioritĂ© de sentir bon et de bien vivre ? " Mon Dieu ! c'est une histoire. Je crois que je fais bien en vous la racontant... Du reste, j'y suis forcĂ©e, j'ai besoin de vous. " Maxime l'Ă©couta, d'abord debout ; puis, il s'assit devant elle, les jambes cassĂ©es par la surprise. Et, lorsqu'elle se tut " Comment ! comment ! je ne suis pas tout seul de fils, voilĂ un affreux petit frĂšre qui me tombe du ciel, sans crier gare ! " Elle le crut intĂ©ressĂ©, fit une allusion Ă la question d'hĂ©ritage. " Oh ! l'hĂ©ritage de papa ! " Et il eut un geste d'insouciance ironique, qu'elle ne comprit pas. Quoi ? que voulait-il dire ? Ne croyait-il pas aux grandes qualitĂ©s, Ă la fortune certaine de son pĂšre ? " Non, non, mon affaire est faite, je n'ai besoin de personne... Seulement, en vĂ©ritĂ©, c'est si drĂÂŽle, ce qui arrive, que je ne puis m'empĂÂȘcher d'en rire. " Il riait, en effet, mais vexĂ©, inquiet sourdement, ne songeant qu'Ă lui, n'ayant pas encore eu le temps d'examiner ce que l'aventure pouvait lui apporter de bon ou de mauvais. Il se sentit Ă l'Ă©cart, il lĂÂącha un mot ou, brutalement, il se mit tout entier. " Au fond, je m'en fiche, moi ! " S'Ă©tant levĂ©, il passa dans le cabinet de toilette, en revint tout de suite avec un polissoir d'Ă©caille, dont il se frottait doucement les ongles. " Et qu'est-ce que vous allez en faire, de votre monstre ? On ne peut pas le mettre Ă la Bastille, comme le Masque de fer. " Elle parla alors des comptes de la MĂ©chain, expliqua son idĂ©e de faire entrer Victor Ă l'Oeuvre du Travail, et lui demanda les deux mille francs. " Je ne veux pas que votre pĂšre sache rien encore, je n'ai que vous Ă qui m'adresser, il faut que vous fassiez cette avance. Mais il refusa net. " A papa, jamais de la vie ! pas un sou !... Ecoutez, c'est un serment, papa aurait besoin d'un sou pour passer un pont que je ne le lui prĂÂȘterais pas... Comprenez donc ! il y a des bĂÂȘtises trop bĂÂȘtes, je ne veux pas ĂÂȘtre ridicule ! " De nouveau, elle le regardait, troublĂ©e des choses vilaines qu'il insinuait. En ce moment de passion, elle n'avait ni le dĂ©sir ni le temps de le faire causer. " Et Ă moi, reprit-elle d'une voix brusque, me les prĂÂȘterez-vous, ces deux mille francs ? - A vous, Ă vous... " Il continuait de se polir les ongles, d'un mouvement joli et lĂ©ger, tout en l'examinant de ses yeux clairs, qui fouillaient les femmes jusqu'au sang du coeur. " A vous, tout de mĂÂȘme, je veux bien.. Vous ĂÂȘtes une gobeuse, vous me les ferez rendre. " Puis, quand il fut allĂ© chercher les deux billets dans un petit meuble, et qu'il les lui eut remis, il lui prit les mains, les garda un instant entre les siennes, d'un air de gaietĂ© amicale, en beau-fils qui a de la sympathie pour sa belle-maman. " Vous avez des illusions sur papa, vous !... Oh ! ne vous en dĂ©fendez pas, je ne vous demande pas vos affaires... Les femmes, c'est si bizarre, ça se distrait parfois Ă se dĂ©vouer ; et, naturellement, elles ont bien raison de prendre leur plaisir oĂÂč elles le trouvent... N'importe, si un jour vous en Ă©tiez mal rĂ©compensĂ©e, venez donc me voir, nous causerons. " Lorsque Mme Caroline se retrouva dans son fiacre, Ă©touffĂ©e encore par la tiĂ©deur molle du petit hĂÂŽtel, par le parfum d'hĂ©liotrope qui avait pĂ©nĂ©trĂ© ses vĂÂȘtements, elle Ă©tait frissonnante comme au sortir d'un lieu suspect, effrayĂ©e aussi de ces rĂ©ticences, de ces plaisanteries du fils sur le pĂšre, qui aggravaient son soupçon de l'inavouable passĂ©. Mais elle ne voulait rien savoir, elle avait l'argent, elle se calma en combinant sa journĂ©e du lendemain, de façon que, dĂšs le soir, l'enfant fĂ»t sauvĂ© de son vice. Aussi, le matin, dut-elle se mettre en course, car elle avait toutes sortes de formalitĂ©s Ă remplir, pour ĂÂȘtre certaine que son protĂ©gĂ© serait accueilli Ă l'Oeuvre du Travail. Sa situation de secrĂ©taire du conseil de surveillance, que la princesse d'Orviedo, la fondatrice, avait composĂ© de dix dames du monde, lui facilita d'ailleurs ces formalitĂ©s ; et, l'aprĂšs-midi, elle n'eut plus qu'Ă aller chercher Victor Ă la citĂ© de Naples. Elle avait emportĂ© des vĂÂȘtements convenables, elle n'Ă©tait pas au fond sans inquiĂ©tude sur la rĂ©sistance que le petit allait leur opposer, lui qui ne voulait pas entendre parler de l'Ă©cole. Mais la MĂ©chain, Ă qui elle avait envoyĂ© une dĂ©pĂÂȘche et qui l'attendait, lui apprit dĂšs le seuil une nouvelle, dont elle Ă©tait bouleversĂ©e elle-mĂÂȘme dans la nuit, brusquement, la mĂšre Eulalie Ă©tait morte, sans que le mĂ©decin eĂ»t pu dire au juste de quoi, une congestion peut-ĂÂȘtre, quelque ravage du sang gĂÂątĂ© ; et l'effrayant, c'Ă©tait que le gamin, couchĂ© avec elle, ne s'Ă©tait aperçu de la mort, dans l'obscuritĂ©, qu'en la sentant contre lui devenir toute froide. Il avait fini sa nuit chez la propriĂ©taire, hĂ©bĂ©tĂ© de ce drame, travaillĂ© d'une sourde peur, si bien qu'il se laissa habiller et qu'il parut content, Ă l'idĂ©e de vivre dans une maison qui avait un beau jardin. Rien ne le retenait plus lĂ , puisque la grosse, comme il disait, allait pourrir dans le trou. Cependant, la MĂ©chain, en Ă©crivant son reçu des deux mille francs, posait ses conditions. " C'est bien entendu, n'est-ce pas ? vous complĂ©terez les six mille en un seul paiement, Ă six mois... Autrement, je m'adresserai Ă M. Saccard. - Mais, dit Mme Caroline, c'est M. Saccard lui-mĂÂȘme qui vous paiera... Aujourd'hui, je le remplace, simplement. " Les adieux de Victor et de la vieille cousine furent sans tendresse un baiser sur les cheveux, une hĂÂąte du petit Ă monter dans la voiture, tandis qu'elle, grondĂ©e par Busch d'avoir consenti Ă ne recevoir qu'un acompte, continuait Ă mĂÂącher sourdement son ennui de voir ainsi son gage lui Ă©chapper. " Enfin, madame, soyez honnĂÂȘte avec moi, autrement je vous jure que je saurai bien vous en faire repentir. " De la citĂ© de Naples Ă l'Oeuvre du Travail, boulevard Bineau, Mme Caroline ne put tirer que des monosyllabes de Victor, dont les yeux luisants dĂ©voraient la route, les larges avenues, les passants et les maisons riches. Il ne savait pas Ă©crire, Ă peine lire, ayant toujours dĂ©sertĂ© l'Ă©cole pour des bordĂ©es sur les fortifications ; et, de sa face d'enfant mĂ»ri trop vite, ne sortaient que les appĂ©tits exaspĂ©rĂ©s de sa race, une hĂÂąte, une violence Ă jouir, aggravĂ©es par le terreau de misĂšre et d'exemples abominables dans lequel il avait grandi. Boulevard Bineau, ses yeux de jeune fauve Ă©tincelĂšrent davantage, lorsque, descendu de voiture, il traversa la cour centrale, que le bĂÂątiment des garçons et celui des filles bordaient Ă droite et Ă gauche. DĂ©jĂ , il avait fouillĂ© d'un regard les vastes prĂ©aux plantĂ©s de beaux arbres, les cuisines revĂÂȘtues de faĂÂŻence, dont les fenĂÂȘtres ouvertes exhalaient des odeurs de viandes, les rĂ©fectoires ornĂ©s de marbre, longs et hauts comme des nefs de chapelle, tout ce luxe royal que la princesse, s'entĂÂȘtant Ă ses restitutions, voulait donner aux pauvres. Puis, arrivĂ© au fond, dans le corps de logis que l'administration occupait, promenĂ© de service en service pour ĂÂȘtre admis avec les formalitĂ©s d'usage, il Ă©couta sonner ses souliers neufs le long des immenses corridors, des larges escaliers, de ces dĂ©gagements inondĂ©s d'air et de lumiĂšre, d'une dĂ©coration de palais. Ses narines frĂ©missaient, tout cela allait ĂÂȘtre Ă lui. Mais, comme Mme Caroline, redescendue au rez-de-chaussĂ©e pour la signature d'une piĂšce, lui faisait suivre un nouveau couloir, elle l'amena devant une porte vitrĂ©e, et il put voir un atelier oĂÂč des garçons de son ĂÂąge, debout devant des Ă©tablis, apprenaient la sculpture sur bois. " Vous voyez, mon petit ami, dit-elle, on travaille ici parce qu'il faut travailler, si l'on veut ĂÂȘtre bien portant et heureux... Le soir, il y a des classes, et je compte, n'est-ce pas ? que vous serez sage, que vous Ă©tudierez bien... C'est vous qui allez dĂ©cider de votre avenir, un avenir tel que vous ne l'avez jamais rĂÂȘvĂ©. " Un pli sombre avait coupĂ© le front de Victor. Il ne rĂ©pondit pas, et ses yeux de jeune loup ne jetĂšrent plus sur ce luxe Ă©talĂ©, prodiguĂ©, que des regards obliques de bandit envieux avoir tout ça, mais sans rien faire ; le conquĂ©rir, s'en repaĂtre, Ă la force des ongles et des dents. DĂšs lors, il ne fut plus lĂ qu'en rĂ©voltĂ©, qu'en prisonnier qui rĂÂȘve de vol et d'Ă©vasion. " Maintenant, tout est rĂ©glĂ©, reprit Mme Caroline. Nous allons monter Ă la salle de bains. " L'usage Ă©tait que chaque nouveau pensionnaire, Ă son entrĂ©e, prenait un bain ; et les baignoires se trouvaient en haut, dans des cabinets attenant Ă l'infirmerie, qui elle-mĂÂȘme, composĂ©e de deux petits dortoirs, l'un pour les garçons, l'autre pour les filles, Ă©tait voisine de la lingerie. Les six soeurs de la communautĂ© rĂ©gnaient lĂ , dans cette lingerie superbe, tout en Ă©rable verni, Ă trois Ă©tages de profondes armoires, dans cette infirmerie modĂšle, d'une clartĂ©, d'une blancheur sans tache, gaie et propre comme la santĂ©. Souvent aussi, les dames du conseil de surveillance venaient y passer une heure de l'aprĂšs-midi, moins pour contrĂÂŽler que pour donner Ă l'oeuvre l'appui de leur dĂ©vouement. Et, justement, la comtesse de Beauvilliers se trouvait lĂ , avec sa fille Alice, dans la salle qui sĂ©parait les deux infirmeries. Souvent, elle l'amenait ainsi pour la distraire, en lui donnant le plaisir de la charitĂ©. Ce jour-lĂ , Alice aidait une des soeurs Ă faire des tartines de confiture, pour deux petites convalescentes, Ă qui on avait permis de goĂ»ter. " Ah ! dit la comtesse, Ă la vue de Victor qu'on venait de faire asseoir en attendant son bain, voici un nouveau. " D'habitude, elle restait cĂ©rĂ©monieuse Ă l'Ă©gard de Mme Caroline, ne la saluant que d'un signe de tĂÂȘte, sans jamais lui adresser la parole, de crainte peut-ĂÂȘtre d'avoir Ă lier avec elle des relations de voisinage. Mais ce garçon que celle-ci amenait, l'air d'active bontĂ© dont elle s'occupait de lui, la touchaient sans doute, la faisaient sortir de sa rĂ©serve. Et elles causĂšrent Ă demi-voix. " Si vous saviez, madame, de quel enfer je viens de le tirer ! Je le recommande Ă votre surveillance, comme je l'ai recommandĂ© Ă toutes ces dames et Ă tous ces messieurs. " " Est-ce qu'il a des parents ? Est-ce que vous les connaissez ? - Non, sa mĂšre est morte... Il n'a plus que moi. - Pauvre gamin !... Ah ! que de misĂšre ! " Pendant ce temps, Victor ne quittait pas des yeux les tartines. Ses regards s'Ă©taient allumĂ©s d'une fĂ©roce convoitise ; et, de cette confiture que le couteau Ă©talait, il remontait aux fluettes mains blanches d'Alice, Ă son cou trop, Ă toute sa personne de vierge chĂ©tive, qui s'Ă©maciait l'attente vaine du mariage. S'il s'Ă©tait trouvĂ© seul avec elle, d'un bon coup de tĂÂȘte dans le ventre, comme il l'aurait envoyĂ©e rouler contre le mur, pour lui prendre ses tartines ! Mais la jeune fille avait remarquĂ© ses regards gloutons ; et, d'un coup d'oeil, ayant consultĂ© la religieuse " Est-ce que vous avez faim, mon petit ami ? - Oui. - Et vous ne dĂ©testez pas la confiture ? - Non. - Alors, ça vous irait si je vous faisais deux tartines, que vous mangeriez en sortant du bain ? - Oui. - Beaucoup de confiture sur pas beaucoup de pain, n'est-ce pas ? - Oui. " Elle riait, plaisantait, mais lui restait grave et bĂ©ant, avec ses yeux dĂ©vorateurs qui la mangeaient, elle et ses bonnes choses. A ce moment, des cris de joie, tout un violent tapage monta du prĂ©au des garçons, oĂÂč la rĂ©crĂ©ation de quatre heures commençait. Les ateliers se vidaient, les pensionnaires avaient une demi-heure pour goĂ»ter et se dĂ©gourdir les jambes. " Vous voyez, reprit Mme Caroline, en l'amenant prĂšs d'une fenĂÂȘtre, si l'on travaille, on joue aussi... Vous aimez travailler ? - Non. - Mais vous aimez jouer ? - Oui. - Eh bien, si vous voulez jouer, il faudra travailler... Tout cela s'arrangera, vous serez raisonnable, j'en suis sĂ»re. " Il ne rĂ©pondit pas. Une flamme de plaisir lui avait chauffĂ© la face, Ă la vue de ses camarades lĂÂąchĂ©s, sautant et criant ; et ses regards revinrent vers ses tartines que la jeune fille achevait et posait sur une assiette. Oui ! de la libertĂ©, de la jouissance, tout le temps, il ne voulait rien d'autre. Son bain Ă©tait prĂÂȘt, on l'emmena. " VoilĂ un petit monsieur qui ne sera guĂšre commode, je crois, dit doucement la religieuse. Je me mĂ©fie d'eux, quand ils n'ont pas la figure d'aplomb. - Il n'est pourtant pas laid, celui-ci, murmura Alice, et on lui donnerait dix-huit ans, Ă le voir vous regarder. - C'est vrai, conclut Mme Caroline avec un lĂ©ger frisson, il est trĂšs avancĂ© pour son ĂÂąge. " Et, avant de s'en aller, ces dames voulurent se donner le plaisir de voir les petites convalescentes manger leurs tartines. L'une surtout Ă©tait trĂšs intĂ©ressante, une blonde fillette de dix ans, avec des yeux savants dĂ©jĂ , un air de femme, la chair hĂÂątive et malade des faubourgs parisiens. C'Ă©tait, d'ailleurs, la commune histoire un pĂšre ivrogne qui amenait ses maĂtresses ramassĂ©es sur le trottoir, qui venait de disparaĂtre avec une d'elles ; une mĂšre qui avait pris un autre homme, puis un autre, tombĂ©e elle-mĂÂȘme Ă la boisson ; et la petite, lĂ -dedans, battue par tous ces mĂÂąles, quand ils n'essayaient pas de la violer. Un matin, la mĂšre avait dĂ» la retirer des bras d'un maçon, ramenĂ© par elle, la veille. On lui permettait pourtant, Ă cette mĂšre misĂ©rable, de venir voir son enfant, car c'Ă©tait elle qui avait suppliĂ© qu'on la lui enlevĂÂąt, ayant gardĂ© dans son abjection un ardent amour maternel. Et elle se trouvait prĂ©cisĂ©ment lĂ , une femme maigre et jaune, dĂ©vastĂ©e, avec des paupiĂšres brĂ»lĂ©es de larmes, assise prĂšs du lit blanc, oĂÂč sa gamine, trĂšs propre, le dos appuyĂ© contre des oreillers, mangeait gentiment ses tartines. Elle reconnut Mme Caroline, Ă©tant allĂ©e chez Saccard chercher des secours. " Ah madame, voilĂ encore ma pauvre Madeleine sauvĂ©e une fois. C'est tout notre malheur qu'elle a dans le sang, voyez-vous, et le mĂ©decin m'avait bien dit qu'elle ne vivrait pas, si elle continuait Ă ĂÂȘtre bousculĂ©e chez nous... Tandis qu'ici elle a de la viande, elle a du vin ; et puis, elle respire, elle est tranquille... Je vous en prie, madame, dites bien Ă ce bon monsieur que je ne vis pas une heure de mon existence sans le bĂ©nir. " Un sanglot la suffoqua, son coeur se fondait de reconnaissance. C'Ă©tait de Saccard qu'elle parlait, car elle ne connaissait que lui, comme la plupart des parents qui avaient des enfants Ă l'Oeuvre du Travail. La princesse d'Orviedo ne paraissait point, tandis que lui s'Ă©tait longtemps prodiguĂ©, peuplant l'oeuvre, ramassant toutes les misĂšres du ruisseau pour voir plus vite fonctionner cette machine charitable qui Ă©tait un peu sa crĂ©ation, se passionnant du reste comme toujours, distribuant des piĂšces de cent sous de sa poche aux tristes familles dont il sauvait les petits. Et il restait le seul et vrai bon Dieu, pour tous ces misĂ©rables. " N'est-ce pas ? madame, dites-lui bien qu'il y a quelque part une pauvre femme qui prie pour lui... Oh ! ce n'est pas que j'aie de la religion, je ne veux point mentir, je n'ai jamais Ă©tĂ© hypocrite. Non, les Ă©glises et nous, c'est fini, parce que nous n'y songeons seulement plus, tout ça ne servait Ă rien, d'aller y perdre son temps... Mais ça n'empĂÂȘche qu'il y a tout de mĂÂȘme quelque chose au-dessus de nous, et alors ça soulage, quand quelqu'un a Ă©tĂ© bon, d'appeler sur lui les bĂ©nĂ©dictions du Ciel. " Ses larmes dĂ©bordĂšrent, coulĂšrent sur ses joues flĂ©tries. " Ecoute-moi, Madeleine, Ă©coute... " La fillette, si pĂÂąle dans sa chemise de neige, et qui lĂ©chait la confiture de sa tartine d'un petit bout de langue gourmande, avec des yeux de bonheur, leva la tĂÂȘte, devint attentive, sans cesser son rĂ©gal. " Chaque soir, avant de t'endormir dans ton lit, tu joindras tes mains comme ça, et tu diras " Mon Dieu, " faites que M. Saccard soit rĂ©compensĂ© de sa bontĂ©, qu'il ait de longs jours et qu'il soit heureux. Tu entends, tu me le promets ? - Oui, maman. " Les semaines qui suivirent, Mme Caroline vĂ©cut dans un grand trouble moral. Elle n'avait plus sur Saccard d'idĂ©es nettes. L'histoire de la naissance et de l'abandon de Victor, cette triste Rosalie prise sur une marche d'escalier, si violemment, qu'elle en Ă©tait restĂ©e infirme, et les billets signĂ©s et impayĂ©s, et le malheureux enfant sans pĂšre grandi dans la boue, tout ce passĂ© lamentable lui donnait une nausĂ©e au coeur. Elle Ă©cartait les images de ce passĂ©, de mĂÂȘme qu'elle n'avait pas voulu provoquer les indiscrĂ©tions de Maxime certainement, il y avait lĂ des tares anciennes, qui l'effrayaient, dont elle aurait eu trop de chagrin. Puis, c'Ă©tait cette femme en pleurs, joignant les mains de sa petite fille, la faisant prier pour cet homme ; c'Ă©tait Saccard adorĂ© comme le Dieu de bontĂ©, et vĂ©ritablement bon, et ayant rĂ©ellement sauvĂ© des ĂÂąmes, dans cette activitĂ© passionnĂ©e de brasseur d'affaires, qui se haussait Ă la vertu, lorsque la besogne Ă©tait belle. Aussi arriva-t-elle Ă ne plus vouloir le juger, en se disant, pour mettre en paix sa conscience de femme savante, ayant trop lu et trop rĂ©flĂ©chi, qu'il y avait chez lui, comme chez tous les hommes, du pire et du meilleur. Cependant, elle venait d'avoir un rĂ©veil sourd de honte Ă la pensĂ©e qu'elle lui avait appartenu. Cela la stupĂ©fiait toujours, elle se tranquillisait en se jurant que c'Ă©tait fini que cette surprise d'un moment ne pouvait recommencer. Et trois mois s'Ă©coulĂšrent, pendant lesquels, deux fois par semaine, elle allait voir Victor ; et, un soir, elle se retrouva dans les bras de Saccard, dĂ©finitivement Ă lui, laissant s'Ă©tablir des relations rĂ©guliĂšres. Que se passait-il donc en elle ? Etait-elle, comme les autres, curieuse ? ces troubles amours de jadis, remuĂ©s par elle, lui avaient-ils donnĂ© le sensuel dĂ©sir de savoir ? Ou plutĂÂŽt n'Ă©tait-ce pas l'enfant qui Ă©tait devenu le lien, le rapprochement fatal entre lui, le pĂšre, et elle, la mĂšre de rencontre et d'adoption ? Oui, il ne devait y avoir eu lĂ qu'une perversion sentimentale. Dans son grand chagrin de femme stĂ©rile, cela certainement l'avait attendrie jusqu'Ă la dĂ©bĂÂącle de sa volontĂ©, de s'ĂÂȘtre occupĂ©e du fils de cet homme, au milieu de si poignantes circonstances. Chaque fois qu'elle le revoyait, elle se donnait davantage, et une maternitĂ© Ă©tait au fond de son abandon. D'ailleurs, elle Ă©tait femme de clair bon sens, elle acceptait les faits de la vie, sans s'Ă©puiser Ă tacher de s'en expliquer les mille causes complexes. Pour elle, dans ce dĂ©vidage du coeur et de la cervelle, dans cette analyse raffinĂ©e des cheveux coupĂ©s en quatre, il n'y avait qu'une distraction de mondaines inoccupĂ©es, sans mĂ©nage Ă tenir, sans enfant Ă aimer, des farceuses intellectuelles qui cherchent des excuses Ă leurs chutes, qui masquent de leur science de l'ĂÂąme les appĂ©tits de la chair, communs aux duchesses et aux filles d'auberge. Elle, d'une Ă©rudition trop vaste, qui avait perdu son temps, autrefois, Ă brĂ»ler de connaĂtre le vaste monde et Ă prendre parti dans les querelles des philosophes, en Ă©tait revenue avec le grand dĂ©dain de ces rĂ©crĂ©ations psychologiques, qui tendent Ă remplacer le piano et la tapisserie, et dont elle disait en riant qu'elles ont dĂ©bauchĂ© plus de femmes qu'elles n'en ont corrigĂ©. Aussi, les jours oĂÂč des trous se produisaient en elle, oĂÂč elle sentait une cassure dans son libre arbitre prĂ©fĂ©rait-elle avoir le courage d'accepter les faits, aprĂšs l'avoir constatĂ© ; et elle comptait sur le travail de la vie pour effacer la tare, pour rĂ©parer le mal, de mĂÂȘme que la sĂšve qui monte toujours ferme d'un chĂÂȘne, refait du bois et de l'Ă©corce. Si elle Ă©tait maintenant Ă Saccard sans l'avoir voulu, sans ĂÂȘtre certaine qu'elle l'estimait, elle se relevait de cette dĂ©chĂ©ance en ne le jugeant pas indigne d'elle, sĂ©duite par ses qualitĂ©s d'homme d'action, par son Ă©nergie Ă vaincre, le croyant bon et utile aux autres. Sa honte premiĂšre s'en Ă©tait allĂ©e, dans ce besoin que l'on a de purifier ses fautes, et rien n'Ă©tait en effet plus naturel ni plus tranquille que leur liaison un mĂ©nage de raison simplement, lui heureux de l'avoir lĂ , le soir, quand il ne sortait pas, elle presque maternelle, d'une affection calmante, avec sa vive intelligence et sa droiture. Et c'Ă©tait vraiment, pour ce forban du pavĂ© de Paris, brĂ»lĂ© et tannĂ© dans tous les guets-apens financiers, une chance immĂ©ritĂ©e, une rĂ©compense volĂ©e comme le reste, que d'avoir Ă lui cette adorable femme, si jeune et si saine Ă trente-six ans, sous la neige de son Ă©paisse chevelure blanche, d'un bon sens si brave et d'une sagesse si humaine, dans sa foi Ă la vie, telle qu'elle est, malgrĂ© la boue que le torrent emporte. Des mois se passĂšrent, et il faut dire que Mme Caroline trouva Saccard trĂšs Ă©nergique et trĂšs prudent, durant tous ces pĂ©nibles dĂ©buts de la Banque universelle. Ses soupçons de trafics louches, ses craintes qu'il ne les compromit elle et son frĂšre, se dissipĂšrent mĂÂȘme entiĂšrement, Ă le voir sans cesse en lutte avec les difficultĂ©s, se dĂ©pensant du matin au soir pour assurer le bon fonctionnement de cette grosse mĂ©canique neuve, dont les rouages grinçaient, prĂšs d'Ă©clater ; et elle lui en eut de la reconnaissance, elle l'admira. L'Universelle, en effet, ne marchait pas comme il l'avait espĂ©rĂ©, car elle avait contre elle la sourde hostilitĂ© de la haute banque de mauvais bruits couraient, des obstacles renaissaient, immobilisant le capital, ne permettant pas les grandes tentatives fructueuses. Aussi s'Ă©tait-il fait une vertu de cette lenteur d'allures, Ă laquelle on le rĂ©duisait, n'avançant que pas Ă pas sur un terrain solide, guettant les fondriĂšres, trop occupĂ© Ă Ă©viter une chute pour oser se lancer dans les hasards du jeu. Il se rongeait d'impatience, piĂ©tinant comme une bĂÂȘte de course rĂ©duite Ă un petit trot de promenade ; mais jamais commencements d'une maison de crĂ©dit ne furent plus honorables ni plus corrects ; et la Bourse en causait, Ă©tonnĂ©e. Ce fut de la sorte qu'on atteignit l'Ă©poque de la premiĂšre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Elle avait Ă©tĂ© fixĂ©e au 25 avril. DĂšs le 20, Hamelin dĂ©barqua d'Orient, tout exprĂšs pour la prĂ©sider, rappelĂ© en hĂÂąte par Saccard, qui Ă©touffait dans la maison trop Ă©troite. Il rapportait, d'ailleurs, d'excellentes nouvelles les traitĂ©s Ă©taient conclus pour la formation de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis et, d'autre part, il avait en poche les concessions qui assuraient Ă une sociĂ©tĂ© française l'exploitation des mines d'argent du Carmel ; sans parler de la Banque nationale turque, dont il venait de jeter les bases Ă Constantinople, et qui serait une vĂ©ritable succursale de l'Universelle. Quant Ă la grosse question des chemins de fer de l'Asie Mineure, elle n'Ă©tait pas mĂ»re, il fallait la rĂ©server ; du reste, il devait retourner lĂ -bas, pour continuer ses Ă©tudes, dĂšs le lendemain de l'assemblĂ©e. Saccard, ravi, eut avec lui une longue conversation, Ă laquelle assistait Mme Caroline, et il leur persuada aisĂ©ment qu'une augmentation du capital social Ă©tait une nĂ©cessitĂ© absolue, si l'on voulait faire face Ă ces entreprises. DĂ©jĂ , les forts actionnaires, Daigremont, Huret, SĂ©dille, Kolb, consultĂ©s avaient approuvĂ© cette augmentation ; de sorte qu'en deux jours la proposition put ĂÂȘtre Ă©tudiĂ©e et prĂ©sentĂ©e au conseil d'administration, la veille mĂÂȘme de la rĂ©union des actionnaires. Ce conseil d'urgence fut solennel, tous les administrateurs y assistĂšrent, dans la salle grave, verdie par le voisinage des grands arbres de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. D'ordinaire, il y avait deux conseils par mois le petit, vers le 15, le plus important, celui auquel ne paraissaient que les vrais chefs, les administrateurs d'affaires ; et le grand, vers le 30, la rĂ©union d'apparat, oĂÂč tous venaient, les muets et les dĂ©coratifs, approuver les travaux prĂ©parĂ©s d'avance et donner des signatures. Ce jour-lĂ , le marquis de Bohain, avec sa petite tĂÂȘte aristocratique, arriva un des premiers, apportant avec lui, dans son grand air fatiguĂ©, l'approbation de toute la noblesse française. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-prĂ©sident, homme doux et ladre, avait charge de guetter les administrateurs qui n'Ă©taient point au courant, les prenait Ă part et leur communiquait d'un mot les ordres du directeur, le vrai maĂtre. Chose entendue, tous promettaient d'obĂ©ir, d'un signe de tĂÂȘte. Enfin, on entra en sĂ©ance. Hamelin fit connaĂtre au conseil le rapport qu'il devait lire devant l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. C'Ă©tait le gros travail que Saccard prĂ©parait depuis longtemps, qu'il venait de rĂ©diger en deux jours, augmentĂ© des notes apportĂ©es par l'ingĂ©nieur, et qu'il Ă©coutait modestement, d'un air de vif intĂ©rĂÂȘt, comme s'il n'en avait pas connu un seul mot. D'abord, le rapport parlait des affaires faites par la Banque universelle, depuis sa fondation elles n'Ă©taient que bonnes, de petites affaires au jour le jour, rĂ©alisĂ©es de la veille au lendemain, le courant banal des maisons de crĂ©dit. Pourtant, d'assez gros bĂ©nĂ©fices s'annonçaient sur l'emprunt mexicain, qui venait d'ĂÂȘtre lancĂ© le mois d'auparavant, aprĂšs le dĂ©part de l'empereur Maximilien pour Mexico un emprunt de gĂÂąchis et de primes folles, dans lequel Saccard regrettait mortellement de n'avoir pu barboter davantage, faute d'argent. Tout cela Ă©tait ordinaire, mais ou avait vĂ©cu. Pour le premier exercice, qui ne comprenait que trois mois, du 5 octobre, date de la fondation, 31 dĂ©cembre, l'excĂ©dent des bĂ©nĂ©fices Ă©tait seulement de quatre cent et quelques mille francs, ce qui avait permis d'amortir d'un quart les frais de premier Ă©tablissement, de payer aux actionnaires leur cinq pour cent et de verser dix pour cent au fonds de rĂ©serve ; en outre, les administrateurs avaient prĂ©levĂ© le dix pour cent que leur accordaient les statuts, et il restait une somme d'environ soixante-huit mille francs, qu'on avait portĂ©e Ă l'exercice suivant. Seulement, il n'y avait pas eu de dividende. Rien Ă la fois de plus mĂ©diocre ni de plus honorable. C'Ă©tait comme pour les cours des actions de l'Universelle en Bourse, ils avaient lentement montĂ© de cinq cents Ă six cents francs, sans secousse, d'une façon normale, ainsi que les cours des valeurs de toute banque qui se respecte ; et, depuis deux mois, ils demeuraient stationnaires, n'ayant aucune raison de s'Ă©lever davantage, dans le petit train journalier oĂÂč semblait s'endormir la maison naissante. Puis, le rapport passait Ă l'avenir, et ici c'Ă©tait un brusque Ă©largissement, le vaste horizon ouvert de toute une sĂ©rie de grandes entreprises. Il insistait particuliĂšrement sur la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis, dont l'Universelle allait avoir Ă Ă©mettre les actions une compagnie au capital de cinquante millions, qui monopoliserait tous les transports de la MĂ©diterranĂ©e, et oĂÂč se trouveraient syndiquĂ©es les deux grandes sociĂ©tĂ©s rivales, la PhocĂ©enne, pour Constantinople, Smyrne et TrĂ©bizonde, par le PirĂ©e et les Dardanelles, et la SociĂ©tĂ© Maritime, pour Alexandrie, par Messine et la Syrie, sans compter des maisons moindres qui entraient dans le syndicat, les Combarel et Cie, pour l'AlgĂ©rie et la Tunisie, la veuve Henri Liotard, pour l'AlgĂ©rie Ă©galement, par l'Espagne et le Maroc, enfin les FĂ©raud-Giraud frĂšres, pour l'Italie, Naples et les villes de l'Adriatique, par Civita-Vecchia. On conquĂ©rait la MĂ©diterranĂ©e entiĂšre, en faisant une seule compagnie de ces sociĂ©tĂ©s et de ces maisons rivales qui se tuaient les unes les autres. GrĂÂące aux capitaux centralisĂ©s, on construirait des paquebots types, d'une vitesse et d'un confort inconnus, on multiplierait les dĂ©parts, on crĂ©erait des escales nouvelles, on ferait de l'Orient le faubourg de Marseille ; et quelle importance prendrait la Compagnie, lorsque, le canal de Suez achevĂ©, il lui serait permis de crĂ©er des services pour les Indes, le Tonkin, la Chine et le Japon ! Jamais affaire ne s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e, d'une conception plus large ni plus sĂ»re. Ensuite, viendrait l'appui donnĂ© Ă la Banque nationale turque, sur laquelle le rapport fournissait de longs dĂ©tails techniques, qui en dĂ©montraient l'inĂ©branlable soliditĂ©. Et il terminait cet exposĂ© des opĂ©rations futures, en annonçant que l'Universelle prenait encore sous son patronage la SociĂ©tĂ© française des mines d'argent du Carmel, fondĂ©e au capital de vingt-cinq millions. Des analyses de chimistes indiquaient, dans les Ă©chantillons du minerai, une proportion considĂ©rable d'argent. Mais, plus encore que la science, l'antique poĂ©sie des lieux saints faisait ruisseler cet argent en une pluie miraculeuse, Ă©blouissement divin que Saccard avait mis Ă la fin d'une phrase dont il Ă©tait trĂšs content. Enfin, aprĂšs ces promesses d'un avenir glorieux, le rapport concluait Ă l'augmentation du capital. On le doublait, on l'Ă©levait de vingt-cinq Ă cinquante millions. Le systĂšme d'Ă©mission adoptĂ© Ă©tait le plus simple du monde, pour qu'il entrĂÂąt aisĂ©ment dans toutes les cervelles cinquante mille actions nouvelles seraient créées, et on les rĂ©serverait titre pour titre aux porteurs des cinquante mille actions primitives ; de façon qu'il n'y aurait pas mĂÂȘme de souscription publique. Seulement, ces actions nouvelles seraient de cinq cent vingt francs, dont une prime de vingt francs, formant au total une somme d'un million, qu'on porterait au fonds de rĂ©serve. Il Ă©tait juste et prudent de frapper les actionnaires de ce petit impĂÂŽt, puisqu'on les avantageait. D'ailleurs, le quart seul des actions Ă©tait exigible, plus la prime. Lorsque Hamelin cessa de lire, il se produisit un brouhaha d'approbation. C'Ă©tait parfait, pas une observation Ă faire. Pendant tout le temps qu'avait durĂ© la lecture, Daigremont, trĂšs intĂ©ressĂ© par un examen soigneux de ses ongles, avait souri Ă des pensĂ©es vagues ; et le dĂ©putĂ© Huret, renversĂ© dans son fauteuil, les yeux clos, sommeillait Ă demi, se croyant Ă la Chambre ; tandis que Kolb, le banquier, tranquillement, sans se cacher, s'Ă©tait livrĂ© Ă un long calcul, sur les quelques feuilles de papier qu'il avait devant lui, ainsi que chaque administrateur. Pourtant, SĂ©dille, toujours anxieux et mĂ©fiant, voulut poser une question que deviendraient les actions abandonnĂ©es par ceux des actionnaires qui ne voudraient pas user de leur droit ? la sociĂ©tĂ© les garderait-elle Ă son compte, ce qui Ă©tait illicite, puisque la dĂ©claration lĂ©gale ne pouvait avoir lieu, chez le notaire, que lorsque le capital Ă©tait intĂ©gralement souscrit ? et, si elle s'en dĂ©barrassait, Ă qui et comment comptait-elle les cĂ©der ? Mais, dĂ©s les premiers mots du fabricant de soie, le marquis de Bohain, voyant l'impatience de Saccard, lui coupa la parole, en disant, de son grand air noble, que le conseil s'en remettait de ces dĂ©tails Ă son prĂ©sident et au directeur, tous les deux si compĂ©tents et si dĂ©vouĂ©s. Et il n'y eut plus que des congratulations, la sĂ©ance fut levĂ©e au milieu du ravissement de tous. Le lendemain, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale donna lieu Ă des manifestations vraiment touchantes. Elle se tint encore dans la salle de la rue Blanche, oĂÂč un entrepreneur de bals publics avait fait faillite ; et, avant l'arrivĂ©e du prĂ©sident, dans cette salle dĂ©jĂ pleine, couraient les meilleurs bruits, un surtout qu'on se chuchotait Ă oreille violemment attaquĂ© par l'opposition grandissante, Rougon, le ministre, le frĂšre du directeur, Ă©tait disposĂ© Ă favoriser l'Universelle, si le journal de la sociĂ©tĂ©, L'EspĂ©rance , un ancien organe catholique, dĂ©fendait le gouvernement. Un dĂ©putĂ© de la gauche venait de lancer le terrible cri " Le 2 dĂ©cembre est un crime ! " qui avait retenti d'un bout de la France Ă l'autre, comme un rĂ©veil de la conscience publique. Il Ă©tait nĂ©cessaire de rĂ©pondre par de grands actes, la prochaine Exposition universelle dĂ©cuplerait le chiffre des affaires, on allait gagner gros au Mexique et ailleurs, dans le triomphe de l'empire Ă son apogĂ©e. Et, parmi un petit groupe d'actionnaires, qu'endoctrinaient Jantrou et Sabatani, on riait beaucoup d'un autre dĂ©putĂ© qui, lors de la discussion sur l'armĂ©e, avait eu l'extraordinaire fantaisie de proposer d'Ă©tablir en France le systĂšme de recrutement de la Prusse. La Chambre s'en Ă©tait amusĂ©e fallait-il que la terreur de la Prusse troublĂÂąt certaines cervelles, Ă la suite de l'affaire du Danemark et sous le coup de la rancune sourde que nous gardait l'Italie, depuis Solferino ! Mais le bruit des conversations particuliĂšres, le grand murmure de la salle, tomba brusquement, lorsque Hamelin et le bureau parurent. Plus modeste encore que dans le conseil de surveillance, Saccard s'effaçait, perdu au milieu de la foule ; et il se contenta de donner le signal des applaudissements, approuvant le rapport qui soumettait Ă l'assemblĂ©e les comptes du premier exercice, revus et acceptĂ©s par les commissaires- censeurs, LavigniĂšre et Rousseau, et qui lui proposait de doubler le capital. Elle seule Ă©tait compĂ©tente pour autoriser cette augmentation, qu'elle dĂ©cida d'ailleurs d'enthousiasme, absolument grisĂ©e par les millions de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis et de la Banque nationale turque, reconnaissant la nĂ©cessitĂ© de mettre le capital en rapport avec l'importance que l'Universelle allait prendre. Quant aux mines d'argent du Carmel, elles furent accueillies par un frĂ©missement religieux. Et, lorsque les actionnaires se furent sĂ©parĂ©s, en votant des remerciements au prĂ©sident, au directeur et aux administrateurs, tous rĂÂȘvĂšrent du Carmel, de cette miraculeuse pluie d'argent, tombant des lieux saints, au milieu d'une gloire. Deux jours aprĂšs, Hamelin et Saccard, accompagnĂ©s cette fois du vice- prĂ©sident, le vicomte de Robin-Chagot, retournĂšrent rue Sainte-Anne, chez maĂtre Lelorrain pour dĂ©clarer l'augmentation du capital, qu'ils affirmaient avoir Ă©tĂ© intĂ©gralement souscrit. La vĂ©ritĂ© Ă©tait que trois mille actions environ, refusĂ©es par les premiers actionnaires Ă qui elles appartenaient de droit, restaient aux mains de la sociĂ©tĂ©, laquelle les passa de nouveau au compte Sabatani, par un jeu d'Ă©critures. C'Ă©tait l'ancienne irrĂ©gularitĂ©, aggravĂ©e, le systĂšme qui consistait Ă dissimuler dans les caisses de l'Universelle une certaine quantitĂ© de ses propres valeurs, une sorte de rĂ©serve de combat, qui lui permettait de spĂ©culer, de se jeter en pleine bataille de Bourse, s'il le fallait, pour soutenir les cours, au cas d'une coalition de baissiers. D'ailleurs, Hamelin, tout en dĂ©sapprouvant cette tactique illĂ©gale, avait fini par s'en remettre complĂštement Ă Saccard, pour les opĂ©rations financiĂšres ; et il y eut une conversation Ă ce sujet, entre eux et Mme Caroline, relative seulement aux cinq cents actions qu'il les avait forcĂ©s de prendre, lors de la premiĂšre Ă©mission, et que la seconde, naturellement, venait de doubler mille actions en tout, reprĂ©sentant, pour le versement du quart et la prime, une somme de cent trente-cinq mille francs, que le frĂšre et la soeur voulurent absolument payer, un hĂ©ritage inattendu d'environ trois cent mille francs leur Ă©tant tombĂ© d'une tante, morte dix jours aprĂšs son fils unique, tous deux emportĂ©s par la mĂÂȘme fiĂšvre. Saccard les laissa faire, sans s'expliquer lui-mĂÂȘme sur la maniĂšre dont il comptait libĂ©rer ses propres actions. " Ah ! cet hĂ©ritage, dit en riant Mme Caroline, c'est la premiĂšre chance qui nous arrive... Je crois bien que vous nous portez bonheur. Mon frĂšre avec ses trente mille francs de traitement, ses frais de dĂ©placement considĂ©rables, et tout cet or qui tombe sur nous, parce que nous n'en avons plus besoin sans doute... Nous voilĂ riches. " Elle regardait Saccard, avec sa gratitude de bon coeur, vaincue dĂ©sormais, confiante en lui, perdant chaque jour de sa clairvoyance, dans la tendresse croissante qu'il lui inspirait. Puis, emportĂ©e tout de mĂÂȘme par sa gaie franchise, elle continua " N'importe, si je l'avais gagnĂ©, cet argent, je vous rĂ©ponds que je ne le risquerais pas dans vos affaires... Mais une tante que nous avons Ă peine connue, un argent auquel nous n'avions jamais pensĂ©, enfin de l'argent trouvĂ© par terre, quelque chose qui ne me semble mĂÂȘme pas trĂšs honnĂÂȘte et dont j'ai un peu honte... Vous comprenez, il ne me tient pas au coeur, je veux bien le perdre. - Justement dit Saccard, plaisantant Ă son tour, il va grossir et vous donner des mimons. Il n'y a rien de tel pour profiter comme l'argent volĂ©.. Avant huit jours, vous verrez, vous verrez la hausse ! " Et, en effet, Hamelin, ayant dĂ» retarder son dĂ©part, assista avec surprise Ă une hausse rapide des actions de l'Universelle. A la liquidation de la fin de mai, le cours de sept cents francs fut dĂ©passĂ©. Il y avait lĂ l'ordinaire rĂ©sultat que produit toute augmentation de capital c'est le coup classique, la façon de cravacher le succĂšs, de donner un temps de galop aux cours, Ă chaque Ă©mission nouvelle. Mais il y avait aussi la rĂ©elle importance des entreprises que la maison allait lancer ; et de grandes affiches jaunes, collĂ©es dans tout Paris, annonçant la prochaine exploitation des mines d'argent du Carmel, achevaient de troubler les tĂÂȘtes, y allumaient un commencement de griserie, cette passion qui devait croĂtre et emporter toute raison. Le terrain Ă©tait prĂ©parĂ©, le terreau impĂ©rial, fait de dĂ©bris en fermentation, chauffĂ© des appĂ©tits exaspĂ©rĂ©s, extrĂÂȘmement favorable Ă une de ces poussĂ©es folles de la spĂ©culation, qui, toutes les dix Ă quinze annĂ©es, obstruent et empoisonnent la Bourse, ne laissant aprĂšs elles que des ruines et du sang. DĂ©jĂ , les sociĂ©tĂ©s vĂ©reuses naissaient comme des champignons, les grandes compagnies poussaient aux aventures financiĂšres, une fiĂšvre intense du jeu se dĂ©clarait, au milieu de la prospĂ©ritĂ© bruyante du rĂšgne, tout un Ă©clat de plaisir et de luxe, dont la prochaine Exposition promettait d'ĂÂȘtre la splendeur finale, la menteuse apothĂ©ose de fĂ©erie. Et, dans le vertige qui frappait la foule, parmi la bousculade des autres belles affaires s'offrant sur le trottoir, l'Universelle enfin se mettait en marche, en puissante machine destinĂ©e Ă tout affoler, Ă tout broyer, et que des mains violentes chauffaient sans mesure, jusqu'Ă l'explosion. Lorsque son frĂšre fut reparti pour l'Orient, Mme Caroline se retrouva seule avec Saccard, reprenant leur Ă©troite vie d'intimitĂ©, presque conjugale. Elle s'entĂÂȘtait Ă s'occuper de sa maison, Ă lui faire rĂ©aliser des Ă©conomies, en intendante fidĂšle, bien que leur fortune Ă tous deux eĂ»t changĂ©. Et, dans sa paix souriante, son humeur toujours Ă©gale, elle n'Ă©prouvait qu'un trouble, son cas de conscience au sujet de Victor, l'hĂ©sitation de savoir si elle devait cacher plus longtemps au pĂšre l'existence de son fils. On Ă©tait trĂšs mĂ©content de ce dernier, Ă l'Oeuvre du Travail, qu'il ravageait. Les six mois d'expĂ©rience Ă©taient Ă©coulĂ©s, allait-elle produire le petit monstre, avant de l'avoir dĂ©crassĂ© de ses vices ? Elle en ressentait parfois une vraie souffrance. Un soir, elle fut sur le point de parler. Saccard, que l'installation mesquine de l'Universelle dĂ©sespĂ©rait, venait de dĂ©cider le conseil Ă louer le rez-de-chaussĂ©e de la maison voisine, pour agrandir les bureaux, en attendant qu'il osĂÂąt proposer la construction de l'hĂÂŽtel luxueux de ses rĂÂȘves. De nouveau, il faisait percer des portes de communication, abattre des cloisons, poser encore des guichets. Et, comme elle revenait du boulevard Bineau, dĂ©sespĂ©rĂ©e d'une abomination de Victor, qui avait presque mangĂ© l'oreille Ă un camarade, elle le pria de monter avec elle, chez eux. " Mon ami, j'ai quelque chose Ă vous dire. " Mais, en haut, quand elle le vit, une Ă©paule couverte de plĂÂątre, enchantĂ© d'une nouvelle idĂ©e d'agrandissement qu'il venait d'avoir, celle de vitrer aussi la cour de la maison voisine, elle n'eut pas le courage de le bouleverser, avec le dĂ©plorable secret. Non, elle attendrait encore, il faudrait bien que l'affreux vaurien se corrigeĂÂąt. Elle Ă©tait sans force devant la peine des autres. " Eh bien, mon ami, c'Ă©tait pour cette cour. J'avais eu justement la mĂÂȘme idĂ©e que vous. " VI - Les bureaux de L'EspĂ©rance , le journal catholique en dĂ©tresse que, sur l'offre de Jantrou, Saccard avait achetĂ©, pour travailler au lancement de l'Universelle, se trouvaient rue Saint-Joseph, dans un vieil hĂÂŽtel noir et humide, dont ils occupaient le premier Ă©tage, au fond de la cour. Un couloir partait de l'antichambre, oĂÂč le gaz brĂ»lait Ă©ternellement ; et il y avait, Ă gauche, le cabinet de Jantrou, le directeur, puis une piĂšce que Saccard s'Ă©tait rĂ©servĂ©e, tandis que s'alignaient, Ă droite, la salle commune de la rĂ©daction, le cabinet du secrĂ©taire, des cabinets destinĂ©s aux diffĂ©rents services. De l'autre cĂÂŽtĂ© du palier, Ă©taient installĂ©es l'administration et la caisse, qu'un couloir intĂ©rieur, tournant derriĂšre l'escalier, reliait Ă la rĂ©daction. Ce jour-lĂ , Jordan, en train d'achever une chronique, dans la salle commune, oĂÂč il s'Ă©tait installĂ© de bonne heure pour n'ĂÂȘtre pas dĂ©rangĂ©, en sortit comme quatre heures sonnaient, et vint trouver Dejoie, le garçon de bureau, qui, Ă la flamme large du gaz, malgrĂ© la radieuse journĂ©e de juin qu'il faisait dehors, lisait avidement le bulletin de la Bourse, qu'on apportait et dont il prenait le premier connaissance. " Dites donc, Dejoie, c'est M. Jantrou qui vient d'arriver ? - Oui, monsieur Jordan. " Le jeune homme eut une hĂ©sitation, un court malaise qui l'arrĂÂȘta pendant quelques secondes. Dans les commencements difficiles de son heureux mĂ©nage, des dettes anciennes Ă©taient tombĂ©es ; et, malgrĂ© sa chance d'avoir trouvĂ© ce journal oĂÂč il plaçait des articles, il traversait une atroce gĂÂȘne, d'autant plus qu'une saisie-arrĂÂȘt Ă©tait mise sur ses appointements et qu'il avait Ă payer, ce jour-lĂ , un nouveau billet, sous la menace de voir ses quatre meubles vendus. DĂ©jĂ , deux fois, il avait demandĂ© vainement une avance au directeur, qui s'Ă©tait retranchĂ© derriĂšre la saisie-arrĂÂȘt faite entre ses mains. Pourtant, il se dĂ©cidait, s'approchait de la porte, lorsque le garçon de bureau reprit " C'est que M. Jantrou n'est pas seul. - Ah !... Avec qui est-il ? - Il est arrivĂ© avec M. Saccard, et M. Saccard m'a bien dit de ne laisser entrer que M. Huret, qu'il attend. " Jordan respira, soulagĂ© par ce dĂ©lai, tant les demandes d'argent lui Ă©taient pĂ©nibles. " C'est bon, je vais finir mon article. Avertissez-moi, quand le directeur sera libre. " Mais, comme il s'en allait, Dejoie le retint, avec un Ă©clat de jubilation extrĂÂȘme. " Vous savez que l'Universelle a fait 750. " D'un geste, le jeune homme dit qu'il s'en moquait bien, et il rentra dans la salle de rĂ©daction. Presque chaque jour, Saccard montait ainsi au journal, aprĂšs la Bourse, et souvent mĂÂȘme il donnait des rendez-vous dans la piĂšce qu'il s'Ă©tait rĂ©servĂ©e, traitant lĂ des affaires spĂ©ciales et mystĂ©rieuses. Jantrou du reste, bien qu'officiellement il ne fĂ»t que directeur de L'EspĂ©rance , oĂÂč il Ă©crivait des articles politiques d'une littĂ©rature universitaire soignĂ©e et fleurie, que ses adversaires eux- mĂÂȘmes reconnaissaient " du plus pur atticisme " , Ă©tait son agent secret, l'ouvrier complaisant des besognes dĂ©licates. Et, entre autres choses, c'Ă©tait lui qui venait d'organiser toute une vaste publicitĂ© autour de l'Universelle. Parmi les petites feuilles financiĂšres qui pullulaient, il en avait choisi et achetĂ© une dizaine. Les meilleures appartenaient Ă de louches maisons de banque, dont la tactique, trĂšs simple, consistait Ă les publier et Ă les donner pour deux ou trois francs par an, somme qui ne reprĂ©sentait mĂÂȘme pas le prix de l'affranchissement ; et elles se rattrapaient d'autre part, trafiquant sur l'argent et les titres des clients que leur amenait le journal. Sous le prĂ©texte de publier les cours de la Bourse, les numĂ©ros sortis des valeurs Ă lots, tous les renseignements techniques, utiles aux petits rentiers, peu Ă peu des rĂ©clames se glissaient, en forme de recommandations et de conseils, d'abord modestes, raisonnables, bientĂÂŽt sans mesure, d'une impudence tranquille, soufflant la ruine parmi les abonnĂ©s crĂ©dules. Dans le tas, au milieu des deux ou trois cents publications qui ravageaient ainsi Paris et la France, son flair venait d'ĂÂȘtre de choisir celles qui n'avaient pas trop menti encore ; qui n'Ă©taient point trop dĂ©considĂ©rĂ©es. Mais la grosse affaire qu'il mĂ©ditait, c'Ă©tait d'acheter une d'elles, La Cote financiĂšre , qui avait dĂ©jĂ douze ans de probitĂ© absolue ; seulement, ça menaçait d'ĂÂȘtre trĂšs cher, une probitĂ© pareille ; et il attendait que l'Universelle fĂ»t plus riche et se trouvĂÂąt dans une de ces situations oĂÂč un dernier coup de trompette dĂ©termine les sonneries assourdissantes du triomphe. Son effort, d'ailleurs, ne s'Ă©tait pas bornĂ© Ă grouper un bataillon docile de ces feuilles spĂ©ciales, cĂ©lĂ©brant dans chaque numĂ©ro la beautĂ© des opĂ©rations de Saccard ; il traitait aussi Ă forfait avec les grands journaux politiques et littĂ©raires, y entretenait un courant de notes aimables, d'articles louangeurs, Ă tant la ligne, s'assurait de leur concours par des cadeaux de titres, lors des Ă©missions nouvelles. Sans parler de la campagne quotidienne menĂ©e sous ses ordres, par L'EspĂ©rance , non point une campagne brutale, violemment approbative, mais des explications, de la discussion mĂÂȘme, une façon lente de s'emparer du public et de l'Ă©trangler, correctement. Ce jour-lĂ , c'Ă©tait pour causer du journal que Saccard s'enfermait avec Jantrou. Il avait trouvĂ©, dans le numĂ©ro du matin, un article d'Huret d'un Ă©loge si outrĂ© sur un discours de Rougon, prononcĂ© la veille Ă la Chambre, qu'il Ă©tait entrĂ© dans une violente colĂšre, et qu'il attendait le dĂ©putĂ©, pour s'en expliquer avec lui. Est-ce qu'on le croyait Ă la solde de son frĂšre ? est-ce qu'on le payait pour qu'il laissĂÂąt compromettre la ligne du journal par une approbation sans rĂ©serve des moindres actes du ministre ? Lorsqu'il l'entendit parler de la ligne du journal, Jantrou eut un muet sourire. D'ailleurs, il l'Ă©coutait, trĂšs calme, en s'examinant les ongles, du moment que l'orage ne menaçait pas de crever sur ses Ă©paules. Lui, avec son cynisme de lettrĂ© dĂ©sabusĂ©, avait le plus parfait dĂ©dain pour la littĂ©rature, pour la une et la deux, comme il disait en dĂ©signant les pages du journal oĂÂč paraissaient les articles, mĂÂȘme les siens ; et il ne commençait Ă s'Ă©mouvoir qu'aux annonces. Maintenant, il Ă©tait tout flambant neuf, serrĂ© dans une Ă©lĂ©gante redingote, la boutonniĂšre fleurie d'une rosette panachĂ©e de couleurs vives, portant l'Ă©tĂ©, sur le bras, un mince pardessus de nuance claire, enfoncĂ© l'hiver dans une fourrure de cent louis, soignant surtout sa coiffure, des chapeaux irrĂ©prochables, d'un luisant de glace. Avec cela, il gardait des trous dans son Ă©lĂ©gance, la vague impression d'une malpropretĂ© persistant en dessous, l'ancienne crasse du professeur dĂ©classĂ©, tombĂ© du lycĂ©e de Bordeaux Ă la Bourse de Paris, la peau pĂ©nĂ©trĂ©e et teinte des saletĂ©s immondes qu'il y avait essuyĂ©es pendant dix ans ; de mĂÂȘme que, dans l'arrogante assurance de sa nouvelle fortune, il avait de basses humilitĂ©s, s'effaçant, pris de la peur brusque de quelque coup de pied au derriĂšre, ainsi qu'autrefois. Il gagnait cent mille francs par an, en mangeait le double, on ne savait Ă quoi, car il n'affichait pas de maĂtresse, tenaillĂ© sans doute par quelque ignoble vice, la cause secrĂšte qui l'avait fait chasser de l'UniversitĂ©. L'absinthe, du reste, le dĂ©vorait peu Ă peu, depuis ses jours de misĂšre, continuant son oeuvre, des infĂÂąmes cafĂ©s de jadis au cercle luxueux d'aujourd'hui, fauchant ses derniers cheveux, plombant son crĂÂąne et sa face, dont sa barbe noire en Ă©ventail demeurait l'unique gloire, une barbe de bel homme qui faisait illusion encore. Et Saccard, ayant de nouveau invoquĂ© la ligne du journal, il l'avait arrĂÂȘtĂ© d'un geste, de l'air fatiguĂ© d'un homme qui, n'aimant point perdre son temps en passion inutile, se dĂ©cidait Ă lui parler d'affaires sĂ©rieuses, puisque Huret se faisait attendre. Depuis quelque temps, Jantrou nourrissait des idĂ©es neuves de publicitĂ©. Il songeait d'abord Ă Ă©crire une brochure, une vingtaine de pages sur les grandes entreprises que lançait l'Universelle, mais en leur donnant l'intĂ©rĂÂȘt d'un petit roman, dramatisĂ© en un style familier ; et il voulait inonder la province de cette brochure, qu'on distribuerait pour rien, au fond des campagnes les plus reculĂ©es. Ensuite, il projetait de crĂ©er une agence qui rĂ©digerait et ferait autographier un bulletin de la Bourse, pour l'envoyer Ă une centaine des meilleurs journaux des dĂ©partements on leur ferait cadeau de ce bulletin, ou ils le paieraient un prix dĂ©risoire, et l'on aurait bientĂÂŽt ainsi dans les mains une arme puissante, une force avec laquelle toutes les maisons de banque rivales seraient obligĂ©es de compter. Connaissant Saccard, il lui soufflait ainsi ses idĂ©es, jusqu'Ă ce que ce dernier les adoptĂÂąt, les fit siennes, les Ă©largĂt au point de les recrĂ©er rĂ©ellement. Les minutes s'Ă©coulaient, tous deux en Ă©taient venus Ă rĂ©gler l'emploi des fonds de la publicitĂ© pour le trimestre, les subventions Ă payer aux grands journaux, le terrible bulletinier d'une maison adverse dont il fallait acheter le silence, une part Ă prendre dans la mise aux enchĂšres de la quatriĂšme page d'une trĂšs ancienne feuille, trĂšs respectĂ©e. Et, de leur prodigalitĂ©, de tout cet argent qu'ils jetaient de la sorte en vacarme, aux quatre coins du ciel, se dĂ©gageait surtout leur dĂ©dain immense du public, le mĂ©pris de leur intelligence d'hommes d'affaires pour la noire ignorance du troupeau, prĂÂȘt Ă croire tous les contes, tellement fermĂ© aux opĂ©rations compliquĂ©es de la Bourse, que les raccrochages les plus Ă©hontĂ©s allumaient les passants et faisaient pleuvoir les millions. Comme Jordan cherchait encore cinquante lignes pour arriver Ă ses deux colonnes, il fut dĂ©rangĂ© par Dejoie, qui l'appelait. " Ah ! dit-il, M. Jantrou est seul ? - Non, monsieur Jordan, pas encore... C'est votre dame qui est lĂ et qui vous demande. " TrĂšs inquiet, Jordan se prĂ©cipita. Depuis quelques mois, depuis que la MĂ©chain avait enfin dĂ©couvert qu'il Ă©crivait sous son nom dans L'EspĂ©rance , il Ă©tait traquĂ© par Busch, pour les six billets de cinquante francs, signĂ©s autrefois Ă un tailleur. La somme de trois cents francs que reprĂ©sentaient les billets, il l'aurait encore payĂ©e ; mais ce qui l'exaspĂ©rait, c'Ă©tait l'Ă©normitĂ© des frais, ce total de sept cent trente francs quinze centimes, auquel Ă©tait montĂ©e la dette. Pourtant, il avait pris un arrangement, s'Ă©tait engagĂ© Ă donner cent francs par mois ; et, comme il ne le pouvait pas, son jeune mĂ©nage ayant des besoins plus pressants, chaque mois les frais montaient davantage, les ennuis recommençaient, intolĂ©rables. En ce moment, il en Ă©tait de nouveau Ă une crise aiguĂ. " Quoi donc ? " demanda-t-il Ă sa femme, qu'il trouva dans l'antichambre. Mais elle n'eut pas le temps de rĂ©pondre, la porte du cabinet du directeur s'ouvrait violemment, et Saccard paraissait, criant " Ah ! ça, Ă la fin ! Dejoie, et M. Huret ? " InterloquĂ©, le garçon de bureau bĂ©gaya. " Dame ! monsieur, il n'est pas lĂ , je ne peux pas le faire venir plus vite, moi. " La porte fut refermĂ©e avec un juron, et Jordan, qui avait emmenĂ© sa femme dans un des cabinets voisins, put l'interroger Ă l'aise. " Quoi donc ? chĂ©rie. " Marcelle, si gaie et si brave d'habitude, dont la petite personne grasse et brune, le clair visage aux yeux rieurs, Ă la bouche saine, exprimait le bonheur, mĂÂȘme dans les heures difficiles, semblait complĂštement bouleversĂ©e. " Oh ! Paul, si tu savais, il est venu un homme, oh ! un vilain homme affreux, qui sentait mauvais et qui avait bu, je crois... Alors, il m'a dit que c'Ă©tait fini, que la vente de nos meubles Ă©tait pour demain... Et il avait une affiche qu'il voulait absolument coller en bas, Ă la porte... - Mais c'est impossible ! cria Jordan. Je n'ai rien reçu, il y a d'autres formalitĂ©s. - Ah ! oui, tu t'y connais encore moins que moi. Quand il vient des papiers, tu ne les lis seulement pas... Alors, pour qu'il ne collĂÂąt pas l'affiche, je lui ai donnĂ© deux francs, et j'ai couru, et j'ai voulu te prĂ©venir tout de suite. " Ils se dĂ©sespĂ©rĂšrent. Leur pauvre petit mĂ©nage de l'avenue de Clichy, ces quatre meubles d'acajou et de reps bleu qu'ils avaient payĂ©s si difficilement Ă tant par mois, dont ils Ă©taient si fiers, bien qu'ils en riaient parfois, le trouvant d'un goĂ»t bourgeois abominable ! Ils l'aimaient, parce qu'il avait fait partie de leur bonheur, dĂšs la nuit des noces, dans ces deux Ă©troites piĂšces, si ensoleillĂ©es, si ouvertes Ă l'espace, lĂ -bas, jusqu'au mont ValĂ©rien ; et lui qui avait plantĂ© tant de clous, et elle qui s'Ă©tait ingĂ©niĂ©e Ă draper de l'andrinople, pour donner au logement un air artiste ! Etait-ce possible qu'on allait leur vendre tout ça, qu'on les chasserait de ce coin gentil, oĂÂč mĂÂȘme la misĂšre leur Ă©tait dĂ©licieuse ? " Ecoute, dit-il, je comptais demander une avance, je vais faire ce que je pourrai, mais je n'ai pas beaucoup d'espoir. " Alors, hĂ©sitante, elle lui confia son idĂ©e. " Moi, voici Ă quoi j'avais songĂ©... Oh ! je ne l'aurais pas fait sans que tu veuilles bien ; et la preuve, c'est que je suis venue pour en causer avec toi... Oui, j'ai envie de m'adresser Ă mes parents. " Vivement, il refusa. " Non, non, jamais ! Tu sais que je ne veux rien leur devoir. " Certes, les Maugendre restaient trĂšs convenables. Mais il gardait sur le coeur leur attitude refroidie, lorsque, aprĂšs le suicide de son pĂšre, dans l'Ă©croulement de sa fortune, ils n'avaient consenti au mariage depuis longtemps projetĂ© de leur fille, que sur la volontĂ© formelle de cette derniĂšre, et en prenant contre lui des prĂ©cautions blessantes, entre autres celle de ne pas donner un sou, convaincus qu'un garçon qui Ă©crivait dans les journaux devait tout manger. Plus tard, leur fille hĂ©riterait. Et tous deux, elle autant que lui d'ailleurs, avaient mis jusque-lĂ une coquetterie Ă crever de faim, sans rien demander aux parents, en dehors du repas qu'ils faisaient chez eux, une fois par semaine, le dimanche soir. " Je t'assure, reprit-elle, c'est ridicule, notre rĂ©serve. Puisqu'ils n'ont que moi d'enfant, puisque tout doit me revenir un jour !... Mon pĂšre rĂ©pĂšte Ă qui veut l'entendre qu'il a gagnĂ© quinze mille francs de rentes, dans son commerce de bĂÂąches, Ă la Villette ; et, en plus, il y a leur petit hĂÂŽtel, avec ce beau jardin, oĂÂč ils se sont retirĂ©s... C'est stupide de nous faire tant de peine, lorsqu'ils regorgent de tout. Ils n'ont jamais Ă©tĂ© mĂ©chants, au fond. Je te dis que je vais aller les voir ! " Elle avait une bravoure souriante, l'air dĂ©cidĂ©, trĂšs pratique dans son dĂ©sir de rendre heureux son cher mari, qui travaillait tant, sans avoir trouvĂ© encore, chez la critique et dans le public, autre chose que beaucoup d'indiffĂ©rence et quelques gifles. Ah ! l'argent, elle aurait voulu en avoir des baquets pour les lui apporter, et il aurait Ă©tĂ© bien bĂÂȘte de faire le dĂ©licat, puisqu'elle l'aimait et qu'elle lui devait tout. C'Ă©tait son conte de fĂ©es, sa Cendrillon Ă elle les trĂ©sors de sa royale famille, qu'elle mettait, de ses petites mains, aux pieds de son prince ruinĂ©, pour l'aider dans sa marche vers la gloire, Ă la conquĂÂȘte du monde. " Voyons, dit-elle gaiement, en l'embrassant, il faut bien que je te serve Ă quelque chose, tu ne peux pas avoir toute la peine. " Il cĂ©da, il fut convenu qu'elle allait tout de suite remonter aux Batignolles, rue Legendre, oĂÂč ses parents demeuraient, et qu'elle reviendrait apporter l'argent, afin qu'il pĂ»t encore essayer de payer, le soir mĂÂȘme. Et, comme il l'accompagnait jusqu'au palier, aussi Ă©mu que si elle Ă©tait partie pour un grand danger, ils durent s'effacer et laisser passer Huret, qui arrivait enfin. Quand il retourna finir sa chronique dans la salle de rĂ©daction, il entendit un violent fracas de voix sortir du cabinet de Jantrou. Saccard, puissant Ă cette heure, redevenu le maĂtre, voulait ĂÂȘtre obĂ©i, sachant qu'il les tenait tous par l'espoir du gain et la terreur de la perte, dans la partie de colossale fortune qu'il jouait avec eux. " Ah ! vous voilĂ donc, cria-t-il en apercevant Huret Est-ce que c'est pour offrir au grand homme votre article encadrĂ©, que vous vous ĂÂȘtes attardĂ© Ă la Chambre ?... J'en ai assez, vous savez, des coups d'encensoir dont vous lui cassez la figure, et je vous ai attendu pour vous dire que c'est fini, qu'il faudra, Ă l'avenir, nous donner autre chose. " InterloquĂ©, Huret regarda Jantrou. Mais celui-ci, bien dĂ©cidĂ© Ă ne pas s'attirer des ennuis en le secourant, s'Ă©tait mis Ă passer les doigts dans sa belle barbe, les yeux perdus. " Comment, autre chose ? finit par rĂ©pondre le dĂ©putĂ©, mais je vous donne ce que vous m'avez demandĂ© !... Quand vous avez pris L'EspĂ©rance , cette feuille avancĂ©e du catholicisme et de la royautĂ©, qui menait une si rude campagne contre Rougon, c'est vous qui m'avez priĂ© d'Ă©crire une sĂ©rie d'articles Ă©logieux, pour montrer Ă votre frĂšre que vous n'entendiez pas lui ĂÂȘtre hostile, et pour bien indiquer ainsi la nouvelle ligne du journal. - La ligne du journal, prĂ©cisĂ©ment, reprit Saccard avec plus de violence, c'est la ligne du journal que je vous accuse de compromettre... Est-ce que vous croyez que je veux m'infĂ©oder Ă mon frĂšre ? Certes, je n'ai jamais marchandĂ© mon admiration et mon affection reconnaissantes Ă l'empereur, je n'oublie pas ce que nous lui devons tous, ce que je lui dois, moi, en particulier. Seulement, ce n'est pas attaquer l'empire, c'est faire au contraire son devoir de sujet fidĂšle, que de signaler les fautes commises... La voilĂ , la ligne du journal dĂ©vouement Ă la dynastie, mais indĂ©pendance entiĂšre Ă l'Ă©gard des ministres, des personnalitĂ©s ambitieuses qui s'agitent et qui se disputent la faveur des Tuileries ! " Et il se livra Ă un examen de la situation politique, pour prouver que l'empereur Ă©tait mal conseillĂ©. Il accusait Rougon de n'avoir plus son Ă©nergie autoritaire, sa foi de jadis au pouvoir absolu, de pactiser enfin avec les idĂ©es libĂ©rales, dans l'unique but de garder son portefeuille. Lui, se tapait du poing contre la poitrine, en se disant immuable, bonapartiste de la premiĂšre heure, croyant du coup d'Etat, convaincu que le salut de la France Ă©tait, aujourd'hui comme autrefois, dans le gĂ©nie et la force d'un seul. Oui, plutĂÂŽt que d'aider Ă l'Ă©volution de son frĂšre, plutĂÂŽt que de laisser l'empereur se suicider par de nouvelles concessions, il rallierait les intransigeants de la dictature, il ferait cause commune avec les catholiques, pour enrayer la chute rapide qu'il prĂ©voyait. Et que Rougon prit garde, car L'EspĂ©rance pouvait reprendre sa campagne en faveur de Rome ! Huret et Jantrou l'Ă©coutaient, stupĂ©faits de sa colĂšre, n'ayant jamais soupçonnĂ© en lui des convictions politiques si ardentes. Le premier s'avisa de vouloir dĂ©fendre les derniers actes du gouvernement. " Dame ! mon cher, si l'empire va Ă la libertĂ©, c'est que toute la France est lĂ qui pousse ferme... L'empereur est entraĂnĂ©, Rougon se trouve bien obligĂ© de le suivre. " Mais Saccard, dĂ©jĂ , sautait Ă d'autres griefs, sans se soucier de mettre quelque logique dans ses attaques. " Et, tenez ! c'est comme notre situation extĂ©rieure, eh bien, elle est dĂ©plorable... Depuis le traitĂ© de Villafranca, aprĂšs Solferino, l'Italie nous garde rancune de ne pas ĂÂȘtre allĂ©s jusqu'au bout de la campagne et de ne pas lui avoir donnĂ© la VĂ©nĂ©tie ; si bien que la voici alliĂ©e avec la Prusse, dans la certitude que celle-ci l'aidera Ă battre l'Autriche... Lorsque la guerre Ă©clatera, vous allez voir la bagarre, et quel ennui sera le nĂÂŽtre ; d'autant plus que nous avons eu grand tort de laisser Bismarck et le roi Guillaume s'emparer des duchĂ©s, dans l'affaire du Danemark, au mĂ©pris d'un traitĂ© que la France avait signĂ© c'est un soufflet, il n'y a pas Ă dire, nous n'avons plus qu'Ă tendre l'autre joue... Ah ! la guerre, elle est certaine, vous vous rappelez la baisse du mois dernier sur les fonds français et italiens, quand on a cru Ă une intervention possible de notre part dans les affaires d'Allemagne. Avant quinze jours peut-ĂÂȘtre, l'Europe sera en feu. " De plus en plus surpris, Huret se passionna, contre son habitude. " Vous parlez comme les journaux de l'opposition, vous ne voulez pourtant pas que L'EspĂ©rance emboĂte le pas derriĂšre Le SiĂšcle et les autres... Il ne vous reste plus qu'Ă insinuer, Ă l'exemple de ces feuilles, que, si l'empereur s'est laissĂ© humilier, dans l'affaire des duchĂ©s, et s'il permet Ă la Prusse de grandir impunĂ©ment, c'est qu'il a immobilisĂ© tout un corps d'armĂ©e, pendant de longs mois, au Mexique. Voyons, soyez de bonne foi, c'est fini, le Mexique, nos troupes reviennent... Et puis, je ne vous comprends pas, mon cher, si vous voulez garder Rome au pape, pourquoi avez-vous l'air de blĂÂąmer la paix hĂÂątive de Villafranca ? La VĂ©nĂ©tie Ă l'Italie, mais c'est les Italiens Ă Rome avant deux ans, vous le savez comme moi ; et Rougon le sait aussi, bien qu'il jure le contraire, Ă la tribune... - Ah ! vous voyez que c'est un fourbe ! cria superbement Saccard. Jamais on ne touchera au pape, entendez-vous ! sans que la France catholique entiĂšre se lĂšve pour le dĂ©fendre... Nous lui porterions notre argent, oui ! tout l'argent de l'Universelle ! J'ai mon projet, notre affaire est lĂ , et vraiment, Ă force de m'exaspĂ©rer, vous me feriez dire des choses que je ne veux pas dire encore ! " Jantrou, trĂšs intĂ©ressĂ©, avait brusquement dressĂ© l'oreille, commençant Ă comprendre, tĂÂąchant de faire son profit d'une parole surprise au passage. " Enfin, reprit Huret, je dĂ©sire savoir Ă quoi m'en tenir, moi, Ă cause de mes articles, et il s'agit de nous entendre... Voulez-vous qu'on intervienne, voulez-vous qu'on n'intervienne pas ? si nous sommes pour le principe des nationalitĂ©s, de quel droit irions-nous nous mĂÂȘler des affaires de l'Italie et de l'Allemagne ?... Voulez-vous que nous fassions une campagne contre Bismarck ? oui ! au nom de nos frontiĂšres menacĂ©es... " Mais Saccard, hors de lui, debout, Ă©clata. " Ce que je veux, c'est que Rougon ne se fiche pas moi davantage !... Comment ! aprĂšs tout ce que j'ai fait ! J'achĂšte un journal, le pire de ses ennemis, j'en fais un organe dĂ©vouĂ© Ă sa politique, je vous laisse pendant des mois y chanter ses louanges. Et jamais ce bougre-lĂ ne nous donnerait un coup d'Ă©paule, j'en suis encore Ă attendre un service de sa part ! " Timidement, le dĂ©putĂ© fit remarquer que, lĂ -bas, en Orient, l'appui du ministre avait singuliĂšrement aidĂ© l'ingĂ©nieur Hamelin, en lui ouvrant toutes les portes, en exerçant une pression sur certains personnages. " Laissez-moi donc tranquille ! Il n'a pas pu faire autrement... Mais est-ce qu'il m'a jamais averti, la veille d'une hausse ou d'une baisse, lui qui est si bien placĂ© pour tout savoir ? Souvenez-vous ! vingt fois je vous ai chargĂ© de le sonder, vous qui le voyez tous les jours, et vous en ĂÂȘtes encore Ă m'apporter un vrai renseignement utile... Ce ne serait pourtant pas si grave, un simple mot que vous me rĂ©pĂ©teriez. - Sans doute, mais il n'aime pas ça, il dit que ce sont des tripotages dont on se repent toujours. - Allons donc ! est-ce qu'il a de ces scrupules avec Gundermann ! Il fait de l'honnĂÂȘtetĂ© avec moi, et il renseigne Gundermann. - Oh ! Gundermann, sans doute ! Ils ont tous besoin de Gundermann, ils ne pourraient pas faire un emprunt sans lui. " Du coup, Saccard triompha violemment, tapant dans ses mains. " Nous y voilĂ donc, vous avouez ! L'empire est vendu aux juifs, aux sales juifs. Tout notre argent est condamnĂ© Ă tomber entre leurs pattes crochues. L'Universelle n'a plus qu'Ă crouler devant leur toute- puissance. " Et il exhala sa haine hĂ©rĂ©ditaire, il reprit ses accusations contre cette race de trafiquants et d'usuriers, en marche depuis des siĂšcles Ă travers les peuples, dont ils sucent le sang, comme les parasites de la teigne et de la gale, allant quand mĂÂȘme, sous les crachats et les coups, Ă la conquĂÂȘte certaine du monde, qu'ils possĂ©deront un jour par la force invincible de l'or. Et il s'acharnait surtout contre Gundermann, cĂ©dant Ă sa rancune ancienne, au dĂ©sir irrĂ©alisable et enragĂ© de l'abattre, malgrĂ© le pressentiment que celui-lĂ Ă©tait la borne oĂÂč il s'Ă©craserait, s'il entrait jamais en lutte. Ah ! ce Gundermann ! un Prussien Ă l'intĂ©rieur, bien qu'il fĂ»t nĂ© en France ! car il faisait Ă©videmment des voeux pour la Prusse, il l'aurait volontiers soutenue de son argent, peut-ĂÂȘtre mĂÂȘme la soutenait-il en secret ! N'avait-il pas osĂ© dire, un soir, dans un salon, que, si jamais une guerre Ă©clatait entre la Prusse et la France, cette derniĂšre serait vaincue ! " J'en ai assez, comprenez-vous, Huret ! et mettez-vous bien ça dans la tĂÂȘte c'est que, si mon frĂšre ne me sert Ă rien, j'entends ne lui servir Ă rien non plus... Quand vous m'aurez apportĂ© de sa part une bonne parole, je veux dire un renseignement que nous puissions utiliser, je vous laisserai reprendre vos dithyrambes en sa faveur. Est-ce clair ? " C'Ă©tait trop clair. Jantrou, qui retrouvait son Saccard, sous le thĂ©oricien politique, s'Ă©tait remis Ă peigner sa barbe du bout de ses doigts. Mais Huret, bousculĂ© dans sa finasserie prudente de paysan normand, paraissait fort ennuyĂ©, car il avait placĂ© sa fortune sur les deux frĂšres, et il aurait bien voulu ne se fĂÂącher ni avec l'un ni avec l'autre. " Vous avez raison, murmura-t-il, mettons une sourdine, d'autant plus qu'il faut voir venir l'Ă©vĂ©nement. Et je vous promets de tout faire pour obtenir les confidences du grand homme. A la premiĂšre nouvelle qu'il m'apprend, je saute dans un fiacre et je vous l'apporte. " DĂ©jĂ , ayant jouĂ© son rĂÂŽle, Saccard plaisantait. " C'est pour vous tous que je travaille, mes bons amis... Moi, j'ai toujours Ă©tĂ© ruinĂ© et j'ai toujours mangĂ© un million par an. " Et, revenant Ă la publicitĂ© " Ah ! dites donc, Jantrou, vous devriez bien Ă©gayer un peu votre bulletin de la Bourse... Oui, vous savez des mots pour rire, des calembours. Le public aime ça, rien ne l'aide comme l'esprit Ă avaler les choses... N'est-ce pas ? des calembours ! " Ce fut le tour du directeur d'ĂÂȘtre contrariĂ©. Il se piquait de distinction littĂ©raire. Mais il dut promettre. Et, comme il inventa une histoire, des femmes trĂšs bien qui lui avaient offert de se faire tatouer des annonces aux endroits les plus dĂ©licats de leur personne, les trois hommes, riant trĂšs fort, redevinrent les meilleurs amis du monde. Cependant, Jordan avait enfin terminĂ© sa chronique, et l'impatience le prenait de voir revenir sa femme. Des rĂ©dacteurs arrivaient, il causa, puis retourna dans l'antichambre. Et, lĂ , il Ă©tait restĂ© un peu scandalisĂ©, de surprendre Dejoie, l'oreille collĂ©e contre la porte du directeur, en train d'Ă©couter, tandis que sa fille Nathalie faisait le guet. " N'entrez pas, balbutia le garçon de bureau, M. Saccard est toujours lĂ ... Je croyais qu'on m'avait appelĂ©... " La vĂ©ritĂ© Ă©tait que, mordu d'un ĂÂąpre dĂ©sir de gain, depuis qu'il avait achetĂ© huit actions entiĂšrement libĂ©rĂ©es de l'Universelle, avec les quatre mille francs d'Ă©conomies laissĂ©es par sa femme, il ne vivait plus que pour l'Ă©motion joyeuse de voir monter ces actions ; et, Ă genoux devant Saccard, recueillant ses moindres mots, comme des paroles d'oracle, il ne pouvait rĂ©sister, quand il le savait lĂ , au besoin de connaĂtre le fond de ses pensĂ©es, ce que disait le dieu dans le secret du sanctuaire. D'ailleurs, cela Ă©tait encore dĂ©gagĂ© de tout Ă©goĂÂŻsme, il ne songeait qu'Ă sa fille, il venait de s'exalter en calculant que ses huit actions, au cours de sept cent cinquante francs, lui donnaient dĂ©jĂ un gain de douze cents francs ce qui, joint au capital, lui faisait cinq mille deux cents francs. Plus que cent francs de hausse, et il avait les six mille francs rĂÂȘvĂ©s, la dot que le cartonnier exigeait pour laisser son fils Ă©pouser la petite. A cette idĂ©e, son coeur se fondait, il regardait avec des larmes cette enfant qu'il avait Ă©levĂ©e, dont il Ă©tait la vraie mĂšre, dans le petit mĂ©nage si heureux qu'ils menaient ensemble, depuis le retour de nourrice. Mais il continua, trĂšs troublĂ©, lĂÂąchant des paroles quelconques, pour cacher son indiscrĂ©tion. " Nathalie, qui est montĂ©e me dire un petit bonjour, vient de rencontrer votre dame, monsieur Jordan. - Oui, expliqua la jeune fille, elle tournait dans la rue Feydeau. Oh ! elle courait ! " Son pĂšre la laissait sortir Ă sa guise, certain d'elle, disait-il. Et il avait raison de compter sur sa bonne conduite, car elle Ă©tait trop froide au fond, trop rĂ©solue Ă faire elle-mĂÂȘme son bonheur, pour compromettre par une sottise le mariage si longuement prĂ©parĂ©. Avec sa taille mince, ses grands yeux dans son joli visage pĂÂąle, elle s'aimait, d'une Ă©goĂÂŻste obstination, l'air souriant. Jordan, surpris, ne comprenant pas, s'Ă©cria " Comment, dans la rue Feydeau ? " Et il n'eut pas le temps de questionner davantage, car Marcelle entra, essoufflĂ©e. Tout de suite, il l'emmena dans le cabinet voisin, y trouva le rĂ©dacteur des tribunaux, dut se contenter de s'asseoir avec elle sur une banquette, au fond du couloir. " Eh bien ? - Eh bien, mon chĂ©ri, c'est fait, mais ça n'a pas Ă©tĂ© sans peine. " Dans son contentement, il voyait qu'elle avait le coeur gros ; et elle lui dit tout, d'une voix basse et rapide, car elle avait beau se promettre de lui cacher certaines choses ; elle ne pouvait avoir de secrets. Depuis quelque temps, les Maugendre changeaient Ă l'Ă©gard de leur fille. Elle les trouvait moins tendres, prĂ©occupĂ©s, lentement envahis d'une passion nouvelle, le jeu. C'Ă©tait la commune histoire le pĂšre, un gros homme calme et chauve, Ă favoris blancs, la mĂšre, sĂšche, active, ayant gagnĂ© sa part de la fortune, tous deux vivant trop grassement dans leur maison, de leurs quinze mille francs de rentes, s'ennuyant Ă ne plus rien faire. Lui, n'avait eu, dĂšs lors, d'autre distraction que de toucher son argent. A cette Ă©poque, il tonnait contre toute spĂ©culation, il haussait les Ă©paules de colĂšre et de pitiĂ©, en parlant des pauvres imbĂ©ciles qui se font dĂ©pouiller, dans un tas de voleries aussi sottes que malpropres. Mais, vers ce temps-lĂ , une somme importante lui Ă©tant rentrĂ©e, il avait eu l'idĂ©e de l'employer en reports ça, ce n'Ă©tait pas de la spĂ©culation, c'Ă©tait un simple placement ; seulement, Ă partir de ce jour, il avait pris l'habitude, aprĂšs son premier dĂ©jeuner, de lire avec soin, dans son journal, la cote de la Bourse, pour suivre les cours. Et le mal Ă©tait parti de lĂ , la fiĂšvre l'avait brĂ»lĂ© peu Ă peu, Ă voir la danse des valeurs, Ă vivre dans cet air empoisonnĂ© du jeu, l'imagination hantĂ©e de millions conquis en une heure, lui qui avait mis trente annĂ©es Ă gagner quelques centaines de mille francs. Il ne pouvait s'empĂÂȘcher d'en entretenir sa femme, pendant chacun de leurs repas quels coups il aurait faits, s'il n'avait pas jurĂ© de ne jamais jouer ! et il expliquait l'opĂ©ration, il manoeuvrait ses fonds avec la savante tactique d'un gĂ©nĂ©ral en chambre, il finissait toujours par battre triomphalement les parties adverses imaginaires, car il se piquait d'ĂÂȘtre devenu de premiĂšre force dans les questions de primes et de reports. Sa femme, inquiĂšte, lui dĂ©clarait qu'elle aimerait mieux se noyer tout de suite, plutĂÂŽt que de lui voir hasarder un sou ; mais il la rassurait, pour qui le prenait-elle ? Jamais de la vie ! Pourtant, une occasion s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e, tous deux, depuis longtemps, avaient la folle envie de faire construire dans leur jardin, une petite serre de cinq ou six mille francs ; si bien qu'un soir, les mains tremblantes d'une Ă©motion dĂ©licieuse, il avait posĂ©, sur la table Ă ouvrage de sa femme, les six billets, en disant qu'il venait de gagner ça Ă la Bourse un coup dont il Ă©tait sĂ»r, une dĂ©bauche qu'il promettait bien de ne pas recommencer, qu'il avait risquĂ©e uniquement Ă cause de la serre. Elle, partagĂ©e entre la colĂšre et le saisissement de sa joie, n'avait point osĂ© le gronder. Le mois suivant, il se lançait dans une opĂ©ration Ă primes, en lui expliquant qu'il ne craignait rien, du moment oĂÂč il limitait sa perte. Puis, que diable ! dans le tas, il y avait tout de mĂÂȘme de bonnes affaires, il aurait Ă©tĂ© bien sot de laisser le voisin en profiter. Et, fatalement, il s'Ă©tait mis Ă jouer Ă terme, petitement d'abord, s'enhardissant peu Ă peu, tandis qu'elle, toujours agitĂ©e par ses angoisses de bonne mĂ©nagĂšre, les yeux en flammes pourtant au moindre gain, continuait Ă lui prĂ©dire qu'il mourrait sur la paille. Mais, surtout, le capitaine Chave, le frĂšre de Mme Maugendre, blĂÂąmait son beau-frĂšre. Lui qui ne pouvait se suffire avec les dix-huit cents francs de sa retraite, jouait bien Ă la Bourse ; seulement, il Ă©tait le malin des malins. Il allait lĂ comme un employĂ© va Ă son bureau, n'opĂ©rant que sur le comptant, ravi quand il emportait sa piĂšce de vingt francs le soir des opĂ©rations quotidiennes, faites Ă coup sĂ»r, d'une modestie telle, qu'elles Ă©chappaient aux catastrophes. Sa soeur lui avait offert une chambre chez elle, dans la maison trop vaste, depuis que Marcelle Ă©tait mariĂ©e ; mais il avait refusĂ©, tenant Ă ĂÂȘtre libre, ayant des vices, occupant une seule piĂšce, au fond d'un jardin de la rue Nollet, oĂÂč continuellement se glissaient des jupes. Ses gains devaient passer en bonbons et en gĂÂąteaux pour ses petites amies. Toujours il avait mis en garde Maugendre, lui rĂ©pĂ©tant de ne pas jouer, de faire la vie plutĂÂŽt ; et, quand ce dernier lui criait " Mais vous ? " il avait un geste Ă©nergique oh ! lui, c'Ă©tait diffĂ©rent, il n'avait pas quinze mille francs de rente, sans ça ! S'il jouait, la faute en Ă©tait Ă cette saletĂ© de gouvernement qui marchandait aux vieux braves la joie de leur vieillesse. Son grand argument contre le jeu Ă©tait que, mathĂ©matiquement, le joueur devait toujours perdre s'il gagne, il a Ă dĂ©duire le courtage et le droit de timbre ; s'il perd, il a en plus Ă payer les mĂÂȘmes droits ; de sorte que, mĂÂȘme en admettant qu'il gagne aussi souvent qu'il perd, il sort encore de sa poche le timbre et le courtage. Annuellement, Ă la Bourse de Paris, ces droits produisent l'Ă©norme total de quatre-vingts millions. Et il brandissait ce chiffre, quatre-vingts millions que ramassent l'Etat, les coulissiers et les agents de change. Sur la banquette, au fond du corridor, Marcelle confessait Ă son mari une partie de cette histoire. " Mon chĂ©ri, il faut dire que je suis mal tombĂ©e. Maman faisait une querelle Ă papa, Ă cause d'une perte qu'il a Ă©prouvĂ©e Ă la Bourse... Oui, il parait qu'il n'en sort plus. ĂâĄa m'a l'air si drĂÂŽle, lui qui autrefois n'admettait que le travail... Enfin, ils se disputaient, et il y avait lĂ un journal, La Cote financiĂšre , que maman lui agitait sous le nez, en lui criant qu'il n'y entendait rien, qu'elle avait bien prĂ©vu la baisse, elle. Alors, il est allĂ© chercher autre journal, justement L'EspĂ©rance , et il a voulu lui montrer l'article oĂÂč il avait pris son renseignement... Imagine-toi, c'est plein de journaux chez eux, ils sont fourrĂ©s lĂ -dedans du matin au soir, et je crois, Dieu me pardonne ! que maman commence Ă jouer, elle aussi malgrĂ© son air furieux. " Jordan ne put s'empĂÂȘcher de rire, tellement elle Ă©tait amusante, dans son chagrin Ă mimer la scĂšne. " Bref, je leur ai dit notre gĂÂȘne, je les ai priĂ©s de nous prĂÂȘter deux cents francs, pour arrĂÂȘter les poursuites. Et si tu les avais entendus alors se rĂ©crier deux cents francs, lorsqu'ils en perdaient deux mille Ă la Bourse ! Est-ce que je me moquais d'eux ? est-ce que je voulais les ruiner ?... Jamais je ne les ai vus comme ça. Eux qui Ă©taient si gentils pour moi, qui auraient tout dĂ©pensĂ© pour me faire des cadeaux ! Il faut vraiment qu'ils deviennent fous, car ça n'a pas de bon sens de se gĂÂąter ainsi la vie, lorsqu'ils sont si heureux dans leur belle maison, sans un tracas, n'ayant plus qu'Ă manger Ă l'aise la fortune si durement gagnĂ©e. - J'espĂšre bien que tu n'as pas insistĂ©, dit Jordan. - Mais si, j'ai insistĂ©, et alors ils sont tombĂ©s sur toi... Tu vois que je te dis tout, je m'Ă©tais tant promis de garder ça pour moi, et puis ça m'a Ă©chappĂ©.. Ils m'ont rĂ©pĂ©tĂ© qu'ils l'avaient bien prĂ©vu, que ce n'est pas un mĂ©tier d'Ă©crire dans les journaux, que nous finirions Ă l'hĂÂŽpital... Enfin, comme je me mettais en colĂšre Ă mon tour, j'allais partir, lorsque le capitaine est arrivĂ©. Tu sais qu'il m'a toujours adorĂ©e, l'onde Chave. Et, devant lui, ils sont devenus raisonnables, d'autant plus qu'il triomphait, qu'il demandait Ă papa s'il allait continuer Ă se faire voler... Maman m'a prise Ă l'Ă©cart, m'a glissĂ© cinquante francs dans la main, en me disant qu'avec ça nous obtiendrions quelques jours, le temps de nous retourner. - Cinquante francs ! une aumĂÂŽne ! et tu les as acceptĂ©s ? " Marcelle lui avait tendrement saisi les mains, le calmant de toute sa tranquille raison. " Voyons, ne te fĂÂąche pas... Oui, je les ai acceptĂ©s. Et j'ai si bien compris que jamais tu n'oserais les porter Ă l'huissier, que j'y suis allĂ©e tout de suite moi-mĂÂȘme, chez cet huissier, tu sais, rue Cadet. Mais figure-toi qu'il a refusĂ© de les prendre, en m'expliquant qu'il avait des ordres formels de M. Busch, et que M. Busch seul pouvait arrĂÂȘter les poursuites... Oh ! Ce Busch ! Je ne hais personne, mais ce qu'il m'exaspĂšre et me dĂ©goĂ»te, celui-lĂ ! ĂâĄa ne fait rien, j'ai couru chez lui, rue Feydeau, et il a bien fallu qu'il se contentĂÂąt des cinquante francs et voilĂ ! nous en avons pour quinze jours Ă ne pas ĂÂȘtre tourmentĂ©s. " Une grosse Ă©motion avait contractĂ© le visage de Jordan, tandis que des larmes qu'il retenait mouillaient le bord de ses yeux. " Tu as fait cela, petite femme, tu as fait cela ! - Mais oui, je ne veux pas qu'on t'ennuie davantage, moi ! Qu'est-ce que ça me fait de recevoir des sottises, si on te laisse travailler tranquille ! " Et elle riait maintenant, elle racontait son arrivĂ©e chez Busch, dans la crasse de ses dossiers, la façon brutale dont il l'avait accueillie, ses menaces de ne pas leur laisser une nippe, s'il n'Ă©tait pas payĂ© Ă l'instant de toute la dette. Le drĂÂŽle Ă©tait qu'elle avait pris le rĂ©gal de le mettre hors de lui, en lui contestant la lĂ©gitime propriĂ©tĂ© de cette dette, ces trois cents francs de billets, montĂ©s avec les frais Ă sept cent trente francs quinze centimes, et qui ne lui avaient peut-ĂÂȘtre pas coĂ»tĂ© cent sous, dans quelque lot de vieux chiffons. Il Ă©tranglait de fureur d'abord, il les avait justement achetĂ©s trĂšs cher, ceux-lĂ ; puis, et son temps perdu, et la fatigue des courses qu'il avait faites pendant deux ans pour retrouver le signataire, et l'intelligence qu'il lui fallait dĂ©ployer dans cette chasse Ă l'homme, est-ce qu'il ne devait pas se rembourser, de tout ça ? Tant pis pour ceux qui se laissaient pincer ! Enfin, il avait tout de mĂÂȘme pris les cinquante francs, parce que son systĂšme de prudence Ă©tait de transiger toujours. " Ah ! petite femme, que tu es brave et que je t'aime ! " dit Jordan, qui se laissa aller Ă embrasser Marcelle, bien qu'Ă ce moment le secrĂ©taire de la rĂ©daction passĂÂąt. Puis, baissant la voix " Combien te reste-t-il Ă la maison ? - Sept francs. - Bon ! reprit-il, trĂšs heureux, nous avons de quoi aller deux jours, et je ne vais pas demander une avance, qu'on me refuserait d'ailleurs. ĂâĄa me coĂ»te trop... Demain, j'irai voir si l'on veut me prendre un article au Figaro... Ah ! si j'avais fini mon roman, si ça se vendait un petit peu ! " Marcelle Ă son tour l'embrassait. " Oui, va, ça marchera trĂšs bien !... Tu remontes avec moi n'est-ce pas ? Ce sera gentil et nous achĂšterons, pour demain matin, un hareng saur, au coin de la rue de Clichy, oĂÂč j'en ai vu de superbes. Ce soir, nous avons des pommes de terre au lard. " Jordan aprĂšs avoir priĂ© un camarade de revoir ses Ă©preuves, partit avec sa femme. D'ailleurs, Saccard et Huret s'en allaient, eux aussi. Dans la rue, un coupĂ© s'arrĂÂȘtait justement devant la porte du journal ; et ils en virent descendre la baronne Sandorff, qui les salua d'un sourire, puis qui monta lestement. Parfois, elle rendait ainsi visite Ă Jantrou. Saccard, qu'elle excitait beaucoup, avec ses grands yeux meurtris, fut sur le point de remonter. En haut, dans le cabinet du directeur, la baronne ne voulut mĂÂȘme pas s'asseoir. Un petit bonjour en passant, uniquement l'idĂ©e de lui demander s'il ne savait rien. MalgrĂ© sa brusque fortune, elle le traitait toujours comme Ă l'Ă©poque oĂÂč il venait chaque matin chez son pĂšre, M. de Ladricourt, avec l'Ă©chine basse du remisier en quĂÂȘte d'un ordre. Son pĂšre Ă©tait d'une brutalitĂ© rĂ©voltante, elle ne pouvait oublier le coup de pied dont il l'avait jetĂ© Ă la porte, dans la colĂšre d'une grosse perte. Et, maintenant qu'elle le voyait Ă la source des nouvelles, elle Ă©tait redevenue familiĂšre, elle tĂÂąchait de le confesser. " Eh bien, rien de nouveau ? - Ma foi, non, je ne sais rien. " Mais elle continuait de le regarder en souriant persuadĂ©e qu'il ne voulait rien dire. Alors, pour le forcer aux confidences, elle parla de cette bĂÂȘte de guerre qui allait mettre aux prises l'Autriche, l'Italie et la Prusse. La spĂ©culation s'affolait, une terrible baisse se dĂ©clarait sur les fonds italiens, ainsi que sur toutes les valeurs, du reste. Et elle Ă©tait fort ennuyĂ©e, car elle ignorait jusqu'Ă quel point elle devait suivre ce mouvement, ayant d'assez grosses sommes engagĂ©es pour la liquidation prochaine. " Votre mari ne vous renseigne donc pas ? demanda plaisamment Jantrou. Il est pourtant bien placĂ©, Ă l'ambassade. - Oh ! mon mari, murmura-t-elle avec un geste dĂ©daigneux, mon mari, je n'en tire plus rien. " Il s'Ă©gaya davantage, il poussa les choses jusqu'Ă faire allusion au procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, l'amant qui, disait-on, payait ses diffĂ©rences, quand elle se rĂ©signait Ă les payer. " Et vos amis, ils ne savent donc rien, ni Ă la cour, palais ? " Elle affecta de ne pas comprendre, elle reprit, suppliante, sans le quitter des yeux " Voyons, vous, soyez aimable... Vous savez quelque chose. " DĂ©jĂ une fois, dans son enragement aprĂšs toutes les jupes, malpropres ou Ă©lĂ©gantes, qui l'effleuraient, il avait songĂ© Ă se la payer, comme il disait brutalement, cette joueuse, si familiĂšre avec lui. Mais, au premier mot, au premier geste, elle s'Ă©tait redressĂ©e, si rĂ©pugnĂ©e, si mĂ©prisante, qu'il avait bien jurĂ© de ne pas recommencer. Avec cet homme que son pĂšre recevait Ă coups de pied, ah ! jamais ! Elle n'en Ă©tait pas encore lĂ . " Aimable, pourquoi le serais-je ? dit-il en riant d'un air gĂÂȘnĂ©. Vous ne l'ĂÂȘtes guĂšre avec moi. " Tout de suite, elle redevint grave, les yeux durs. Et elle lui tournait le dos pour s'en aller, lorsque, de dĂ©pit, cherchant Ă la blesser, il ajouta " Vous venez de rencontrer Saccard Ă la porte, n'est-ce pas ? Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogĂ© lui, puisqu'il n'a rien Ă vous refuser ? " Elle revint brusquement. " Que voulez-vous dire ? - Dame ! ce qu'il vous plaira de comprendre... Voyons, ne faites donc pas la cachottiĂšre, je vous ai vue chez lui, je le connais ! " Une rĂ©volte la soulevait, tout l'orgueil de sa race, vivant encore, remontait du fond trouble, de la boue oĂÂč sa passion la noyait un peu chaque jour. D'ailleurs, elle ne s'emporta pas, elle dit simplement d'une voix nette et rude " Ah ! ça, mon cher, pour qui me prenez-vous ? Vous ĂÂȘtes fou... Non, je ne suis pas la maĂtresse de votre Saccard, parce que je n'ai pas voulu. " Et lui, alors, avec sa politesse fleurie de lettrĂ©, la salua d'une rĂ©vĂ©rence. " Eh bien, madame, vous avez eu le plus grand tort... Croyez-moi, si c'est Ă recommencer, ne manquez pas l'affaire, parce que, vous qui ĂÂȘtes toujours Ă la chasse des renseignements, vous les trouveriez, sans tant de peine sous le traversin de ce monsieur-lĂ ... Oh ! mon Dieu ! oui, le nid y sera bientĂÂŽt, vous n'aurez qu'Ă y fourrer vos jolis doigts. " Elle prit le parti de rire, comme rĂ©signĂ©e Ă faire la part de son cynisme. Quand elle lui serra la main, il sentit la sienne toute froide. Vraiment, s'en serait-elle tenue Ă sa corvĂ©e avec le glacial et osseux Delcambre. Cette femme aux lĂšvres si rouges, que l'on disait insatiable ? Le mois de juin s'Ă©coula, l'Italie avait dĂ©clarĂ©, le 15, la guerre Ă l'Autriche. D'autre part, la Prusse, en deux semaines Ă peine, par une marche foudroyante, venait d'envahir le Hanovre, de conquĂ©rir les deux Hesses, Bade, la Saxe, en surprenant en pleine paix des populations dĂ©sarmĂ©es. La France n'avait pas bougĂ©, les gens bien informĂ©s chuchotaient tout bas, Ă la Bourse, qu'une entente secrĂšte la liait Ă la Prusse, depuis que Bismarck s'Ă©tait rendu prĂšs de l'empereur, Ă Biarritz ; et l'on parlait mystĂ©rieusement des compensations qui devaient payer sa neutralitĂ©. Mais la baisse ne s'en accentuait pas moins, d'une dĂ©sastreuse façon. Lorsque, le 4 juillet, arriva la nouvelle de Sadowa, ce coup de tonnerre si brusque, ce fut un effondrement de toutes les valeurs. On croyait Ă une continuation acharnĂ©e de la guerre ; car, si l'Autriche Ă©tait battue par la Prusse, elle avait vaincu l'Italie, Ă Custozza ; et l'on disait dĂ©jĂ qu'elle rassemblait les dĂ©bris de son armĂ©e, en abandonnant la BohĂšme Les ordres de vente pleuvaient Ă la corbeille, on ne trouvait plus d'acheteurs. Le 4 juillet, Saccard, qui Ă©tait montĂ© au journal trĂšs tard, vers six heures, n'y trouva pas Jantrou, que ses passions, depuis quelque temps, dĂ©rangeaient des disparitions brusques, des bordĂ©es, d'oĂÂč il revenait anĂ©anti, les yeux troubles, sans qu'on pĂ»t savoir qui, des filles ou de l'alcool, le ravageait davantage. A ce moment-lĂ , le journal se vidait, il ne restait guĂšre que Dejoie, dĂnant sur le coin de sa table, dans l'antichambre. Et Saccard, aprĂšs avoir Ă©crit deux lettres, allait partir, lorsque, le sang au visage, Huret entra en tempĂÂȘte, sans mĂÂȘme prendre le temps de refermer les portes. " Mon bon ami, mon bon ami... " Il Ă©touffait, il mit les deux mains sur sa poitrine. " Je sors de chez Rougon... J'ai couru, parce que je n'avais pas de fiacre. Enfin, j'en ai trouvĂ© un... Rougon a reçu une dĂ©pĂÂȘche de lĂ -bas. Je l'ai vue... Une nouvelle, une nouvelle... D'un geste violent, Saccard l'arrĂÂȘta, et il se prĂ©cipita pour fermer la porte, ayant aperçu Dejoie qui rĂÂŽdait dĂ©jĂ , l'oreille tendue. " Enfin, quoi ? - Eh bien, l'empereur d'Autriche cĂšde la VĂ©nĂ©tie Ă l'empereur des Français, en acceptant sa mĂ©diation, et ce dernier va s'adresser aux rois de Prusse et d'Italie pour amener un armistice. " Il y eut un silence. " C'est la paix, alors ? - Evidemment. " Saccard, saisi, sans idĂ©e encore, laissa Ă©chapper un juron. " Tonnerre de Dieu ! et toute la Bourse qui est Ă la baisse ! " Puis, machinalement " Et cette nouvelle, pas une ĂÂąme ne la sait ? - Non, la dĂ©pĂÂȘche est confidentielle, la note ne paraĂtra pas mĂÂȘme demain matin au Moniteur . Paris ne saura sans doute rien avant vingt-quatre heures. " Alors, ce fut le coup de foudre, l'illumination brusque. Il courut de nouveau Ă la porte, l'ouvrit pour voir si personne n'Ă©coutait. Et il Ă©tait hors de lui, il revint se planter devant le dĂ©putĂ©, le saisit par les deux revers de sa redingote. " Taisez-vous ! pas si haut !... Nous sommes les maĂtres, si Gundermann et sa bande ne sont pas avertis... Entendez-vous ! pas un mot, Ă personne au monde ! ni Ă vos amis, ni Ă votre femme !... Justement, une chance ! Jantrou n'est pas lĂ , nous serons seuls Ă savoir, nous aurons le temps d'agir... Oh ! je ne veux pas travailler que pour moi. Vous en ĂÂȘtes, nos collĂšgues de l'Universelle en sont aussi. Seulement, un secret ne se garde point Ă plusieurs. Tout est perdu, si la moindre indiscrĂ©tion se commet demain, avant la Bourse. " Huret, trĂšs Ă©mu, bouleversĂ© de la grandeur du coup qu'ils allaient tenter, promit d'ĂÂȘtre absolument muet. Et ils se distribuĂšrent la besogne, ils dĂ©cidĂšrent qu'il fallait tout de suite entrer en campagne. Saccard avait dĂ©jĂ son chapeau, quand une question lui vint aux lĂšvres. " Alors, c'est Rougon qui vous a chargĂ© de m'apporter cette nouvelle ? - Sans doute. " Il avait hĂ©sitĂ©, il mentait la dĂ©pĂÂȘche, simplement, traĂnait sur le bureau du ministre, oĂÂč il avait eu l'indiscrĂ©tion de la lire, Ă©tant restĂ© seul une minute. Mais, son intĂ©rĂÂȘt se trouvant dans une entente cordiale des deux frĂšres, ce mensonge lui parut ensuite trĂšs adroit, d'autant plus qu'il les savait peu dĂ©sireux de se voir et de causer de ces choses. " Allons, dĂ©clara Saccard, il n'y a pas Ă dire, il a Ă©tĂ© gentil, cette fois... En route ! " Dans l'antichambre, il n'y avait toujours que Dejoie, qui s'Ă©tait efforcĂ© d'entendre, sans rien saisir de distinct. Ils le sentirent pourtant fiĂ©vreux, ayant flairĂ© la proie Ă©norme qui passait dans l'air, si agitĂ© de cette odeur d'argent, qu'il se mit Ă la fenĂÂȘtre du palier, pour les voir traverser la cour. La difficultĂ© Ă©tait d'agir vivement, avec la plus grande prudence. Aussi se quittĂšrent-ils dans la rue Huret se chargeait de la petite Bourse du soir, tandis que Saccard, malgrĂ© l'heure tardive, se lançait Ă la recherche des remisiers, des coulissiers, des agents de change, pour donner des ordres d'achat. Seulement, ces ordres, il dĂ©sirait les diviser, les Ă©parpiller le plus possible, par crainte d'Ă©veiller un soupçon ; et, surtout, il voulut avoir l'air de rencontrer les gens, au lieu d'aller les relancer chez eux, ce qui aurait paru singulier. Le hasard le servit heureusement, il aperçut sur le boulevard l'agent de change Jacoby, avec qui il plaisanta, et qui chargea d'une forte opĂ©ration, sans trop l'Ă©tonner. Cent pas plus loin, il tombait sur une grande fille blonde, qu'il savait ĂÂȘtre la maĂtresse d'un autre agent, Delarocque, le beau-frĂšre de Jacoby ; et, comme elle disait justement qu'elle l'attendait, cette nuit-lĂ , il la chargea de lui remettre deux mots Ă©crits au crayon sur une carte. Puis, sachant que Mazaud se rendait le soir Ă un banquet d'anciens condisciples, il s'arrangea pour se trouver au restaurant, il changea les positions qu'il l'avait chargĂ© de prendre, le jour mĂÂȘme. Mais sa plus grande chance, au moment oĂÂč il rentrait, vers minuit, ce fut d'ĂÂȘtre accostĂ© par Massias, qui sortait des VariĂ©tĂ©s. Ils remontĂšrent ensemble vers la rue Saint-Lazare, il eut le temps de se poser en original qui croyait Ă la hausse, oh ! pas tout de suite ; si bien qu'il finit par le charger d'ordres d'achat multiples pour Nathansohn et d'autres coulissiers, en disant qu'il agissait au nom d'un groupe d'amis, ce qui Ă©tait vrai en somme. Quand il se coucha, il avait pris position Ă la hausse, pour plus de cinq millions de valeurs. Le lendemain matin, dĂšs sept heures, Huret Ă©tait chez Saccard, lui racontant comment il avait opĂ©rĂ©, Ă la petite Bourse, devant le passage de l'OpĂ©ra, sur le trottoir, oĂÂč il avait fait acheter le plus possible, avec mesure cependant, pour ne pas trop relever les cours. Ses ordres montaient Ă un million, et tous deux, jugeant le coup beaucoup trop modeste encore, rĂ©solurent de rentrer en campagne. Ils avaient la matinĂ©e. Mais, auparavant, ils se jetĂšrent sur les journaux, tremblant d'y trouver la nouvelle, une note, une simple ligne qui ferait crouler leur combinaison. Non ! la presse ne savait rien, elle Ă©tait toute Ă la guerre, encombrĂ©e par des dĂ©pĂÂȘches, par de longs dĂ©tails sur la bataille de Sadowa. Si aucun bruit ne transpirait avant deux heures de l'aprĂšs- midi, s'ils avaient Ă eux une heure de Bourse, une demi-heure seulement, le coup Ă©tait fait, ils opĂ©raient la grande rafle sur la juiverie, comme disait Saccard. Et ils se sĂ©parĂšrent de nouveau, chacun courut de son cĂÂŽtĂ© engager d'autres millions dans la bataille. Cette matinĂ©e-lĂ , Saccard la passa Ă battre le pavĂ©, flairant l'air, ayant un tel besoin de marcher, qu'il avait renvoyĂ© sa voiture, aprĂšs sa premiĂšre course faite, il entra chez Kolb, oĂÂč le tintement de l'or lui fut dĂ©licieux Ă l'oreille, ainsi qu'une promesse de victoire ; et il eut la force de ne rien dire au banquier, qui ne savait rien. Il monta ensuite chez Mazaud, non pour donner un nouvel ordre, simplement pour feindre d'ĂÂȘtre inquiet au sujet de celui qu'il avait donnĂ© la veille. LĂ aussi, on ignorait tout encore. Le petit Flory seul lui causa quelque inquiĂ©tude, par la persistance avec laquelle il tournait autour de lui la cause unique en Ă©tait la profonde admiration du jeune employĂ© pour l'intelligence financiĂšre du directeur de l'Universelle ; et, comme Mlle Chuchu commençait Ă lui coĂ»ter gros il risquait quelques petites opĂ©rations, il rĂÂȘvait de connaĂtre les ordres de son grand homme et de se mettre dans son jeu. Enfin, aprĂšs un dĂ©jeuner rapide chez Champeaux, oĂÂč il avait eu la joie profonde d'entendre les dolĂ©ances pessimistes de Moser et de Pillerault lui-mĂÂȘme, pronostiquant une nouvelle dĂ©gringolade des cours, Saccard, dĂšs midi et demi, se trouva sur la place de la Bourse. Il dĂ©sirait, selon son expression, voir arriver le monde. La chaleur Ă©tait accablante, un soleil ardent tombait d'aplomb, blanchissant les marches, dont la rĂ©verbĂ©ration chauffait le pĂ©ristyle d'un air lourd et embrasĂ© de four ; et les chaises vides craquaient dans ces flammes, tandis que les spĂ©culateurs, debout, cherchaient les minces raies d'ombre des colonnes. Sous un arbre du jardin, il aperçut Busch et la MĂ©chain, qui se mirent Ă causer en le vivement voyant ; mĂÂȘme il lui sembla que tous deux Ă©taient sur le point de l'aborder, puisqu'ils se ravisaient savaient-ils donc quelque chose, ces bas chiffonniers des valeurs tombĂ©es au ruisseau, en continuelle quĂÂȘte ? un instant, il en eut le frisson. Mais une voix l'appela, et il reconnut sur un banc Maugendre et le capitaine Chave, tous les deux en querelle, car le premier, maintenant, Ă©tait plein de moqueries pour le petit jeu misĂ©rable du capitaine, ce louis gagnĂ© sur le comptant, comme au fond d'un cafĂ© de province, aprĂšs des parties de piquet acharnĂ©es voyons, ce jour-lĂ ne pouvait-il risquer Ă coup sĂ»r une opĂ©ration sĂ©rieuse ? la baisse n'Ă©tait-elle pas certaine, aussi Ă©clatante que le soleil ? Et il appelait Saccard Ă tĂ©moin n'est-ce pas qu'on baisserait ? Lui, avait pris Ă la baisse une forte position, si convaincu, qu'il y avait mis sa fortune. Ainsi interrogĂ© directement, Saccard rĂ©pondit par des sourires, des hochements de tĂÂȘte vagues avec le remords de ne pas avertir ce pauvre homme qu'il avait connu si laborieux, d'esprit si net, lorsqu'il vendait des bĂÂąches ; mais il s'Ă©tait jurĂ© le silence absolu, il avait la fĂ©rocitĂ© du joueur qui ne veut pas dĂ©ranger la chance. Puis, Ă ce moment, il eut une distraction le coupĂ© de la baronne Sandorff passait, il le suivit des yeux, le vit s'arrĂÂȘter cette fois rue de la Banque. Tout d'un coup, il songea au baron Sandorff ; conseiller Ă l'ambassade d'Autriche la baronne savait sĂ»rement, elle allait tout perdre par quelque maladresse de femme. DĂ©jĂ , il avait traversĂ© la rue, il rĂÂŽdait autour du coupĂ©, immobile, muet, l'air mort, avec le cocher raidi sur le siĂšge. Pourtant une des glaces s'abaissa, et il salua, s'approcha galamment. " Eh bien, monsieur Saccard, nous baissons encore ? " Il crut Ă un piĂšge. " Mais oui, madame. " Puis, comme elle le regardait anxieusement, avec un vacillement des yeux qu'il connaissait bien chez les joueurs, il comprit qu'elle non plus ne savait rien. Un flot de sang tiĂšde lui remonta au crĂÂąne, l'inonda de dĂ©lices. " Alors, monsieur Saccard, vous n'avez rien Ă me dire ? - Ma foi, madame, rien que vous ne sachiez dĂ©jĂ , sans doute. " Et il la quitta en pensant " Toi, tu n'as pas Ă©tĂ© gentille, ça m'amusera que tu boives un coup. Peut-ĂÂȘtre, une autre fois, ça te rendra-t-il plus aimable. " Jamais elle ne lui avait paru plus dĂ©sirable, il Ă©tait certain de l'avoir Ă son heure. Comme il revenait sur la place de la Bourse, la vue de Gundermann, au loin, dĂ©bouchant de la rue Vivienne, lui donna un nouveau frisson au coeur. Si rapetissĂ© qu'il fĂ»t par l'Ă©loignement, c'Ă©tait bien lui, avec sa marche lente, sa tĂÂȘte qu'il portait droite et blĂÂȘme, sans regarder personne, comme seul, dans sa royautĂ©, au milieu de la foule. Et il le suivait avec terreur, interprĂ©tait chacun de ses mouvements. L'ayant vu aborder Nathansohn, il crut tout perdu. Mais le coulissier se retirait, l'air dĂ©confit, et il reprit espoir. Il trouvait dĂ©cidĂ©ment au banquier son air de tous les jours. Puis, brusquement, son coeur sauta de joie Gundermann venait d'entrer chez le confiseur faire son achat de bonbons pour ses petites filles ; et c'Ă©tait lĂ un signe certain, jamais il n'y entrait, les jours de crise. Une heure sonna, la cloche annonça l'ouverture du marchĂ©. Ce fut une Bourse mĂ©morable, une de ces grandes journĂ©es de dĂ©sastre, d'un de ces dĂ©sastres Ă la hausse, si rares, dont le souvenir reste lĂ©gendaire. Dans l'accablante chaleur, au dĂ©but, les cours baissĂšrent encore. Puis, des achats brusques, isolĂ©s, comme des coups de feu de tirailleurs avant que la bataille s'engage, Ă©tonnĂšrent. Mais les opĂ©rations restaient lourdes quand mĂÂȘme, au milieu de la mĂ©fiance gĂ©nĂ©rale. Les achats se multipliĂšrent, s'allumĂšrent de toutes parts, Ă la coulisse, au parapet ; on n'entendait plus que les voix de Nathansohn sous la colonnade, de Mazaud, de Jacoby, de Delarocque Ă la corbeille, criant qu'ils prenaient toutes les valeurs, Ă tous les prix ; et ce fut alors un frĂ©missement, une houle croissante, sans que personne pourtant osĂÂąt se risquer, dans le dĂ©sarroi de ce revirement inexplicable. Les cours avaient lĂ©gĂšrement montĂ©, Saccard eut le temps de donner de nouveaux ordres Ă Massias, pour Nathansohn. Il pria Ă©galement le petit Flory qui passait en courant, de remettre Ă Mazaud une fiche, oĂÂč il le chargeait d'acheter, d'acheter toujours ; si bien que Flory, ayant lu la fiche, frappĂ© d'un accĂšs de foi, joua le jeu de son grand homme, acheta lui aussi pour son compte. Et ce fut Ă cette minute, Ă deux heures moins un quart, que le tonnerre Ă©clata en pleine Bourse l'Autriche cĂ©dait la VĂ©nĂ©tie Ă l'empereur, la guerre Ă©tait finie. D'oĂÂč venait cette nouvelle ? personne ne le sut, elle sortait de toutes les bouches Ă la fois, des pavĂ©s eux-mĂÂȘmes. Quelqu'un l'avait apportĂ©e, tous la rĂ©pĂ©taient dans une clameur, qui grossissait avec la voix haute d'une marĂ©e d'Ă©quinoxe. Par bonds furieux, les cours se mirent Ă monter, au milieu de l'effroyable vacarme. Avant le coup de cloche de la clĂÂŽture, ils s'Ă©taient relevĂ©s de quarante, de cinquante francs. Ce fut une mĂÂȘlĂ©e inexprimable, une de ces batailles confuses oĂÂč tous se ruent, soldats et capitaines, pour sauver leur peau, assourdis, aveuglĂ©s, n'ayant plus la conscience nette de la situation. Les fronts ruisselaient de sueur, l'implacable soleil qui tapait sur les marches, mettait la Bourse dans un flamboiement d'incendie. Et, Ă la liquidation, lorsqu'on put Ă©valuer le dĂ©sastre, il apparut immense. Le champ de bataille restait jonchĂ© de blessĂ©s et de ruines. Moser, le baissier, Ă©tait parmi les plus atteints. Pillerault expiait durement sa faiblesse, pour l'unique fois qu'il avait dĂ©sespĂ©rĂ© de la hausse. Maugendre perdait cinquante mille francs, sa premiĂšre perte sĂ©rieuse. La baronne Sandorff eut Ă payer de si grosses diffĂ©rences, que Delcambre, disait-on, se refusait Ă les donner ; et elle Ă©tait toute blanche de colĂšre et de haine, au seul nom de son mari, le conseiller d'ambassade, qui avait eu la dĂ©pĂÂȘche entre les mains avant Rougon lui- mĂÂȘme, sans lui en rien dire. Mais la haute banque, la banque juive, surtout, avait essuyĂ© une dĂ©faite terrible, un vrai massacre. On affirmait que Gundermann, simplement pour sa part, y laissait huit millions. Et cela stupĂ©fiait, comment n'avait-il pas Ă©tĂ© averti ? lui le maĂtre indiscutĂ© du marchĂ©, dont les ministres n'Ă©taient que les commis et qui tenait les Etats dans sa souveraine dĂ©pendance ! Il y avait lĂ un de ces concours de circonstances extraordinaires qui font les grands coups du hasard. C'Ă©tait un effondrement imprĂ©vu, imbĂ©cile, en dehors de toute raison et de toute logique. Cependant, l'histoire se rĂ©pandit, Saccard passa grand homme. D'un coup de rĂÂąteau, il venait de ramasser la presque totalitĂ© de l'argent perdu par les baissiers. Personnellement, il avait mis en poche deux millions. Le reste allait entrer dans les caisses de l'Universelle, ou plutĂÂŽt se fondre aux mains des administrateurs. A grand-peine, il finit par persuader Ă Mme Caroline que la part d'Hamelin, dans ce butin si lĂ©gitimement conquis sur les juifs, Ă©tait d'un million. Huret, lui, ayant Ă©tĂ© Ă la besogne, s'Ă©tait taillĂ© son morceau, royalement. Quant aux autres, les Daigremont les marquis de Bohain, ils ne se firent nullement prier. Tous votĂšrent des remerciements et des fĂ©licitations Ă l'Ă©minent directeur. Et un coeur surtout brĂ»lait de gratitude pour Saccard, celui de Flory, qui avait gagnĂ© dix mille francs, une fortune, de quoi habiter avec Chuchu un petit logement de la rue Condorcet et aller ensemble, le soir, rejoindre Gustave SĂ©dille et Germaine Coeur dans des restaurants chers. Au journal, il fallut donner une gratification Ă Jantrou, qui s'emportait de ce qu'on ne l'avait pas prĂ©venu. Seul Dejoie demeurait mĂ©lancolique, car il devait garder l'Ă©ternel regret d'avoir senti, un soir, la fortune passer dans l'air, mystĂ©rieuse et vague, inutilement. Ce premier triomphe de Saccard sembla ĂÂȘtre comme une floraison de l'empire Ă son apogĂ©e. Il entrait dans l'Ă©clat du rĂšgne, il en Ă©tait un des reflets glorieux. Le soir mĂÂȘme oĂÂč il grandissait parmi les fortunes Ă©croulĂ©es, Ă l'heure oĂÂč la Bourse n'Ă©tait plus qu'un champ morne de dĂ©combres, Paris entier se pavoisait, s'illuminait, ainsi que pour une grande victoire ; et des fĂÂȘtes aux Tuileries, des rĂ©jouissances dans les rues, cĂ©lĂ©braient NapolĂ©on III maĂtre de l'Europe si haut, si grand, que les empereurs et les rois le choisissaient comme arbitre dans leurs querelles et lui remettaient des provinces pour qu'il en disposĂÂąt entre eux. A la Chambre, des voix avaient bien protestĂ©, des prophĂštes de malheur annonçaient confusĂ©ment le terrible avenir, la Prusse grandie de tout ce que la France avait tolĂ©rĂ©, l'Autriche battue, l'Italie ingrate. Mais des rires, des cris de colĂšre Ă©touffaient ces voix inquiĂštes, et Paris, centre du monde, flambait par toutes ses avenues et tous ses monuments, au lendemain de Sadowa, en attendant les nuits noires et glacĂ©es, les nuits sans gaz, traversĂ©es par la mĂšche rouge des obus. Ce soir-lĂ , Saccard, dĂ©bordant de son succĂšs, battit les rues, la place de la Concorde, les Champs-ElysĂ©es, tous les trottoirs oĂÂč brĂ»laient des lampions. EmportĂ© dans le flot montant des promeneurs, les yeux aveuglĂ©s par cette clartĂ© de plein jour, il pouvait croire qu'on illuminait pour le fĂÂȘter n'Ă©tait-il pas, lui aussi, le vainqueur inattendu, celui qui s'Ă©levait au milieu des dĂ©sastres ? Un seul ennui venait de gĂÂąter sa joie, la colĂšre de Rougon, qui terrible, avait chassĂ© Huret, quand il avait compris d'oĂÂč venait le coup de Bourse. Ce n'Ă©tait donc pas le grand homme qui s'Ă©tait montrĂ© bon frĂšre, en lui envoyant la nouvelle ? Faudrait-il qu'il se passĂÂąt de ce haut patronage, mĂÂȘme qu'il attaquĂÂąt le tout-puissant ministre ? Brusquement, en face du palais de la LĂ©gion d'honneur, que surmontait une gigantesque croix de feu, brasillant dans le ciel noir, il en prit la rĂ©solution hardie, pour le jour oĂÂč il se sentirait les reins assez forts. Et, grisĂ© par les chants de la foule et les claquements des drapeaux, il revint rue Saint-Lazare, au travers de Paris en flammes. Deux mois aprĂšs, en septembre, Saccard, que sa victoire sur Gundermann rendait audacieux, dĂ©cida qu'il fallait donner un nouvel Ă©lan Ă l'Universelle. Dans l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale qui avait eu lieu Ă la fin d'avril, le bilan prĂ©sentĂ© portait, pour l'annĂ©e 1864, un bĂ©nĂ©fice de neuf millions, en y comprenant les vingt francs de primes sur chacune des cinquante mille actions nouvelles, lors du doublement du capital. On avait amorti complĂštement le compte de premier Ă©tablissement, servi aux actionnaires leur cinq pour cent et aux administrateurs leur dix pour cent, laissĂ© Ă la rĂ©serve une somme de cinq millions, outre le dix pour cent rĂ©glementaire ; et, avec le million qui restait, on Ă©tait arrivĂ© Ă distribuer un dividende de dix francs par action. C'Ă©tait un beau rĂ©sultat pour une sociĂ©tĂ© qui n'avait pas deux ans d'existence. Mais Saccard procĂ©dait par coups de fiĂšvre, appliquant au terrain financier la mĂ©thode de la culture intensive, chauffant, surchauffant le sol, au risque de brĂ»ler la rĂ©colte ; et il fit accepter, d'abord par le conseil d'administration, ensuite par une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, qui se rĂ©unit le 15 septembre, une seconde augmentation du capital on le doublait encore, on l'Ă©levait de cinquante Ă cent millions, en crĂ©ant cent mille actions nouvelles, exclusivement rĂ©servĂ©es aux actionnaires, titre pour titre. Seulement, cette fois, les titres Ă©taient Ă©mis Ă 675 francs, soit une prime de 175 francs, destinĂ©e Ă ĂÂȘtre versĂ©e au fonds de rĂ©serve. Les succĂšs croissants, les affaires heureuses dĂ©jĂ faites, surtout les grandes entreprises que l'Universelle allait lancer, Ă©taient les raisons invoquĂ©es pour justifier cette Ă©norme augmentation du capital, doublĂ© ainsi coup sur coup ; car il fallait bien donner Ă la maison une importance et une soliditĂ© en rapport avec les intĂ©rĂÂȘts qu'elle reprĂ©sentait. D'ailleurs, le rĂ©sultat fut immĂ©diat les actions qui, depuis des mois, restaient stationnaires Ă la Bourse, au cours moyen de sept cent cinquante, montĂšrent Ă neuf cents, en trois jours. Hamelin n'avait pu revenir d'Orient, pour prĂ©sider l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, et il Ă©crivit Ă sa soeur une lettre inquiĂšte, oĂÂč il exprimait des craintes sur cette façon de mener l'Universelle au galop, d'un train fou. Il devinait bien qu'on avait fait encore, chez maĂtre Lelorrain, des dĂ©clarations mensongĂšres. En effet, toutes les actions nouvelles n'avaient pas Ă©tĂ© lĂ©galement souscrites, la sociĂ©tĂ© Ă©tait restĂ©e propriĂ©taire des titres que refusaient les actionnaires ; et, les versements n'Ă©tant point exĂ©cutĂ©s, un jeu d'Ă©critures avait passĂ© ces titres au compte Sabatani. En outre, d'autres prĂÂȘte-noms, des employĂ©s, des administrateurs, lui avaient permis de souscrire elle-mĂÂȘme Ă sa propre Ă©mission ; de sorte qu'elle dĂ©tenait alors prĂšs de trente mille de ses actions, reprĂ©sentant une somme de dix-sept millions et demi. Outre qu'elle Ă©tait illĂ©gale, la situation pouvait devenir dangereuse, car l'expĂ©rience a dĂ©montrĂ© que toute maison de crĂ©dit qui joue sur ses valeurs est perdue. Mais Mme Caroline n'en rĂ©pondit pas moins gaiement Ă son frĂšre, le plaisantant de ce qu'il devenait trembleur aujourd'hui, au point que c'Ă©tait elle, jadis soupçonneuse, qui devait le rassurer. Elle disait veiller toujours, ne rien voir de louche, ĂÂȘtre Ă©merveillĂ©e, au contraire, des grandes choses, claires et logiques, auxquelles elle assistait. La vĂ©ritĂ© Ă©tait qu'elle ne savait naturellement rien de ce qu'on lui cachait, et que, sur le reste, son admiration pour Saccard, l'Ă©motion de sympathie oĂÂč la jetaient l'activitĂ© et l'intelligence de ce petit homme, l'aveuglaient. En dĂ©cembre, le cours de mille francs fut dĂ©passĂ©. Et alors, en face de l'Universelle triomphante, la haute banque s'Ă©mut, on rencontra Gundermann, sur la place de la Bourse, l'air distrait, entrant acheter des bonbons chez le confiseur, de son pas automatique. Il avait payĂ© ses huit millions de perte sans une plainte, sans qu'un seul de ses familiers eĂ»t surpris sur ses lĂšvres une parole de colĂšre et de rancune. Quand il perdait ainsi, chose rare, il disait d'ordinaire que c'Ă©tait bien fait, que cela lui apprendrait Ă ĂÂȘtre moins Ă©tourdi ; et l'on souriait, car l'Ă©tourderie de Gundermann ne s'imaginait guĂšre. Mais, cette fois, la dure leçon devait lui rester en travers du coeur, l'idĂ©e d'avoir Ă©tĂ© battu par ce casse-cou de Saccard, ce fou passionnĂ©, lui si froid, si maĂtre des faits et des hommes, lui Ă©tait assurĂ©ment insupportable. Aussi, dĂšs cette Ă©poque, se mit-il Ă le guetter, certain de sa revanche. Tout de suite, devant l'engouement qui accueillait l'Universelle, il avait pris position, en observateur convaincu que les succĂšs trop rapides, les prospĂ©ritĂ©s mensongĂšres menaient aux pires dĂ©sastres. Cependant, le cours de mille francs Ă©tait encore raisonnable, et il attendait pour se mettre Ă la baisse. Sa thĂ©orie Ă©tait qu'on ne provoquait pas les Ă©vĂ©nements Ă la Bourse, qu'on pouvait au plus les prĂ©voir et en profiter, quand ils s'Ă©taient produits. La logique seule rĂ©gnait, la vĂ©ritĂ© Ă©tait, en spĂ©culation comme ailleurs, une force toute-puissante. DĂšs que les cours s'exagĂ©reraient par trop, ils s'effondreraient la baisse alors se ferait mathĂ©matiquement, il serait simplement lĂ pour voir son calcul se rĂ©aliser et empocher son gain. Et, dĂ©jĂ , il fixait au cours de quinze cents francs son entrĂ©e en guerre. A quinze cents, il commença donc Ă vendre de l'Universelle, peu d'abord, davantage Ă chaque liquidation, d'aprĂšs un plan arrĂÂȘtĂ© d'avance. Pas besoin d'un syndicat de baissiers, lui seul suffirait, les gens sages auraient la nette sensation de la vĂ©ritĂ© et joueraient son jeu. Cette Universelle bruyante, cette Universelle qui encombrait si rapidement le marchĂ© et qui se dressait comme une menace devant la haute banque juive, il attendait froidement qu'elle se lĂ©zardĂÂąt d'elle-mĂÂȘme, pour la jeter par terre d'un coup d'Ă©paule. Plus tard, on raconta que ce fut mĂÂȘme Gundermann qui, en secret, facilita Ă Saccard l'achat d'une antique bĂÂątisse, rue de Londres, que celui-ci avait l'intention de dĂ©molir, pour Ă©lever Ă la place l'hĂÂŽtel de ses rĂÂȘves, le palais oĂÂč logerait fastueusement son oeuvre. Il Ă©tait parvenu Ă convaincre le conseil d'administration, les ouvriers se mirent au travail, dĂšs le milieu d'octobre. Le jour mĂÂȘme oĂÂč la premiĂšre pierre fut posĂ©e, en grande cĂ©rĂ©monie, Saccard se trouvait au journal, vers quatre heures, Ă attendre Jantrou, qui Ă©tait allĂ© porter des comptes rendus de la solennitĂ© dans les feuilles amies, lorsqu'il reçut la visite de la baronne Sandorff. Elle avait d'abord demandĂ© le rĂ©dacteur en chef, puis Ă©tait tombĂ©e, comme par hasard, sur le directeur de l'Universelle, qui s'Ă©tait mis galamment Ă sa disposition pour tous les renseignements qu'elle dĂ©sirerait, en l'emmenant dans la piĂšce rĂ©servĂ©e, au fond du corridor. Et lĂ , Ă la premiĂšre attaque brutale, elle cĂ©da, sur le divan, ainsi qu'une fille, d'avance rĂ©signĂ©e Ă l'aventure. Mais une complication se produisit, il arriva que Mme Caroline, en course dans le quartier Montmartre, monta au journal. Elle y tombait parfois de la sorte, pour donner une rĂ©ponse Ă Saccard, ou simplement pour prendre des nouvelles. D'ailleurs, elle connaissait Dejoie qu'elle y avait placĂ©, elle s'arrĂÂȘtait toujours Ă causer une minute, heureuse de la gratitude qu'il lui tĂ©moignait. Ce jour-lĂ , ne l'ayant pas trouvĂ© dans l'antichambre, elle enfila le couloir, se heurta contre lui, comme il revenait d'Ă©couter Ă la porte. Maintenant, c'Ă©tait une maladie, il tremblait de fiĂšvre, il collait son oreille Ă toutes les serrures, pour surprendre les secrets de Bourse. Seulement, ce qu'il avait entendu et compris, cette fois, l'avait un peu gĂÂȘnĂ© ; et il souriait d'un air vague. " Il est lĂ , n'est-ce pas ? " dit Mme Caroline, en voulant passer outre. Il l'avait arrĂÂȘtĂ©e, balbutiant, n'ayant pas le temps de mentir. " Oui, il est lĂ , mais vous ne pouvez pas entrer. - Comment, je ne peux pas entrer ? - Non, il est avec une dame. " Elle devint toute blanche, et lui, qui ne savait rien de la situation, clignait les yeux, allongeait le cou, indiquait, par une mimique expressive, l'aventure. " Quelle est cette dame ? " demanda-t-elle d'une voix brĂšve. Il n'avait aucune raison de lui cacher le nom, Ă elle, sa bienfaitrice. Il se pencha Ă son oreille. " La baronne Sandorff... Oh ! il y a longtemps qu'elle tourne autour ! " Mme Caroline resta immobile un instant. Dans l'ombre du couloir, on ne pouvait distinguer la pĂÂąleur livide de son visage. Elle venait d'Ă©prouver, en plein coeur, une douleur si aiguĂ, si atroce, qu'elle ne se souvenait pas d'avoir jamais tant souffert ; et c'Ă©tait la stupeur de cette affreuse blessure qui la clouait lĂ . Qu'allait-elle faire Ă prĂ©sent, enfoncer cette porte, se ruer sur cette femme, les souffleter tous les deux d'un scandale ? Et, comme elle demeurait sans volontĂ© encore, Ă©tourdie, elle fut gaiement abordĂ©e par Marcelle, qui Ă©tait montĂ©e pour prendre son mari. La jeune femme avait derniĂšrement fait sa connaissance. " Tiens ! c'est vous, chĂšre madame... Imaginez-vous que nous allons au thĂ©ĂÂątre, ce soir ! Oh, c'est toute une histoire, il ne faut pas que ça coĂ»te cher... Mais Paul a dĂ©couvert un petit restaurant oĂÂč nous nous rĂ©galons pour trente-cinq sous par tĂÂȘte... " Jordan arrivait, il interrompit sa femme en riant. " Deux plats, un carafon de vin, du pain Ă discrĂ©tion. - Et puis, continua Marcelle, nous ne prenons pas de voiture, c'est si amusant de rentrer Ă pied, quand il est trĂšs tard !... Ce soir, comme nous sommes riches, nous remonterons un gĂÂąteau aux amandes de vingt sous... FĂÂȘte complĂšte, noce Ă tout casser ! " Elle s'en alla, enchantĂ©e, au bras de son mari. Et Mme Caroline, qui Ă©tait revenue avec eux dans l'antichambre, avait retrouvĂ© la force de sourire. " Amusez-vous bien " , murmura-t-elle, la voix tremblante. Puis, elle partit Ă son tour. Elle aimait Saccard, elle en emportait l'Ă©tonnement et la douleur, comme d'une plaie honteuse qu'elle ne voulait pas montrer. VII - Deux mois plus tard, par un aprĂšs-midi gris et doux de novembre, Mme Caroline monta Ă la salle des Ă©pures, tout de suite aprĂšs le dĂ©jeuner, pour se mettre au travail. Son frĂšre, alors Ă Constantinople, oĂÂč il s'occupait de sa grande affaire des chemins de fer d'Orient, l'avait chargĂ©e de revoir toutes les notes prises autrefois par lui, dans leur premier voyage, puis de rĂ©diger une sorte de mĂ©moire, qui serait comme un rĂ©sumĂ© historique de la question ; et, depuis deux grandes semaines, elle tĂÂąchait de s'absorber tout entiĂšre dans cette besogne. Ce jour-lĂ , il faisait si chaud, qu'elle laissa mourir le feu et ouvrit la fenĂÂȘtre, d'oĂÂč elle regarda un instant, avant de s'asseoir, les grands arbres nus de l'hĂÂŽtel Beauvilliers, violĂÂątres sur le ciel pĂÂąle. Il y avait prĂšs d'une demi-heure qu'elle Ă©crivait, lorsque le besoin d'un document l'Ă©gara dans une longue recherche, parmi les dossiers entassĂ©s sur sa table. Elle se leva, alla remuer d'autres papiers, revint s'asseoir, les mains pleines ; et, comme elle classait des feuilles volantes, elle tomba sur des images de saintetĂ©, une vue enluminĂ©e du Saint-SĂ©pulcre, une priĂšre encadrĂ©e des instruments de la Passion, souveraine pour assurer le salut, dans les moments de dĂ©tresse oĂÂč l'ĂÂąme est en danger. Alors, elle se souvint, son frĂšre avait achetĂ© ces images Ă JĂ©rusalem, en grand enfant pieux. Une Ă©motion soudaine la saisit, des larmes mouillĂšrent ses joues. Ah ! ce frĂšre, si intelligent, si longtemps mĂ©connu, qu'il Ă©tait heureux de croire, de ne pas sourire devant ce Saint-SĂ©pulcre naĂÂŻf pour boĂte Ă bonbons, de puiser une sereine force dans sa foi Ă l'efficacitĂ© de cette priĂšre, rimĂ©e en vers de confiseur ! Elle le revoyait trop confiant, trop facile Ă se laisser duper peut-ĂÂȘtre, mais si droit, si tranquille, sans une rĂ©volte, sans une lutte mĂÂȘme. Et elle qui, depuis deux mois, luttait et souffrait, elle qui ne croyait plus, brĂ»lĂ©e de lectures, dĂ©vastĂ©e de raisonnements, avec quelle ardeur elle souhaitait, aux heures de faiblesse, d'ĂÂȘtre restĂ©e simple et ingĂ©nue comme lui, au point de pouvoir endormir son coeur saignant, en rĂ©pĂ©tant trois fois, matin et soir, l'oraison enfantine que les clous et la lance, la couronne et l'Ă©ponge de la Passion entouraient ! Au lendemain du hasard brutal qui lui avait appris la liaison de Saccard et de la baronne Sandorff, elle s'Ă©tait raidie de toute sa volontĂ©, pour rĂ©sister au besoin de les surveiller et de savoir. Elle n'Ă©tait point la femme de cet homme, elle ne voulait point ĂÂȘtre sa maĂtresse passionnĂ©e jalouse jusqu'au scandale ; et sa misĂšre Ă©tait qu'elle continuait Ă ne pas se refuser, dans leur intimitĂ© de chaque heure. Cela venait de la façon paisible, simplement affectueuse, dont elle avait d'abord considĂ©rĂ© leur aventure une amitiĂ© ayant abouti fatalement au don de la personne, comme il arrive entre homme et femme. Elle n'avait plus vingt ans, elle Ă©tait devenue d'une grande tolĂ©rance, aprĂšs la dure expĂ©rience de son mariage. A trente-six ans Ă©tant si sage, se croyant sans illusions, ne pouvait-elle donc fermer les yeux, se conduire plus en mĂšre qu'en amante, Ă l'Ă©gard de cet ami auquel elle s'Ă©tait rĂ©signĂ©e sur le tard, dans une minute d'absence morale, et qui, lui aussi, avait singuliĂšrement dĂ©passĂ© l'ĂÂąge des hĂ©ros ? Parfois, elle rĂ©pĂ©tait qu'on accordait trop d'importance Ă ces rapports des sexes, simples rencontres souvent, dont on embarrassait ensuite l'existence entiĂšre. D'ailleurs, elle souriait la premiĂšre de l'immoralitĂ© de sa remarque, car n'Ă©taient pas alors toutes les fautes permises, toutes les femmes Ă tous les hommes ? Et, pourtant, que de femmes sont raisonnables en acceptant le partage avec une rivale, que la pratique courante l'emporte en heureuse bonhomie sur la jalouse idĂ©e de la possession unique et totale ! Mais ce n'Ă©taient lĂ que des façons thĂ©oriques de rendre la vie supportable, elle avait beau se forcer Ă l'abnĂ©gation, continuer Ă ĂÂȘtre l'intendante dĂ©vouĂ©e, la servante d'intelligence supĂ©rieure qui veut bien donner son corps, quand elle a donnĂ© son coeur et son cerveau une rĂ©volte de sa chair, de sa passion la soulevait, elle souffrait affreusement de ne pas tout savoir, de ne pas rompre violemment, aprĂšs avoir jetĂ© Ă la face de Saccard l'affreux mal qu'il lui faisait. Elle s'Ă©tait domptĂ©e cependant, au point de se taire, de rester calme et souriante, et jamais, dans son existence si rude jusque- lĂ , elle n'avait eu besoin de plus de force. Encore un instant, elle regarda les images de saintetĂ©, qu'elle tenait toujours, avec son sourire douloureux d'incrĂ©dule, tout Ă©mu de tendresse. Mais elle ne les voyait plus, elle reconstruisait ce que Saccard avait pu faire la veille, ce qu'il faisait ce jour-lĂ mĂÂȘme, par un travail involontaire et incessant de son esprit, qui retournait d'instinct Ă cet espionnage, dĂšs qu'elle ne l'occupait plus. Saccard, d'ailleurs, semblait mener sa vie accoutumĂ©e, le matin les tracas de sa direction, l'aprĂšs-midi la Bourse, le soir les invitations Ă dĂner, les premiĂšres reprĂ©sentations, une vie de plaisirs, des filles de thĂ©ĂÂątre dont elle n'Ă©tait point jalouse. Et, cependant, elle sentait bien un nouvel intĂ©rĂÂȘt en lui, une chose qui lui prenait des heures occupĂ©es auparavant d'une autre façon, sans doute cette femme, des rendez-vous dans quelque endroit qu'elle se dĂ©fendait de connaĂtre. Cela la rendait soupçonneuse et mĂ©fiante, elle se remettait malgrĂ© elle Ă " faire le gendarme " , comme disait son frĂšre en riant, mĂÂȘme au sujet des affaires de l'Universelle, qu'elle avait cessĂ© de surveiller, tant sa confiance un moment Ă©tait devenue grande. Des irrĂ©gularitĂ©s la frappaient et la chagrinaient. Puis, elle Ă©tait toute surprise de s'en moquer au fond, de ne pas trouver la force de parler ni d'agir, tellement une seule angoisse la tenait au coeur, cette trahison qu'elle aurait voulu accepter, qui l'Ă©touffait. Et, honteuse de sentir les larmes la gagner de nouveau, elle cacha les images, avec le mortel regret de ne pouvoir aller s'agenouiller et se soulager dans une Ă©glise, en pleurant pendant des heures toutes les larmes de son corps. Depuis dix minutes, Mme Caroline, calmĂ©e, s'Ă©tait remise Ă rĂ©diger le mĂ©moire, lorsque le valet de chambre vint lui dire que Charles, un cocher renvoyĂ© la veille, voulait absolument parler Ă madame. C'Ă©tait Saccard qui, aprĂšs l'avoir engagĂ© lui-mĂÂȘme, l'avait surpris volant sur l'avoine. Elle hĂ©sita, puis consentit Ă le recevoir. Grand, beau garçon, avec la face et le cou rasĂ©s, se dandinant de l'air assurĂ© et fat des hommes que les femmes paient, Charles se prĂ©senta insolemment. " Madame, c'est pour les deux chemises que la blanchisseuse m'a perdues et dont elle refuse de me tenir compte. Sans doute, madame ne pense pas que je puisse faire une perte pareille... Et, comme madame est responsable, je veux que madame me rembourse mes chemises... Oui, je veux quinze francs. " Sur ces questions de mĂ©nage, elle Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšre. Peut-ĂÂȘtre aurait-elle donnĂ© les quinze francs, pour Ă©viter toute discussion. Mais l'effronterie de cet homme, pris la veille la main dans le sac, la rĂ©volta. " Je ne vous dois rien, je ne vous donnerai pas un sou... D'ailleurs, monsieur m'a mise en garde et m'a absolument dĂ©fendu de faire quelque chose pour vous. " Alors, Charles s'avança, menaçant. " Ah ! monsieur a dit ça, je m'en doutais, et il a eu tort, monsieur, parce que nous allons rire... Je ne suis pas assez bĂÂȘte pour ne pas avoir remarquĂ© que madame Ă©tait la maĂtresse... " Rougissante, Mme Caroline se leva, voulant le chasser. Mais il ne lui en laissa pas le temps, il continuait plus haut " Et peut-ĂÂȘtre que madame sera contente de savoir oĂÂč va monsieur, de quatre Ă six, deux et trois fois par semaine, quand il est sĂ»r de trouver la personne seule... " Elle Ă©tait redevenue brusquement trĂšs pĂÂąle, tout son sang refluait Ă son coeur. D'un geste violent, elle tenta de lui rentrer dans la gorge ce renseignement qu'elle Ă©vitait d'apprendre depuis deux mois. " Je vous dĂ©fends bien... " Seulement, il criait plus fort qu'elle. " C'est Mme la baronne Sandorff... M. Delcambre l'entretient et a louĂ©, pour l'avoir Ă son aise, un petit rez-de-chaussĂ©e de la rue Caumartin, presque au coin de la rue Saint-Nicolas, dans une maison oĂÂč il y a une fruitiĂšre... Et monsieur y va donc prendre la place toute chaude... " Elle avait allongĂ© le bras vers la sonnette, pour qu'on jetĂÂąt cet homme dehors ; mais il aurait certainement continuĂ© devant les domestiques. " Oh ! quand je dis chaude !... J'ai une amie lĂ -dedans, Clarisse, la femme de chambre, qui les a regardĂ©s ensemble, et qui a vu sa maĂtresse, un vrai glaçon, lui faire un tas de saletĂ©s... - Taisez-vous, malheureux !... Tenez ! voici vos quinze francs. " Et, d'un geste d'indicible dĂ©goĂ»t, elle lui remit l'argent, comprenant que c'Ă©tait la seule façon de le renvoyer. Tout de suite, en effet, il redevint poli. " Moi, je ne veux que le bien de madame... La maison oĂÂč il y a une fruitiĂšre. Le perron au fond de la cour... C'est aujourd'hui jeudi, il est quatre heures, si madame veut les surprendre... " Elle le poussait vers la porte, sans desserrer les lĂšvres, livide. " D'autant plus qu'aujourd'hui madame assisterait peut-ĂÂȘtre bien Ă quelque chose de rigolo... Plus souvent que Clarisse resterait dans une boĂte pareille ! Et, quand on a eu de bons maĂtres, on leur laisse un petit souvenir, n'est-ce pas ?... Bonsoir, madame. " Enfin, il Ă©tait parti. Mme Caroline resta quelques secondes immobile, cherchant, comprenant qu'une scĂšne pareille menaçait Saccard. Puis, sans force, avec un long gĂ©missement, elle vint s'abattre sur sa table de travail ; et les larmes qui l'Ă©touffaient depuis si longtemps ruisselĂšrent. Cette Clarisse, une maigre fille blonde, venait simplement de trahir sa maĂtresse, en offrant Ă Delcambre de la lui faire surprendre avec un autre homme, dans le logement mĂÂȘme qu'il payait. Elle avait d'abord exigĂ© cinq cents francs ; mais, comme il Ă©tait fort avare, elle dut, aprĂšs marchandage, se contenter de deux cents francs, payables de la main Ă la main, au moment oĂÂč elle lui ouvrirait la porte de la chambre. Elle couchait lĂ , dans une petite piĂšce, derriĂšre le cabinet de toilette. La baronne l'avait prise par une dĂ©licatesse, pour ne pas confier le soin du mĂ©nage Ă la concierge. Le plus souvent, elle vivait oisive, n'ayant rien Ă faire entre les rendez-vous, au fond de ce logement vide, s'effaçant du reste, disparaissant, dĂšs que Delcambre ou Saccard arrivait. C'Ă©tait dans la maison qu'elle avait connu Charles qui longtemps Ă©tait venu, la nuit, occuper avec elle le grand lit des maĂtres, encore ravagĂ© par la dĂ©bauche de la journĂ©e ; et mĂÂȘme c'Ă©tait elle qui l'avait recommandĂ© Ă Saccard, comme un trĂšs bon sujet, trĂšs honnĂÂȘte. Depuis son renvoi, elle Ă©pousait sa rancune, d'autant plus que sa maĂtresse lui faisait des " crasses " et qu'elle avait une place oĂÂč elle gagnerait cinq francs de plus par mois. D'abord, Charles voulait Ă©crire au baron Sandorff ; mais elle avait trouvĂ© plus drĂÂŽle et plus lucratif d'organiser, avec Delcambre, une surprise. Et, ce jeudi-lĂ , ayant tout prĂ©parĂ© pour le grand coup, elle attendit. A quatre heures, lorsque Saccard arriva, la baronne Sandorff Ă©tait dĂ©jĂ lĂ , allongĂ©e sur la chaise longue, devant le feu. Elle se montrait d'habitude trĂšs exacte, en femme d'affaires qui sait le prix du temps. Les premiĂšres fois, il avait eu la dĂ©sillusion de ne pas trouver l'ardente amoureuse qu'il espĂ©rait, chez cette femme si brune, aux paupiĂšres bleues, Ă la provocante allure de bacchante en folie. Elle Ă©tait de marbre, lasse de son inutile effort Ă la recherche d'une sensation qui ne venait point, tout entiĂšre prise par le jeu, dont l'angoisse au moins lui chauffait le sang. Puis, l'ayant sentie curieuse, sans dĂ©goĂ»t, rĂ©signĂ©e Ă la nausĂ©e, si elle croyait y dĂ©couvrir un frisson nouveau, il l'avait dĂ©pravĂ©e, obtenant d'elle toutes les caresses. Elle causait Bourse, lui tirait des renseignements ; et, comme le hasard aidant sans doute, elle gagnait depuis sa liaison, elle traitait un peu Saccard en fĂ©tiche, l'objet ramassĂ© que l'on garde et que l'on baise, mĂÂȘme malpropre, pour la chance qu'il vous porte. Clarisse avait fait un si grand feu, ce jour-lĂ , qu'ils ne se mirent pas au lit, par un raffinement de rester devant les hautes flammes, sur la chaise longue. Dehors, la nuit allait se faire. Mais les volets Ă©taient fermĂ©s, les rideaux soigneusement tirĂ©s ; et deux grosses lampes, aux globes dĂ©polis, sans abat-jour, les Ă©clairaient d'une lumiĂšre crue. A peine Saccard Ă©tait-il entrĂ©, que Delcambre, Ă son tour descendit de voiture. Le procureur gĂ©nĂ©ral Delcambre, personnellement liĂ© avec l'empereur, en passe de devenir ministre, Ă©tait un homme maigre et jaune de cinquante ans, Ă la haute taille solennelle, Ă la face rase, coupĂ©e de plis profonds d'une austĂšre sĂ©vĂ©ritĂ©. Son nez dur, en bec d'aigle, semblait sans dĂ©faillance comme sans pardon. Et, lorsqu'il monta le perron, de son pas ordinaire, mesurĂ© et grave, il avait toute sa dignitĂ©, son air froid des grands jours d'audience. Personne ne le connaissait dans la maison, il n'y venait guĂšre qu'Ă la nuit tombĂ©e. Clarisse l'attendait dans l'Ă©troite antichambre. " Si monsieur veut me suivre, et je recommande bien Ă monsieur de ne pas faire de bruit. " Il hĂ©sitait, pourquoi ne pas entrer par la porte qui ouvrait directement sur la chambre ? Mais, Ă voix trĂšs basse, elle lui expliqua que le verrou Ă©tait mis sĂ»rement, qu'il faudrait briser tout et que madame, avertie, aurait le temps de s'arranger. Non ! ce qu'elle voulait, c'Ă©tait la lui faire surprendre telle qu'elle l'avait vue, un jour, en risquant un oeil au trou de la serrure. Pour cela, elle avait imaginĂ© quelque chose de bien simple. Sa chambre, autrefois, communiquait avec le cabinet de toilette par une porte, aujourd'hui fermĂ©e Ă clef ; et, la clef ayant Ă©tĂ© ensuite jetĂ©e au fond d'un tiroir, elle avait eu seulement Ă la reprendre lĂ , puis Ă rouvrir ; de sorte que, grĂÂące Ă cette porte condamnĂ©e, oubliĂ©e, on pouvait maintenant pĂ©nĂ©trer sans bruit dans le cabinet de toilette, qui lui-mĂÂȘme n'Ă©tait sĂ©parĂ© de la chambre que par une portiĂšre. Certainement, madame n'attendait personne de ce cĂÂŽtĂ©. " Que monsieur se confie entiĂšrement Ă moi. J'ai intĂ©rĂÂȘt, n'est-ce pas ? Ă la rĂ©ussite. " Elle se glissa par la porte entrebĂÂąillĂ©e, disparut un instant, laissant Delcambre seul, dans son Ă©troite chambre de bonne, au lit en dĂ©sordre, Ă la cuvette d'eau savonneuse, et dont elle avait dĂ©jĂ dĂ©mĂ©nagĂ© sa malle, le matin, pour filer, dĂšs que le coup serait fait. Puis, elle revint, referma doucement la porte sur elle. " Il faut que monsieur attende un petit peu. Ce n'est pas encore ça. Ils causent. " Delcambre restait digne, sans un mot, debout et immobile sous les regards vaguement blagueurs de cette fille qui le dĂ©visageait. Cependant, il se lassait, un tic nerveux tirait toute la moitiĂ© gauche de son visage, dans la rage contenue dont le flot montait Ă son crĂÂąne. Le furieux mĂÂąle, aux appĂ©tits d'ogre, qu'il y avait en lui, cachĂ© derriĂšre la glaciale sĂ©vĂ©ritĂ© de son masque professionnel, commençait Ă gronder sourdement, irritĂ© de cette chair qu'on lui volait. Faisons vite, faisons vite " , rĂ©pĂ©ta-t-il, sans savoir ce qu'il disait, les mains fiĂ©vreuses. Mais, lorsque Clarisse, disparue de nouveau, revint, un doigt sur les lĂšvres, elle le supplia de patienter encore. " Je vous assure, monsieur, soyez raisonnable, autrement vous perdrez le plus beau... Dans un moment, ça y sera en plein. " Et, Delcambre, les jambes brusquement cassĂ©es, dut s'asseoir sur le petit lit de bonne. La nuit tombait, il resta ainsi dans l'ombre, tandis que la femme de chambre, aux Ă©coutes, ne perdait aucun des bruits lĂ©gers qui venaient de la chambre, et qu'il entendait, lui, dĂ©cuplĂ©s par un tel bourdonnement de ses oreilles, qu'ils lui paraissaient ĂÂȘtre le piĂ©tinement d'une armĂ©e en marche. Enfin, il sentit la main de Clarisse tĂÂątonnant le long de son bras. Il comprit, lui donna, sans une parole, une enveloppe ; oĂÂč il avait glissĂ© les deux cents francs promis. Et elle marcha la premiĂšre, Ă©carta la portiĂšre du cabinet, le poussa dans la chambre, en disant " Tenez ! les v'lĂÂą ! " Devant le grand feu, aux braises ardentes, Saccard Ă©tait sur le dos, couchĂ© au bord de la chaise longue, n'ayant gardĂ© que sa chemise, qui, roulĂ©e, remontĂ©e jusqu'aux aisselles, dĂ©couvrait, de ses pieds Ă ses Ă©paules, sa peau brune, envahie avec l'ĂÂąge d'un poil de bĂÂȘte ; tandis que la baronne, entiĂšrement nue, toute rose des flammes qui la cuisaient, Ă©tait agenouillĂ©e ; et les deux grosses lampes les Ă©clairaient d'une clartĂ© si vive, que les moindres dĂ©tails s'accusaient, avec un relief d'ombre excessif. BĂ©ant, suffoquĂ© par ce flagrant dĂ©lit anormal, Delcambre s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©, pendant que les deux autres, comme foudroyĂ©s, stupides de voir entrer cet homme par le cabinet, ne bougeaient pas, les yeux Ă©largis et fous. " Ah ! cochons ! bĂ©gaya enfin le procureur gĂ©nĂ©ral, cochons ! cochons ! " Il ne trouvait que ce mot, il le rĂ©pĂ©ta sans fin, l'accentua du mĂÂȘme geste saccadĂ©, pour lui donner plus de force. Cette fois, d'un bond, la femme s'Ă©tait levĂ©e, Ă©perdue de sa nuditĂ©, tournant sur elle-mĂÂȘme, cherchant ses vĂÂȘtements, qu'elle avait laissĂ©s dans le cabinet de toilette, oĂÂč elle ne pouvait aller les reprendre ; et, ayant mis la main sur un jupon blanc restĂ© lĂ , elle s'en couvrit les Ă©paules, garda les deux bouts de la ceinture entre les dents, afin de le serrer autour de son cou, contre sa poitrine. L'homme, qui avait quittĂ© aussi la chaise longue, rabattit sa chemise, l'air trĂšs ennuyĂ©. " Cochons ! rĂ©pĂ©ta encore Delcambre, cochons ! dans cette chambre que je paie ! " Et, montrant le poing Ă Saccard, s'affolant de plus en plus, Ă l'idĂ©e que ces ordures se faisaient sur un meuble achetĂ© avec son argent, il dĂ©lira. " Vous ĂÂȘtes ici chez moi, cochon que vous ĂÂȘtes ! Et cette femme est Ă moi, vous ĂÂȘtes un cochon et un voleur ! " Saccard, qui ne se fĂÂąchait pas, aurait voulu le calmer, fort embarrassĂ© d'ĂÂȘtre ainsi en chemise, et tout Ă fait contrariĂ© de l'aventure. Mais le mot de voleur le blessa. " Dame ! monsieur, rĂ©pondit-il, quand on veut avoir une femme Ă soi tout seul, on commence par lui donner ce dont elle a besoin. " Cette allusion Ă son avarice acheva d'enrager Delcambre. Il Ă©tait mĂ©connaissable, effroyable, comme si le bouc humain, tout le priape cachĂ© lui sortait de la peau. Ce visage, si digne et si froid, avait brusquement rougi, et il se gonflait, se tumĂ©fiait, s'avançait en un mufle furieux. L'emportement lĂÂąchait la brute charnelle, dans l'affreuse douleur de cette fange remuĂ©e. " Besoin, besoin, balbutia-t-il, besoin du ruisseau... Ah ! Garce ! " Et il eut vers la baronne un geste si violent, qu'elle prit peur. Elle Ă©tait restĂ©e debout, immobile, ne parvenant Ă se voiler la gorge, avec le jupon, qu'en laissant Ă dĂ©couvert le ventre et les cuisses. Alors, ayant compris que cette nuditĂ© coupable, ainsi Ă©talĂ©e, l'exaspĂ©rait davantage, elle recula jusqu'Ă la chaise, s'y assit en serrant les jambes, en remontant les genoux, de façon Ă cacher tout ce qu'elle pouvait. Puis, elle demeura lĂ , sans un geste, sans un mot, la tĂÂȘte un peu basse, les yeux obliques et sournois sur la bataille en femelle que les hommes se disputent, et qui attend, pour ĂÂȘtre au vainqueur. Saccard, courageusement, s'Ă©tait jetĂ© devant elle. " Vous n'allez pas la battre, peut-ĂÂȘtre ! " Les deux hommes se trouvĂšrent face Ă face. " Enfin, monsieur, reprit-il, il faut en finir. Nous ne pouvons pas nous disputer comme des cochers... C'est trĂšs vrai, je suis l'amant de madame. Et je vous rĂ©pĂšte que, si vous avez payĂ© les meubles ici, moi j'ai payĂ©... - Quoi ? - Beaucoup de choses par exemple, l'autre jour, les dix mille francs de son ancien compte chez Mazaud, que vous aviez absolument refusĂ© de rĂ©gler... J'ai autant de droits que vous. Un cochon, c'est possible ! mais un voleur, ah ! non ! Vous allez retirer le mot. " Hors de lui, Delcambre cria " Vous ĂÂȘtes un voleur, et je vais vous casser la tĂÂȘte, si vous ne dĂ©guerpissez pas Ă l'instant. " Mais Saccard, Ă son tour, s'irritait. Tout en remettant son pantalon, il protesta. " Ah ! ça, dites donc, vous m'embĂÂȘtez, Ă la fin ! Je m'en irai si je veux... Ce n'est pas encore vous que me ferez peur, mon bonhomme ! " Et, quand il eut enfilĂ© ses bottines, il tapa rĂ©solument des pieds sur le tapis, en disant " LĂ , maintenant, je suis d'aplomb, je reste. " Etouffant de rage, Delcambre s'Ă©tait rapprochĂ©, le mufle en avant. " Sale cochon, veux-tu filer ! - Pas avant toi, vieille crapule ! - Et si je te flanque ma main sur la figure ! - Moi, je te plante mon pied quelque part ! " Nez Ă nez, les crocs dehors, ils aboyaient. Oublieux d'eux-mĂÂȘmes, dans cette dĂ©bĂÂącle de leur Ă©ducation, dans ce flot de vase immonde du rut qu'ils se disputaient, le magistrat et le financier en vinrent Ă une querelle de charretiers ivres, Ă des mots abominables, qu'ils se lançaient, avec un besoin croissant de l'ordure, comme des crachats. Leurs voix s'Ă©tranglaient dans leur gorge, ils Ă©cumaient de la boue. Sur sa chaise, la baronne attendait toujours que l'un des deux eĂ»t jetĂ© l'autre dehors. Et, calmĂ©e dĂ©jĂ , arrangeant l'avenir, elle n'Ă©tait plus gĂÂȘnĂ©e que par la prĂ©sence de la femme de chambre, qu'elle devinait derriĂšre la portiĂšre du cabinet de toilette, restĂ©e lĂ pour se faire un peu de bon sang. Cette fille, en effet, ayant allongĂ© la tĂÂȘte, avec un ricanement d'aise, Ă entendre des messieurs se dirent des choses si dĂ©goĂ»tantes, les deux femmes s'aperçurent, la maĂtresse accroupie et nue, la servante droite et correcte, avec son petit col plat ; et elles Ă©changĂšrent un flamboyant regard, la haine sĂ©culaire des rivales, dans cette Ă©galitĂ© des duchesses et des vachĂšres, quand elles n'ont plus de chemise. Mais Saccard, lui aussi, avait vu Clarisse. Il achevait de s'habiller violemment, enfilait son gilet et revenait lĂÂącher une injure dans la figure de Delcambre, passait la manche gauche de sa redingote et en criait une autre, passait la manche droite et en trouvait d'autres, d'autres toujours, Ă pleins baquets, Ă la volĂ©e. Puis, tout d'un coup, pour en finir " Clarisse, venez donc !... Ouvrez les portes, ouvrez les fenĂÂȘtres, pour que toute la maison et toute la rue entendent !... M. le Procureur gĂ©nĂ©ral veut qu'on sache qu'il est ici, et je vais le faire connaĂtre, moi ! " PĂÂąlissant, Delcambre recula, en le voyant se diriger vers une des fenĂÂȘtres, comme s'il voulait en tourner la crĂ©mone. Ce terrible homme Ă©tait trĂšs capable d'exĂ©cuter sa menace, lui qui se moquait du scandale. " Ah ! canaille, canaille ! murmura le magistrat. ĂâĄa fait bien la paire, vous et cette catin. Et je vous la laisse... - C'est ça, dĂ©campez ! On n'a pas besoin de vous... Au moins, ses factures seront payĂ©es, elle ne pleurera plus misĂšre... Tenez ! voulez- vous six sous, pour prendre l'omnibus ? " Sous l'insulte, Delcambre s'arrĂÂȘta un instant, au seuil du cabinet de toilette. Il avait de nouveau sa haute taille maigre, sa face blĂÂȘme, coupĂ©e de plis rigides. Il Ă©tendit le bras, il fit un serment. " Je jure que vous me paierez tout ça... Oh ! je vous retrouverai, prenez garde ! " Puis, il disparut. Tout de suite, derriĂšre lui, on entendit la fuite d'une jupe c'Ă©tait la femme de chambre qui, par crainte d'une explication, se sauvait, trĂšs Ă©gayĂ©e, Ă l'idĂ©e de la bonne farce. Saccard, secouĂ© encore, piĂ©tinant, alla fermer les portes, revint dans la chambre, oĂÂč la baronne Ă©tait restĂ©e ; douĂ©e sur sa chaise. Il se promena Ă grands pas, repoussa dans la cheminĂ©e un tison qui s'Ă©croulait ; et, la voyant seulement alors, si singuliĂšre et si peu couverte, avec ce jupon sur les Ă©paules, il se montra trĂšs convenable. " Habillez-vous donc, ma chĂšre... Et ne vous Ă©motionnez pas. C'est bĂÂȘte, mais ce n'est rien, rien du tout... Nous nous reverrons ici, aprĂšs-demain, pour nous arranger, n'est-ce pas ? Moi, il faut que je file, j'ai un rendez-vous avec Huret. " Et, comme elle remettait enfin sa chemise, et qu'il partait, il lui cria de l'antichambre " Surtout, si vous achetez de l'Italien, pas de bĂÂȘtise ! ne le prenez qu'Ă prime. " Pendant ce temps, Ă la mĂÂȘme heure, Mme Caroline, la tĂÂȘte abattue sur sa table de travail, sanglotait. Le brutal renseignement du cocher, cette trahison de Saccard qu'elle ne pouvait ignorer dĂ©sormais, remuait en elle tous les soupçons, toutes les craintes qu'elle avait voulu y ensevelir. Elle s'Ă©tait forcĂ©e Ă la tranquillitĂ© et Ă l'espoir, dans les affaires de l'Universelle, complice, par l'aveuglement de sa tendresse, de ce qu'on ne lui disait pas, de ce qu'elle ne cherchait pas Ă apprendre. Aussi, maintenant, se reprochait-elle, avec un violent remords, la lettre rassurante qu'elle avait Ă©crite Ă son frĂšre, lors de la derniĂšre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale ; car elle le savait, depuis que sa jalousie lui ouvrait de nouveau les yeux et les oreilles, les irrĂ©gularitĂ©s continuaient, s'aggravaient sans cesse, ainsi le compte Sabatani avait grossi, la sociĂ©tĂ© jouait de plus en plus, sous le couvert de ce prĂÂȘte-nom, sans parler des rĂ©clames Ă©normes et mensongĂšres, des fondations de sable et de boue qu'on donnait Ă la colossale maison, dont la montĂ©e si prompte, comme miraculeuse, la frappait de plus de terreur que de joie. Ce qui surtout l'angoissait, c'Ă©tait ce terrible train, ce galop continu dont on menait l'Universelle, pareille Ă une machine, bourrĂ©e de charbon, lancĂ©e sur des rails diaboliques, jusqu'Ă ce que tout crevĂÂąt et sautĂÂąt, sous un dernier choc. Elle n'Ă©tait point une naĂÂŻve, une nigaude, que l'on pĂ»t tromper ; mĂÂȘme ignorante de la technique des opĂ©rations de banque, elle comprenait parfaitement les raisons de ce surmenage, de cet enfiĂšvrement, destinĂ© Ă griser la foule, Ă l'entraĂner dans cette Ă©pidĂ©mique folie de la danse des millions. Chaque matin devait apporter sa hausse, il fallait faire croire toujours Ă plus de succĂšs, Ă des guichets monumentaux, des guichets enchantĂ©s qui absorbaient des riviĂšres, pour rendre des fleuves, des ocĂ©ans d'or. Son pauvre frĂšre, si crĂ©dule, sĂ©duit, emportĂ©, allait-elle donc le trahir, l'abandonner Ă ce flot qui menaçait, un jour, de les noyer tous ? Elle Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©e de son inaction et de son impuissance. Cependant, le crĂ©puscule assombrissait la salle des Ă©pures, que le foyer Ă©teint n'Ă©clairait mĂÂȘme pas d'un reflet ; et, dans ces tĂ©nĂšbres accrues, Mme Caroline pleurait plus fort. C'Ă©tait lĂÂąche de pleurer ainsi, car elle sentait bien que tant de larmes ne venaient point de son inquiĂ©tude sur les affaires de l'Universelle. Saccard, certainement, menait Ă lui seul le terrible galop, fouaillait la bĂÂȘte avec une fĂ©rocitĂ©, une inconscience morale extraordinaire, quitte Ă la tuer. Il Ă©tait l'unique coupable, elle avait un frisson Ă tĂÂącher de lire en lui, dans cette ĂÂąme obscure d'un homme d'argent, ignorĂ©e de lui-mĂÂȘme, oĂÂč l'ombre cachait de l'ombre, l'infini boueux de toutes les dĂ©chĂ©ances. Ce qu'elle n'y distinguait pas encore nettement, elle le soupçonnait, elle en tremblait. Mais la dĂ©couverte lente de tant de plaies, la crainte d'une catastrophe possible ne l'auraient pas ainsi jetĂ© sur cette table, pleurante et sans force, l'auraient au contraire redressĂ©e, dans un besoin de lutte et de guĂ©rison. Elle se connaissait, elle Ă©tait une guerriĂšre. Non ! si elle sanglotait si fort, telle qu'une enfant dĂ©bile, c'Ă©tait qu'elle aimait Saccard et que Saccard, Ă cette minute mĂÂȘme, se trouvait avec une autre femme. Et cet aveu qu'elle Ă©tait obligĂ©e de se faire, l'emplissait de honte, redoublait ses pleurs, au point de l'Ă©touffer. " N'avoir pas plus de fiertĂ©, mon Dieu ! balbutiait-elle Ă voix haute. Etre Ă ce point fragile et misĂ©rable ! Ne pas pouvoir, quand on veut ! " A ce moment, dans la piĂšce noire, elle eut l'Ă©tonnement d'entendre une voix. C'Ă©tait Maxime qui, en familier de la maison, venait d'entrer. " Comment ! vous ĂÂȘtes sans lumiĂšre, et vous pleurez ! " Confuse d'ĂÂȘtre ainsi surprise, elle s'efforça de maĂtriser ses sanglots, pendant qu'il ajoutait " Je vous demande pardon, je croyais mon pĂšre revenu de la Bourse... Une dame m'a priĂ© de le lui amener Ă dĂner. " Mais le valet de chambre apportait une lampe, et il se retira, aprĂšs l'avoir posĂ©e sur la table. Toute la vaste piĂšce s'Ă©tait Ă©clairĂ©e de la calme lumiĂšre qui tombait de l'abat-jour. " Ce n'est rien, voulut expliquer Mme Caroline, un bobo de femme, moi qui suis pourtant si peu nerveuse. " Et, les yeux secs, le buste droit, elle souriait dĂ©jĂ , de son air hĂ©roĂÂŻque de combattante. Un instant, le jeune homme la regarda, si fiĂšrement redressĂ©e, avec ses grands yeux clairs, ses fortes lĂšvres, son visage de bontĂ© virile, l'Ă©paisse couronne de ses cheveux blancs avait adouci et pĂ©nĂ©trĂ© d'un grand charme ; et il la trouvait jeune encore, toute blanche ainsi, les dents Ă©galement trĂšs blanches, une femme adorable, devenue belle. Puis il songea Ă son pĂšre, il eut un haussement d'Ă©paules plein d'une mĂ©prisante pitiĂ©. " C'est lui, n'est-ce pas ? qui vous met dans un Ă©tat pareil. " Elle voulut nier, mais elle Ă©tranglait, des larmes remontaient Ă ses paupiĂšres. " Ah ! ma pauvre madame, je vous disais bien que vous aviez des illusions sur papa et que vous en seriez mal rĂ©compensĂ©e... C'Ă©tait fatal, qu'il vous mangeĂÂąt, vous aussi ! " Alors, elle se souvint du jour oĂÂč elle Ă©tait allĂ©e lui emprunter les deux mille francs, pour l'acompte sur la rançon de Victor. Ne lui avait- il pas promis de causer avec elle, lorsqu'elle voudrait savoir ? L'occasion ne s'offrait-elle pas de tout apprendre du passĂ© ? en le questionnant ? Et un irrĂ©sistible besoin la poussait maintenant qu'elle avait commencĂ© de descendre, il lui fallait toucher le fond. Cela seul Ă©tait brave, digne d'elle, utile Ă tous. Mais elle rĂ©pugnait Ă cette enquĂÂȘte, elle prit un dĂ©tour, ayant l'air de rompre la conversation. " Je vous dois toujours deux mille francs, dit-elle. Vous ne m'en voulez pas trop, de vous faire attendre ? " Il eut un geste, pour lui donner tout le temps dĂ©sirable. Puis, brusquement " A propos, et mon petit frĂšre, ce monstre ? - Il me dĂ©sole, je n'ai encore rien dit Ă votre pĂšre... Je voudrais tant dĂ©crasser un peu le pauvre ĂÂȘtre, pour qu'on pĂ»t l'aimer ! " Un rire de Maxime l'inquiĂ©ta, et comme elle l'interrogeait des yeux " Dame ! je crois que vous prenez encore lĂ un souci bien inutile. Papa ne comprendra guĂšre toute cette peine... Il en a tant vu, des ennuis de famille ! " Elle le regardait toujours, si correct dans son Ă©goĂÂŻste jouissance de la vie, si joliment dĂ©sabusĂ© des liens humains, mĂÂȘme de ceux que crĂ©e le plaisir. Il avait souri, goĂ»tant seul la mĂ©chancetĂ© cachĂ©e de sa derniĂšre phrase. Et elle eut conscience qu'elle touchait au secret de ces deux hommes. " Vous avez perdu votre mĂšre de bonne heure ? - Oui, je l'ai Ă peine connue... J'Ă©tais encore Ă Plassans, au collĂšge, lorsqu'elle est morte, ici, Ă Paris... Notre oncle, le docteur Pascal, a gardĂ© lĂ -bas avec lui ma soeur Clotilde que je n'ai jamais revue qu'une fois. - Mais votre pĂšre s'est remariĂ© ? " Il eut une hĂ©sitation. Ses yeux si clairs, si vides, s'Ă©taient troublĂ©s d'une petite fumĂ©e rousse. " Oh ! oui, oui, remariĂ©... La fille d'un magistrat, une BĂ©raud du ChĂÂątel... RenĂ©e, pas une mĂšre pour moi, une bonne amie... " Puis, d'un mouvement familier, s'asseyant prĂšs d'elle " Voyez-vous, il faut comprendre papa. Il n'est pas, mon Dieu ! pire que les autres. Seulement, ses enfants, ses femmes, enfin tout ce qui l'entoure, ça ne passe pour lui qu'aprĂšs l'argent... Oh ! entendons- nous, il n'aime pas l'argent en avare, pour en avoir un gros tas, pour le cacher dans sa cave. Non ! s'il en veut faire jaillir de partout, s'il en puise Ă n'importe quelles sources, c'est pour le voir couler chez lui en torrents, c'est pour toutes les jouissances qu'il en tire, de luxe, de plaisir, de puissance... Que voulez-vous ? il a ça dans le sang, il nous vendrait, vous, moi, n'importe qui, si nous entrions dans quelque marchĂ©. Et cela en homme inconscient et supĂ©rieur, car il est vraiment le poĂšte du million, tellement l'argent le rend fou et canaille, oh ! canaille dans le trĂšs grand ! " C'Ă©tait bien ce que Mme Caroline avait compris, et elle Ă©coutait Maxime, en approuvant d'un hochement de tĂÂȘte. Ah ! l'argent, cet argent pourrisseur, empoisonneur, qui dessĂ©chait les ĂÂąmes, en chassait la bontĂ©, la tendresse, l'amour des autres ! Lui seul Ă©tait le grand coupable, l'entremetteur de toutes les cruautĂ©s et de toutes les saletĂ©s humaines. A cette minute, elle le maudissait, l'exĂ©crait dans la rĂ©volte indignĂ©e de sa noblesse et de sa droiture de femme. D'un geste, si elle en avait eu le pouvoir, elle aurait anĂ©anti tout l'argent du monde, comme on Ă©craserait le mal d'un coup de talon, pour sauver la santĂ© de la terre. " Et votre pĂšre s'est remariĂ© " , rĂ©pĂ©ta-t-elle au bout d'un silence, d'une voix lente et embarrassĂ©e, dans un Ă©veil confus de souvenirs. Qui donc, devant elle, avait fait allusion Ă cette histoire ? Elle n'aurait pu le dire une femme sans doute, quelque amie, aux premiers temps de son installation rue Saint-Lazare, lorsque le nouveau locataire Ă©tait venu habiter le premier Ă©tage. Ne s'agissait-il pas d'un mariage d'argent, de quelque marchĂ© honteux conclu, et, plus tard, le crime n'Ă©tait-il pas tranquillement entrĂ© dans le mĂ©nage, tolĂ©rĂ© et vivant lĂ , un adultĂšre monstrueux, touchant Ă l'inceste ? " RenĂ©e, reprit Maxime trĂšs bas, comme malgrĂ© lui, n'avait que quelques annĂ©es de plus que moi... " Il avait levĂ© la tĂÂȘte, il regardait Mme Caroline ; et, dans un abandon subit, dans une confiance irraisonnĂ©e en cette femme, qui lui semblait si bien portante et si sage, il conta le passĂ©, non pas en phrases suivies, mais par lambeaux, par aveux incomplets, comme involontaire, qu'elle devait coudre. Etait-ce une ancienne rancune contre son pĂšre qu'il soulageait, cette rivalitĂ© qui avait existĂ© entre eux, qui les faisait Ă©trangers, aujourd'hui encore, sans intĂ©rĂÂȘts communs ? Il ne l'accusait pas, semblait incapable de colĂšre ; mais son petit rire tournait au ricanement, il parlait de ces abominations avec la joie mauvaise et sournoise de le salir, en remuant tant de vilenies. Et ce fut ainsi que Mme Caroline apprit tout au long l'effrayante histoire Saccard vendant son nom, Ă©pousant pour de l'argent une fille sĂ©duite ; Saccard, par son argent, sa vie folle et Ă©clatante, achevant de dĂ©traquer cette grande enfant malade ; Saccard, dans un besoin d'argent, ayant Ă obtenir d'elle une signature, tolĂ©rant chez lui les amours de sa femme et de son fils, fermant les yeux en bon patriarche qui veut bien qu'on s'amuse. L'argent, l'argent roi, l'argent Dieu, au- dessus du sang, au-dessus des larmes, adorĂ© plus haut que les vains scrupules humains, dans l'infini de sa puissance ! Et, Ă mesure que l'argent grandissait, que Saccard se rĂ©vĂ©lait Ă elle avec cette diabolique grandeur, Mme Caroline se trouvait prise d'une vĂ©ritable Ă©pouvante, glacĂ©e, Ă©perdue, Ă l'idĂ©e qu'elle Ă©tait au monstre, aprĂšs tant d'autres. " VoilĂ ! dit en s'amusant Maxime. Vous me faites de la peine, il vaut mieux que vous soyez prĂ©venue cela ne vous fĂÂąche pas avec mon pĂšre. J'en serais dĂ©solĂ©, parce que ce serait encore vous qui en pleureriez, et pas lui... Comprenez-vous maintenant pourquoi je refuse de lui prĂÂȘter un sou ? " Comme elle ne rĂ©pondait point, la gorge serrĂ©e, frappĂ©e au coeur, il se leva, donna un coup d'oeil Ă une glace, avec la tranquille aisance d'un joli homme, certain de sa correction dans la vie. Puis, il revint devant elle. " N'est-ce pas ? des exemples pareils vous vieillissent vite... Moi, je me suis rangĂ© tout de suite, j'ai Ă©pousĂ© une jeune fille qui Ă©tait malade et qui est morte, je jure bien aujourd'hui qu'on ne me fera pas refaire des bĂÂȘtises... Non ! voyez-vous, papa est incorrigible, parce qu'il n'a pas de sens moral. " Il lui prit la main, la garda un instant dans la sienne, en la sentant toute froide. " Je m'en vais, puisqu'il ne rentre pas... Mais ne vous faites donc pas de chagrin ! Je vous croyais si forte ! Et dites-moi merci, car il n'y a qu'une chose de bĂÂȘte c'est d'ĂÂȘtre dupe. " Enfin il partait, lorsqu'il s'arrĂÂȘta Ă la porte, riant, ajoutant encore " J'oubliais, dites-lui que Mme de Jeumont veut l'avoir Ă dĂner... Vous savez, Mme de Jeumont, celle qui a couchĂ© avec l'empereur, pour cent mille francs... Et n'ayez pas peur car, si fou que papa soit restĂ©, j'ose espĂ©rer qu'il n'est pas capable de payer une femme ce prix-lĂ . " Seule, Mme Caroline ne bougea pas. Elle demeurait anĂ©antie sur sa chaise, dans la vaste piĂšce tombĂ©e Ă un lourd silence, regardant fixement la lampe, de ses yeux Ă©largis. C'Ă©tait comme un brusque dĂ©chirement du voile ce qu'elle n'avait pas voulu distinguer nettement jusque-lĂ , ce qu'elle ne faisait que soupçonner en tremblant, elle le voyait Ă cette heure dans sa cruditĂ© affreuse, sans complaisance possible. Elle voyait Saccard Ă nu, cette ĂÂąme dĂ©vastĂ©e d'un homme d'argent, compliquĂ©e et trouble dans sa dĂ©composition, il Ă©tait en effet sans liens ni barriĂšres, allant Ă ses appĂ©tits avec l'instinct dĂ©chaĂnĂ© de l'homme qui ne connaĂt d'autre borne que son impuissance. Il avait partagĂ© sa femme avec son fils, vendu son fils, vendu sa femme, vendu tous ceux qui lui Ă©taient tombĂ©s sous la main ; il s'Ă©tait vendu lui- mĂÂȘme, et il la vendrait elle aussi, il vendrait son frĂšre, battrait monnaie avec leurs coeurs et leurs cerveaux. Ce n'Ă©tait plus qu'un faiseur d'argent, qui jetait Ă la fonte les choses et les ĂÂȘtres pour en tirer de l'argent. Dans une brĂšve luciditĂ©, elle vit l'Universelle suer l'argent de toutes parts, un lac, un ocĂ©an d'argent, au milieu duquel, avec un craquement effroyable, tout d'un coup, la maison croulait Ă pic. Ah ! l'argent, l'horrible argent qui salit et dĂ©vore ! D'un mouvement emportĂ©, Mme Caroline se leva. Non, non ! c'Ă©tait monstrueux, c'Ă©tait fini, elle ne pouvait rester davantage avec cet homme. Sa trahison, elle la lui aurait pardonnĂ©e ; mais un Ă©coeurement la prenait de toute cette ordure ancienne, une terreur l'agitait devant la menace des crimes possibles du lendemain. Elle n'avait plus qu'Ă partir sur-le-champ, si elle ne voulait pas elle-mĂÂȘme ĂÂȘtre Ă©claboussĂ©e de boue, Ă©crasĂ©e sous les dĂ©combres. Et le besoin lui venait d'aller loin, trĂšs loin, de rejoindre son frĂšre au fond de l'Orient, plus encore pour disparaĂtre que pour l'avertir. Partir, partir tout de suite ! Il n'Ă©tait pas six heures, elle pouvait prendre le rapide de Marseille, Ă sept heures cinquante-cinq, car cela lui semblait au-dessus de ses forces de revoir Saccard. A Marseille, avant de s'embarquer, elle ferait ses achats. Rien qu'un peu de linge dans une malle, une robe de rechange, et elle partait. En un quart d'heure, elle allait ĂÂȘtre prĂÂȘte. Puis, la vue de son travail, sur la table, le mĂ©moire commencĂ©, l'arrĂÂȘta un instant. A quoi bon emporter cela, puisque tout devait crouler, pourri Ă la base ? Elle se mit pourtant Ă ranger avec soin les documents, les notes, par une habitude de bonne mĂ©nagĂšre qui ne voulait rien laisser en dĂ©sordre derriĂšre elle. Cette besogne lui prit quelques minutes, calma la premiĂšre fiĂšvre de sa dĂ©cision. Et c'Ă©tait dans la pleine possession d'elle-mĂÂȘme qu'elle donnait un dernier coup d'oeil autour de la piĂšce, avant de la quitter, lorsque le valet de chambre reparut et lui remit un paquet de journaux et de lettres. D'un coup d'oeil machinal, Mme Caroline regarda les suscriptions et, dans le tas, reconnut une lettre de son frĂšre, qui lui Ă©tait adressĂ©e. Elle arrivait de Damas, oĂÂč Hamelin se trouvait alors, pour l'embranchement projetĂ©, de cette ville Ă Beyrouth. D'abord, elle commença Ă la parcourir, debout, prĂšs de la lampe, se promettant de la lire lentement, plus tard, dans le train. Mais chaque phrase la retenait, elle ne pouvait plus sauter un mot, elle fini par se rasseoir devant la table et par se donner tout entiĂšre Ă la lecture passionnante de cette longue lettre, qui avait douze pages. Hamelin, justement, Ă©tait dans un de ses jours de gaietĂ©. Il remerciait sa soeur des derniĂšres bonnes nouvelles qu'elle lui avait adressĂ©es de Paris, et il lui envoyait des nouvelles meilleures encore de lĂ -bas, car tout y marchait Ă souhait. Le premier bilan de la Compagnie gĂ©nĂ©rale des Paquebots rĂ©unis s'annonçait superbe, les nouveaux transports Ă vapeur rĂ©alisaient de grosses recettes, grĂÂące Ă leur installation parfaite et Ă leur vitesse plus grande. En plaisantant, il disait qu'on y voyageait pour le plaisir, et il montrait les ports de la cĂÂŽte envahis par le monde de l'Occident, il racontait qu'il ne pouvait faire une course Ă travers les sentiers perdus, sans se trouver nez Ă nez avec quelque Parisien du boulevard. C'Ă©tait rĂ©ellement, comme il l'avait prĂ©vu, l'Orient ouvert Ă la France. BientĂÂŽt, des villes repousseraient aux flancs fertiles du Liban. Mais, surtout, il faisait une peinture trĂšs vive de la gorge Ă©cartĂ©e du Carmel, oĂÂč la mine d'argent Ă©tait en pleine exploitation. Le site sauvage s'humanisait, on avait dĂ©couvert des sources dans l'Ă©croulement gigantesque de rochers qui bouchait le vallon au nord ; et des champs se crĂ©aient, le blĂ© remplaçait les lentisques, tandis que tout un village dĂ©jĂ s'Ă©tait bĂÂąti prĂšs de la mine, d'abord de simples cabanes de bois, un baraquement pour abriter les ouvriers, maintenant de petites maisons de pierre avec des jardins, un commencement de citĂ© qui allait grandir, tant que les filons ne s'Ă©puiseraient pas. Il y avait lĂ prĂšs de cinq cents habitants, une route venait d'ĂÂȘtre achevĂ©e, qui reliait le village Ă Saint-Jean-d'Acre Du matin au soir, les machines d'extraction ronflaient, des chariots s'Ă©branlaient au claquement des fouets sonores, des femmes chantaient, des enfants jouaient et criaient, dans ce dĂ©sert, dans ce silence de mort oĂÂč seuls les aigles autrefois mettaient le bruit lent de leurs ailes. Et les myrtes et les genĂÂȘts embaumaient toujours l'air tiĂšde, d'une dĂ©licieuse puretĂ©. Enfin, Hamelin ne tarissait pas sur la premiĂšre ligne ferrĂ©e qu'il devait ouvrir, de Brousse Ă Beyrouth, par Angora et Alep. Toutes les formalitĂ©s Ă©taient terminĂ©es Ă Constantinople ; certaines modifications heureuses qu'il avait fait subir au tracĂ©, pour le passage difficile des cols du Taurus, l'enchantaient ; et il parlait de ces cols, des plaines qui s'Ă©tendaient au pied des montagnes, avec le ravissement d'un homme de science qui y avait trouvĂ© de nouvelles mines de charbon et qui croyait voir le pays se couvrir d'usines. Ses points de repĂšre Ă©taient posĂ©s, les emplacements des stations choisis, quelques-uns en pleine solitude une ville ici, une ville plus loin, des villes naĂtraient autour de chacune des stations, au croisement des routes naturelles. DĂ©jĂ la moisson des hommes et des grandes choses futures Ă©tait semĂ©e, tout germait, ce serait avant quelques annĂ©es un monde nouveau. Et il finissait en embrassant bien tendrement sa soeur adorĂ©e, heureux de l'associer Ă cette rĂ©surrection d'un peuple, lui disant qu'elle y serait pour beaucoup, elle qui depuis si longtemps l'aidait de sa bravoure et de sa belle santĂ©. Mme Caroline avait achevĂ© sa lecture, la lettre restait ouverte sur la table, et elle songeait, les yeux de nouveau sur la lampe. Puis, machinalement, ses regards se levĂšrent, firent le tour des murs, s'arrĂÂȘtant Ă chacun des plans, Ă chacune des aquarelles. A Beyrouth, le pavillon pour le directeur de la Compagnie des Paquebots rĂ©unis Ă©tait Ă cette heure construit, au milieu de vastes magasins. Au mont Carmel, c'Ă©tait ce fond de gorge sauvage, obstruĂ© de broussailles et de pierres, qui se peuplait, pareil au nid gigantesque d'une population naissante. Dans le Taurus, ces nivellements, ces profils changeaient les horizons, ouvraient un chemin au libre commerce. Et, devant elle, de ces feuilles aux lignes gĂ©omĂ©triques, aux teintes lavĂ©es, que quatre pointes simplement clouaient, toute une Ă©vocation surgissait du lointain pays parcouru autrefois, tant aimĂ© pour son beau ciel Ă©ternellement bleu, pour sa terre si fertile. Elle revoyait les jardins Ă©tagĂ©s de Beyrouth, les vallĂ©es du Liban aux grands bois d'oliviers et de mĂ»riers, les plaines d'Antioche et d'Alep, immenses vergers de fruits dĂ©licieux. Elle se revoyait avec son frĂšre en continuelles courses par cette merveilleuse contrĂ©e, dont les richesses incalculables se perdaient, ignorĂ©es ou gĂÂąchĂ©es, sans routes, sans industrie ni agriculture, sans Ă©coles, dans la paresse et l'ignorance. Mais tout cela, maintenant, se vivifiait, sous une extraordinaire poussĂ©e de sĂšve jeune. L'Ă©vocation de cet Orient de demain dressait dĂ©jĂ devant ses yeux des citĂ©s prospĂšres, des campagnes cultivĂ©es, toute une humanitĂ© heureuse. Et elle les voyait, et elle entendait la rumeur travailleuse des chantiers, et elle constatait que cette vieille terre endormie, rĂ©veillĂ©e enfin, venait d'entrer en enfantement. Alors, Mme Caroline eut la brusque conviction que l'argent Ă©tait le fumier dans lequel poussait cette humanitĂ© de demain. Des phrases de Saccard lui revenaient, des lambeaux de thĂ©ories sur la spĂ©culation. Elle se rappelait cette idĂ©e que, sans la spĂ©culation, il n'y aurait pas de grandes entreprises vivantes et fĂ©condes, pas plus qu'il n'y aurait d'enfants, sans la luxure. Il faut cet excĂšs de la passion, toute cette vie bassement dĂ©pensĂ©e et perdue, Ă la continuation mĂÂȘme de la vie. Si, lĂ -bas, son frĂšre s'Ă©gayait, chantait victoire, au milieu des chantiers qui s'organisaient, des constructions qui sortaient du sol, c'Ă©tait qu'Ă Paris l'argent pleuvait, pourrissait tout, dans la rage du jeu. L'argent, empoisonneur et destructeur, devenait le ferment de toute vĂ©gĂ©tation sociale, servait de terreau nĂ©cessaire aux grands travaux dont l'exĂ©cution rapprocherait les peuples et pacifierait la terre. Elle avait maudit l'argent, elle tombait maintenant devant lui dans une admiration effrayĂ©e lui seul n'Ă©tait-il pas la force qui peut raser une montagne, combler un bras de mer, rendre la terre enfin habitable aux hommes, soulagĂ©s du travail, dĂ©sormais simples conducteurs de machines ? Tout le bien naissait de lui, qui faisait tout le mal. Et elle ne savait plus, Ă©branlĂ©e jusqu'au fond de son ĂÂȘtre, dĂ©cidĂ©e dĂ©jĂ Ă ne pas partir, puisque le succĂšs paraissait complet en Orient et que la bataille Ă©tait Ă Paris, mais incapable encore de se calmer, le coeur saignant toujours. Mme Caroline se leva, vint appuyer son front Ă la vitre d'une des fenĂÂȘtres qui donnaient sur le jardin de l'hĂÂŽtel Beauvilliers. La nuit s'Ă©tait faite, elle ne distinguait qu'une faible lueur dans la petite piĂšce Ă©cartĂ©e oĂÂč la comtesse et sa fille vivaient, pour ne rien salir et ne pas dĂ©penser de feu. Vaguement, derriĂšre la mince mousseline des rideaux, elle distinguait le profil de la comtesse, raccommodant elle- mĂÂȘme quelque nippe, tandis qu'Alice peignait des aquarelles, bĂÂąclĂ©es Ă la douzaine, qu'elle devait vendre en cachette. Un malheur leur Ă©tait arrivĂ©, une maladie de leur cheval, qui pendant deux semaines les avait clouĂ©es chez elles, entĂÂȘtĂ©es Ă ne pas ĂÂȘtre vues Ă pied, et reculant devant une location. Mais, dans cette gĂÂȘne si hĂ©roĂÂŻquement cachĂ©e, un espoir dĂ©sormais les tenait debout, plus vaillantes, la hausse continue des actions de l'Universelle, ce gain dĂ©jĂ trĂšs gros, qu'elles voyaient resplendir et tomber en pluie d'or, le jour oĂÂč elles rĂ©aliseraient, au cours le plus Ă©levĂ©. La comtesse se promettait une robe vraiment neuve, rĂÂȘvait de donner quatre dĂners par mois, l'hiver, sans se mettre pour cela au pain et Ă l'eau pendant quinze jours. Alice ne riait plus, de son air d'indiffĂ©rence affectĂ©e, lorsque sa mĂšre lui parlait mariage, l'Ă©coutait avec un lĂ©ger tremblement des mains, en commençant Ă croire que cela se rĂ©aliserait peut-ĂÂȘtre, qu'elle pourrait avoir, elle aussi, un mari et des enfants. Et Mme Caroline, Ă regarder brĂ»ler la petite lampe qui les Ă©clairait, sentait monter vers elle un grand calme, un attendrissement, frappĂ©e de cette remarque que l'argent encore, rien qu'un espoir d'argent, suffisait au bonheur de ces pauvres crĂ©atures. Si Saccard les enrichissait, ne le bĂ©niraient-elles pas, ne resterait-il pas, pour elles deux, charitable et bon ? La bontĂ© Ă©tait donc partout, mĂÂȘme chez les pires, qui sont toujours bons pour quelqu'un, qui ont toujours, au milieu de l'exĂ©cration d'une foule, d'humbles voix isolĂ©es les remerciant et les adorant. A cette rĂ©flexion, sa pensĂ©e, tandis que ses yeux s'aveuglaient sur les tĂ©nĂšbres du jardin, s'en Ă©tait allĂ©e vers l'Oeuvre du Travail. La veille, de la part de Saccard, elle y avait distribuĂ© des jouets et des dragĂ©es, en rĂ©jouissance d'un anniversaire ; et elle souriait involontairement, au souvenir de la joie bruyante des enfants. Depuis un mois, on Ă©tait plus content de Victor, elle avait lu des notes satisfaisantes chez la princesse d'Orviedo, avec laquelle, deux fois par semaine, elle causait longuement de la maison. Mais, Ă cette image de Victor, qui tout d'un coup apparaissait, elle s'Ă©tonnait de l'avoir oubliĂ©, dans sa crise de dĂ©sespoir, lorsqu'elle voulait partir. Aurait-elle pu l'abandonner ainsi, compromettre la bonne action menĂ©e avec tant de peine ? De plus en plus pĂ©nĂ©trante, une douceur montait de l'obscuritĂ© des grands arbres, un flot d'ineffable renoncement, de tolĂ©rance divine qui lui Ă©largissait le coeur ; tandis que la petite lampe pauvre des dames de Beauvilliers continuait Ă briller lĂ -bas, comme une Ă©toile. Lorsque Mme Caroline revint devant sa table, elle eut un lĂ©ger frisson. Quoi donc ? elle avait froid ! Et cela l'Ă©gaya, elle qui se vantait de passer l'hiver sans feu. Elle Ă©tait comme au sortir d'un bain glacĂ©, rajeunie et forte, le pouls trĂšs calme. Les matins de belle santĂ©, elle se levait ainsi. Puis, elle eut l'idĂ©e de remettre une bĂ»che dans la cheminĂ©e ; et, en voyant que le feu Ă©tait mort, elle s'amusa Ă le rallumer elle-mĂÂȘme, sans vouloir sonner le domestique. Ce fut tout un travail, elle n'avait pas de petit bois, elle parvint Ă embraser les bĂ»ches, simplement avec de vieux journaux, qu'elle brĂ»lait un Ă un. A genoux devant l'ĂÂątre, elle en riait toute seule. Un instant, elle resta lĂ , heureuse et surprise. VoilĂ donc qu'une de ses grandes crises Ă©tait encore passĂ©e, elle espĂ©rait de nouveau, quoi ? elle n'en savait toujours rien, l'Ă©ternel inconnu qui Ă©tait au bout de la vie, au bout de l'humanitĂ©. Vivre, cela devait suffire, pour que la vie lui apportĂÂąt sans cesse la guĂ©rison des blessures que la vie lui faisait. Une fois de plus, elle se rappelait les dĂ©bĂÂącles de son existence, son mariage affreux, sa misĂšre Ă Paris, son abandon par le seul homme qu'elle eĂ»t aimĂ© ; et, Ă chaque Ă©croulement, elle retrouvait la vivace Ă©nergie, la joie immortelle qui la remettait debout, au milieu des ruines. Tout ne venait-il pas de crouler ? Elle restait sans estime pour son amant, en face de son effroyable passĂ©, comme de saintes femmes sont devant les plaies immondes qu'elles pansent matin et soir, sans compter les cicatriser jamais. Elle allait continuer Ă lui appartenir, en le sachant Ă d'autres, en ne cherchant mĂÂȘme pas Ă le leur disputer. Elle allait vivre dans un brasier, dans la forge haletante de la spĂ©culation, sous l'incessante menace d'une catastrophe finale, oĂÂč son frĂšre pouvait laisser son honneur et son sang. Et elle Ă©tait quand mĂÂȘme debout, presque insouciante, ainsi qu'au matin d'un beau jour, goĂ»tant Ă faire face au danger une allĂ©gresse de bataille. Pourquoi ? pour rien raisonnablement, pour le plaisir d'ĂÂȘtre ! Son frĂšre le lui disait, elle Ă©tait l'invincible espoir. Saccard, lorsqu'il rentra, vit Mme Caroline enfoncĂ©e dans son travail, achevant, de sa ferme Ă©criture, une page du mĂ©moire sur les chemins de fer d'Orient. Elle leva la tĂÂȘte, lui sourit d'un air paisible, tandis qu'il effleurait des lĂšvres sa belle et rayonnante chevelure blanche. " Vous avez beaucoup couru, mon ami ? - Oh ! des affaires Ă n'en plus finir ! J'ai vu le ministre des Travaux publics, j'ai fini par rejoindre Huret, j'ai dĂ» retourner chez le ministre, oĂÂč il n'y avait plus qu'un secrĂ©taire... Enfin, j'ai la promesse pour lĂ -bas. " En effet, depuis qu'il avait quittĂ© la baronne Sandorff, il ne s'Ă©tait plus arrĂÂȘtĂ©, tout aux affaires, dans son emportement de zĂšle accoutumĂ©. Elle lui remit la lettre d'Hamelin, qui l'enchanta ; et elle le regardait exulter du prochain triomphe, en se disant que, dĂ©sormais, elle le surveillerait de prĂšs, afin d'empĂÂȘcher les folies certaines. Pourtant, elle ne parvenait pas Ă lui ĂÂȘtre sĂ©vĂšre. " Votre fils est venu vous inviter, au nom de Mme de Jeumont. " Il se rĂ©cria. " Mais elle m'a Ă©crit !... J'ai oubliĂ© de vous dire que j'y allais ce soir... Ce que cela m'assomme, fatiguĂ© comme je suis ! " Et il partit, aprĂšs avoir de nouveau baisĂ© ses cheveux blancs. Elle se remit Ă son travail, avec son sourire amical, plein d'indulgence. N'Ă©tait-elle pas seulement une amie qui se donnait ? La jalousie lui causait une honte, comme si elle eĂ»t sali davantage leur liaison. Elle voulait ĂÂȘtre supĂ©rieure Ă l'angoisse du partage, dĂ©gagĂ©e de l'Ă©goĂÂŻsme charnel de l'amour. Etre Ă lui, le savoir Ă d'autres, cela n'avait pas d'importance. Et elle l'aimait pourtant, de tout son coeur courageux et charitable. C'Ă©tait l'amour triomphant, ce Saccard, ce bandit du trottoir financier, aimĂ© si absolument par cette adorable femme, parce qu'elle le voyait, actif et brave, crĂ©er un monde, faire de la vie. VIII - Ce fut le 1er avril que l'Exposition universelle de 1867 ouvrit, au milieu de fĂÂȘtes, avec un Ă©clat triomphal. La grande saison de l'empire commençait, cette saison de l'empire commençait, cette saison de gala suprĂÂȘme, qui allait faire de Paris l'auberge du monde, auberge pavoisĂ©e, pleine de musiques et de chants, oĂÂč l'on mangeait, oĂÂč l'on forniquait dans toutes les chambres. Jamais rĂšgne, Ă son apogĂ©e, n'avait convoquĂ© les nations Ă une si colossale ripaille. Vers les Tuileries flamboyantes, dans une apothĂ©ose de fĂ©erie, le long dĂ©filĂ© des empereurs, des rois et des princes, se mettait en marche des quatre coins de la terre. Et ce fut Ă la mĂÂȘme Ă©poque, quinze jours plus tard, que Saccard inaugura l'hĂÂŽtel monumental qu'il avait voulu, pour y loger royalement l'Universelle. Six mois venaient de suffire, on avait travaillĂ© jour et nuit, sans perdre une heure, faisant ce miracle qui n'est possible qu'Ă Paris ; et la façade se dressait, fleurie d'ornements, tenant du temple et du cafĂ©-concert, une façade dont le luxe Ă©talĂ© arrĂÂȘtait le monde sur le trottoir. A l'intĂ©rieur, c'Ă©tait une somptuositĂ©, les millions des caisses ruisselant le long des murs. Un escalier d'honneur conduisait Ă la salle du conseil, rouge et or, d'une splendeur de salle d'opĂ©ra. Partout, des tapis, des tentures, des bureaux installĂ©s avec une richesse d'ameublement Ă©clatante. Dans le sous-sol, oĂÂč se trouvait le service des titres, des coffres-forts Ă©taient scellĂ©s, immenses, ouvrant des gueules profondes de four, derriĂšre les glaces sans tain des cloisons, qui permettaient au public de les voir, rangĂ©s comme les tonneaux des contes, oĂÂč dorment les trĂ©sors incalculables des fĂ©es. Et les peuples avec leurs rois, en marche vers l'Exposition, pouvaient venir et dĂ©filer lĂ c'Ă©tait prĂÂȘt, l'hĂÂŽtel neuf les attendait, pour les aveugler, les prendre un Ă un Ă cet irrĂ©sistible piĂšge de l'or, flambant au grand soleil. Saccard trĂÂŽnait dans le cabinet le plus somptueusement installĂ©, un meuble Louis XIV, Ă bois dorĂ©, recouvert de velours de GĂÂȘnes. Le personnel venait d'ĂÂȘtre augmentĂ© encore, il dĂ©passait quatre cents employĂ©s ; et c'Ă©tait maintenant Ă cette armĂ©e que Saccard commandait, avec un faste de tyran adorĂ© et obĂ©i, car il se montrait trĂšs large de gratifications. En rĂ©alitĂ©, malgrĂ© son simple titre de directeur, il rĂ©gnait, au-dessus du prĂ©sident du conseil, au-dessus du conseil d'administration lui-mĂÂȘme, qui ratifiait simplement ses ordres. Aussi Mme Caroline vivait-elle dĂ©sormais dans une continuelle alerte, trĂšs occupĂ©e Ă connaĂtre chacune de ses dĂ©cisions, pour tĂÂącher de se mettre en travers, s'il le fallait. Elle dĂ©sapprouvait cette nouvelle installation, beaucoup trop magnifique, sans pouvoir cependant la blĂÂąmer en principe, ayant reconnu la nĂ©cessitĂ© d'un local plus vaste, aux beaux jours de tendre confiance, lorsqu'elle plaisantait son frĂšre qui s'inquiĂ©tait. Sa crainte avouĂ©e, son argument, pour combattre tout ce luxe, Ă©tait que la maison y perdait son caractĂšre de probitĂ© dĂ©cente, de haute gravitĂ© religieuse. Que penseraient les clients habituĂ©s Ă la discrĂ©tion monacale, au demi-jour recueilli du rez-de-chaussĂ©e de la rue Saint-Lazare, lorsqu'ils entreraient dans ce palais de la rue de Londres, aux grands Ă©tages Ă©gayĂ©s de bruits, inondĂ©s de lumiĂšre ? Saccard rĂ©pondait qu'ils seraient foudroyĂ©s d'admiration et de respect, que ceux qui apportaient cinq francs, en tireraient dix de leur poche, saisis d'amour-propre, grisĂ©s de confiance. Et ce fut lui, dans sa brutalitĂ© du clinquant, qui eut raison. Le succĂšs de l'hĂÂŽtel Ă©tait prodigieux, dĂ©passait en vacarme efficace les plus extraordinaires rĂ©clames de Jantrou. Les petits rentiers dĂ©vots des quartiers tranquilles, les pauvres prĂÂȘtres de campagne dĂ©barquĂ©s le matin du chemin de fer, bĂÂąillaient de bĂ©atitude devant la porte, en ressortaient rouges du plaisir d'avoir des fonds lĂ -dedans. A la vĂ©ritĂ©, ce qui contrariait surtout Mme Caroline, c'Ă©tait de ne plus pouvoir ĂÂȘtre toujours dans la maison mĂÂȘme, Ă exercer sa surveillance. A peine lui Ă©tait-il permis de se rendre rue de Londres, de loin en loin, sous un prĂ©texte. Elle vivait seule Ă prĂ©sent, dans la salle des Ă©pures, elle ne voyait guĂšre Saccard que le soir. Il avait garde lĂ son appartement, mais tout le rez-de-chaussĂ©e restait fermĂ©, ainsi que les bureaux du premier Ă©tage ; et la princesse d'Orviedo, heureuse au fond de ne plus avoir le sourd remords de cette banque, cette boutique d'argent installĂ©e chez elle, ne cherchait pas mĂÂȘme Ă louer, avec son insouciance voulue de tout gain, mĂÂȘme lĂ©gitime. La maison vide, rĂ©sonnante Ă chaque voiture qui passait, semblait un tombeau. Mme Caroline n'entendait plus, au travers des plafonds, monter que ce silence frissonnant des guichets clos, d'oĂÂč, sans relĂÂąche, pendant deux annĂ©es, il lui Ă©tait venu un lĂ©ger tintement d'or. Les journĂ©es lui en paraissaient plus lourdes et plus longues. Elle travaillait pourtant beaucoup, toujours occupĂ©e par son frĂšre, qui, d'Orient, lui envoyait des tĂÂąches d'Ă©critures. Mais, parfois, dans son travail elle s'arrĂÂȘtait, Ă©coutait ; prise d'une anxiĂ©tĂ© instinctive, ayant besoin de savoir ce qui se passait en bas ; et rien, pas un souffle, l'anĂ©antissement des salles dĂ©mĂ©nagĂ©es, vides, noires, fermĂ©es Ă double tour. Alors, un petit froid la prenait, elle s'oubliait quelques minutes, inquiĂšte. Que faisait-on, rue de Londres ? n'Ă©tait-ce point Ă cette seconde prĂ©cise, que se produisait la lĂ©zarde dont pĂ©rirait l'Ă©difice ? Le bruit se rĂ©pandit, vague et lĂ©ger encore, que Saccard prĂ©parait une nouvelle augmentation du capital. De cent millions, il voulait le porter Ă cent cinquante. C'Ă©tait une heure de particuliĂšre excitation, l'heure fatale oĂÂč toutes les prospĂ©ritĂ©s du rĂšgne, les immenses travaux qui avaient transformĂ© la ville, la circulation enragĂ©e de l'argent, les furieuses dĂ©penses du luxe, devaient aboutir Ă une fiĂšvre chaude de la spĂ©culation. Chacun voulait sa part, risquait sa fortune sur le tapis vert, pour se dĂ©cupler et jouir, comme tant d'autres, enrichis en une nuit. Les drapeaux de l'Exposition qui claquaient au soleil les illuminations et les musiques du Champ-de-Mars, les foules du monde entier inondant les rues, achevaient de griser Paris, dans un rĂÂȘve d'inĂ©puisable richesse et de souveraine domination. Par les soirĂ©es claires, de l'Ă©norme citĂ© en fĂÂȘte, attablĂ©e dans les restaurants exotiques, changĂ©e en foire colossale oĂÂč le plaisir se vendait libre ment sous les Ă©toiles, montait le suprĂÂȘme coup de dĂ©mence, la folie joyeuse et vorace des grandes capitales menacĂ©es de destruction. Et Saccard, avec son flair de coupeur de bourses, avait tellement bien senti chez tous cet accĂšs, ce besoin de jeter au vent son argent, de vider ses poches et son corps, qu'il venait de doubler les fonds destinĂ©s Ă la publicitĂ©, en excitant Jantrou au plus assourdissant des tapages. Depuis l'ouverture de l'Exposition, tous les jours, c'Ă©taient, dans la presse, des volĂ©es de cloche en faveur de l'Universelle. Chaque matin amenait son coup de cymbales, pour faire retourner le monde un fait divers extraordinaire, l'histoire d'une dame qui avait oubliĂ© cent actions dans un fiacre ; un extrait d'un voyage en Asie Mineure, oĂÂč il Ă©tait expliquĂ© que NapolĂ©on avait prĂ©dit la maison de la rue de Londres ; un grand article de tĂÂȘte, oĂÂč, politiquement, le rĂÂŽle de cette maison Ă©tait d'Orient ; sans compter les notes continuelles des journaux jugĂ© par rapport Ă la solution prochaine de la question spĂ©ciaux, tous embrigadĂ©s, marchant en masse compacte. Jantrou avait imaginĂ©, avec les petites feuilles financiĂšres, des traitĂ©s Ă l'annĂ©e, qui lui assuraient une colonne dans chaque numĂ©ro ; et il employait cette colonne, avec une fĂ©conditĂ©, une variĂ©tĂ© d'imagination Ă©tonnantes, allant jusqu'Ă attaquer, pour le triomphe de vaincre ensuite. La fameuse brochure qu'il mĂ©ditait venait d'ĂÂȘtre lancĂ©e par le monde entier, Ă un million d'exemplaires. Son agence nouvelle Ă©tait Ă©galement créée, cette agence qui, sous le prĂ©texte d'envoyer un bulletin financier aux journaux de province, se rendait maĂtresse absolue du marchĂ© de toutes les villes importantes. Et L'EspĂ©rance enfin, habilement conduite, prenait de jour en jour une importance politique plus grande. On y avait beaucoup remarquĂ© une sĂ©rie d'articles, Ă la suite du dĂ©cret du 19 janvier, qui remplaçait l'adresse par le droit d'interpellation, nouvelle concession de l'empereur, en marche vers la libertĂ©. Saccard, qui les inspirait, n'y faisait pas encore attaquer ouvertement son frĂšre, restĂ© ministre d'Etat quand mĂÂȘme, rĂ©signĂ©, dans sa passion du pouvoir, Ă dĂ©fendre aujourd'hui ce qu'il condamnait hier ; mais on l'y sentait aux aguets, surveillant la situation fausse de Rougon, pris Ă la Chambre entre le tiers parti affamĂ© de son hĂ©ritage, et les clĂ©ricaux, liguĂ©s avec les bonapartistes autoritaires contre l'empire libĂ©ral ; et les insinuations commençaient dĂ©jĂ , le journal redevenait catholique militant, se montrait plein d'aigreur, Ă chacun des actes du ministre. L'EspĂ©rance passĂ©e Ă l'opposition, c'Ă©tait la popularitĂ©, un vent de fronde achevant de lancer le nom de l'Universelle aux quatre coins de la France et du monde. Alors, sous cette poussĂ©e formidable de publicitĂ©, dans ce milieu exaspĂ©rĂ©, mĂ»r pour toutes les folies, l'augmentation probable du capital, cette rumeur d'une Ă©mission nouvelle de cinquante millions, acheva d'enfiĂ©vrer les plus sages. Des humbles logis aux hĂÂŽtels aristocratiques, de la loge des concierges au salon des duchesses, les tĂÂȘtes prenaient feu, l'engouement tournait Ă la foi aveugle, hĂ©roĂÂŻque et batailleuse. On Ă©numĂ©rait les grandes choses dĂ©jĂ faites par l'Universelle, les premiers succĂšs foudroyants, les dividendes inespĂ©rĂ©s, tels qu'aucune autre sociĂ©tĂ© n'en avait distribuĂ© Ă ses dĂ©buts. On rappelait l'idĂ©e si heureuse de la Compagnie des Paquebots rĂ©unis, si prompte en magnifiques rĂ©sultats, cette Compagnie dont les actions faisaient dĂ©jĂ cent francs de prime ; et la mine d'argent du Carmel, d'un produit miraculeux, Ă laquelle un orateur sacrĂ©, lors du dernier carĂÂȘme de Notre-Dame, avait fait une allusion, en parlant d'un cadeau de Dieu Ă la chrĂ©tientĂ© confiante ; et une autre sociĂ©tĂ© créée pour l'exploitation d'immenses gisements de houille, et celle qui allait mettre en coupes rĂ©glĂ©es les vastes forĂÂȘts du Liban, et la fondation de la Banque nationale turque, Ă Constantinople, d'une soliditĂ© inĂ©branlable. Pas un Ă©chec, un bonheur croissant qui changeait en or tout ce que la maison touchait, dĂ©jĂ un large ensemble de crĂ©ations prospĂšres donnant une base solide aux opĂ©rations futures, justifiant l'augmentation rapide du capital. Puis, c'Ă©tait l'avenir qui s'ouvrait devant les imaginations surchauffĂ©es, cet avenir si gros d'entreprises plus considĂ©rables encore, qu'il nĂ©cessitait la demande des cinquante millions, dont l'annonce suffisait Ă bouleverser ainsi les cervelles. LĂ , le champ des bruits de Bourse et de salons Ă©tait sans limite, mais la grande affaire prochaine de la Compagnie des chemins de fer d'Orient se dĂ©tachait au milieu des autres projets, occupait toutes les conversations, niĂ©e par les uns, exaltĂ©e par les autres. Les femmes surtout se passionnaient, faisaient en faveur de l'idĂ©e une propagande enthousiaste. Dans des coins de boudoir, aux dĂners de gala, derriĂšre les jardiniĂšres en fleur, Ă l'heure tardive du thĂ©, jusqu'au fond des alcĂÂŽves, il y avait des crĂ©atures charmantes, d'une cĂÂąlinerie persuasive, qui catĂ©chisaient les hommes " Comment, vous n'avez pas de l'Universelle ? Mais il n'y a que ça ! achetez vite de l'Universelle, si vous voulez qu'on vous aime ! " C'Ă©tait la nouvelle Croisade, comme elles disaient, la conquĂÂȘte de l'Asie, que les croisĂ©s de Pierre l'Ermite et de Saint Louis n'avaient pu faire, et dont elles se chargeaient, elles, avec leurs petites bourses d'or. Toutes affectaient d'ĂÂȘtre bien renseignĂ©es, parlaient en termes techniques de la ligne mĂšre qu'on allait ouvrir d'abord, de Brousse Ă Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, viendrait l'embranchement de Smyrne Ă Angora ; plus tard, celui de TrĂ©bizonde Ă Angora, par Erzeroum et Sivas ; plus tard encore, celui de Damas Ă Beyrouth. Et elles souriaient, clignaient les yeux, chuchotaient qu'il y en aurait un autre peut-ĂÂȘtre, oh ! dans longtemps, de Beyrouth Ă JĂ©rusalem, par les anciennes villes du littoral, Saida, Saint-Jean-d'Acre, Jaffa, puis, mon Dieu ! qui sait ? de JĂ©rusalem Ă Port-SaĂÂŻd et Ă Alexandrie. Sans compter que Bagdad n'Ă©tait pas loin de Damas, et que, si une ligne ferrĂ©e Ă©tait poussĂ©e jusque-lĂ , ce serait un jour la Perse, l'Inde, la Chine, acquises Ă l'Occident. Il semblait que, sur un mot de leurs jolies bouches, les trĂ©sors retrouvĂ©s des califes resplendissaient, dans un conte merveilleux des Mille et une Nuits. Les bijoux, les pierreries du rĂÂȘve, pleuvaient dans les caisses de la rue de Londres, tandis que fumait l'encens du Carmel, un fond dĂ©licat et vague de lĂ©gendes bibliques, qui divinisait les gros appĂ©tits de gain. N'Ă©tait-ce pas l'Eden reconquis, la Terre sainte dĂ©livrĂ©e, la religion triomphante, au berceau mĂÂȘme de l'humanitĂ© ? Et elles s'arrĂÂȘtaient, refusaient d'en dire davantage, les regards brillant de ce qu'il fallait cacher. Cela ne se confiait mĂÂȘme pas Ă l'oreille. Beaucoup d'entre elles l'ignoraient, affectaient de le savoir. C'Ă©tait le mystĂšre, ce qui n'arriverait peut-ĂÂȘtre jamais, et qui peut-ĂÂȘtre Ă©claterait un jour comme un coup de foudre JĂ©rusalem rachetĂ©e au sultan, donnĂ©e au pape, avec la Syrie pour royaume ; la papautĂ© ayant un budget fourni par une banque catholique, le TrĂ©sor du Saint-SĂ©pulcre, qui la mettrait Ă l'abri des perturbations politiques ; enfin, le catholicisme rajeuni, dĂ©gagĂ© des compromissions, retrouvant une autoritĂ© nouvelle, dominant le monde, du haut de la montagne oĂÂč le Christ a expirĂ©. Maintenant, le matin, Saccard, dans son luxueux cabinet Louis XIV, Ă©tait obligĂ© de dĂ©fendre sa porte, lorsqu'il voulait travailler ; car c'Ă©tait un assaut, le dĂ©filĂ© d'une cour venant comme au lever d'un roi, des courtisans, des gens d'affaires, des solliciteurs, une adoration et une mendicitĂ© effrĂ©nĂ©es autour de la toute-puissance. Un matin des premiers jours de juillet surtout, il se montra impitoyable, ayant donnĂ© l'ordre formel de n'introduire personne. Pendant que l'antichambre regorgeait de monde, d'une foule qui s'entĂÂȘtait, malgrĂ© l'huissier, attendant, espĂ©rant quand mĂÂȘme, il s'Ă©tait enfermĂ© avec deux chefs de service pour achever d'Ă©tudier l'Ă©mission nouvelle. AprĂšs l'examen de plusieurs projets, il venait de se dĂ©cider en faveur d'une combinaison qui, grĂÂące Ă cette Ă©mission nouvelle de cent mille actions, devait permettre de libĂ©rer complĂštement les deux cent mille actions anciennes, sur lesquelles cent vingt-cinq francs seulement avaient Ă©tĂ© versĂ©s ; et, afin d'arriver Ă ce rĂ©sultat, l'action rĂ©servĂ©e aux seuls actionnaires Ă raison d'un titre nouveau pour deux titres anciens ; serait Ă©mise Ă huit cent cinquante francs, immĂ©diatement exigibles, dont cinq cents francs pour le capital et une prime de trois cent cinquante francs pour la libĂ©ration projetĂ©e. Mais des complications se prĂ©sentaient, il y avait encore tout un trou Ă boucher, ce qui rendait Saccard trĂšs nerveux. Le bruit des voix, dans l'antichambre, l'irritait. Ce Paris Ă plat ventre, ces hommages qu'il recevait d'habitude avec une bonhomie de despote familier, l'emplissaient de mĂ©pris, ce jour-lĂ . Et Dejoie, qui parfois lui servait d'huissier le matin, s'Ă©tant permis de faire le tour et d'apparaĂtre par une petite porte du couloir, il l'accueillit furieusement. " Quoi ? Je vous ai dit personne, personne, entendez-vous !... Tenez ! prenez ma canne, plantez-la Ă ma porte, et qu'il la baisent ! " Dejoie, impassible, se permit d'insister. " Pardon, monsieur, c'est la comtesse de Beauvilliers. Elle m'a suppliĂ©, et comme je sais que monsieur veut lui ĂÂȘtre agrĂ©able... - Eh ! cria Saccard emportĂ©, qu'elle aille au diable avec les autres ! " Mais tout de suite il se ravisa, d'un geste de colĂšre Ă©mue. " Faites-la entrer, puisqu'il est dit qu'on ne me fichera pas la paix !... Et par cette petite porte, pour que le troupeau n'entre pas avec elle. " L'accueil que Saccard fit Ă la comtesse de Beauvilliers fut d'une brusquerie d'homme tout secouĂ© encore. La vue d'Alice, qui accompagnait sa mĂšre, de son air muet et profond, ne le calma mĂÂȘme pas. Il avait renvoyĂ© les deux chefs de service, il ne songeait qu'Ă les rappeler pour continuer son travail. " Je vous en prie, madame, dites vite, car je suis horriblement pressĂ©. " La comtesse s'arrĂÂȘta, surprise, toujours lente, avec sa tristesse de reine dĂ©chue. " Mais, monsieur, si je vous dĂ©range... " Il dut leur indiquer des siĂšges ; et la jeune fille, plus brave, s'assĂt la premiĂšre, d'un mouvement rĂ©solu, tandis que la mĂšre reprenait " Monsieur, c'est pour un conseil... Je suis dans l'hĂ©sitation la plus douloureuse, je sens que je ne me dĂ©ciderai jamais toute seule... " Et elle lui rappela qu'Ă la fondation de la banque, elle avait pris cent actions, qui, doublĂ©es, lors de la premiĂšre augmentation du capital et doublĂ©es encore lors de la seconde, faisaient aujourd'hui un total de quatre cents actions, sur lesquelles elle avait versĂ©, primes comprises, la somme de quatre-vingt-sept mille francs. En dehors de ses vingt mille francs d'Ă©conomies, elle avait donc dĂ», pour payer cette somme, emprunter soixante-dix mille francs sur sa ferme des Aublets. " Or, continua-t-elle, je trouve aujourd'hui un acquĂ©reur pour les Aublets... Et, n'est-ce pas ? il est question d'une Ă©mission nouvelle, de sorte que je pourrais peut-ĂÂȘtre placer toute notre fortune dans votre maison. " Saccard s'apaisait, flattĂ© de voir les deux pauvres femmes, les derniĂšres d'une grande et antique race, si confiantes, si anxieuses devant lui. Rapidement, avec des chiffres, il les renseigna. " Une nouvelle Ă©mission, parfaitement, je m'en occupe... L'action sera de huit cent cinquante francs, avec la prime... Voyons, nous disons que vous avez quatre cents actions. Il va donc vous en ĂÂȘtre attribuĂ© deux cents, ce qui vous obligera Ă un versement de cent soixante-dix mille francs. Mais tous vos titres seront libĂ©rĂ©s, vous aurez six cents actions bien Ă vous, ne devant rien Ă personne. " Elles ne comprenaient pas, il dut leur expliquer cette libĂ©ration des titres, Ă l'aide de la prime ; et elles restaient un peu pĂÂąles, devant ces gros chiffres, oppressĂ©es Ă l'idĂ©e du coup d'audace qu'il fallait risquer. " Comme argent, murmura enfin la mĂšre, ce serait bien cela... On m'offre deux cent quarante mille francs des Aublets, qui en valaient autrefois quatre cent mille ; de sorte que, lorsque nous aurions remboursĂ© la somme empruntĂ©e dĂ©jĂ , il nous resterait juste de quoi faire le versement... Mais, mon Dieu ! quelle terrible chose, cette fortune dĂ©placĂ©e, toute notre existence jouĂ©e ainsi ! " Et ses mains tremblaient, il y eut un silence, pendant lequel elle songeait Ă cet engrenage qui lui avait pris d'abord ses Ă©conomies, puis les soixante-dix mille francs empruntĂ©s, et qui menaçait maintenant de lui prendre la ferme entiĂšre. Son ancien respect de la fortune domaniale, en labours, en prĂ©s, en forĂÂȘts, sa rĂ©pugnance pour le trafic sur l'argent, cette basse besogne de juifs, indigne de sa race, revenaient et l'angoissaient, Ă cette minute dĂ©cisive oĂÂč tout allait ĂÂȘtre consommĂ©. Muette, sa fille la regardait, de ses yeux ardents et purs. Saccard eut un sourire encourageant. " Dame ! il est bien certain qu'il faut que vous ayez confiance en nous... Seulement, les chiffres sont lĂ . Examinez-les, et toute hĂ©sitation me semble dĂšs lors impossible... Admettons que vous fassiez l'opĂ©ration, vous avez donc six cents actions, qui, libĂ©rĂ©es, vous ont coĂ»tĂ© la somme de deux cent cinquante-sept mille francs. Or, elles sont aujourd'hui au cours moyen de treize cents francs, ce qui vous fait un total de sept cent quatre-vingt mille francs. DĂ©jĂ , vous avez plus que triplĂ© votre argent... Et ça continuera, vous verrez la hausse, aprĂšs l'Ă©mission ! Je vous promets le million avant la fin de l'annĂ©e. - Oh ! maman ! " laissa Ă©chapper Alice, dans un soupir, comme malgrĂ© elle. Un million ! L'hĂÂŽtel de la rue Saint-Lazare dĂ©barrassĂ© de ses hypothĂšques, nettoyĂ© de sa crasse de misĂšre ! Le train de maison remis sur un pied convenable, tirĂ© de ce cauchemar des gens qui ont voiture et qui manquent de pain ! La fille mariĂ©e avec une dot dĂ©cente, pouvant avoir enfin un mari et des enfants, cette joie que se permet la derniĂšre pauvresse des rues ! Le fils, que le climat de Rome tuait, soulagĂ© lĂ - bas, mis en Ă©tat de tenir son rang, en attendant de servir la grande cause, qui l'utilisait si peu ! La mĂšre rĂ©tablie en sa haute situation, payant son cocher, ne lĂ©sinant plus pour ajouter un plat Ă ses dĂners du mardi, et ne se condamnant plus au jeĂ»ne pour le reste de la semaine ! Ce million flambait, Ă©tait le salut, le rĂÂȘve. La comtesse, conquise, se tourna vers sa fille, pour l'associer Ă sa volontĂ©. " Voyons, qu'en penses-tu ? " Mais celle-ci ne disait plus rien, fermait lentement les paupiĂšres, Ă©teignant l'Ă©clat de ses yeux. " C'est vrai, reprit la mĂšre, souriante Ă son tour, j'oublie que tu veux me laisser maĂtresse absolue... Mais je sais combien tu es brave et tout ce que tu espĂšres... " Et, s'adressant Ă Saccard " Ah ! monsieur, on parle de vous avec tant d'Ă©loges !... Nous ne pouvons aller nulle part, sans qu'on nous raconte des choses trĂšs belles, trĂšs touchantes. Ce n'est pas seulement la princesse d'Orviedo, ce sont toutes mes amies qui sont enthousiastes de votre oeuvre. Beaucoup me jalousent d'ĂÂȘtre de vos premiĂšres actionnaires, et si on les Ă©coutait, on vendrait jusqu'Ă ses matelas, pour prendre de vos actions. " Elle plaisantait doucement. " Je les trouve mĂÂȘme un peu folles, oui ! un peu folles, oui ! C'est sans doute que je ne suis plus assez jeune... Ma fille est une de vos admiratrices. Elle croit en votre mission, elle fait de la propagande dans tous les salons oĂÂč je la mĂšne. CharmĂ©, Saccard, regarda Alice, et elle Ă©tait en ce moment si animĂ©e, si vibrante de foi, qu'elle lui parut vraiment trĂšs jolie, malgrĂ© son teint jaune et son cou trop mince, dĂ©jĂ fanĂ©. Aussi se trouvait-il grand et bon, Ă l'idĂ©e d'avoir fait le bonheur de cette triste crĂ©ature, que l'espoir d'un mari suffisait Ă embellir. " Oh ! d'une voix basse et comme lointaine, c'est si beau, cette conquĂÂȘte, lĂ -bas... Oui, une Ăšre nouvelle, la croix rayonnante... " C'Ă©tait le mystĂšre, ce que personne ne disait ; et sa voix baissait encore, se perdait en un souffle de ravissement. Lui, d'ailleurs, la faisait taire d'un geste amical ; car il ne tolĂ©rait pas qu'on parlĂÂąt en sa prĂ©sence de la grande chose, le but suprĂÂȘme et cachĂ©. Son geste enseignait qu'il fallait toujours y tendre, mais n'en jamais ouvrir les lĂšvres. Dans le sanctuaire, les encensoirs se balançaient, aux mains des quelques initiĂ©s. AprĂšs un silence attendri, la comtesse se leva enfin. " Eh bien, monsieur, je suis convaincue, je vais Ă©crire Ă mon notaire que j'accepte l'offre qui se prĂ©sente pour les Aublets... Que Dieu me pardonne si je fais mal ! " Saccard, debout, dĂ©clara avec une gravitĂ© Ă©mue " C'est Dieu lui-mĂÂȘme qui vous inspire, madame, soyez-en certaine. " Et, comme il les accompagnait jusque dans le couloir, Ă©vitant l'antichambre, oĂÂč l'entassement continuait, il rencontra Dejoie, qui rĂÂŽdait, l'air gĂÂȘnĂ©. " Qu'y a-t-il ? Ce n'est pas quelqu'un encore, j'imagine ? - Non, non, monsieur... Si j'osais demander un avis Ă monsieur... C'est pour moi... " Et il manoeuvrait de telle façon que Saccard se retrouva dans son cabinet, tandis que lui restait sur le seuil, trĂšs dĂ©fĂ©rent. " Pour vous ?... Ah ! c'est vrai, vous ĂÂȘtes actionnaire, vous aussi... Eh bien, mon garçon, prenez les nouveaux titres qui vont vous ĂÂȘtre rĂ©servĂ©s, vendez plutĂÂŽt vos chemises pour les prendre. C'est le conseil que je donne Ă tous nos amis. - Oh ! monsieur, le morceau est trop gros, ma fille et moi n'avons pas tant d'ambition... Au dĂ©but, il ai pris huit actions, avec les quatre mille francs d'Ă©conomies que ma pauvre femme nous a laissĂ©s ; et je n'ai toujours que ces huit-lĂ , parce que, n'est-ce pas ? aux autres Ă©missions, lorsqu'on a doublĂ© deux fois le capital, nous n'avons pas eu l'argent, pour accepter les titres qui nous revenaient... Non, non, il ne s'agit pas de ça, il ne faut pas ĂÂȘtre si gourmand !- Je voulais seulement demander Ă monsieur, sans l'offenser, si monsieur est d'avis que je vende. - Comment ! que vous vendiez ? " Alors, Dejoie, avec toutes sortes de circonlocutions quiĂštes et respectueuses, exposa son cas. Au cours de treize cents francs, ses huit actions reprĂ©sentaient dix mille quatre cents francs. Il pouvait donc largement donner Ă Nathalie les six mille francs de dot que le cartonnier exigeait. Mais, devant la hausse continue des titres, un appĂ©tit d'argent lui Ă©tait venu, l'idĂ©e, vague d'abord, puis tyrannique, de se faire sa part, d'avoir Ă lui une petite rente de six cents francs, qui lui permettrait de se retirer. Seulement, un capital de douze mille francs ajoutĂ© aux six mille francs de sa fille, cela faisait l'Ă©norme total de dix-huit mille francs ; et il dĂ©sespĂ©rait d'arriver jamais Ă ce chiffre, car il avait calculĂ© que, pour cela, il lui faudrait attendre le cours de deux mille trois cents francs. " Vous comprenez, monsieur, que si ça ne doit plus monter, j'aime mieux vendre, parce que le bonheur de Nathalie avant tout, n'est-ce pas ?... Tandis que, si ça monte encore, j'aurai un tel crĂšve-coeur d'avoir vendu... " Saccard Ă©clata. " Ah ! çà , mon garçon, vous ĂÂȘtes stupide !... Est-ce que vous croyez que nous allons nous arrĂÂȘter Ă treize cents ? Est-ce que je vends, moi ?... Vous les aurez, vos dix-huit mille francs, j'en rĂ©ponds. Et dĂ©campez ! et flanquez-moi dehors tout ce monde qui est lĂ , en disant que je suis sorti ! " Quand il se retrouva seul, Saccard put rappeler les deux chefs de service et terminer son travail en paix. Il fut dĂ©cidĂ© qu'une assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire aurait lieu en aoĂ»t, pour voter la nouvelle augmentation du capital. Hamelin, qui devait la prĂ©sider, dĂ©barqua Ă Marseille, dans les derniers jours de juillet. Sa soeur, depuis deux mois, Ă chacune de ses lettres, lui conseillait de revenir, d'une façon de plus en plus pressante. Elle avait, au milieu du succĂšs brutal qui se dĂ©clarait chaque jour davantage, la sensation d'un danger sourd, une crainte irraisonnĂ©e, dont elle n'osait mĂÂȘme parler ; et elle prĂ©fĂ©rait que son frĂšre fĂ»t lĂ , Ă se rendre compte des choses par lui-mĂÂȘme, car elle en arrivait Ă douter d'elle, craignant d'ĂÂȘtre sans force contre Saccard, de se laisser aveugler, au point de trahir ce frĂšre qu'elle aimait tant. N'aurait-il pas fallu lui avouer sa liaison, qu'il ne soupçonnait certainement pas, dans son innocence d'homme de foi et de science, traversant la vie en dormeur Ă©veillĂ© ? Cette idĂ©e lui Ă©tait extrĂÂȘmement pĂ©nible ; et elle se laissait aller aux capitulations lĂÂąches, elle discutait avec le devoir, qui, trĂšs net, lui ordonnait maintenant qu'elle connaissait Saccard et son passĂ©, de tout dire, pour qu'on se mĂ©fiĂÂąt. Dans ses heures de force, elle se faisait la promesse d'avoir une explication dĂ©cisive, de ne pas abandonner sans contrĂÂŽle le maniement de sommes d'argent si considĂ©rables Ă des mains criminelles, entre lesquelles tant, de millions dĂ©jĂ avaient craquĂ©, s'Ă©taient effondrĂ©s, Ă©crasant le monde. C'Ă©tait le seul parti Ă prendre, viril et honnĂÂȘte, digne d'elle. Puis sa luciditĂ© se troublait, elle faiblissait, temporisait, ne trouvait plus, comme griefs, que des irrĂ©gularitĂ©s, communes Ă toutes les maisons de crĂ©dit, affirmait-il. Peut-ĂÂȘtre avait-il raison de lui dire en riant que le monstre dont elle avait peur, c'Ă©tait le succĂšs, ce succĂšs de Paris qui retentit et frappe en coup de foudre, et qui la laissait tremblante, ainsi que sous l'imprĂ©vu et l'angoisse d'une catastrophe. Elle ne savait plus, il y avait mĂÂȘme des heures oĂÂč elle l'admirait davantage, pleine de cette infinie tendresse qu'elle lui gardait, tout en ayant cessĂ© de l'estimer. Jamais elle n'aurait cru son coeur si compliquĂ©, elle se sentait femme, elle redoutait de ne plus pouvoir agir. Et c'est pourquoi elle se montra trĂšs heureuse du retour de son frĂšre. Ce fut, dĂšs le soir du retour d'Hamelin, que Saccard, dans la salle des Ă©pures oĂÂč ils Ă©taient certains de n'ĂÂȘtre pas dĂ©rangĂ©s, voulut lui soumettre les rĂ©solutions que le conseil d'administration aurait Ă approuver, avant de les faire voter par l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale. Mais le frĂšre et la soeur devancĂšrent l'heure du rendez-vous, d'un tacite accord, et ils se trouvĂšrent un instant seuls, ils purent causer. Hamelin revenait trĂšs gai, ravi d'avoir menĂ© Ă bien l'affaire complexe des chemins de fer, dans ce pays d'Orient, si endormi de paresse, si obstruĂ© d'obstacles politiques, administratifs et financiers. Enfin, le succĂšs Ă©tait complet, les premiers travaux allaient commencer, des chantiers s'ouvriraient, de toutes parts, aussitĂÂŽt que la sociĂ©tĂ© aurait achevĂ© de se constituer Ă Paris. Et il se montrait si enthousiaste, si confiant en l'avenir, que ce fut pour Mme Caroline une nouvelle cause de silence, tellement cela lui coĂ»tait de gĂÂąter cette belle joie. Cependant, elle exprima des doutes, le mit en garde contre l'engouement qui emportait le public. Il l'arrĂÂȘta, la regarda en face savait-elle quelque chose de louche ? pourquoi ne parlait-elle pas ? Et elle ne parla pas, elle ne trouvait Ă articuler rien de net. Saccard, qui n'avait pas encore revu Hamelin, lui sauta au cou, l'embrassa, avec son exubĂ©rance mĂ©ridionale. Puis, lorsque ce dernier lui eut confirmĂ© ses derniĂšres lettres, en lui donnant des dĂ©tails sur l'absolue rĂ©ussite de son long voyage, il s'exalta. " Ah ! mon cher, cette fois, nous allons ĂÂȘtre les maĂtres de Paris, les rois du marchĂ©... Moi aussi, j'ai bien travaillĂ© j'ai une idĂ©e extraordinaire. Vous allez voir. " Tout de suite, il lui expliqua sa combinaison, pour porter le capital de cent Ă cent cinquante millions, en Ă©mettant cent mille actions nouvelles, et pour libĂ©rer du mĂÂȘme coup tous les titres, aussi bien les anciens que les nouveaux. Il lançait l'action Ă huit cent cinquante francs, se faisait ainsi, avec les trois cent cinquante francs de prime, une rĂ©serve qui, augmentĂ©e des sommes dĂ©jĂ mises de cĂÂŽtĂ© Ă chaque bilan, atteignait le chiffre de vingt-cinq millions ; et il ne lui restait qu'Ă trouver une pareille somme, pour obtenir les cinquante millions nĂ©cessaires Ă la libĂ©ration des deux cent mille actions anciennes. Or, c'est ici qu'il avait eu son idĂ©e extraordinaire, celle de faire dresser un bilan approximatif des gains de l'annĂ©e courante, gains qui, selon lui, monteraient Ă un minimum de trente-six millions. Il y puisait tranquillement les vingt-cinq millions qui lui manquaient. Et l'Universelle allait ainsi, Ă partir du 31 dĂ©cembre 1867, avoir un capital dĂ©finitif de cent cinquante millions, divisĂ© en trois cent mille actions entiĂšrement libĂ©rĂ©es. On unifiait les actions, on les mettait au porteur, de façon Ă faciliter leur libre circulation sur le marchĂ©. C'Ă©tait le triomphe dĂ©finitif, l'idĂ©e de gĂ©nie. " Oui, de gĂ©nie ! cria-t-il, le mot n'est pas trop fort ! " Un peu Ă©tourdi, Hamelin feuilletait les pages du projet, examinait les chiffres. " Je n'aime guĂšre ce bilan si actif, dit-il enfin. Ce sont de vĂ©ritables dividendes que vous allez donner lĂ Ă vos actionnaires, puisque vous libĂ©rez leurs titres ; et il faut ĂÂȘtre certain que toutes les sommes sont bien acquises autrement, on nous accuserait avec raison d'avoir distribuĂ© des dividendes fictifs. " Saccard s'emporta. " Comment ! mais je suis au-dessous de l'estimation ! Voyez donc si je n'ai pas Ă©tĂ© raisonnable est-ce que les Paquebots, est-ce que le Carmel, est-ce que la Banque turque ne vont pas donner des gains supĂ©rieurs Ă ceux que j'ai inscrits ? Vous m'apportez de lĂ -bas des bulletins de victoire, tout marche, tout prospĂšre, et c'est vous qui me chicanez sur la certitude de notre succĂšs ! " Souriant, Hamelin le calma d'un geste. Si, si ! il avait la foi. Seulement, il Ă©tait pour le cours rĂ©gulier des choses. " En effet, dit doucement Mme Caroline, Ă quoi bon se presser ? Ne pourrait-on attendre avril pour cette augmentation de capital ?... Ou encore, puisque vous avez besoin de vingt-cinq millions de plus, pourquoi n'Ă©mettez-vous pas les actions Ă mille ou douze cents francs tout de suite, ce qui vous Ă©viterait d'anticiper sur les gains du prochain bilan ? " Un instant interloquĂ©, Saccard la regardait, en s'Ă©tonnant qu'elle eĂ»t trouvĂ© cela. " Sans doute, Ă onze cents francs, au lieu de huit cent cinquante, les cent mille actions produiraient juste les vingt-cinq millions. - Eh bien, c'est tout trouvĂ©, alors, reprit-elle. Vous ne craignez pas que les actionnaires regimbent. Ils donneront aussi bien onze cents francs que huit cent cinquante. - Ah ! oui, certes ! ils donneront tout ce qu'on voudra ! et ils se battront encore, Ă qui donnera davantage !... Les voilĂ en folie, ils dĂ©moliraient l'hĂÂŽtel pour nous apporter leur argent. " Mais, brusquement, il revint Ă lui, il eut un sursaut de violente protestation. " Qu'est-ce que vous me chantez lĂ ? Je ne veux pas leur demander onze cents francs, Ă aucun prix ! Ce serait vraiment trop bĂÂȘte et trop simple... Comprenez donc que, dans ces questions de crĂ©dit, il faut toujours frapper l'imagination. L'idĂ©e de gĂ©nie, c'est de prendre dans la poche des gens l'argent qui n'y est pas encore. Du coup, ils s'imaginent qu'ils ne le donnent pas, que c'est un cadeau qu'on leur fait. Et puis, vous ne voyez pas l'effet colossal de ce bilan anticipĂ© paraissant dans tous les journaux, de ces trente-six millions de gain annoncĂ©s d'avance, Ă toute fanfare !... La Bourse va prendre feu, nous dĂ©passons le cours de deux mille, et nous montons, et nous montons, et nous ne nous arrĂÂȘtons plus ! " Il gesticulait, il Ă©tait debout, se grandissant sur ses petites jambes ; et, en vĂ©ritĂ©, il devenait grand, le geste dans les Ă©toiles, en poĂšte de l'argent que les faillites et les ruines n'avaient pu assagir. C'Ă©tait son systĂšme instinctif, l'Ă©lan mĂÂȘme de tout son ĂÂȘtre, cette façon de fouailler les affaires, de les mener au triple galop de sa fiĂšvre. Il avait forcĂ© le succĂšs, allumĂ© les convoitises par cette foudroyante marche de l'Universelle trois Ă©missions en trois ans, le capital sautant de vingt-cinq Ă cinquante, Ă cent, Ă cent cinquante millions, dans une progression qui semblait annoncer une miraculeuse prospĂ©ritĂ©. Et les dividendes, eux aussi, procĂ©daient par bonds rien la premiĂšre annĂ©e, puis dix francs, puis trente-trois francs, puis les trente-six millions, la libĂ©ration de tous les titres ! Et cela dans le surchauffement mensonger de toute la machine, au milieu des souscriptions fictives, des actions gardĂ©es par la sociĂ©tĂ© pour faire croire au versement intĂ©gral, sous la poussĂ©e que le jeu dĂ©terminait Ă la Bourse, oĂÂč chaque augmentation du capital exagĂ©rait la hausse ! Hamelin, toujours enfoncĂ© dans l'examen du projet, n'avait pas soutenu sa soeur. Il hocha la tĂÂȘte, il revint aux observations de dĂ©tail. " N'importe ! c'est incorrect, votre bilan anticipĂ©, du moment que les gains ne sont pas acquis... Je ne parle mĂÂȘme plus de nos entreprises, bien qu'elles soient Ă la merci des catastrophes, comme toutes les oeuvres humaines... Mais je vois lĂ le compte Sabatani, trois mille et tant d'actions qui reprĂ©sentent plus de deux millions. Or, vous les mettez Ă notre crĂ©dit, et c'est Ă notre dĂ©bit qu'il faudrait les mettre, puisque Sabatani n'est que notre homme de paille. N'est-ce pas ? nous pouvons nous dire cela, entre nous... Et, tenez ! je reconnais Ă©galement ici plusieurs de nos employĂ©s, mĂÂȘme quelques-uns de nos administrateurs, tous des prĂÂȘte-noms, oh ! je le devine, vous n'avez pas besoin de me le dire.. Cela me fait trembler, de voir que nous gardons un si grand nombre de nos actions. Non seulement, nous n'encaissons pas, mais nous nous immobilisons, et nous finirons par nous dĂ©vorer un jour. " Du regard, Mme Caroline l'encourageait, car il disait enfin toutes ses craintes, il trouvait la cause de ce sourd malaise, qui grandissait en elle, avec le succĂšs. " Ah ! le jeu ! murmura-t-elle. - Mais nous ne jouons pas ! cria Saccard. Seulement, il est bien permis de soutenir ses valeurs, et nous serions vraiment ineptes de ne pas veiller Ă ce que Gundermann et les autres ne dĂ©prĂ©cient pas nos titres en jouant contre nous Ă la baisse. S'ils n'ont point trop osĂ© encore, cela peut venir. C'est pourquoi je suis assez content d'avoir en main un certain nombre de nos actions ; et, je vous en prĂ©viens, si l'on m'y force, je suis mĂÂȘme prĂÂȘt Ă en acheter, oui ! j'en achĂšterai, plutĂÂŽt que de les laisser tomber d'un centime ! " Il avait prononcĂ© ces derniers mots avec une force extraordinaire, comme s'il eĂ»t prĂÂȘtĂ© le serment de mourir plutĂÂŽt que d'ĂÂȘtre battu. Puis, il s'apaisa d'un effort, il se mit Ă rire, de son air de bonhomie un peu grimaçante. " Voyons, voilĂ que ça va recommencer, la mĂ©fiance ! Je croyais que nous nous Ă©tions expliquĂ©s une fois pour toutes sur ces choses. Vous aviez consenti Ă vous remettre entre mes mains, laissez-moi donc agir ! Je ne veux que votre fortune, une grande, grande fortune ! " Il s'interrompit, baissa la voix, comme effrayĂ© lui-mĂÂȘme de l'Ă©normitĂ© de son dĂ©sir. " Vous ne savez pas ce que je veux ? Je veux le cours de trois mille francs. " D'un geste, il l'indiquait dans le vide, il le voyait monter comme un astre, incendier l'horizon de la Bourse, ce cours triomphal de trois mille francs. " C'est fou ! dit Mme Caroline. - DĂšs que le cours aura dĂ©passĂ© deux mille francs, dĂ©clara Hamelin ; toute hausse nouvelle deviendra un danger ; et, quant Ă moi, je vous avertis que je vendrai, pour ne pas tremper dans une pareille dĂ©mence. " Mais Saccard se mit Ă chantonner. On dit toujours qu'on vendra, et puis on ne vend pas. Il les enrichirait malgrĂ© eux. De nouveau, il souriait, trĂšs caressant, lĂ©gĂšrement moqueur. " Confiez-vous Ă moi, il me semble que je n'ai pas trop mal conduit vos affaires... Sadowa vous a rapportĂ© un million. " C'Ă©tait vrai, les Hamelin n'y songeaient plus ils avaient acceptĂ© ce million, pĂÂȘchĂ© dans les eaux troubles de la Bourse. Ils restĂšrent un moment silencieux, pĂÂąlissants, avec ce trouble au coeur des gens honnĂÂȘtes encore, qui ne sont plus certains d'avoir fait leur devoir. Est-ce qu'eux-mĂÂȘmes Ă©taient pris de la lĂšpre du jeu ? est-ce qu'ils se pourrissaient, dans ce milieu enragĂ© de l'argent, oĂÂč leurs affaires les forçaient Ă vivre ? " Sans doute, finit par murmurer l'ingĂ©nieur, mais si j'avais Ă©tĂ© lĂ .. ; " Saccard ne voulut pas le laisser achever. " Laissez donc, n'ayez aucun remords c'est de l'argent reconquis sur ces sales juifs ! " Tous les trois s'Ă©gayĂšrent. Et Mme Caroline, qui s'Ă©tait assise, eut un geste de tolĂ©rance et d'abandon. Pouvait-on se laisser manger et ne pas manger les autres ? C'Ă©tait la vie. Il aurait fallu des vertus trop sublimes ou la solitude sans tentation d'un cloĂtre. " Voyons, voyons ! continuait-il gaiement, n'ayez pas l'air de cracher sur l'argent c'est idiot d'abord, et ensuite il n'y a que les impuissants qui dĂ©daignent une force.. Ce serait illogique de vous tuer au travail pour enrichir les autres, sans vous tailler votre lĂ©gitime part. Autrement, couchez-vous et dormez ! " Il les dominait, ne leur permettait plus de placer un mot. " Savez-vous que vous allez bientĂÂŽt avoir en poche une jolie somme !... Attendez ! " Et, avec une pĂ©tulance d'Ă©colier, il s'Ă©tait prĂ©cipitĂ© Ă la table de Mme Caroline, avait pris un crayon et une feuille de papier, sur laquelle il alignait des chiffres. " Attendez ! Je vais vous faire votre compte. Oh ! je le connais... Vous avez eu, Ă la fondation, cinq cents actions, doublĂ©es une premiĂšre fois, puis doublĂ©es encore, ce qui vous en fait actuellement deux mille. Vous en aurez donc trois mille, aprĂšs notre Ă©mission prochaine. " Hamelin tenta de l'interrompre. " Non ! non ! je sais que vous avez de quoi les payer, avec les trois cent mille francs de votre hĂ©ritage d'une part, et avec votre million de Sadowa de l'autre... Regardez ! vos deux mille premiĂšres actions vous ont coĂ»tĂ© quatre cent trente-cinq mille francs, les mille autres vous coĂ»teront huit cent cinquante mille francs, en tout douze cent quatre- vingt-cinq mille francs... Donc, il vous restera encore quinze mille francs pour faire le jeune homme, sans compter vos appointements de trente mille francs, que nous allons porter Ă soixante mille. " Etourdis, tous deux l'Ă©coutaient, finissaient par s'intĂ©resser violemment Ă ces chiffres. " Vous voyez bien que vous ĂÂȘtes honnĂÂȘtes, que vous payez ce que vous prenez... Mais tout ça, c'est des bagatelles. J'en voulais venir Ă ceci... " Il se releva, brandit la feuille de papier, d'un air de victoire. " Au cours de trois mille, vos trois mille actions vous donneront neuf millions. - Comment ! au cours de trois mille ! s'Ă©criĂšrent-ils, protestant du geste contre cette obstination dans la folie. - Eh ! sans doute ! Je vous dĂ©fends bien de vendre plus tĂÂŽt, je saurai vous en empĂÂȘcher, oui ! par la force, par le droit qu'on a d'empĂÂȘcher ses amis de faire des bĂÂȘtises... Le cours de trois mille, il me le faut, je l'aurai ! " Que rĂ©pondre Ă ce terrible homme, dont la voix perçante, pareille Ă une voix de coq, sonnait le triomphe ? Ils rirent de nouveau en affectant de hausser les Ă©paules. Et ils dĂ©clarĂšrent qu'ils Ă©taient bien tranquilles, que le fameux cours ne serait jamais atteint. Lui, venait de se remettre Ă la table, oĂÂč il faisait d'autres calculs, son compte Ă lui. Avait-il payĂ©, paierait-il ses trois mille actions ? cela restait vague. Il devait mĂÂȘme possĂ©der un chiffre d'actions beaucoup plus fort ; mais il Ă©tait difficile de le savoir ; car, lui aussi, servait de prĂÂȘte- nom Ă la sociĂ©tĂ©, et comment distinguer, dans le tas, les titres qui lui appartenaient ? Le crayon allongeait les lignes de chiffres, Ă l'infini. Puis, il biffa tout d'un trait fulgurant, froissa le papier. ĂâĄa et les deux millions ramassĂ©s dans la boue et le sang de Sadowa, c'Ă©tait sa part. " J'ai un rendez-vous, je vous laisse, dit-il en reprenant son chapeau. Mais tout est bien convenu, n'est-ce pas ? Dans huit jours, le conseil d'administration, et, immĂ©diatement aprĂšs, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire, pour voter. " Lorsque Mme Caroline et Hamelin se retrouvĂšrent seuls, effarĂ©s et las, ils demeurĂšrent un moment muets, en face l'un de l'autre. " Que veux-tu ? dĂ©clara-t-il enfin, rĂ©pondant aux secrĂštes rĂ©flexions de sa soeur, nous y sommes, il faut bien y rester. Il a raison de dire que ce serait niais Ă nous de refuser cette fortune... Moi, je ne me suis jamais considĂ©rĂ© que comme un homme de science qui amĂšne de l'eau au moulin ; et je l'y ai amenĂ©e, je crois, claire, abondante, des affaires excellentes, auxquelles la maison doit sa prospĂ©ritĂ© si rapide. Alors, puisque aucun reproche ne peut m'atteindre, ne nous dĂ©courageons pas, travaillons ! " Elle avait quittĂ© sa chaise, chancelante, balbutiante. " Oh ! tout cet argent... tout cet argent... " Et, Ă©tranglĂ©e d'une Ă©motion invincible, Ă l'idĂ©e de ces millions qui allaient tomber sur eux, elle se pendit Ă son cou, elle pleura. C'Ă©tait de la joie sans doute, le bonheur de le voir enfin dignement rĂ©compensĂ© de son intelligence et de ses travaux ; mais c'Ă©tait de la peine aussi, une peine dont elle n'aurait pu dire au juste la cause, oĂÂč il y avait comme de la honte et de la peur. Il la plaisanta, ils affectĂšrent de s'Ă©gayer encore, et pourtant un malaise leur restait, un sourd mĂ©contentement d'eux-mĂÂȘmes, le remords inavouĂ© d'une complicitĂ© salissante. " Oui, il a raison, rĂ©pĂ©ta Mme Caroline, tout le monde en est lĂ . C'est la vie. " Le conseil d'administration eut lieu dans la nouvelle salle du somptueux hĂÂŽtel de la rue de Londres. Ce n'Ă©tait plus le salon humide que verdissait le pĂÂąle reflet d'un jardin voisin, mais une vaste piĂšce, Ă©clairĂ©e sur la rue par quatre fenĂÂȘtres, et dont le haut plafond, les murs majestueux, dĂ©corĂ©s de grandes peintures, ruisselaient d'or. Le fauteuil du prĂ©sident Ă©tait un vĂ©ritable trĂÂŽne, dominant les autres fauteuils, qui s'alignaient, superbes et graves, ainsi que pour une rĂ©union de ministres royaux, autour de l'immense table, recouverte d'un tapis de velours rouge. Et, sur la monumentale cheminĂ©e de marbre blanc, oĂÂč, l'hiver, brĂ»laient des arbres, Ă©tait un buste du pape, une figure aimable et fine, qui semblait sourire malicieusement de se trouver lĂ . Saccard avait achevĂ© de mettre la main sur tous les membres du conseil, en les achetant simplement, pour la plupart. GrĂÂące Ă lui, le marquis de Bohain, compromis dans une histoire de pot-de-vin frisant l'escroquerie, pris la main au fond du sac, avait pu Ă©touffer le scandale, en dĂ©sintĂ©ressant la compagnie volĂ©e ; et il Ă©tait devenu ainsi son humble crĂ©ature, sans cesser de porter haut la tĂÂȘte, fleur de noblesse, le plus bel ornement du conseil. Huret, de mĂÂȘme, depuis que Rougon l'avait chassĂ©, aprĂšs le vol de la dĂ©pĂÂȘche annonçant la cession de la VĂ©nĂ©tie, s'Ă©tait donnĂ© tout entier Ă la fortune de l'Universelle, la reprĂ©sentant au Corps lĂ©gislatif, pĂÂȘchant pour elle dans les eaux fangeuses de la politique, gardant la plus grosse part de ses effrontĂ©s maquignonnages, qui pouvaient, un beau matin, le jeter Ă Mazas. Et le vicomte de Robin-Chagot, le vice-prĂ©sident, touchait cent mille francs de prime secrĂšte pour donner sans examen les signatures, pendant les longues absences d'Hamelin ; et le banquier Kolb se faisait Ă©galement payer sa complaisance passive, en utilisant Ă l'Ă©tranger la puissance de la maison, qu'il allait jusqu'Ă compromettre, dans ses arbitrages ; et SĂ©dille lui-mĂÂȘme, le marchand de soie, Ă©branlĂ© Ă la suite d'une liquidation terrible, s'Ă©tait fait prĂÂȘter une grosse somme, qu'il n'avait pu rendre. Seul, Daigremont gardait son indĂ©pendance absolue vis-Ă -vis de Saccard ; ce qui inquiĂ©tait ce dernier, parfois, bien que l'aimable homme restĂÂąt charmant, l'invitant Ă ses fĂÂȘtes, signant tout lui aussi sans observation, avec sa bonne grĂÂące de Parisien sceptique qui trouve que tout va bien, tant qu'il gagne. Ce jour-lĂ , malgrĂ© l'importance exceptionnelle de la sĂ©ance, le conseil fut d'ailleurs menĂ© aussi rondement que les autres jours. C'Ă©tait devenu une affaire d'habitude on ne travaillait rĂ©ellement qu'aux petites rĂ©unions du 15, et les grandes rĂ©unions de la fin du mois sanctionnaient simplement les rĂ©solutions, en grand apparat. L'indiffĂ©rence Ă©tait telle chez les administrateurs, que, les procĂšs- verbaux menaçant d'ĂÂȘtre toujours les mĂÂȘmes, d'une constante banalitĂ© dans l'approbation gĂ©nĂ©rale, il avait fallu prĂÂȘter Ă des membres des scrupules, des observations, toute une discussion imaginaire, qu'aucun ne s'Ă©tonnait d'entendre lire, Ă la sĂ©ance suivante, et qu'on signait, sans rire. Daigremont s'Ă©tait prĂ©cipitĂ©, avait serrĂ© les mains d'Hamelin, sachant les bonnes, les grandes nouvelles qu'il apportait. " Ah ! mon cher prĂ©sident, que je suis heureux de vous fĂ©liciter ! " Tous l'entouraient, le fĂÂȘtaient, Saccard lui-mĂÂȘme, comme s'il ne l'eĂ»t encore vu ; et, lorsque la sĂ©ance fut ouverte, lorsqu'il eut commencĂ© la lecture du rapport qu'il devait prĂ©senter Ă l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale, on Ă©couta, ce qu'on ne faisait jamais. Les beaux rĂ©sultats acquis, les magnifiques promesses d'avenir, l'ingĂ©nieuse augmentation du capital qui libĂ©rait en mĂÂȘme temps les anciens titres, tout fut accueilli avec des hochements de tĂÂȘte admiratifs. EL pas un n'eut l'idĂ©e de provoquer des explications. C'Ă©tait parfait. SĂ©dille ayant relevĂ© une erreur dans un chiffre, on convint mĂÂȘme de ne pas insĂ©rer sa remarque au procĂšs-verbal, pour ne pas dĂ©ranger la belle unanimitĂ© des membres, qui signĂšrent tous rapidement, Ă la file, sous le coup de l'enthousiasme, sans observation aucune. DĂ©jĂ la sĂ©ance Ă©tait levĂ©e, on Ă©tait debout, riant, plaisantant, au milieu des dorures Ă©clatantes de la salle. Le marquis de Bohain racontait une chasse Ă Fontainebleau ; tandis que le dĂ©putĂ© Huret, qui Ă©tait allĂ© Ă Rome, disait comment il en avait rapportĂ© la bĂ©nĂ©diction du pape. Kolb venait de disparaĂtre, courant Ă un rendez-vous. Et les autres administrateurs, les comparses, recevaient de Saccard des ordres Ă voix basse, sur l'attitude qu'ils devaient prendre Ă la prochaine assemblĂ©e. Mais Daigremont, que le vicomte de Robin-Chagot ennuyait par ses Ă©loges outrĂ©s du rapport d'Hamelin Saisit au passage le bras du directeur, pour lui souffler Ă l'oreille " Pas trop d'emballement, hein ! " Saccard s'arrĂÂȘta net, le regarda. Il se rappelait combien il avait hĂ©sitĂ©, au dĂ©but, Ă le mettre dans l'affaire, le sachant d'un commerce peu sĂ»r. " Ah ! qui m'aime me suive ! rĂ©pondit-il trĂšs haut, de façon Ă ĂÂȘtre entendu de tout le monde. Trois jours plus tard, l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale extraordinaire fut tenue dans la grande salle des fĂÂȘtes de l'hĂÂŽtel du Louvre. Pour une telle solennitĂ©, on avait dĂ©daignĂ© la pauvre salle nue de la rue Blanche, on voulait une galerie de gala, encore toute chaude, entre un repas de corps et un bal de mariage. Il fallait ĂÂȘtre, d'aprĂšs les statuts, possesseur d'au moins vingt actions, pour ĂÂȘtre admis, et il vint plus de douze cents actionnaires, reprĂ©sentant quatre mille et quelques voix. Les formalitĂ©s de l'entrĂ©e, la prĂ©sentation des cartes et la signature sur le registre demandĂšrent prĂšs de deux heures. Un tumulte de conversations heureuses emplissait la salle, oĂÂč l'on reconnaissait tous les administrateurs et beaucoup des hauts employĂ©s de l'Universelle. Sabatani Ă©tait lĂ , au milieu d'un groupe, parlant de l'Orient, son pays, avec des caresses de voix languissantes, racontant de merveilleuses histoires, comme si l'on n'avait eu qu'Ă s'y baisser pour ramasser l'argent, l'or et les pierres prĂ©cieuses ; et Maugendre, qui s'Ă©tait, en juin, dĂ©cidĂ© Ă acheter cinquante actions de l'Universelle Ă douze cents francs, convaincu de la hausse, l'Ă©coutait bouche bĂ©ante, ravi de son flair ; tandis que Jantrou, tombĂ© dĂ©cidĂ©ment dans une noce crapuleuse, depuis qu'il Ă©tait riche, ricanait en dessous, la bouche tordue d'ironie, dans l'accablement d'une dĂ©bauche de la veille. AprĂšs la nomination du bureau, lorsque Hamelin, prĂ©sident de droit, eut ouvert la sĂ©ance, LavigniĂšre, réélu commissaire-censeur, et qu'on devait hausser aprĂšs l'exercice au titre d'administrateur, son rĂÂȘve, fut invitĂ© Ă lire un rapport sur la situation financiĂšre de la sociĂ©tĂ©, telle qu'elle serait au 31 dĂ©cembre prochain c'Ă©tait, pour obĂ©ir aux statuts, une façon de contrĂÂŽler d'avance le bilan anticipĂ© dont il allait ĂÂȘtre question. Il rappela le bilan du dernier exercice, prĂ©sentĂ© Ă l'assemblĂ©e ordinaire du mois d'avril, ce bilan magnifique qui accusait un bĂ©nĂ©fice net de onze millions et demi, et qui avait permis, aprĂšs les prĂ©lĂšvements du cinq pour cent des actionnaires, du dix pour cent des administrateurs et du dix pour cent de la rĂ©serve, de distribuer encore un dividende de trente-trois pour cent. Puis, il Ă©tablissait sous un dĂ©luge de chiffres, que la somme de trente-six millions, donnĂ©e comme total approximatif des bĂ©nĂ©fices de l'exercice courant, loin de lui paraĂtre exagĂ©rĂ©e, se trouvait au-dessous des plus modestes espĂ©rances. Sans doute, il Ă©tait de bonne foi, et il devait avoir examinĂ© consciencieusement les piĂšces soumises Ă son contrĂÂŽle ; mais rien n'est plus illusoire, car, pour Ă©tudier Ă fond une comptabilitĂ©, il faut en refaire une autre, entiĂšrement. D'ailleurs, les actionnaires n'Ă©coutaient pas. Quelques dĂ©vots, Maugendre et d'autres, les petits qui reprĂ©sentaient une voix ou deux, buvaient seuls chaque chiffre, au milieu du murmure persistant des conversations. Le contrĂÂŽle des commissaires-censeurs, cela n'avait pas la moindre importance. Et un silence religieux ne s'Ă©tablit que lorsque Hamelin, enfin, se leva. Des applaudissements Ă©clatĂšrent mĂÂȘme avant qu'il eĂ»t ouvert la bouche, en hommage Ă son zĂšle, au gĂ©nie obstinĂ© et brave de cet homme qui Ă©tait allĂ© si loin chercher des tonneaux d'or pour les Ă©ventrer sur Paris. Ce ne fut plus, dĂšs lors, qu'un succĂšs croissant, tournant Ă l'apothĂ©ose. On acclama un nouveau rappel du bilan de l'annĂ©e prĂ©cĂ©dente, que LavigniĂšre n'avait pu faire entendre. Mais les estimations sur le prochain bilan excitĂšrent surtout la joie des millions pour les Paquebots rĂ©unis, des millions pour la Mine d'argent du Carmel, des millions pour la Banque nationale turque ; et l'addition n'en finissait plus, les trente-six millions se groupaient d'une façon aisĂ©e, toute naturelle, tombaient en cascade, avec un bruit retentissant. Puis, l'horizon s'Ă©largit encore, sur les opĂ©rations futures. La Compagnie gĂ©nĂ©rale des chemins de fer d'Orient apparut, d'abord la grande ligne centrale dont les travaux Ă©taient prochains, ensuite les embranchements, tout le filet de l'industrie moderne jetĂ© sur l'Asie, le retour triomphal de l'humanitĂ© Ă son berceau, la rĂ©surrection d'un monde ; tandis que, dans le lointain perdu, entre deux phrases, se levait la chose qu'on ne disait pas, le mystĂšre, le couronnement de l'Ă©difice qui Ă©tonnerait les peuples. Et l'unanimitĂ© fut absolue, lorsque, pour conclure, Hamelin en arriva Ă expliquer les rĂ©solutions qu'il allait soumettre au vote de l'assemblĂ©e le capital portĂ© Ă cent cinquante millions, l'Ă©mission de cent mille actions nouvelles Ă huit cent cinquante francs, les anciens titres libĂ©rĂ©s, grĂÂące Ă la prime de ces actions et aux bĂ©nĂ©fices du prochain bilan, dont on disposait d'avance. Un tonnerre de bravos accueillit cette idĂ©e gĂ©niale. On voyait, par- dessus les tĂÂȘtes, les grosses mains de Maugendre tapant de toute leur force. Sur les premiers bancs, les administrateurs, les employĂ©s de la maison faisaient rage, dominĂ©s par Sabatani qui, s'Ă©tant mis debout, lançait des brava ! brava ! comme au thĂ©ĂÂątre. Toutes les rĂ©solutions furent votĂ©es d'enthousiasme. Cependant, Saccard avait rĂ©glĂ© un incident, qui se produisit alors. Il n'ignorait pas qu'on l'accusait de jouer, il voulait effacer jusqu'aux moindres soupçons des actionnaires dĂ©fiants, s'il s'en trouvait dans la salle. Jantrou, stylĂ© par lui, se leva. Et, de sa voix pĂÂąteuse " Monsieur le PrĂ©sident, je crois me faire l'interprĂšte de beaucoup d'actionnaires en demandant qu'il soit bien Ă©tabli que la sociĂ©tĂ© ne possĂšde pas une de ses actions. " Hamelin, n'Ă©tant point prĂ©venu, demeura un instant gĂÂȘnĂ©. Instinctivement, il se tourna vers Saccard, perdu Ă sa place jusque- lĂ , et qui se haussa d'un coup, pour grandir sa petite taille, en rĂ©pondant de sa voix perçante " Pas une, monsieur le PrĂ©sident ! " Des bravos, on ne sut pourquoi, Ă©clatĂšrent de nouveau, Ă cette rĂ©ponse. S'il mentait au fond, la vĂ©ritĂ© Ă©tait pourtant que la sociĂ©tĂ© n'avait pas un seul titre Ă son nom, puisque Sabatani et d'autres la couvraient. Et ce fut tout, on applaudissait encore, la sortie fut trĂšs gaie et trĂšs bruyante. DĂšs les jours suivants, le compte rendu de cette sĂ©ance, publiĂ© dans les journaux, produisit un effet Ă©norme Ă la Bourse et dans tout Paris. Jantrou avait rĂ©servĂ© pour ce moment-lĂ une poussĂ©e derniĂšre de rĂ©clames, la plus tonitruante des fanfares qu'on eĂ»t soufflĂ©e depuis longtemps dans les trompettes de la publicitĂ© ; et il courut mĂÂȘme une plaisanterie, on raconta qu'il avait fait tatouer ces mots Achetez de l'Universelle , aux petits coins les plus secrets et les plus dĂ©licats des dames aimables, en les lançant dans la circulation. D'ailleurs, il venait d'exĂ©cuter enfin son grand coup, l'achat de La Cote financiĂšre, ce vieux journal solide, qui avait derriĂšre lui une honnĂÂȘtetĂ© impeccable de douze ans. Cela avait coĂ»tĂ© cher, mais la sĂ©rieuse clientĂšle, les bourgeois trembleurs, les grosses fortunes prudentes, tout l'argent qui se respecte se trouvait conquis. En quinze jours, Ă la Bourse, on atteignit le cours de quinze cents ; et, dans la derniĂšre semaine d'aoĂ»t, par bonds successifs, il Ă©tait Ă deux mille. L'engouement s'Ă©tait encore exaspĂ©rĂ©, l'accĂšs allait en s'aggravant Ă chaque heure, sous l'Ă©pidĂ©mique fiĂšvre de l'agio. On achetait, on achetait, mĂÂȘme les plus sages, dans la conviction que ça monterait encore, que ça monterait sans fin. C'Ă©taient les cavernes mystĂ©rieuses des Mille et une Nuits qui s'ouvrirent, les incalculables trĂ©sors des califes qu'on livrait Ă la convoitise de Paris. Tous les rĂÂȘves, chuchotĂ©s depuis des mois, semblaient se rĂ©aliser devant l'enchantement public le berceau de l'humanitĂ© rĂ©occupĂ©, les antiques citĂ©s historiques du littoral ressuscitĂ©es de leur sable, Damas, puis Bagdad, puis l'Inde et la Chine exploitĂ©es, par la troupe envahissante de nos ingĂ©nieurs. Ce que NapolĂ©on n'avait pu faire avec son sabre, cette conquĂÂȘte de l'Orient, une Compagnie financiĂšre le rĂ©alisait, en y lançant une armĂ©e de pioches et de brouettes. On conquĂ©rait l'Asie Ă coups de millions, pour en, tirer des milliards. Et la croisade des femmes surtout triomphait, aux petites rĂ©unions intimes de cinq heures, aux grandes rĂ©ceptions mondaines de minuit, Ă table et dans les alcĂÂŽves. Elles l'avaient bien prĂ©vu Constantinople Ă©tait prise, on aurait bientĂÂŽt Brousse, Angora et Alep, on aurait plus tard Smyrne, TrĂ©bizonde, toutes les villes dont l'Universelle faisait le siĂšge, jusqu'au jour oĂÂč l'on aurait la derniĂšre, la ville sainte, celle qu'on ne nommait pas, qui Ă©tait comme la promesse eucharistique de la lointaine expĂ©dition. Les pĂšres, les maris, les amants, que violentait cette ardeur passionnĂ©e des femmes, n'allaient plus donner leurs ordres aux agents de change qu'au cri rĂ©pĂ©tĂ© de Dieu le veut ! Puis, ce fut enfin l'effrayante cohue des petits, la foule piĂ©tinante qui suit les grosses armĂ©es, la passion descendue du salon Ă l'office, du bourgeois Ă l'ouvrier et au paysan, et qui jetait, dans ce galop fou des millions, de pauvres souscripteurs n'ayant qu'une action, trois, quatre, dix actions, les concierges prĂšs de se retirer, des vieilles demoiselles vivant avec un chat, des retraitĂ©s de province dont le budget est de dix sous par jour, des prĂÂȘtres de campagne dĂ©nudĂ©s par l'aumĂÂŽne, toute la masse hĂÂąve et affamĂ©e des rentiers infimes, qu'une catastrophe de Bourse balaie comme une Ă©pidĂ©mie et couche d'un coup dans la fosse commune. Et cette exaltation des titres de l'Universelle, cette ascension qui les emportait comme sous un vent religieux, semblait se faire aux musiques de plus en plus hautes qui montaient des Tuileries et du Champ- de-Mars, des continuelles fĂÂȘtes dont l'Exposition affolait Paris. Les drapeaux claquaient plus sonores dans l'air lourd des chaudes journĂ©es, il n'y avait pas de soir oĂÂč la ville en feu n'Ă©tincelĂÂąt sous les Ă©toiles, ainsi qu'un colossal palais au fond duquel la dĂ©bauche veillait jusqu'Ă l'aube. La joie avait gagnĂ© de maison en maison, les rues Ă©taient une ivresse, un nuage de vapeurs fauves, la fumĂ©e des festins, la sueur des accouplements, s'en allait Ă l'horizon, roulait au-dessus des toits la nuit des Sodome, des Babylone et des Ninive. Depuis mai, les empereurs et les rois Ă©taient venus en pĂšlerinage des quatre coins du monde, des cortĂšges qui ne cessaient point, prĂšs d'une centaine de souverains et de souveraines, de princes et de princesses. Paris Ă©tait repu de MajestĂ©s et d'Altesses ; il avait acclamĂ© l'empereur de Russie et l'empereur d'Autriche, le sultan et le vice-roi d'Egypte ; et il s'Ă©tait jetĂ© sous les roues des carrosses pour voir de plus prĂšs le roi de Prusse, que M. de Bismarck suivait comme un dogue fidĂšle. Continuellement, des salves de rĂ©jouissance tonnaient aux Invalides, tandis que la foule s'Ă©crasait Ă l'Exposition, faisait un succĂšs populaire aux canons de Krupp, Ă©normes et sombres, que l'Allemagne avait exposĂ©s. Presque chaque semaine, l'opĂ©ra allumait ses lustres pour quelque gala officiel. On s'Ă©touffait dans les petits thĂ©ĂÂątres et dans les restaurants, les trottoirs n'Ă©taient plus assez larges pour le torrent dĂ©bordĂ© de la prostitution. Et ce fut NapolĂ©on III qui voulut distribuer lui-mĂÂȘme les rĂ©compenses aux soixante mille exposants, dans une cĂ©rĂ©monie qui dĂ©passa en magnificence toutes les autres, une gloire brĂ»lant au front de Paris, le resplendissement du rĂšgne, oĂÂč l'empereur apparut, dans un mensonge de fĂ©erie, en maĂtre de l'Europe, parlant avec le calme de la force et promettant la paix. Le jour mĂÂȘme, on apprenait aux Tuileries l'effroyable catastrophe du Mexique, l'exĂ©cution de Maximilien, le sang et l'or français versĂ©s en pure perte ; et l'on cachait la nouvelle, pour ne pas attrister les fĂÂȘtes. Un premier coup de glas, dans cette fin de jour superbe, Ă©blouissante de soleil. Alors, il sembla, au milieu de cette gloire, que l'astre de Saccard, lui aussi, montĂÂąt encore Ă son Ă©clat le plus grand. Enfin, comme il s'y efforçait depuis tant d'annĂ©es, il la possĂ©dait donc, la fortune, en esclave, ainsi qu'une chose Ă soi, dont on dispose, qu'on tient sous clef, vivante, matĂ©rielle ! Tant de fois le mensonge avait habitĂ© ses caisses, tant de millions y avaient coulĂ©, fuyant par toutes sortes de trous inconnus ! Non, ce n'Ă©tait plus la richesse menteuse de façade, c'Ă©tait la vraie royautĂ© de l'or, solide, trĂÂŽnant sur des sacs pleins ; et, cette royautĂ©, il ne l'exerçait pas comme un Gundermann, aprĂšs l'Ă©pargne d'une lignĂ©e de banquiers, il se flattait orgueilleusement de l'avoir conquise par lui-mĂÂȘme, en capitaine d'aventure qui emporte un royaume d'un coup de main. Souvent, Ă l'Ă©poque de ses trafics sur les terrains du quartier de l'Europe, il Ă©tait montĂ© trĂšs haut ; mais jamais il n'avait senti Paris vaincu si humble Ă ses pieds. Et il se rappelait le jour oĂÂč, dĂ©jeunant chez Champeaux, doutant de son Ă©toile, ruinĂ© une fois de plus, il jetait sur la Bourse des regards affamĂ©s, pris de la fiĂšvre de tout recommencer pour tout reconquĂ©rir, dans une rage de revanche. Aussi, cette heure qu'il redevenait le maĂtre, quelle fringale de jouissances ! D'abord, dĂšs qu'il se crut tout-puissant, il congĂ©dia Huret, il chargea Jantrou de lancer contre Rougon un article oĂÂč le ministre, au nom des catholiques, se trouvait nettement accusĂ© de jouer double jeu dans la question romaine. C'Ă©tait la dĂ©claration de guerre dĂ©finitive entre les deux frĂšres. Depuis la convention du 15 septembre 1864, surtout depuis Sadowa, les clĂ©ricaux affectaient de montrer de vives inquiĂ©tudes sur la situation du pape ; et, dĂšs lors, L'EspĂ©rance , reprenant son ancienne politique ultramontaine, attaqua violemment l'empire libĂ©ral, tel qu'avaient commencĂ© Ă le faire les dĂ©crets du 19 janvier. Un mot de Saccard circulait Ă la Chambre il disait que, malgrĂ© sa profonde affection pour l'empereur, il se rĂ©signerait Ă Henri V, plutĂÂŽt que de laisser l'esprit rĂ©volutionnaire mener la France Ă des catastrophes. Ensuite, son audace croissant avec ses victoires, il ne cacha plus son plan de s'attaquer Ă la haute banque juive, dans la personne de Gundermann, dont il s'agissait de battre en brĂšche le milliard, jusqu'Ă l'assaut et Ă la capture finale. L'Universelle avait si miraculeusement grandi, pourquoi cette maison, soutenue par toute la chrĂ©tientĂ©, ne serait-elle pas, en quelques annĂ©es encore, la souveraine maĂtresse de la Bourse ? Et il se posait en rival, en roi voisin, d'une Ă©gale puissance, plein d'une forfanterie batailleuse ; tandis que Gundermann, trĂšs flegmatique, sans mĂÂȘme se permettre une moue d'ironie, continuait Ă guetter et Ă attendre, l'air simplement trĂšs intĂ©ressĂ© par la hausse continue des actions, en homme qui a mis toute sa force dans la patience et la logique. C'Ă©tait sa passion qui Ă©levait ainsi Saccard, et sa passion qui devait le perdre. Dans l'assouvissement de ses appĂ©tits, il aurait voulu se dĂ©couvrir un sixiĂšme sens, pour le satisfaire. Mme Caroline, qui en Ă©tait arrivĂ©e Ă sourire toujours, mĂÂȘme lorsque son coeur saignait, restait une amie, qu'il Ă©coutait avec une sorte de dĂ©fĂ©rence conjugale. La baronne Sandorff, dont les paupiĂšres meurtries et les lĂšvres rouges mentaient dĂ©cidĂ©ment, commençait Ă ne plus l'amuser, d'une froideur de glace, au milieu de ses curiositĂ©s perverses. Et, d'ailleurs, lui-mĂÂȘme n'avait jamais connu de grandes passions, Ă©tant de ce monde de l'argent, trop occupĂ©, dĂ©pensant autre part ses nerfs, payant l'amour au mois. Aussi, lorsque l'idĂ©e de la femme lui vint, sur le tas de ses nouveaux millions, ne songea-t-il qu'Ă en acheter une trĂšs cher, pour l'avoir devant tout Paris, comme il se serait fait cadeau d'un trĂšs gros brillant, simplement vaniteux de le piquer Ă sa cravate. Puis, n'Ă©tait- ce pas lĂ une excellente publicitĂ© ? un homme capable de mettre beaucoup d'argent Ă une femme, n'a-t-il pas dĂšs lors une fortune cotĂ©e ? Tout de suite son choix tomba sur Mme de Jeumont, chez qui il avait dĂnĂ© deux ou fois avec Maxime. Elle Ă©tait encore fort belle Ă trente-six ans, d'une beautĂ© rĂ©guliĂšre et grave de Junon, et a grande rĂ©putation venait de ce que l'empereur lui avait payĂ© une nuit cent mille francs, sans compter la dĂ©coration pour son mari, un homme correct qui n'avait d'autre situation que ce rĂÂŽle d'ĂÂȘtre le mari de sa femme. Tous deux vivaient largement, allaient partout, dans les ministĂšres, Ă la cour, alimentĂ©s par des marchĂ©s rares et choisis, se suffisant de trois ou quatre nuits par an. On savait que cela coĂ»tait horriblement cher, c'Ă©tait tout ce qu'il y avait de plus distinguĂ©. Et Saccard, qu'excitait particuliĂšrement l'envie de mordre Ă ce morceau d'empereur, alla jusqu'Ă deux cent mille francs, le mari ayant d'abord fait la moue sur cet ancien financier louche, le trouvant trop mince personnage et d'une immoralitĂ© compromettante. Ce fut vers cette mĂÂȘme Ă©poque que la petite Mme Conin refusa carrĂ©ment de prendre du plaisir avec Saccard. Il frĂ©quentait beaucoup la papeterie de la rue Feydeau, ayant toujours des carnets Ă acheter, trĂšs sĂ©duit par cette adorable blonde, rose et potelĂ©e, aux cheveux de soie pĂÂąle, en neige, un petit mouton frisĂ©, et gracieuse, et cĂÂąline, toujours gaie. " Non, je ne veux pas, jamais avec vous ! " Quand elle avait dit jamais, c'Ă©tait chose rĂ©glĂ©e, rien ne la faisait revenir sur son refus. " Mais pourquoi ? Je vous ai bien vue avec un autre un jour que vous sortiez d'un hĂÂŽtel, passage des Panoramas... " Elle rougit, mais sans cesser de le regarder bravement en face. Cet hĂÂŽtel, tenu par une vieille dame, son amie, lui servait en effet de lieu de rendez-vous, lorsqu'un caprice la faisait cĂ©der Ă un monsieur du monde de la Bourse, aux heures oĂÂč son brave homme de mari collait ses registres et oĂÂč elle battait Paris, toujours dehors pour les courses de la maison. " Vous savez bien, Gustave SĂ©dille, ce jeune homme, votre amant. " D'un joli geste, elle protesta. Non, non ! elle n'avait pas d'amant. Pas un homme ne pouvait se vanter de l'avoir eue deux fois. Pour qui la prenait-il ? Une fois, oui ! par hasard, par plaisir, sans que ça tirĂÂąt autrement Ă consĂ©quence ! Et tous restaient ses amis, trĂšs reconnaissants, trĂšs discrets. " C'est donc parce que je ne suis plus jeune ? " Mais, d'un nouveau geste, avec son continuel rire, elle sembla dire qu'elle s'en moquait bien, qu'on fĂ»t jeune ! Elle avait cĂ©dĂ© Ă des moins jeunes, Ă des moins beaux encore, Ă de pauvres diables souvent. " Pourquoi alors, dites pourquoi ? - Mon Dieu ! c'est simple... Parce que vous ne me plaisez pas. Avec vous, jamais ! " Et elle restait tout de mĂÂȘme trĂšs aimable, l'air dĂ©solĂ© de ne pouvoir le satisfaire. " Voyons, reprit-il brutalement, ce sera ce que vous voudrez... Voulez-vous mille, voulez-vous deux mille, pour une fois, une seule fois ? " A chaque surenchĂšre qu'il mettait, elle disait non de la tĂÂȘte, gentiment. " Voulez-vous... Voyons, voulez-vous dix mille, voulez-vous vingt mille ? " Doucement, elle l'arrĂÂȘta, en posant sa petite main sur la sienne. " Pas dix, pas cinquante, pas cent mille ! Vous pourriez monter longtemps comme ça, ce serait non, toujours non... Vous voyez bien que je n'ai pas un bijou sur moi. Ah ! on m'en a offert, des choses, de l'argent, et de tout ! Je ne veux rien, est-ce que ça ne suffit pas, quand ça fait plaisir ?... Mais comprenez donc que mon mari m'aime de tout son coeur, et que je l'aime aussi beaucoup, moi. C'est un trĂšs honnĂÂȘte homme, mon mari. Alors, bien sĂ»r que je ne vais pas le tuer en lui causant du chagrin... Qu'est-ce que vous voulez que j'en fasse, de votre argent, puisque le ne peux pas le donner Ă mon mari ? Nous ne sommes pas malheureux, nous nous retirerons un jour avec une jolie fortune ; et, si ces messieurs me font tous l'amitiĂ© de continuer Ă se fournir chez nous, ça, je l'accepte... Oh ! je ne me pose pas pour plus dĂ©sintĂ©ressĂ©e que je ne suis. Si j'Ă©tais seule, je verrais. Seulement, encore un coup, vous ne vous imaginez pas que mon mari prendrait vos cent mille francs, aprĂšs que j'aurais couchĂ© avec vous... Non, non ! pas pour un million ! " Et elle s'entĂÂȘta. Saccard, exaspĂ©rĂ© par cette rĂ©sistance inattendue, s'acharna de son cĂÂŽtĂ© pendant prĂšs d'un mois. Elle le bouleversait, avec sa figure rieuse, ses grands yeux tendres, pleins de compassion. Comment ! l'argent ne donnait donc pas tout ? VoilĂ une femme que d'autres avaient pour rien, et qu'il ne pouvait avoir, lui, en y mettant un prix fou ! Elle disait non, c'Ă©tait sa volontĂ©. Il en souffrait cruellement, dans son triomphe, comme d'un doute Ă sa puissance, d'une dĂ©sillusion secrĂšte sur la force de l'or, qu'il avait crue jusque-lĂ absolue et souveraine. Mais, un soir, il eut pourtant la jouissance de vanitĂ© la plus vive. Ce fut la minute culminante de son existence. Il y avait un bal au ministĂšre des Affaires Ă©trangĂšres, et il avait choisi cette fĂÂȘte, donnĂ©e Ă propos de l'Exposition, pour prendre acte publiquement de son bonheur d'une nuit, avec Mme de Jeumont ; car, dans les marchĂ©s que passait cette belle personne, il entrait toujours que l'heureux acquĂ©reur aurait, une fois, le droit de l'afficher, de façon que l'affaire eĂ»t pleinement toute la publicitĂ© voulue. Donc, vers minuit, dans les salons oĂÂč les Ă©paules nues s'Ă©crasaient parmi les habits noirs, sous la clartĂ© ardente des lustres, Saccard entra, ayant au bras Mme de Jeumont ; et le mari suivait. Quand ils parurent, les groupes s'Ă©cartĂšrent, on ouvrit un large passage Ă ce caprice de deux cent mille francs qui s'Ă©talait, Ă ce scandale fait de violents appĂ©tits et de prodigalitĂ© folle. On souriait, on chuchotait, l'air amusĂ©, sans colĂšre, au milieu de l'odeur grisante des corsages, dans le bercement lointain de l'orchestre. Mais, au fond d'un salon, tout un autre flot de curieux se pressait autour d'un colosse, vĂÂȘtu d'un uniforme de cuirassier blanc, Ă©clatant et superbe. C'Ă©tait le comte de Bismarck, dont la grande taille dominait toutes les tĂÂȘtes, riant d'un rire large, les yeux gros, le nez fort, avec une mĂÂąchoire puissante, que barraient des moustaches de conquĂ©rant barbare. AprĂšs Sadowa, il venait de donner l'Allemagne Ă la Prusse ; les traitĂ©s d'alliance, longtemps niĂ©s, Ă©taient depuis des mois signĂ©s contre la France ; et la guerre, qui avait failli Ă©clater en mai, Ă propos de l'affaire du Luxembourg, Ă©tait dĂ©sormais fatale. Lorsque Saccard, triomphant, traversa la piĂšce, ayant Ă son bras Mme de Jeumont, et suivi du mari, le comte de Bismarck s'interrompit de rire un instant, en bon gĂ©ant goguenard, pour les regarder curieusement passer. IX - Mme Caroline, de nouveau, se trouva seule. Hamelin Ă©tait restĂ© Ă Paris jusqu'aux premiers jours de novembre pour les formalitĂ©s que nĂ©cessitait la constitution dĂ©finitive de la sociĂ©tĂ©, au capital de cent cinquante millions ; et ce fut encore lui, sur le dĂ©sir de Saccard, qui alla faire chez maĂtre Lelorrain, rue Sainte-Anne, les dĂ©clarations lĂ©gales, affirmant que toutes les actions Ă©taient inscrites et le capital versĂ©, ce qui n'Ă©tait pas vrai. Ensuite, il partit pour Rome, oĂÂč il devait passer deux mois, ayant Ă y Ă©tudier de grosses affaires, qu'il taisait, sans doute son fameux rĂÂȘve du pape Ă JĂ©rusalem, ainsi projet, plus pratique et considĂ©rable, celui formation de l'Universelle en une banque catholique, s'appuyant sur les intĂ©rĂÂȘts chrĂ©tiens du monde entier, toute une vaste machine, destinĂ©e Ă Ă©craser, balayer du globe la banque juive ; et, de lĂ , il comptait retourner une fois encore en Orient, oĂÂč l'appelaient les travaux du chemin de fer de Brousse Ă Beyrouth. Il s'Ă©loignait heureux, de la rapide prospĂ©ritĂ© de la maison, convaincu de sa soliditĂ© inĂ©branlable, n'ayant fond que la sourde inquiĂ©tude de ce succĂšs trop grand. Aussi, la veille de son dĂ©part, dans la conversation qu'il avait eut avec sa soeur, ne lui fit-il qu'une recommandation pressante, celle de rĂ©sister Ă l'engouement gĂ©nĂ©ral et de vendre leurs titres, si le cours de deux cent francs Ă©tait dĂ©passĂ©, parce qu'il entendait protester personnellement contre cette hausse continue, qu'il jugeait folle et dangereuse. DĂšs qu'elle fut seule, Mme Caroline se sentit plus troublĂ©e encore par le milieu surchauffĂ© oĂÂč elle vivait. Vers la premiĂšre semaine de novembre, on atteignit le cours de deux mille deux cents et c'Ă©tait, autour d'elle, un ravissement, des cris de remerciement et d'espoir illimitĂ©s Dejoie venait se fondre en gratitude, les dames de Beauvilliers la traitent en Ă©gale, en amie de dieu qui allait relever leur antique maison. Un concert de bĂ©nĂ©dictions montait de la foule heureuse des petits et de grands, les filles enfin dotĂ©es, les pauvres brusquement enrichis, assurĂ©s d'une retraite, les riches brĂ»lant de l'insatiable joie d'ĂÂȘtre plus riche encore. Au lendemain de l'Exposition, dans Paris grisĂ© de plaisir et de puissance, l'heure Ă©tait unique, une heure de foi au bonheur, la certitude d'une chance sans fin. Toutes les valeurs avaient montĂ©, les moins solides trouvaient des crĂ©dules, une plĂ©thore d'affaires vĂ©reuses gonflait le marchĂ©, le congestionnait jusqu'Ă l'apoplexie, tandis que dessous, sonnait le vide, le rĂ©el Ă©puisement d'une rĂšgne qui avait beaucoup joui, dĂ©pensĂ© des milliards en grands travaux, engraissĂ© des maisons de crĂ©dit Ă©normes, dont les caisses bĂ©antes s'Ă©ventrait de toutes parts. Au premier craquement, c'Ă©tait la dĂ©bĂÂącle. Et Mme Caroline, sans doute, avait ce pressentiment anxieux, lorsqu'elle sentait son coeur se serrer, Ă chaque nouveau bond des cours de l'Universelle. Aucune rumeur mauvaise ne courait, Ă peine un lĂ©ger frĂ©missement des baissiers, Ă©tonnĂ©s et domptĂ©s. Pourtant, elle avait bien conscience d'un malaise, quelque chose qui dĂ©jĂ minait l'Ă©difice, mais quoi ? rien ne se prĂ©cisait ; et elle Ă©tait forcĂ©e d'attendre, devant l'Ă©clat du triomphe grandissant, malgrĂ© ces lĂ©gĂšres secousses d'Ă©branlement qui annoncent les catastrophes. D'ailleurs, Mme Caroline eut alors un autre ennui. A l'Oeuvre du Travail, on Ă©tait enfin satisfait de Victor, devenu silencieux et sournois ; et, si elle n'avait pas dĂ©jĂ tout contĂ© Ă Saccard, c'Ă©tait par un singulier sentiment d'embarras, reculant de jour en jour son rĂ©cit, souffrant de la honte qu'il en aurait. D'autre part, Maxime, Ă qui, vers ce temps, elle rendit, de sa poche, les deux mille francs, s'Ă©gaya au sujet des quatre mille que Busch et la MĂ©chain rĂ©clamaient encore ces gens la volaient, son pĂšre serait furieux. Aussi, dĂ©sormais, repoussait-elle les demandes rĂ©itĂ©rĂ©es de Busch, qui exigeait le complĂ©ment de la somme promise. AprĂšs des dĂ©marches sans nombre, celui- ci finit par se fĂÂącher, d'autant plus que son ancienne idĂ©e de faire chanter Saccard renaissait, depuis la situation nouvelle de ce dernier, cette haute situation oĂÂč il le croyait Ă sa merci, devant la peur du scandale. Un jour donc, exaspĂ©rĂ© de ne rien tirer d'une affaire si belle, il rĂ©solut de s'adresser directement Ă lui, il lui Ă©crivit de bien vouloir passer Ă son bureau pour prendre connaissance d'anciens papiers trouvĂ©s dans une maison de la rue de la Harpe. Il donnait le numĂ©ro, il faisait une allusion si claire Ă la vieille histoire, que Saccard, saisi d'inquiĂ©tude, ne pouvait manquer d'accourir. Justement, cette lettre, portĂ©e rue Saint-Lazare, tomba entre les mains de Mme Caroline, qui reconnut l'Ă©criture. Elle trembla, elle se demanda un instant si elle n'allait pas courir chez Busch, afin de le dĂ©sintĂ©resser. Puis, elle se dit qu'il Ă©crivait peut-ĂÂȘtre pour tout autre chose, et qu'en tout cas c'Ă©tait une façon d'en finir, heureuse mĂÂȘme dans son Ă©moi qu'un autre eĂ»t l'embarras de la confidence. Mais, le soir, lorsque Saccard rentra et que, devant elle, il ouvrit la lettre, elle le vit simplement devenir grave, elle crut Ă quelque complication d'argent. Pourtant, il avait Ă©prouvĂ© une profonde surprise, sa gorge s'Ă©tait serrĂ©e, Ă l'idĂ©e de tomber entre de si sales mains, flairant quelque ignominie. D'un geste tranquille, il mit la lettre dans sa poche, il dĂ©cida qu'il irait au rendez-vous. Des jours s'Ă©coulĂšrent, la seconde quinzaine de novembre arriva, et Saccard remettait chaque matin la visite, Ă©tourdi par le torrent qui l'emportait. Le cours de deux mille trois cents francs venait d'ĂÂȘtre dĂ©passĂ©, il en Ă©tait ravi, tout en sentant, Ă la Bourse, une rĂ©sistance se faire, s'accentuer, Ă mesure que s'affolait la hausse Ă©videmment, il y avait un groupe de baissiers qui prenaient position, engageant la lutte, timides encore, dans de simples combats d'avant-poste. Et, Ă deux reprises, il se crut obligĂ© de donner lui-mĂÂȘme des ordres d'achat, sous des prĂÂȘte-noms, pour que la marche ascensionnelle des cours ne fĂ»t pas arrĂÂȘtĂ©e. Le systĂšme de la sociĂ©tĂ© achetant ses propres titres, jouant sur eux, se dĂ©vorant, commençait. Un soir, tout secouĂ© de sa passion, Saccard ne put s'empĂÂȘcher d'en parler Ă Mme Caroline. " Je crois bien que ça va chauffer. Oh ! nous voici trop forts, nous les gĂÂȘnons trop... Je flaire Gundermann, c'est sa tactique il va procĂ©der Ă des ventes rĂ©guliĂšres, tant aujourd'hui, tant demain, en augmentant le chiffre, jusqu'Ă ce qu'il nous Ă©branle... " Elle l'interrompit de sa voix grave. " S'il a de l'Universelle, il a raison de vendre. - Comment ! il a raison de vendre ? - Sans doute, mon frĂšre vous l'a dit les cours, Ă partir de deux mille, sont absolument fous. " Il la regardait, il Ă©clata, hors de lui. " Vendez donc alors, osez donc vendre vous-mĂÂȘme... Oui, jouez contre moi, puisque vous voulez ma dĂ©faite. " Elle rougit lĂ©gĂšrement, car, la veille, elle avait prĂ©cisĂ©ment vendu mille de ses actions, pour obĂ©ir aux ordres de son frĂšre, soulagĂ©e, elle aussi, par cette vente, comme par un acte tardif d'honnĂÂȘtetĂ©. Mais, puisqu'il ne la questionnait pas directement, elle ne lui en fit pas l'aveu, d'autant plus gĂÂȘnĂ©e, qu'il ajouta " Ainsi, hier, il y a eu des dĂ©fections, j'en suis sĂ»r. Il est arrivĂ© tout un paquet de valeurs sur le marchĂ©, les cours auraient certainement flĂ©chi, si je n'Ă©tais intervenu. Ce n'est pas Gundermann qui fait de ces coups-lĂ . Il a une mĂ©thode plus lente, plus Ă©crasante Ă la longue... Ah ! ma, chĂšre, je suis bien rassurĂ©, mais je tremble tout de mĂÂȘme, car ce n'est rien de dĂ©fendre sa vie, le pis est de dĂ©fendre son argent et celui des autres. " En effet, Ă partir de ce moment, Saccard cessa de s'appartenir. Il fut l'homme des millions qu'il gagnait triomphant, et sans cesse sur le point d'ĂÂȘtre battu. Il ne trouvait mĂÂȘme plus le temps d'aller voir la baronne Sandorff, dans le petit rez-de-chaussĂ©e de la rue Caumartin. A la vĂ©ritĂ©, elle l'avait lassĂ© par le mensonge de ses yeux de flamme, cette froideur que ses tentatives perverses ne parvenaient pas Ă Ă©chauffer. Puis, un dĂ©sagrĂ©ment lui Ă©tait arrivĂ©, le mĂÂȘme qu'il avait fait subir Ă Delcambre un soir, par la bĂÂȘtise d'une femme de chambre, cette fois, il Ă©tait entrĂ© au moment oĂÂč la baronne se trouvait entre les bras de Sabatani. Dans l'orageuse explication qui avait suivi, il ne s'Ă©tait calmĂ© qu'aprĂšs une confession entiĂšre, celle d'une simple curiositĂ©, coupable sans doute, mais si explicable. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phĂ©nomĂšne, on chuchotait sur cette chose si Ă©norme, qu'elle n'avait pu rĂ©sister Ă l'envie de voir. Et Saccard pardonna, lorsque, Ă une question brutale, elle eut rĂ©pondu que, mon Dieu ! aprĂšs tout, ce n'Ă©tait pas si Ă©tonnant. Il ne la voyait plus guĂšre qu'une fois par semaine, non pas qu'il lui gardĂÂąt rancune mais parce qu'elle l'ennuyait, simplement. Alors, la baronne Sandorff, qui le sentait se dĂ©tacher, retomba dans ses ignorances et ses doutes d'autrefois. Depuis qu'elle le confessait aux heures intimes, elle jouait presque Ă coup sĂ»r, elle gagnait beaucoup, de moitiĂ© dans sa chance. Aujourd'hui, elle voyait bien qu'il ne voulait plus rĂ©pondre, elle craignait mĂÂȘme qu'il ne lui mentĂt ; et, soit que la chance tournĂÂąt, soit qu'il se fĂ»t en effet amusĂ© Ă la lancer sur une piste fausse, il arriva un jour qu'elle perdit, en suivant un de ses conseils. Sa foi en fut Ă©branlĂ©e. S'il l'Ă©garait ainsi, qui donc allait la guider maintenant ? Et le pis Ă©tait que le frĂ©missement d'hostilitĂ©, Ă la Bourse, d'abord si lĂ©ger, augmentait de jour en jour contre l'Universelle. Ce n'Ă©taient encore que des rumeurs, on ne formulait rien de prĂ©cis, aucun fait n'entamait la soliditĂ© de la maison. Seulement, on laissait entendre qu'il devait y avoir quelque chose, que le ver se trouvait dans le fruit. Ce qui, d'ailleurs, n'empĂÂȘchait pas la hausse des titres de s'accentuer, formidable. A la suite d'une opĂ©ration manquĂ©e sur l'Italien, la baronne, dĂ©cidĂ©ment inquiĂšte, rĂ©solut de se rendre aux bureaux de L'EspĂ©rance , pour tĂÂącher de faire causer Jantrou. " Voyons, qu'y a-t-il ? vous devez savoir, vous... L'Universelle, tout Ă l'heure, a encore montĂ© de vingt francs, et pourtant un bruit courait, personne n'a pu me dire lequel, enfin quelque chose de pas bon. " Mais Jantrou Ă©tait dans une Ă©gale perplexitĂ©. PlacĂ© Ă la source des bruits, les fabriquant lui-mĂÂȘme au besoin, il se comparait plaisamment Ă un horloger, qui vit au milieu de centaines de pendules, et qui ne sait jamais l'heure exacte. GrĂÂące Ă son agence de publicitĂ©, s'il Ă©tait dans toutes les confidences, il n'y avait plus pour lui d'opinion publique et solide, car ses renseignements se contrecarraient et se dĂ©truisaient. " Je ne sais rien, rien du tout. - Oh ! vous ne voulez pas me dire. - Non, je ne sais rien, parole d'honneur ! Et moi qui projetais d'aller vous voir pour vous questionner ! Saccard n'est donc plus gentil ? " Elle eut un geste, qui le confirma dans ce qu'il avait devinĂ© une fin de liaison par lassitude mutuelle, la femme maussade, l'amant refroidi, ne causant plus. Il regretta un instant de n'avoir pas jouĂ© le rĂÂŽle de l'homme bien informĂ©, pour se la payer enfin, comme il disait, cette petite Ladricourt, dont le pĂšre le recevait Ă coups de botte. Mais il sentait que son heure n'Ă©tait pas venue ; et il continuait de la regarder, rĂ©flĂ©chissant tout haut. " Oui, c'est embĂÂȘtant, moi qui comptais sur vous... Parce que, n'est- ce pas ? s'il doit y avoir quelque catastrophe, il faudrait ĂÂȘtre prĂ©venu, afin de pouvoir se retourner... Oh ! je ne crois pas que ça presse, c'est trĂšs solide encore. Seulement, on voit des choses si drĂÂŽles... " A mesure qu'il la regardait ainsi, un plan germait dans sa tĂÂȘte. " Dites donc, reprit-il brusquement, puisque Saccard vous lĂÂąche, vous devriez vous mettre bien avec Gundermann. " Elle resta un moment surprise. " Gundermann, pourquoi ?... Je le connais un peu, je l'ai rencontrĂ© chez les de Roiville et chez les Keller. - Tant mieux, si vous le connaissez... Allez le voir sous un prĂ©texte, causez avec lui, tĂÂąchez d'ĂÂȘtre son amie... Vous imaginez-vous cela ĂÂȘtre la bonne amie de Gundermann, gouverner le monde ! " Et il ricanait, aux images licencieuses qu'il Ă©voquait du geste, car la froideur du juif Ă©tait connue, rien ne devait ĂÂȘtre plus compliquĂ© ni plus difficile que de le sĂ©duire. La baronne, ayant compris, eut un sourire muet, sans se fĂÂącher. " Mais rĂ©pĂ©ta-t-elle, pourquoi Gundermann ? " Il expliqua alors que, certainement, ce dernier Ă©tait Ă la tĂÂȘte du groupe de baissiers qui commençaient Ă manoeuvrer contre l'Universelle. ĂâĄa, il le savait, il en avait la preuve. Puisque Saccard n'Ă©tait pas gentil, la simple prudence n'Ă©tait-elle pas de se mettre bien avec son adversaire, sans rompre avec lui d'ailleurs ? On aurait un pied dans chaque camp, on serait assurĂ© d'ĂÂȘtre, le jour de la bataille, en compagnie du vainqueur. Et, cette trahison, il la proposait d'un air aimable, simplement en homme de bon conseil. Si une femme travaillait pour lui, il dormirait bien tranquille. " Hein ? voulez-vous ? soyons ensemble... Nous nous prĂ©viendrons, nous nous dirons tout ce que nous aurons appris. " Comme il s'emparait de sa main, elle la retira d'un mouvement instinctif croyant Ă autre chose. " Mais non, je n'y songe plus, puisque nous sommes camarades... Plus tard, c'est vous qui me rĂ©compenserez. " En riant, elle lui abandonna sa main, qu'il baisa. Et elle Ă©tait dĂ©jĂ sans mĂ©pris, oubliant le laquais qu'il avait Ă©tĂ©, ne le voyant plus dans la crapuleuse fĂÂȘte oĂÂč il tombait, le visage ruinĂ©, avec sa belle barbe qui empoisonnait l'absinthe, sa redingote neuve souillĂ©e de taches, son chapeau luisant tout Ă©raflĂ© du plĂÂątre de quelque escalier immonde. DĂšs le lendemain, la baronne Sandorff se rendit chez Gundermann. Celui-ci, depuis que les titres de l'Universelle avaient atteint le cours de deux mille francs, menait en effet toute une campagne Ă la baisse, dans la discrĂ©tion la plus grande, n'allant jamais Ă la Bourse, n'y ayant pas mĂÂȘme de reprĂ©sentant officiel. Son raisonnement Ă©tait qu'une action vaut d'abord son prix d'Ă©mission, ensuite l'intĂ©rĂÂȘt qu'elle peut rapporter, et qui dĂ©pend de la prospĂ©ritĂ© de la maison, du succĂšs des entreprises. Il y a donc une valeur maximum qu'elle ne doit raisonnablement pas dĂ©passer ; et, dĂšs qu'elle la dĂ©passe, par suite de l'engouement public, la hausse est factice, la sagesse est de se mettre Ă la baisse, avec la certitude qu'elle se produira. Dans sa conviction, dans son absolue croyance Ă la logique, il restait pourtant surpris des rapides conquĂÂȘtes de Saccard, de cette puissance tout d'un coup grandie, dont la haute banque juive commençait Ă s'Ă©pouvanter. Il fallait au plus tĂÂŽt abattre ce rival dangereux, non seulement pour rattraper les huit millions perdus au lendemain de Sadowa, mais surtout pour ne pas avoir Ă partager la royautĂ© du marchĂ© avec ce terrible aventurier, dont les casse-cou semblaient rĂ©ussir, contre tout bon sens, comme par miracle. Et Gundermann, plein du mĂ©pris de la passion, exagĂ©rait encore son flegme de joueur mathĂ©matique, d'une obstination froide d'homme chiffre, vendant toujours malgrĂ© la hausse continue, perdant Ă chaque liquidation des sommes de plus en plus considĂ©rables, avec la belle sĂ©curitĂ© d'un sage qui met simplement son argent Ă la Caisse d'Ă©pargne. Lorsque la baronne put enfin entrer, au milieu de la bousculade des employĂ©s et des remisiers, de la grĂÂȘle des piĂšces Ă signer et des dĂ©pĂÂȘches Ă lire, elle trouva le banquier souffrant d'un horrible rhume qui lui arrachait la gorge. Cependant, il Ă©tait lĂ depuis six heures du matin, toussant et crachant, extĂ©nuĂ© de fatigue, solide quand mĂÂȘme. Ce jour-lĂ , Ă la veille d'un emprunt Ă©tranger, a vaste salle Ă©tait envahie par un flot de visiteurs plus pressĂ© encore, que recevaient en coup de vent deux de ses fils et un de ses gendres ; tandis que, par terre, prĂšs de l'Ă©troite table qu'il s'Ă©tait rĂ©servĂ©e au fond, dans l'embrasure d'une fenĂÂȘtre, trois de ses petits-enfants, deux fillettes et un garçon, se disputaient avec des cri aigus une poupĂ©e dont un bras et une jambe gisaient dĂ©jĂ , arrachĂ©s. Tout de suite, la baronne donna son prĂ©texte. " Cher monsieur, j'ai voulu avoir en personne la bravoure de mon importunitĂ©... C'est pour une loterie de bienfaisance... " Il ne la laissa pas achever, il Ă©tait fort charitable, et prenait toujours deux billets, surtout lorsque des dames, rencontrĂ©es par lui dans le monde, se donnaient ainsi la peine de les lui apporter. Mais il dut s'excuser, un employĂ© venait lui soumettre le dossier d'une affaire. Des chiffres Ă©normes furent rapidement Ă©changĂ©s. " Cinquante-deux millions, dites-vous ? Et le crĂ©dit Ă©tait ? - De soixante millions, monsieur. - Eh bien, portez-le Ă soixante-quinze millions. " Il revenait Ă la baronne, lorsqu'un mot surpris dans une conversation que son gendre avait avec un remisier, le fit se prĂ©cipiter. " Mais pas du tout ! Au cours de cinq cent quatre-vingt-sept cinquante, cela fait dix sous de moins par action. - Oh ! monsieur, dit le remisier humblement, pour quarante-trois francs que ça ferait en moins ! - Comment, quarante-trois francs ! mais c'est Ă©norme ! Est-ce que vous croyez que je vole l'argent ? Chacun son compte, je ne connais que ça ! " Enfin, pour causer Ă l'aise, il se dĂ©cida Ă emmener la baronne dans la salle Ă manger, oĂÂč le couvert Ă©tait dĂ©jĂ mis. Il n'Ă©tait pas dupe du prĂ©texte de la loterie de bienfaisance, car il savait sa liaison, grĂÂące Ă toute une police obsĂ©quieuse qui le renseignait, et il se doutait bien qu'elle venait, poussĂ©e par quelque intĂ©rĂÂȘt grave. Aussi ne se gĂÂȘna-t-il pas. " Voyons, maintenant, dites-moi ce que vous avez Ă me dire. " Mais elle affecta la surprise. Elle n'avait rien Ă lui dire, elle avait Ă le remercier simplement de sa bontĂ©. " Alors, on ne vous a pas chargĂ©e d'une commission pour moi ? " Et il parut dĂ©sappointĂ©, comme s'il avait cru un instant qu'elle venait avec une mission secrĂšte de Saccard, quelque invention de ce fou. A prĂ©sent qu'ils Ă©taient seuls, elle le regardait en souriant, de son air ardent et menteur, qui excitait si inutilement les hommes. " Non, non, je n'ai rien Ă vous dire ; et puis, puisque vous ĂÂȘtes si bon, j'aurais plutĂÂŽt quelque chose Ă vous demander. " Elle s'Ă©tait penchĂ©e vers lui, elle effleurait ses genoux de ses fines mains gantĂ©es. Et elle se confessait, disait son mariage dĂ©plorable avec un Ă©tranger qui n'avait rien compris Ă sa nature, ni Ă ses besoins, expliquait comment elle avait dĂ» s'adresser au jeu pour ne pas dĂ©choir de sa situation. Enfin, elle parla de sa solitude, de la nĂ©cessitĂ© d'ĂÂȘtre conseillĂ©e, dirigĂ©e, sur cet effrayant terrain de la Bourse, oĂÂč chaque faux pas coĂ»te si cher. " Mais, interrompit-il, je croyais que vous aviez quelqu'un. - Oh ! quelqu'un, murmura-t-elle avec un geste de profond dĂ©dain. Non, non, ce n'est personne, je n'ai personne... C'est vous que je voudrais avoir, le maĂtre, le dieu. Et cela, vraiment, ne vous coĂ»terait guĂšre d'ĂÂȘtre mon ami, de me dire un mot, rien qu'un mot, de loin en loin. Si vous saviez comme vous me rendriez heureuse, comme je vous serais reconnaissante, oh ! de tout mon ĂÂȘtre ! " Elle s'approchait encore, l'enveloppait de sa tiĂšde haleine, de l'odeur fine et puissante qui s'exhalait d'elle tout entiĂšre. Mais il restait bien calme, et il ne se recula mĂÂȘme pas, la chair morte, sans un aiguillon Ă rĂ©primer. Tandis qu'elle parlait, lui dont l'estomac Ă©tait Ă©galement dĂ©truit, et qui vivait de laitage, il prenait un Ă un, dans un compotier, sur la table, des grains de raisin qu'il mangeait d'un geste machinal, l'unique dĂ©bauche qu'il se permettait parfois, aux grandes heures de sensualitĂ©, quitte Ă la payer par des journĂ©es de souffrance. Il eut un rire narquois, en homme qui se sait invincible, lorsque la baronne, d'un air d'oubli, dans le feu de sa priĂšre, lui posa enfin sur le genou sa petite main tentatrice, aux doigts dĂ©vorants, souples comme un noeud de couleuvres. Plaisamment, il prit cette main, l'Ă©carta en disant merci d'un signe de tĂÂȘte, ainsi que pour un cadeau inutile qu'on refuse. Et, sans perdre son temps davantage, allant droit au but " Voyons, vous ĂÂȘtes bien gentille, je voudrais vous ĂÂȘtre agrĂ©able... Ma belle amie, le jour oĂÂč vous m'apporterez un bon conseil, je m'engage Ă vous en donner un aussi. Venez me dire ce qu'on fait, et je vous dirai ce que je ferai... Affaire conclue, hein ? " Il s'Ă©tait levĂ©, et elle dut rentrer avec lui dans la grande salle voisine. Elle avait parfaitement compris le marchĂ© qu'il proposait, l'espionnage, la trahison. Mais elle ne voulut pas rĂ©pondre, elle affecta de reparler de sa loterie de bienfaisance ; tandis que lui, de son hochement de tĂÂȘte goguenard, semblait ajouter qu'il ne tenait pas Ă ĂÂȘtre aidĂ©, que le dĂ©nouement logique, fatal, arriverait quand mĂÂȘme, un peu plus tard peut-ĂÂȘtre. Et, lorsqu'elle partit enfin, il Ă©tait dĂ©jĂ repris par d'autres affaires, dans l'extraordinaire tumulte de cette halle aux capitaux, au milieu du dĂ©filĂ© des gens de Bourse, de la galopade de ses employĂ©s, des jeux de ses petits-enfants, qui venaient d'arracher la tĂÂȘte de la poupĂ©e, avec des cris de triomphe. Il s'Ă©tait assis Ă son Ă©troite table, il s'absorba dans l'Ă©tude d'une idĂ©e soudaine, n'entendit plus rien. Deux fois, la baronne Sandorff retourna aux bureaux de L'EspĂ©rance , pour rendre compte de sa dĂ©marche Ă Jantrou, sans le rencontrer. Dejoie enfin l'introduisit, un jour que sa fille Nathalie causait avec Mme Jordan sur une banquette du couloir. Il tombait, depuis la veille, une pluie diluvienne ; et, par ce temps humide et gris, l'entresol du vieil hĂÂŽtel, au fond du puisard assombri de la cour, Ă©tait d'une mĂ©lancolie affreuse. Le gaz brĂ»lait dans un demi-jour boueux. Marcelle, qui attendait Jordan en chasse pour donner un nouvel acompte Ă Busch, Ă©coutait d'un air triste Nathalie caquetant comme une pie vaniteuse, avec sa voix sĂšche, ses gestes aigus de fille de Paris poussĂ©e trop vite. " Vous comprenez, madame, papa ne veut pas vendre... Il y a une personne qui le pousse Ă vendre, en tĂÂąchant de lui faire peur. Je ne la nomme pas, cette personne, parce que son rĂÂŽle, bien sĂ»r, n'est guĂšre d'effrayer le monde... C'est moi, maintenant, qui empĂÂȘche papa de vendre... Plus souvent que je vende, quand ça monte ! Faudrait ĂÂȘtre joliment godiche, n'est-ce pas ? - Certes ! rĂ©pondit simplement Marcelle. - Vous savez que nous sommes Ă deux mille cinq cents, continua Nathalie. Je tiens les comptes, moi, car papa ne sait guĂšre Ă©crire... Alors, avec nos huit actions, ça nous donne dĂ©jĂ vingt mille francs. Hein ? c'est joli !... Papa voulait d'abord s'arrĂÂȘter Ă dix-huit mille, ça faisait son chiffre six mille francs pour ma dot, et douze mille pour lui, une petite rente de six cents francs, qu'il aurait bien gagnĂ©e, avec toutes ces Ă©motions... Mais est-ce heureux, dites ? qu'il n'ait pas vendu, puisque voilĂ encore deux mille francs de plus !... Alors, maintenant, nous voulons davantage, nous voulons une rente de mille francs au moins. Et nous l'aurons, M. Saccard nous l'a bien dit... " Il est si gentil, M. Saccard ! " Marcelle ne put s'empĂÂȘcher de sourire. " Vous ne vous mariez donc plus ? - Si, si, lorsque ça aura fini de monter... Nous Ă©tions pressĂ©s, le pĂšre de ThĂ©odore surtout, Ă cause de son commerce. Seulement, que voulez-vous ? on ne peut pas boucher la source, quand l'argent arrive. Oh ! ThĂ©odore comprend trĂšs bien, attendu que si papa a davantage de rente, c'est davantage de capital qui nous reviendra un jour. Dame ! c'est Ă considĂ©rer... Et voilĂ , tout le monde attend. On a les six mille francs depuis des mois, on pourrait se marier ; mais on aime mieux les laisser faire des petits... Est-ce que vous lisez les articles sur les actions, vous ? " Et, sans attendre la rĂ©ponse " Moi, je les lis, le soir. Papa m'apporte les journaux... Il les a dĂ©jĂ lus, et il faut que je les lui relise... Jamais on ne s'en lasserait, tant c'est beau, tout ce qu'ils promettent. Quand je me couche, j'en ai la tĂÂȘte pleine, j'en rĂÂȘve la nuit. Et papa me dit aussi qu'il voit des choses qui sont un trĂšs bon signe. Avant-hier, nous avons fait le mĂÂȘme songe, des piĂšces de cent sous que nous ramassions Ă la pelle, dans la rue. C'est trĂšs amusant. " De nouveau, elle s'interrompit pour demander " Combien avez-vous d'actions, vous ? - Nous, pas une ! " rĂ©pondit Marcelle. La petite figure blonde de Nathalie, avec ses mĂšches pĂÂąles envolĂ©es, prit un air de commisĂ©ration immense. Ah ! les pauvres gens qui n'avaient pas d'actions ! Et, son pĂšre l'ayant appelĂ©e, pour la charger de remettre un paquet d'Ă©preuves Ă un rĂ©dacteur, en remontant aux Batignolles, elle s'en alla, avec une importance amusante de capitaliste, qui, presque tous les jours, maintenant, descendait au journal, afin de connaĂtre plus tĂÂŽt le cours de la Bourse. RestĂ©e seule sur la banquette, Marcelle retomba dans une songerie mĂ©lancolique, elle si gaie et si brave d'habitude. Mon Dieu ! qu'il faisait noir, qu'il faisait triste ! et son pauvre mari qui courait les rues par cette pluie diluvienne ! Il avait un tel mĂ©pris de l'argent, un tel malaise Ă la seule idĂ©e de s'en occuper, cela lui coĂ»tait un si gros effort d'en demander, mĂÂȘme Ă ceux qui lui en devaient ! Et, absorbĂ©e, n'entendant rien, elle revivait sa journĂ©e depuis son rĂ©veil, cette journĂ©e mauvaise ; tandis que, autour d'elle, se faisait le travail fiĂ©vreux du journal, le galop des rĂ©dacteurs, le va-et-vient de la copie, au milieu des battements de porte et des coups de sonnette. D'abord, dĂšs neuf heures, comme Jordan venait de partir pour toute une enquĂÂȘte sur un accident dont il devait rendre compte Marcelle, Ă peine dĂ©barbouillĂ©e, encore en camisole, avait eu la stupeur de voir tomber chez eux Busch, en compagnie de deux messieurs trĂšs sales, peut- ĂÂȘtre des huissiers, peut-ĂÂȘtre des bandits, ce qu'elle n'avait jamais pu dĂ©cider au juste. Cet abominable Busch, sans doute abusant de ce qu'il ne trouvait lĂ qu'une femme, dĂ©clarait qu'ils allaient tout saisir, si elle ne le payait pas sur-le-champ. Et elle avait eu beau se dĂ©battre, n'ayant eu connaissance d'aucune des formalitĂ©s lĂ©gales il affirmait la signification du jugement, l'apposition de l'affiche, avec une telle carrure, qu'elle en Ă©tait restĂ©e Ă©perdue, finissant par croire Ă la possibilitĂ© de ces choses sans qu'on les sache. Mais elle ne se rendait point, expliquait que son mari ne rentrerait mĂÂȘme pas dĂ©jeuner, qu'elle ne laisserait toucher Ă rien, avant qu'il fĂ»t lĂ . Alors, entre les trois louches personnages et cette jeune femme, Ă moitiĂ© dĂ©vĂÂȘtue, les cheveux sur les Ă©paules, avait commencĂ© la plus pĂ©nible des scĂšnes, eux inventoriant dĂ©jĂ les objets, elle fermant les armoires, se jetant devant la porte, comme pour les empĂÂȘcher de rien sortir. Son pauvre petit logement dont elle Ă©tait si fiĂšre, ses quatre meubles qu'elle faisait reluire, la tenture d'andrinople de la chambre qu'elle avait clouĂ©e elle-mĂÂȘme ! Ainsi qu'elle le criait avec une bravoure guerriĂšre, il faudrait lui marcher sur le corps ; et elle traitait Busch de canaille et de voleur, Ă la volĂ©e oui ! un voleur, qui n'avait pas honte de rĂ©clamer sept cent trente francs quinze centimes, sans compter les nouveaux frais, pour une crĂ©ance de trois cents francs, une crĂ©ance achetĂ©e par lui cent sous, au tas, avec des chiffons et de la vieille ferraille ! Dire qu'ils avaient dĂ©jĂ , par acomptes, donnĂ© quatre cents francs, et que ce voleur-lĂ parlait d'emporter leurs meubles, en paiement des trois cents et tant de francs qu'il voulait leur voler encore ! Et il savait parfaitement qu'ils Ă©taient de bonne foi, qu'ils l'auraient payĂ© tout de suite, s'ils avaient eu la somme. Et il profitait de ce qu'elle Ă©tait seule, incapable de rĂ©pondre, ignorante de la procĂ©dure, pour l'effrayer et la faire pleurer. Canaille ! voleur ! voleur ! Furieux, Busch criait plus haut qu'elle, se tapait violemment la poitrine est-ce qu'il n'Ă©tait pas un honnĂÂȘte homme ? est-ce qu'il n'avait pas payĂ© la crĂ©ance de bel et bon argent ? il Ă©tait en rĂšgle avec la loi, il entendait en finir. Cependant, comme un des deux messieurs trĂšs sales ouvrait les tiroirs de la commode, Ă la recherche du linge, elle avait eu une attitude si terrible, menaçant d'ameuter la maison et la rue, que le juif s'Ă©tait un peu radouci. Enfin, aprĂšs une demi-heure encore de basse discussion, il avait consenti Ă attendre jusqu'au lendemain, avec l'enragĂ© serment que prendrait tout, le lendemain, si elle lui manquait de parole. Oh ! quelle honte brĂ»lante dont elle souffrait encore, ces vilains hommes chez eux, blessant toutes ses tendresses, toutes ses pudeurs, fouillant jusqu'au lit, empestant la chambre si heureuse, ont elle avait dĂ» laisser la fenĂÂȘtre grande ouverte, aprĂšs leur dĂ©part ! Mais un autre chagrin, plus profond, attendait Marcelle, ce jour-lĂ . L'idĂ©e lui Ă©tait venue de courir tout de suite chez ses parents, pour leur emprunter la somme de cette maniĂšre, lorsque son mari rentrerait, le soir, elle ne le dĂ©sespĂ©rerait pas, elle pourrait le faire rire avec la scĂšne du matin. DĂ©jĂ , elle se voyait lui racontant la grande bataille, l'assaut fĂ©roce donnĂ© Ă leur mĂ©nage, la façon hĂ©roĂÂŻque dont elle avait repoussĂ© l'attaque. Le coeur lui battait trĂšs fort, en entrant dans le petit hĂÂŽtel de la rue Legendre, cette maison cossue oĂÂč elle avait grandi et oĂÂč elle croyait ne plus trouver que des Ă©trangers, tellement l'air lui semblait, autre, glacial. Comme ses parents se mettaient Ă table, elle avait acceptĂ© de dĂ©jeuner, pour les disposer mieux. Tout le temps du repas, la conversation Ă©tait restĂ©e sur la hausse des actions de l'Universelle, dont, la veille encore, le cours avait montĂ© de vingt francs ; et elle s'Ă©tonnait de trouver sa mĂšre plus enfiĂ©vrĂ©e, plus ĂÂąpre que son pĂšre, elle qui, au commencement, tremblait Ă la seule idĂ©e de spĂ©culation maintenant, avec une violence de femme conquise, c'Ă©tait elle qui le gourmandait de sa timiditĂ©, acharnĂ©e aux grands coups du hasard. DĂšs les hors-d'oeuvre, elle s'Ă©tait emportĂ©e, saisie de ce qu'il parlait de vendre leurs soixante-quinze actions Ă ce cours inespĂ©rĂ© de deux mille cinq cent vingt francs, ce qui leur aurait fait cent quatre-vingt-neuf mille francs, un joli gain, plus de cent mille francs sur le prix d'achat. Vendre ! quand La Cote financiĂšre promettait le cours de trois mille francs ! est-ce qu'il devenait fou ? Car, enfin, La Cote financiĂšre Ă©tait connue pour sa vieille honnĂÂȘtetĂ©, lui-mĂÂȘme rĂ©pĂ©tait souvent qu'avec ce journal-lĂ on pouvait dormir sur ses deux oreilles ! Ah ! non, par exemple, elle ne le laisserait pas vendre ! elle vendrait plutĂÂŽt l'hĂÂŽtel, pour acheter encore ! Et Marcelle, silencieuse, le coeur serrĂ© Ă entendre voler passionnĂ©ment ces gros chiffres, cherchait comment elle allait oser demander un prĂÂȘt de cinq cents francs, dans cette maison envahie par le jeu, oĂÂč elle avait vu monter peu Ă peu le flot des journaux financiers, qui la submergeaient aujourd'hui du rĂÂȘve grisant de leur publicitĂ©. Enfin, au dessert, elle s'Ă©tait risquĂ©e il leur fallait cinq cents francs, on allait les vendre, ses parents ne pouvaient les abandonner dans ce dĂ©sastre. Le pĂšre, tout de suite, avait baissĂ© la tĂÂȘte, avec un coup d'oeil embarrassĂ© vers sa femme. Mais dĂ©jĂ la mĂšre refusait d'une voix nette. Cinq cents francs ! oĂÂč voulait-on qu'elle les trouvĂÂąt ? Tous leurs capitaux Ă©taient engagĂ©s dans des opĂ©rations ; et, d'ailleurs, ses anciennes diatribes revenaient quand on avait Ă©pousĂ© un meurt-de-faim, un homme qui Ă©crivait des livres, on acceptait les consĂ©quences de sa sottise, on n'essayait pas de retomber Ă la charge des siens. Non ! elle n'avait pas un sou pour les paresseux qui, avec leur beau mĂ©pris affectĂ© de l'argent, ne rĂÂȘvent que de manger celui des autres. Et elle avait laissĂ© partir sa fille, et celle-ci s'en Ă©tait allĂ©e dĂ©sespĂ©rĂ©e, le coeur saignant de ne plus reconnaĂtre sa mĂšre, elle si raisonnable et si bonne autrefois. Dans la rue, Marcelle avait marchĂ©, inconsciente, regardant si elle ne trouverait pas de l'argent par terre. Puis l'idĂ©e brusque lui Ă©tait venue de s'adresser Ă l'oncle Chave ; et, immĂ©diatement, elle s'Ă©tait prĂ©sentĂ©e au discret rez-de-chaussĂ©e de la rue Nollet, pour ne pas le manquer, avant la Bourse. Il y avait eu des chuchotements, des rires de fillettes. Pourtant, la porte ouverte, elle avait aperçu le capitaine seul, fumant sa pipe, et il s'Ă©tait dĂ©solĂ©, l'air furieux contre lui- mĂÂȘme, en criant qu'il n'avait jamais cent francs d'avance, qu'il mangeait au jour le jour ses petits gains de Bourse, comme un sale cochon qu'il Ă©tait. Ensuite, en apprenant le refus des Maugendre, il avait tonnĂ© contre eux, de vilains bougres encore ceux-lĂ , qu'il ne voyait plus d'ailleurs, depuis que la hausse de leurs quatre actions les rendait fous. Est-ce que, l'autre semaine, sa soeur ne l'avait pas traitĂ© de liardeur, comme pour tourner en ridicule son jeu prudent, parce qu'il lui conseillait amicalement de vendre ? En voilĂ une qu'il ne plaindrait pas, lorsqu'elle se casserait le cou ! Et Marcelle, de nouveau dans la rue, les mains vides, avait dĂ» se rĂ©signer Ă se rendre au journal, pour avertir son mari de ce qui s'Ă©tait passĂ©, le matin. Il fallait absolument payer Busch. Jordan, dont le livre n'Ă©tait encore acceptĂ© par aucun Ă©diteur, venait de se lancer Ă la chasse de l'argent, au travers du Paris boueux de cette journĂ©e de pluie, sans savoir oĂÂč frapper, chez des amis, dans les journaux oĂÂč il Ă©crivait, au hasard de la rencontre. Bien qu'il l'eĂ»t suppliĂ©e de rentrer chez eux, elle Ă©tait tellement anxieuse, qu'elle avait prĂ©fĂ©rĂ© rester lĂ , sur cette banquette, Ă l'attendre. AprĂšs le dĂ©part de sa fille, lorsqu'il la vit seule, Dejoie lui apporta un journal. " Si madame veut lire, pour prendre patience. " Mais elle refusa du geste, et comme Saccard arrivait, elle fit la vaillante, elle expliqua gaiement qu'elle avait envoyĂ© son mari dans le quartier, une course ennuyeuse dont elle s'Ă©tait dĂ©barrassĂ©e. Saccard, qui avait de l'amitiĂ© pour le petit mĂ©nage, comme il les nommait, voulait absolument qu'elle entrĂÂąt chez lui attendre Ă l'aise. Elle s'en dĂ©fendit, elle Ă©tait bien lĂ . Et il cessa d'insister, dans la surprise qu'il Ă©prouva, Ă se trouver nez Ă nez, brusquement, avec la baronne Sandorff, qui sortait de chez Jantrou. D'ailleurs, ils se sourirent, d'un air d'aimable intelligence, en gens qui Ă©changent un simple salut, pour ne pas s'afficher. Jantrou, dans leur conversation, venait de dire Ă la baronne qu'il n'osait plus lui donner de conseil. Sa perplexitĂ© augmentait, devant la soliditĂ© de l'Universelle, sous les efforts croissants des baissiers sans doute Gundermann l'emporterait, mais Saccard pouvait durer longtemps, et il y avait peut-ĂÂȘtre gros Ă gagner encore avec lui. Il l'avait dĂ©cidĂ©e Ă temporiser, Ă les mĂ©nager tous deux. Le mieux Ă©tait de tĂÂącher d'avoir toujours les secrets de l'un, en se montrant aimable, de maniĂšre Ă les garder pour elle et Ă en profiter, ou bien Ă les vendre Ă l'autre, selon l'intĂ©rĂÂȘt. Et cela sans complot noir, arrangĂ© par lui d'un air de plaisanterie, tandis qu'elle-mĂÂȘme lui promettait en riant de le mettre dans l'affaire. " Alors, elle est sans cesse fourrĂ©e chez vous, c'est votre tour ? " dit Saccard avec sa brutalitĂ©, en entrant dans le cabinet de Jantrou. Celui-ci joua l'Ă©tonnement. " Qui donc ?... Ah ! la baronne.... Mais, mon cher maĂtre, elle vous adore. Elle me le disait encore tout Ă l'heure. " D'un geste d'homme qu'on ne trompe pas, le vieux corsaire l'avait arrĂÂȘtĂ©. Et il le regardait, dans sa dĂ©chĂ©ance de basse dĂ©bauche, en pensant que, si elle avait cĂ©dĂ© Ă la curiositĂ© de savoir comment Sabatani Ă©tait fait, elle pouvait bien vouloir goĂ»ter au vice de cette ruine. " Ne vous dĂ©fendez pas, mon cher. Quand une femme joue, elle tomberait au commissionnaire du coin, qui lui porterait un ordre. " Jantrou fut trĂšs blessĂ©, et il se contenta de rire, en s'obstinant Ă expliquer la prĂ©sence chez lui de la baronne, qui Ă©tait venue, disait- il, pour une question de publicitĂ©. D'ailleurs, Saccard, d'un haussement d'Ă©paules, avait dĂ©jĂ jetĂ© de cĂÂŽtĂ© cette question de femme, sans intĂ©rĂÂȘt, selon lui. Debout, allant et venant, se plantant devant la fenĂÂȘtre pour regarder tomber l'Ă©ternelle pluie grise, il exhalait sa joie Ă©nervĂ©e. Oui, l'Universelle avait encore montĂ© de vingt francs, la veille ! Mais comment diable se faisait-il que des vendeurs s'acharnaient ? car la hausse serait allĂ©e jusqu'Ă trente francs, sans un paquet de titres qui Ă©tait tombĂ© sur le marchĂ©, dĂšs la premiĂšre heure. Ce qu'il ignorait, c'Ă©tait que Mme Caroline avait de nouveau vendu mille de ses actions, luttant elle-mĂÂȘme contre la hausse dĂ©raisonnable, ainsi que son frĂšre lui en avait laissĂ© l'ordre. Certes, Saccard ne pouvait se plaindre devant le succĂšs grandissant, et cependant il Ă©tait agitĂ©, ce jour-lĂ , d'un tremblement intĂ©rieur, fait de sourde crainte et de colĂšre. Il criait que les sales juifs avaient jurĂ© sa perte et que cette canaille de Gundermann venait de se mettre Ă la tĂÂȘte d'un syndicat de baissiers pour l'Ă©craser. On le lui avait affirmĂ© Ă la Bourse, on y parlait d'une somme de trois cents millions, destinĂ©e par le syndicat Ă nourrir la baisse. Ah ! les brigands ! Et ce qu'il ne rĂ©pĂ©tait pas ainsi tout haut, c'Ă©taient les autres bruits qui couraient, plus nets de jour en jour, des rumeurs contestant la soliditĂ© de l'Universelle, allĂ©guant dĂ©jĂ des faits, des symptĂÂŽmes de difficultĂ©s prochaines, sans avoir encore, il est vrai, Ă©branlĂ© en rien l'aveugle confiance du public. Mais la porte fut poussĂ©e, et Huret entra, de son air d'homme simple. " Ah ! vous voilĂ donc, Judas ! " dit Saccard. Huret, en apprenant que Rougon allait dĂ©cidĂ©ment abandonner son frĂšre, s'Ă©tait remis avec le ministre ; car il avait la conviction que, le jour oĂÂč Saccard aurait Rougon contre lui, ce serait la catastrophe inĂ©vitable. Pour obtenir son pardon, il Ă©tait rentrĂ© dans la domesticitĂ© du grand homme, faisant de nouveau ses courses, risquant Ă son service les gros mots et les coups de pied au derriĂšre. " Judas, rĂ©pĂ©ta-t-il avec le fin sourire qui Ă©clairait parfois sa face Ă©paisse de paysan, en tout cas un Judas brave homme qui vient donner un avis dĂ©sintĂ©ressĂ© au maĂtre qu'il a trahi " Mais Saccard, comme s'il ne voulait pas l'entendre, cria, simplement pour affirmer son triomphe " Hein ? deux mille cinq cent vingt hier, deux mille cinq cent vingt- cinq aujourd'hui. - Je sais j'ai vendu tout Ă l'heure. " Du coup, la colĂšre qu'il dissimulait sous son air de plaisanterie, Ă©clata. " Comment, vous avez vendu ?... Ah ! bien, c'est complet, alors ! Vous me lĂÂąchez pour Rougon et vous vous mettez avec Gundermann ! " Le dĂ©putĂ© le regardait, Ă©bahi. " Avec Gundermann, pourquoi ?... Je me mets avec mes intĂ©rĂÂȘts, oh ! simplement ! Moi, vous savez, je ne suis pas un casse-cou. Non, je n'ai pas tant d'estomac, j'aime mieux rĂ©aliser tout de suite, dĂšs qu'il y a un joli bĂ©nĂ©fice. Et c'est peut-ĂÂȘtre bien pour cela que je n'ai jamais perdu. " Il souriait de nouveau, en Normand prudent et avisĂ©, qui, sans fiĂšvre, engrangeait sa moisson. " Un administrateur de la sociĂ©tĂ© ! continuait Saccard violemment. Mais qui voulez-vous donc qui ait confiance ? que doit-on penser, Ă vous voir vendre ainsi, en plein mouvement de hausse ? Parbleu ! je ne m'Ă©tonne plus, si l'on prĂ©tend que notre prospĂ©ritĂ© est factice et que le jour de la dĂ©gringolade approche... Ces messieurs vendent, vendons tous. C'est la panique ! " Huret, silencieux, eut un geste vague. Au fond, il s'en moquait, son affaire Ă©tait faite. Il n'avait Ă prĂ©sent que le souci de remplir la mission dont Rougon l'avait chargĂ©, le plus proprement possible, sans avoir trop Ă en souffrir lui-mĂÂȘme. " Je vous disais donc, mon cher, que j'Ă©tais venu pour vous donner un avis dĂ©sintĂ©ressĂ©... Le voici. Soyez sage, votre frĂšre est furieux, il vous abandonnera carrĂ©ment, si vous vous laissez vaincre. " Saccard, refrĂ©nant sa colĂšre, ne broncha pas. " C'est lui qui vous envoie me dire ça ? " AprĂšs une hĂ©sitation, le dĂ©putĂ© jugea prĂ©fĂ©rable d'avouer. " Eh bien, oui, c'est lui... Oh ! vous ne supposez pas que les attaques de L'EspĂ©rance soient pour quelque chose dans son irritation. Il est au-dessus de ces blessures d'amour-propre... Non ! mais en vĂ©ritĂ©, songez combien la campagne catholique de votre journal doit gĂÂȘner sa politique actuelle. Depuis ces malheureuses complications de Rome, il a tout le clergĂ© Ă dos, il vient encore d'ĂÂȘtre forcĂ© de faire condamner un Ă©vĂÂȘque comme d'abus... Et, pour l'attaquer, vous allez justement choisir le moment oĂÂč il a grand-peine Ă ne pas se laisser dĂ©border par l'Ă©volution libĂ©rale, nĂ©e des rĂ©formes du 9 janvier, qu'il a consenti Ă appliquer, comme on dit, dans l'unique dĂ©sir de les endiguer sagement... Voyons, vous ĂÂȘtes son frĂšre, croyez-vous qu'il soit content ? - En effet, rĂ©pondit Saccard railleur, c'est bien vilain de ma part... VoilĂ ce pauvre frĂšre, qui, dans sa rage de rester ministre, gouverne au nom des principes qu'il combattait hier, et qui s'en prend Ă moi, parce qu'il ne sait plus comment se tenir en Ă©quilibre, entre la droite, tachĂ©e d'avoir Ă©tĂ© trahie, et le tiers Ă©tat, affamĂ© du pouvoir. Hier encore, pour calmer les catholiques, il lançait son fameux Jamais ! il jurait que jamais la France ne laisserait l'Italie prendre Rome au pape. Aujourd'hui, dans sa terreur des libĂ©raux, il voudrait bien leur donner aussi un gage, il daigne songer Ă m'Ă©gorger pour leur plaire... L'autre semaine, Emile Olivier l'a secouĂ© vertement Ă la Chambre... - Oh ! interrompit Huret, il a toujours la confiance des Tuileries, l'empereur lui a envoyĂ© une plaque de diamants. " Mais, d'un geste Ă©nergique, Saccard disait qu'il n'Ă©tait pas dupe. " L'Universelle est dĂ©sormais trop puissante, n'est-ce pas ? Une banque catholique, qui menace d'envahir le monde, de le conquĂ©rir par l'argent comme on le conquĂ©rait jadis par la loi, est-ce que cela peut se tolĂ©rer ? Tous les libres penseurs, tous les francs-maçons, en passe de devenir ministres, en ont froid dans les os... Peut-ĂÂȘtre aussi a-t-on quelque emprunt Ă tripoter avec Gundermann. Qu'est-ce qu'un gouvernement deviendrait, s'il ne se laissait pas manger par ces sales juifs ?... Et voilĂ mon imbĂ©cile de frĂšre qui, pour garder le pouvoir six mois de plus, va me jeter en pĂÂąture aux sales juifs, aux libĂ©raux, Ă toute la racaille, dans l'espĂ©rance qu'on le laissera un peu tranquille, pendant qu'on me dĂ©vorera... Eh bien, retournez lui dire que je me fous de lui... " Il redressait sa petite taille, sa rage crevait enfin son ironie, en une fanfare batailleuse de clairon. " Entendez-vous bien, je me fous de lui ! C'est ma rĂ©ponse, je veux qu'il le sache. " Huret avait pliĂ© les Ă©paules. DĂšs qu'on se fĂÂąchait, dans les affaires, ce n'Ă©tait plus son genre. AprĂšs tout, il n'Ă©tait lĂ -dedans qu'un commissionnaire. " Bon, bon ! on le lui dira... Vous allez vous faire casser les reins. Mais ça vous regarde. " Il y eut un silence. Jantrou, qui Ă©tait restĂ© absolument muet, en affectant d'ĂÂȘtre tout entier Ă la correction d'un paquet d'Ă©preuves, avait levĂ© les yeux, pour admirer Saccard. Etait-il beau, le bandit, dans sa passion ! Ces canailles de gĂ©nie parfois triomphent, Ă ce degrĂ© d'inconscience, lorsque l'ivresse du succĂšs les emporte. Et Jantrou, Ă ce moment, Ă©tait pour lui, convaincu de sa fortune. " Ah ! J'oubliais, reprit Huret. Il paraĂt que Delcambre, le procureur gĂ©nĂ©ral vous exĂšcre... Et, ce que vous ignorez encore, l'empereur l'a nommĂ© ce matin ministre de la Justice. " Brusquement, Saccard s'Ă©tait arrĂÂȘtĂ©. Le visage assombri, il dit enfin " Encore de la propre marchandise ! Ah ! on a fait un ministre de ça. Qu'est-ce que vous voulez que ça me fiche ? - Dame ! reprit Huret en exagĂ©rant son air simple, si un malheur vous arrivait, comme ça arrive Ă tout le monde, dans les affaires, votre frĂšre veut que vous ne comptiez pas sur lui, pour vous dĂ©fendre contre Delcambre. - Mais, tonnerre de Dieu ! hurla Saccard, quand je vous dis que je me fous de toute la clique, de Rougon, de Delcambre, et de vous par- dessus le marchĂ© ! " Heureusement, Ă cette minute, Daigremont entra. Il ne montait jamais au journal, ce fut une surprise pour tous, qui coupa court aux violences. TrĂšs correct, il distribua des poignĂ©es de main en souriant, d'une amabilitĂ© flatteuse d'homme du monde. Sa femme allait donner une soirĂ©e, oĂÂč elle chanterait ; et il venait simplement inviter en personne Jantrou, pour avoir un bon article. Mais la prĂ©sence de Saccard parut le ravir. " Comment va, grand homme ? - Dites donc, vous n'avez pas vendu, vous ? " demanda celui-ci, sans rĂ©pondre. Vendre, ah ! non, pas encore ! Et son Ă©clat de rire fut trĂšs sincĂšre, il Ă©tait rĂ©ellement de soliditĂ© plus grande. " Mais il ne faut jamais vendre, dans notre situation ! s'Ă©cria Saccard. - Jamais ! c'est ce que je voulais dire. Nous sommes tous solidaires, vous savez que vous pouvez compter sur moi. " Ses paupiĂšres avaient battu, il venait d'avoir un regard oblique, tandis qu'il rĂ©pondait des autres administrateurs, de SĂ©dille, de Kolb, du marquis de Bohain, comme de lui-mĂÂȘme. L'affaire marchait si bien, c'Ă©tait vraiment un plaisir d'ĂÂȘtre tous d'accord, dans le plus extraordinaire succĂšs que la Bourse eĂ»t vu depuis cinquante ans. Et il eut un mot charmant pour chacun, il s'en alla en rĂ©pĂ©tant qu'il comptait sur eux trois, pour sa soirĂ©e. Mounier, le tĂ©nor de l'OpĂ©ra, y donnerait la rĂ©plique Ă sa femme. Oh ! un effet considĂ©rable ! " Alors, demanda Huret partant Ă son tour, c'est tout ce que vous avez Ă me rĂ©pondre ? - Parfaitement ! " dĂ©clara Saccard, de sa voix sĂšche. Et il affecta de ne pas descendre avec lui, comme Ă son habitude. Puis, lorsqu'il se retrouva seul avec le directeur du journal. " C'est la guerre, mon brave ! Il n'y a plus rien Ă mĂ©nager, tapez- moi sur toutes ces fripouilles !... Ah ! je vais donc pouvoir enfin mener la bataille comme je l'entends ! - Tout de mĂÂȘme, c'est raide ! " conclut Jantrou, dont les perplexitĂ©s recommençaient. Dans le couloir, sur la banquette, Marcelle attendait toujours. Il Ă©tait Ă peine quatre heures, et Dejoie venait dĂ©jĂ d'allumer les lampes, tellement la nuit tombait vite, sous le ruissellement blafard et entĂÂȘtĂ© de la pluie. Chaque fois qu'il passait prĂšs d'elle, il trouvait un petit mot pour la distraire. Du reste, les allĂ©es et venues des rĂ©dacteurs s'activaient, des Ă©clats de voix sortaient de la salle voisine, toute cette fiĂšvre qui montait, Ă mesure que se faisait le journal. Marcelle, brusquement, en levant les yeux, aperçut Jordan devant elle. Il Ă©tait trempĂ©, l'air anĂ©anti, avec ce tressaillement de la bouche, ce regard un peu fou des gens qui ont couru longtemps derriĂšre quelque espoir, sans l'atteindre. Elle avait compris. " Rien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle, pĂÂąlissante. - Rien, ma chĂ©rie, rien du tout... Nulle part, pas possible... " Et elle n'eut alors qu'une plainte basse, oĂÂč tout son coeur saignait. " Oh ! mon Dieu ! " A ce moment, Saccard sortait du bureau de Jantrou, et il s'Ă©tonna de la trouver lĂ encore. " Comment, madame, votre coureur de mari ne fait que de revenir ? Je vous disais bien d'entrer l'attendre dans mon cabinet. " Elle le regardait fixement, une pensĂ©e soudaine s'Ă©tait Ă©veillĂ©e dans ses grands yeux dĂ©solĂ©s. Elle ne rĂ©flĂ©chit mĂÂȘme pas, elle cĂ©da Ă cette bravoure qui jette les femmes en avant, aux minutes de passion. " Monsieur Saccard, j'ai quelque chose Ă vous demander... Si vous vouliez bien, maintenant, que nous passions chez vous... - Mais certainement, madame. " Jordan, qui craignait d'avoir devinĂ©, voulait la retenir. Il lui balbutiait Ă l'oreille des non ! non ! entrecoupĂ©s, dans l'angoisse maladive oĂÂč le jetaient toujours ces questions d'argent. Elle s'Ă©tait dĂ©gagĂ©e, il dut la suivre. " Monsieur Saccard, reprit-elle, dĂšs que la porte fut refermĂ©e, mon mari court inutilement depuis deux heures pour trouver cinq cents francs, et il n'ose pas vous les demander... Alors, moi, je vous les demande... Et, de verve, avec ses airs drĂÂŽles de petite femme gaie et rĂ©solue, elle conta son affaire du matin, l'entrĂ©e brutale de Busch, l'envahissement de sa chambre par les trois hommes, comment elle Ă©tait parvenue Ă repousser l'assaut, l'engagement qu'elle avait pris de payer le jour mĂÂȘme. Ah ! ces plaies d'argent pour le petit monde, ces grandes douleurs faites de honte et d'impuissance, la vie remise sans cesse en question, Ă propos de quelques misĂ©rables piĂšces de cent sous ! " Busch, rĂ©pĂ©ta Saccard, c'est ce vieux filou de Busch qui vous tient dans ses griffes... Puis, avec une bonhomie charmante, se tournant vers Jordan, qui restait silencieux, blĂÂȘme d'un insupportable malaise. " Eh bien, je vais vous les avancer, moi, vos cinq cents francs. Vous auriez dĂ» me les demander tout de suite. " Il s'Ă©tait assis Ă sa table, pour signer un chĂšque, lors qu'il s'arrĂÂȘta, rĂ©flĂ©chissant. Il se rappelait la lettre qu'il avait reçue, la visite qu'il devait faire et qu'il reculait de jour en jour, dans l'ennui de l'histoire louche qu'il flairait. Pourquoi n'irait-il pas tout de suite rue Feydeau, profitant de l'occasion, ayant un prĂ©texte ? " Ecoutez, je le connais Ă fond, votre gredin... Il vaut mieux que j'aille en personne le payer, pour voir si je ne pourrai pas ravoir vos billets Ă moitiĂ© prix. " Les yeux de Marcelle, Ă prĂ©sent, luisaient de gratitude. " Oh ! monsieur Saccard, que vous ĂÂȘtes bon ! " Et, s'adressant Ă son mari " Tu vois, grosse bĂÂȘte, que M. Saccard ne nous a pas mangĂ©s ! " Il lui sauta au cou, d'un mouvement irrĂ©sistible, il l'embrassa, car c'Ă©tait elle qu'il remerciait d'ĂÂȘtre plus Ă©nergique et adroite que lui, dans ces difficultĂ©s de la vie qui le paralysaient. " Non ! non ! dit Saccard, lorsque le jeune homme lui serra enfin la main, le plaisir est pour moi, vous ĂÂȘtes trĂšs gentils tous les deux de vous aimer si fort. Allez-vous-en tranquilles ! " Sa voiture, qui l'attendait, le mena en deux minutes rue Feydeau au milieu de ce Paris boueux, dans la bousculade des parapluies et l'Ă©claboussement des flaques. Mais, en haut, il eut beau sonner Ă la vieille porte dĂ©peinte, oĂÂč une plaque de cuivre Ă©talait le mot Contentieux , en grosses lettres noires elle ne s'ouvrit pas, rien ne bougeait Ă l'intĂ©rieur. Et il se retirait, lorsque, dans sa contrariĂ©tĂ© vive, il l'Ă©branla violemment du poing. Alors, un pas traĂnard se fit entendre, et Sigismond parut. " Tiens ! c'est vous !... Je croyais que c'Ă©tait mon frĂšre qui remontait et qui avait oubliĂ© sa clef. Moi, jamais je ne rĂ©ponds aux coups de sonnette... Oh ! il ne tardera pas, vous pouvez l'attendre, si vous tenez Ă le voir. " Du mĂÂȘme pas pĂ©nible et chancelant, il retourna, suivi du visiteur, dans la chambre qu'il occupait, sur la place de la Bourse. Il y faisait encore plein jour, Ă ces hauteurs, au-dessus de la brume dont la pluie emplissait le fond des rues. La piĂšce Ă©tait d'une nuditĂ© froide, avec son Ă©troit lit de fer, sa table et ses deux chaises, ses quelques planches encombrĂ©es de livres, sans un meuble. Devant la cheminĂ©e, un petit poĂÂȘle, mal entretenu, oubliĂ©, venait de s'Ă©teindre. " Asseyez-vous, monsieur. Mon frĂšre m'a dit qu'il ne faisait que descendre et remonter. " Mais Saccard refusait la chaise en le regardant, frappĂ© des progrĂšs que la phtisie avait faits chez ce grand garçon pĂÂąle, aux yeux d'enfant, des yeux noyĂ©s de rĂÂȘve, singuliers sous l'Ă©nergique obstination du front. Entre les longues boucles de ses cheveux, son visage s'Ă©tait extraordinairement creusĂ©, comme allongĂ© et tirĂ© vers la tombe. " Vous avez Ă©tĂ© souffrant ? " demanda-t-il, ne sachant que dire. Sigismond eut un geste de complĂšte indiffĂ©rence. " Oh ! comme toujours. La derniĂšre semaine n'a pas Ă©tĂ© bonne, Ă cause de ce vilain temps. Mais ça va bien tout de mĂÂȘme... Je ne dors plus, je ne puis travailler, et j'ai un peu de fiĂšvre, ça me tient chaud... Ah ! on aurait tant Ă faire ! " Il s'Ă©tait remis devant sa table, sur laquelle un livre, en langue allemande, se trouvait grand ouvert. Et il reprit " Je vous demande pardon de m'asseoir, j'ai veillĂ© toute la nuit, pour lire cette oeuvre que j'ai reçue hier... Une oeuvre, oui ! dix annĂ©es de la vie de mon maĂtre, Karl Marx, l'Ă©tude qu'il nous promettait depuis long temps sur le capital !... Voici notre Bible, maintenant, la voici ! " Curieusement, Saccard vint jeter un regard sur le livre ; mais la vue des caractĂšres gothiques le rebuta tout de suite. " J'attendrai qu'il soit traduit " , dit-il en riant. Le jeune homme, d'un hochement de tĂÂȘte, sembla dire que, mĂÂȘme traduit, il ne serait guĂšre pĂ©nĂ©trĂ© que par les seuls initiĂ©s. Ce n'Ă©tait pas un livre de propagande. Mais quelle force de logique, quelle abondance victorieuse de preuves, dans la fatale destruction de notre sociĂ©tĂ© actuelle, basĂ©e sur le systĂšme capitaliste ! La plaine Ă©tait rase, on pouvait reconstruire. " Alors, c'est le coup de balai ? demanda Saccard, toujours plaisantant. - En thĂ©orie, parfaitement ! rĂ©pondit Sigismond. Tout ce que je vous ai expliquĂ© un jour, toute la marche de rĂ©volution est lĂ . Reste Ă l'exĂ©cuter en fait... Mais vous ĂÂȘtes aveugles, si vous ne voyez point les pas considĂ©rables que l'idĂ©e fait Ă chaque heure. Ainsi, vous qui, avec votre Universelle, avez remuĂ© et centralisĂ© en trois ans des centaines de millions, vous ne semblez absolument pas vous douter que vous nous conduisez tout droit au collectivisme... J'ai suivi votre affaire avec passion, oui ! de cette chambre perdue, si tranquille, j'en ai Ă©tudiĂ© le dĂ©veloppement jour par jour, et je la connais aussi bien que vous, et je dis que c'est une fameuse leçon que vous nous donnez lĂ , car l'Etat collectiviste n'aura Ă faire que ce que vous faites, vous exproprier en bloc, lorsque vous aurez expropriĂ© en dĂ©tail les petits, rĂ©aliser l'ambition de votre rĂÂȘve dĂ©mesurĂ©, qui est, n'est-ce pas ? d'absorber tous les capitaux du monde, d'ĂÂȘtre l'unique banque, l'entrepĂÂŽt gĂ©nĂ©ral de la fortune publique... Oh ! je vous admire beaucoup, moi ! je vous laisserais aller, si j'Ă©tais le maĂtre, parce que vous commencez notre besogne, en prĂ©curseur de gĂ©nie. " Et il souriait de son pĂÂąle sourire de malade, en remarquant l'attention de son interlocuteur, trĂšs surpris de le trouver si au courant des affaires du jour, trĂšs flattĂ© aussi des Ă©loges intelligents. " Seulement, continua-t-il, le beau matin oĂÂč nous vous exproprierons au nom de la nation, remplaçant vos intĂ©rĂÂȘts privĂ©s par l'intĂ©rĂÂȘt de tous, faisant de votre grande machine Ă sucer l'or des autres, la rĂ©gulatrice mĂÂȘme de la richesse sociale, nous commencerons par supprimer ça. " Il avait trouvĂ© un sou parmi les papiers de sa table, il tenait en l'air, entre deux doigts, comme la victime dĂ©signĂ©e. " L'argent ! s'Ă©cria Saccard, supprimer l'argent ! la bonne folie ! - Nous supprimerons l'argent monnayĂ©... Songez donc que la monnaie mĂ©tallique n'a aucune place, aucune raison d'ĂÂȘtre, dans l'Etat collectiviste. A titre de rĂ©munĂ©ration, nous le remplaçons par nos bons de travail ; et, si vous le considĂ©rez comme mesure de la valeur, nous en avons une autre qui nous en tient parfaitement lieu, celle que nous obtenons en Ă©tablissant la moyenne des journĂ©es de besogne, dans nos chantiers... Il faut le dĂ©truire, cet argent qui masque et favorise l'exploitation du travailleur, qui permet de le voler, en rĂ©duisant son salaire Ă la plus petite somme dont il a besoin, pour ne pas mourir de faim. N'est-ce pas Ă©pouvantable, cette possession de l'argent qui accumule les fortunes privĂ©es, barre le chemin Ă la fĂ©conde circulation, fait des royautĂ©s scandaleuses, maĂtresses souveraines du marchĂ© financier et de la production sociale ? Toutes nos crises, toute notre anarchie vient de lĂ .... Il faut tuer, tuer l'argent ! " Mais Saccard se fĂÂąchait. Plus d'argent, plus d'or, plus de ces astres luisants, qui avaient Ă©clairĂ© sa vie ! Toujours la richesse s'Ă©tait matĂ©rialisĂ©e pour lui dans cet Ă©blouissement de la monnaie neuve, pleuvant comme une averse de printemps, au travers du soleil, tombant en grĂÂȘle sur la terre qu'elle couvrait, des tas d'argent, des tas d'or, qu'on remuait Ă la pelle, pour le plaisir de leur Ă©clat et de leur musique. Et l'on supprimait cette gaietĂ©, cette raison de se battre et de vivre ! " C'est imbĂ©cile, oh ! ça, c'est imbĂ©cile !... Jamais, entendez-vous ! - Pourquoi jamais ? pourquoi imbĂ©cile ?... Est-ce que, dans l'Ă©conomie de la famille, nous faisons usage de l'argent ? Vous n'y voyez que l'effort en commun et que l'Ă©change... Alors, Ă quoi bon l'argent, lorsque la sociĂ©tĂ© ne sera plus qu'une grande famille, se gouvernant elle-mĂÂȘme ? - Je vous dis que c'est fou !... DĂ©truire l'argent, mais c'est la vie mĂÂȘme, l'argent ! Il n'y aurait plus rien, plus rien ! " Il allait et venait, hors de lui. Et, dans cet emportement, comme il passait devant la fenĂÂȘtre, il s'assura d'un regard que la Bourse Ă©tait toujours lĂ , car peut-ĂÂȘtre ce terrible garçon l'avait-il, elle aussi, effondrĂ©e d'un souffle. Elle y Ă©tait toujours, mais trĂšs vague au fond de la nuit tombante, comme fondue sous le linceul de pluie, un pĂÂąle fantĂÂŽme de Bourse prĂšs de s'Ă©vanouir en une fumĂ©e grise. " D'ailleurs, je suis bien bĂÂȘte de discuter. C'est impossible... Supprimez donc l'argent, je demande Ă voir ça. - Bah ! murmura Sigismond, tout se supprime, tout se transforme et disparaĂt... Ainsi, nous avons bien vu la forme de la richesse changer dĂ©jĂ une fois, lorsque la valeur de la terre a baissĂ©, que la fortune fonciĂšre, domaniale, les champs et les bois, a dĂ©clinĂ© devant la fortune mobiliĂšre, industrielle, les titres de rente et les actions, et nous assistons aujourd'hui Ă une prĂ©coce caducitĂ© de cette derniĂšre, Ă une sorte de dĂ©prĂ©ciation rapide, car il est certain que le taux s'avilit, que le cinq pour cent normal n'est plus atteint... La valeur de l'argent baisse donc, pourquoi l'argent ne disparaĂtrait-il pas, pourquoi une nouvelle forme de la fortune ne rĂ©girait-elle pas les rapports sociaux ? C'est cette fortune de demain que nos bons de travail apporteront. " Il s'Ă©tait absorbĂ© dans la contemplation du sou, comme s'il eĂ»t rĂÂȘvĂ© qu'il tenait le dernier sou des vieux ĂÂąges, un sou Ă©garĂ©, ayant survĂ©cu Ă l'antique sociĂ©tĂ© morte. Que de joies et que de larmes avaient usĂ© l'humble mĂ©tal ! Et il Ă©tait tombĂ© Ă la tristesse de l'Ă©ternel dĂ©sir humain. " Oui, reprit-il doucement, vous avez raison, nous ne verrons pas ces choses. Il faut des annĂ©es, des annĂ©es. Sait-on mĂÂȘme si jamais l'amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l'Ă©goĂÂŻsme, dans l'organisation sociale... Pourtant, j'ai espĂ©rĂ© le triomphe plus prochain, j'aurais tant voulu assister Ă cette aube de la justice. Un instant, l'amertume du mal dont il souffrait brisa sa voix. Lui qui, dans sa nĂ©gation de la mort, la traitait comme si elle n'Ă©tait pas, eut un geste, pour l'Ă©carter. Mais, dĂ©jĂ , il se rĂ©signait. " J'ai fait ma tĂÂąche, je laisserai mes notes, dans le cas oĂÂč je n'aurais pas le temps d'en tirer l'ouvrage complet de reconstruction que j'ai rĂÂȘvĂ©. Il faut que la sociĂ©tĂ© de demain soit le fruit mĂ»r de la civilisation, car, si l'on ne garde la bon cĂÂŽtĂ© de l'Ă©mulation et du contrĂÂŽle, tout croule... Ah ! cette sociĂ©tĂ©, comme je la vois nettement Ă cette heure, créée enfin, complĂšte, telle que je suis parvenu, aprĂšs tant de veilles, Ă la mettre debout ! Tout est prĂ©vu, rĂ©solu, c'est enfin la souveraine justice, l'absolu bonheur. Elle est lĂ , sur le papier, mathĂ©matique, dĂ©finitive. " Et il promenait ses longues mains Ă©maciĂ©s parmi les notes Ă©parses, et il s'exaltait, dans ce rĂÂȘve des milliards reconquis, partagĂ© Ă©quitablement, entre tous dans cette joie, et cette santĂ© qu'il rendait d'un trait de plume Ă l'humanitĂ© souffrante, lui qui ne mangeait plus, qui ne dormait plus, qui achevait de mourir sans besoins, au milieu de la nuditĂ© de sa chambre. Mais une voix rude fit tressaillir Saccard. " Qu'est-ce que vous faite lĂ ? " C'Ă©tait Busch qui rentrait et qui jetait sur le visiteur un regard oblique d'amant jaloux dans sa continuelle crainte qu'on ne donnĂÂąt une crise de toux son frĂšre, en le faisant trop parler. D'ailleurs, il n'attendit pas la rĂ©ponse, il grondait maternellement, dĂ©sespĂ©rĂ©. " Comment ! tu as encore laissĂ© mourir ton poĂÂȘle ! Je te demande un peu si c'est raisonnable, par une humiditĂ© pareille ! " DĂ©jĂ , pliant les genoux, malgrĂ© la lourdeur de son grand corps, il cassait du menu bois, il rallumait le feu. Puis, il alla chercher un balai, fit le mĂ©nage, s'inquiĂ©ta de la potion que le malade devait prendre toutes les deux heures. Et il ne se montra tranquille que lorsqu'il eut dĂ©cidĂ© celui-ci Ă s'allonger sur le lit, pour se reposer. " Monsieur Saccard, si vous dĂ©sirez passer dans mon cabinet... " Mme MĂ©chain s'y trouvait, assise sur l'unique chaise. Elle et Busch venaient de faire, dans le voisinage, une visite importante, dont la pleine rĂ©ussite les enchantait. C'Ă©tait enfin, aprĂšs une attente dĂ©sespĂ©rĂ©e, l'heureuse mise en marche d'une des affaires qui les tenaient le plus au coeur. Pendant trois ans, la MĂ©chain avait battu le pavĂ©, en quĂÂȘte de LĂ©onie Cron, cette fille sĂ©duite, Ă laquelle le comte de Beauvilliers avait signĂ© une reconnaissance de dix mille francs, payable le jour de sa majoritĂ©. Vainement, elle s'Ă©tait adressĂ©e Ă son cousin Fayeux, le receveur de rentes de VendĂÂŽme, qui avait achetĂ© pour Busch la reconnaissance, dans un lot de vieilles crĂ©ances, provenant de la succession du sieur Charpier, marchand de grains, usurier Ă ses heures Fayeux ne savait rien, Ă©crivait seulement que la fille LĂ©onie Cron devait ĂÂȘtre en service chez un huissier, Ă Paris, qu'elle avait quittĂ© depuis plus de dix ans VendĂÂŽme, oĂÂč elle n'Ă©tait jamais revenue et oĂÂč il ne pouvait mĂÂȘme questionner un seul de ses parents, tous Ă©tant morts. La MĂ©chain avait bien dĂ©couvert l'huissier, et elle Ă©tait arrivĂ©e Ă suivre de lĂ LĂ©onie chez un boucher, chez une dame galante, chez un dentiste ; mais, Ă partir du dentiste, le fil se cassait brusquement, la piste s'interrompait, une aiguille dans une botte de foin, une fille tombĂ©e, perdue dans la boue du grand Paris. Sans rĂ©sultat, elle avait couru les bureaux de placement, visitĂ© les garnis borgnes, fouillĂ© la basse dĂ©bauche, toujours aux aguets, tournant la tĂÂȘte, interrogeant, dĂšs que ce nom de LĂ©onie frappait ses oreilles. Et cette fille, qu'elle Ă©tait allĂ©e chercher bien loin, voilĂ qu'elle venait, ce jour-lĂ , par un hasard, de mettre la main sur elle, rue Feydeau, dans la maison publique voisine, oĂÂč elle relançait une ancienne locataire de la citĂ© de Naples, qui lui devait trois francs. Un coup de gĂ©nie la lui avait fait flairer et reconnaĂtre, sous le nom distinguĂ© de LĂ©onie, au moment oĂÂč madame l'appelait au salon d'une voix perçante. Tout de suite, Busch, averti, Ă©tait revenu avec elle Ă la maison, pour traiter ; et cette grosse fille, aux durs cheveux noirs tombant sur les sourcils, Ă la face plate et molle, d'une bassesse immonde, l'avait d'abord surpris ; puis il s'Ă©tait rendu compte de son charme spĂ©cial, surtout avant ses dix annĂ©es de prostitution, ravi d'ailleurs qu'elle fĂ»t tombĂ©e si bas, abominable. Il lui avait offert mille francs, si elle lui abandonnait ses droits sur la reconnaissance. Elle Ă©tait stupide, elle avait acceptĂ© le marchĂ© avec une joie d'enfant. Enfin, on allait donc pouvoir traquer la comtesse de Beauvilliers, on avait l'arme cherchĂ©e, inespĂ©rĂ©e mĂÂȘme, Ă ce point de laideur et de honte ! " Je vous attendais, monsieur Saccard. Nous avons Ă causer... Vous avez reçu ma lettre, n'est-ce pas ? " Dans l'Ă©troite piĂšce, bondĂ©e de dossiers, dĂ©jĂ noire, qu'une maigre lampe Ă©clairait d'une lumiĂšre fumeuse, la MĂ©chain, immobile et muette, ne bougeait pas de l'unique chaise. Et restĂ© debout, ne voulant point avoir l'air d'ĂÂȘtre venu sur une menace, Saccard entama tout de suite l'affaire Jordan, d'une voix dure et mĂ©prisante. " Pardon, je suis montĂ© pour rĂ©gler une dette d'un de mes rĂ©dacteurs... Le petit Jordan, un trĂšs charmant garçon, que vous poursuivez Ă boulets rouges, avec une fĂ©rocitĂ© vraiment rĂ©voltante. Ce matin encore, parait-il, vous vous ĂÂȘtes conduit envers sa femme comme un galant homme rougirait de le faire... " Saisi d'ĂÂȘtre attaquĂ© de la sorte, lorsqu'il s'apprĂÂȘtait Ă prendre l'offensive, Busch perdit pied, oublia l'autre histoire, s'irrita sur celle-ci. " Les Jordan, vous venez pour les Jordan... il n'y a pas de femme, il n'y a pas de galant homme, dans les affaires. Quand on doit, on paie, je ne connais que ça... Des bougres qui se fichent de moi depuis des annĂ©es, dont j'ai eu une peine du diable Ă tirer quatre cents francs sou Ă sou !... Ah ! tonnerre de Dieu, oui ! je les ferai vendre, je les jetterai Ă la rue demain matin, si je n'ai pas ce soir, lĂ , sur mon bureau, les trois cent trente francs quinze centimes qu'ils me doivent encore. " Et Saccard, par tactique, pour le mettre hors de lui, ayant dit qu'il Ă©tait dĂ©jĂ payĂ© quarante fois de cette crĂ©ance, qui ne lui avait sĂ»rement pas coĂ»tĂ© dix francs, il s'Ă©trangla en effet de colĂšre. " Nous y voilĂ ! vous n'avez tous que ça Ă dire... Et il y a aussi les frais, n'est-ce pas ? cette dette de trois cents francs qui est montĂ©e Ă plus de sept cents... Mais est-ce que ça me regarde, moi ? On ne me paie pas, je poursuis. Tant pis si la justice est chĂšre, c'est sa faute !... Alors, quand j'ai achetĂ© une crĂ©ance de dix francs, je devrais me faire rembourser dix francs, et ce serait fini. Eh bien, et mes risques, et mes courses, et mon travail de tĂÂȘte, oui ! et mon intelligence ? Justement, tenez, pour cette affaire Jordan, vous pouvez consulter madame, qui est lĂ . C'est elle qui s'en est occupĂ©e. Ah ! elle en a fait des pas et des dĂ©marches, elle en a usĂ© de la chaussure, Ă monter les escaliers de tous les journaux, d'oĂÂč on la flanquait Ă la porte comme une mendiante, sans jamais lui donner l'adresse. Cette affaire, mais nous l'avons nourrie pendant des mois, nous y avons rĂÂȘvĂ©, nous y avons travaillĂ© comme Ă un de nos chefs-d'oeuvre, elle me coĂ»te une somme folle, Ă dix sous l'heure seulement ! " Il s'exaltait, il montra d'un grand geste les dossiers qui emplissaient la piĂšce. " J'ai ici pour plus de vingt millions de crĂ©ances, et de tous les ĂÂąges, de tous les mondes, d'infimes et de colossales... Les voulez-vous pour un million ? je vous les donne. Quand on pense qu'il y a des dĂ©biteurs que je file depuis un quart de siĂšcle ! Pour obtenir d'eux quelques misĂ©rables centaines de francs, mĂÂȘme moins parfois, je patiente des annĂ©es, j'attends qu'ils rĂ©ussissent ou qu'ils hĂ©ritent... Les autres, les inconnus, les plus nombreux, dorment lĂ , regardez ! dans ce coin, tout ce tas Ă©norme. C'est le nĂ©ant ça, ou plutĂÂŽt c'est la matiĂšre brute, d'oĂÂč il faut que je tire la vie, je veux dire ma vie, Dieu sait aprĂšs quelle complication de recherches et d'ennuis !... Et vous voulez que, lorsque j'en tiens un enfin, solvable, je ne le saigne pas ? Ah ! non, vous me croiriez trop bĂÂȘte, vous ne seriez pas si bĂÂȘte, vous ! " Sans s'attarder Ă discuter davantage, Saccard tira son portefeuille. " Je vais vous donner deux cents francs, et vous allez me rendre le dossier Jordan, avec un acquit de tout compte. " Busch sursauta d'exaspĂ©ration. " Deux cents francs, jamais de la vie !... C'est trois cent trente francs quinze centimes. Je veux les centimes. " Mais, de sa voix Ă©gale, avec la tranquille assurance de l'homme qui connaĂt la puissance de l'argent, montrĂ©, Ă©talĂ©, Saccard rĂ©pĂ©ta Ă deux, Ă trois reprises " Je vais vous donner deux cents francs... " Et le juif, convaincu au fond qu'il Ă©tait raisonnable de transiger, finit par consentir, dans un cri de rage, les larmes aux yeux. " Je suis trop faible. Quel sale mĂ©tier !... Parole d'honneur ! on me dĂ©pouille, on me vole... Allez ! pendant que vous y ĂÂȘtes, ne vous gĂÂȘnez pas, prenez-en d'autres, oui ! fouillez dans le tas, pour vos deux cents francs ! " Puis, lorsque Busch eut signĂ© un reçu et Ă©crit un mot pour l'huissier, car le dossier n'Ă©tait plus chez lui, il souffla un moment devant son bureau, tellement secouĂ©, qu'il aurait laissĂ© partir Saccard, sans la MĂ©chain, qui n'avait pas eu un geste ni une parole. " Et l'affaire ? " dit-elle. Il se souvint brusquement, il allait prendre sa revanche. Mais tout ce qu'il avait prĂ©parĂ©, son rĂ©cit, ses questions, a marche savante de l'entretien, se trouva emportĂ© d'un coup, dans sa hĂÂąte d'arriver au fait. " L'affaire, c'est vrai... Je vous ai Ă©crit, monsieur Saccard. Nous avons maintenant un vieux compte Ă rĂ©gler ensemble... Il avait allongĂ© la main pour prendre le dossier Sicardot, qu'il ouvrit devant lui. " En 1852, vous ĂÂȘtes descendu dans un hĂÂŽtel meublĂ© de la rue de la Harpe, vous y avez souscrit douze billets de cinquante francs Ă une demoiselle Rosalie Chavaille, ĂÂągĂ©e de seize ans, que vous avez violentĂ©e, un soir, dans l'escalier... Ces billets, les voici. Vous n'en avez pas payĂ© un seul, car vous ĂÂȘtes parti sans laisser d'adresse, avant l'Ă©chĂ©ance du premier. Et le pis est qu'ils sont signĂ©s d'un faux nom, Sicardot, le nom de votre premiĂšre femme... " TrĂšs pĂÂąle. Saccard Ă©coutait, regardait. C'Ă©tait, au milieu d'un saisissement inexprimable, tout le passĂ© qui s'Ă©voquait, une sensation d'Ă©croulement, une masse Ă©norme et confuse qui retombait sur lui. Dans cette peur de la premiĂšre minute, il perdit la tĂÂȘte, il bĂ©gaya. " Comment savez-vous ?... Comment avez-vous ça ? " Puis, de ses mains tremblantes, il se hĂÂąta de tirer de nouveau son portefeuille, n'ayant que l'idĂ©e de payer, de rentrer en possession de ce dossier fĂÂącheux. " Il n'y a pas de frais, n'est-ce pas ?... C'est six cents francs... Oh ! il y aurait beaucoup Ă dire, mais j'aime mieux payer, sans discussion. " Et il tendit six billets de banque. " Tout Ă l'heure ! cria Busch, qui repoussa l'argent. Je n'ai pas terminĂ©... Madame, que vous voyez lĂ , est la petite-cousine de Rosalie, et ces papiers sont Ă elle, c'est en son nom que je poursuis le remboursement... Cette pauvre Rosalie est restĂ©e infirme, Ă la suite de votre violence. Elle a eu beaucoup de malheurs, elle est morte dans une misĂšre affreuse, chez madame, qui l'avait recueillie... Madame, si elle voulait, pourrait vous raconter des choses... - Des choses terribles ! " accentua de sa petite voix la MĂ©chain, rompant son silence. EffarĂ©, Saccard se tourna vers elle, l'ayant oubliĂ©e, tassĂ©e lĂ comme une outre dĂ©gonflĂ©e Ă demi. Elle l'avait toujours inquiĂ©tĂ©, avec son louche commerce d'oiseau de carnage sur les valeurs dĂ©classĂ©es ; et il la retrouvait, mĂÂȘlĂ©e Ă cette histoire dĂ©sagrĂ©able. " Sans doute, la malheureuse, c'est bien fĂÂącheux, murmura-t-il. Mais, si elle est morte, je ne vois vraiment... Voici toujours les six cents francs. " Une seconde fois, Busch refusa de prendre la somme. " Pardon, c'est que vous ne savez pas encore tout, c'est qu'elle a eu un enfant... Oui, un enfant qui est dans sa quatorziĂšme annĂ©e, un enfant qui vous ressemble Ă un tel point, que vous ne pouvez le renier. " Abasourdi, Saccard rĂ©pĂ©ta Ă plusieurs reprises " Un enfant, un enfant... " Puis, replaçant d'un geste brusque les six billets de banque dans son portefeuille, tout Ă coup remis d'aplomb et trĂšs gaillard " Ah ! ça, dites donc, est-ce que vous vous moquez de moi ? S'il y a un enfant, je ne vous fiche pas un sou... Le petit a hĂ©ritĂ© de sa mĂšre, c'est le petit qui aura ça et tout ce qu'il voudra par-dessus le marchĂ©... Un enfant, mais c'est trĂšs gentil, mais c'est tout naturel, il n'y a pas de mal Ă avoir un enfant. Au contraire, ça me fait beaucoup de plaisir, ça me rajeunit, parole d'honneur !.. OĂÂč est-il, que j'aille le voir ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas amenĂ© tout de suite ? " StupĂ©fiĂ© Ă son tour, Busch songeait Ă sa longue hĂ©sitation, aux mĂ©nagements infinis que Mme Caroline prenait pour rĂ©vĂ©ler l'existence de Victor Ă son pĂšre. Et, dĂ©montĂ©, il se jeta dans les explications les plus violentes, les plus compliquĂ©es, lĂÂąchant tout Ă la fois, les six mille francs d'argent prĂÂȘtĂ© et de frais d'entretien que la MĂ©chain rĂ©clamait, les deux mille francs d'acompte donnĂ©s par Mme Caroline, les instincts Ă©pouvantables de Victor, son entrĂ©e Ă l'Oeuvre du Travail. Et, de son cĂÂŽtĂ©, Saccard sursautait, Ă chaque nouveau dĂ©tail. Comment, six mille francs ! qui lui disait qu'au contraire on n'avait pas dĂ©pouillĂ© le gamin ? Un acompte de deux mille francs ! on avait eu l'audace d'extorquer Ă une dame de ses amies deux mille francs ! mais c'Ă©tait un vol, un abus de confiance ! Ce petit, parbleu ! on l'avait mal Ă©levĂ©, et l'on voulait qu'il payĂÂąt ceux qui Ă©taient responsables de cette mauvaise Ă©ducation ! On le prenait donc pour un imbĂ©cile ! " Pas un sou ! cria-t-il, entendez-vous, ne comptez pas tirer un sou de ma poche ! " Busch, blĂÂȘme, s'Ă©tait mis debout devant sa table. " C'est ce que nous verrons. Je vous traĂnerai en justice. - Ne dites donc pas de bĂÂȘtises. Vous savez bien que la justice ne s'occupe pas de ces choses-lĂ ... Et, si vous espĂ©rez me faire chanter, c'est encore plus bĂÂȘte, parce que, moi, je me fiche de tout. Un enfant ! mais je vous dis que ça me flatte ! " Et, comme la MĂ©chain bouchait la porte, il dut la bousculer, l'enjamber, pour sortir. Elle suffoquait, elle lui jeta dans l'escalier, de sa voix de flĂ»te " Canaille ! sans coeur ! - Vous aurez de nos nouvelles ! " hurla Busch, qui referma la porte Ă la volĂ©e. Saccard Ă©tait dans un tel Ă©tat d'excitation, qu'il donna l'ordre Ă son cocher de rentrer directement, rue Saint-Lazare. Il avait hĂÂąte de voir Mme Caroline, il l'aborda sans une gĂÂȘne, la gronda tout de suite d'avoir donnĂ© les deux mille francs. " Mais, ma chĂšre amie, jamais on ne lĂÂąche de l'argent comme ça... Pourquoi diable avez-vous agi sans me consulter ? " Elle, saisie qu'il sĂ»t enfin l'histoire, demeurait muette. C'Ă©tait bien l'Ă©criture de Busch qu'elle avait reconnue, et maintenant elle n'avait plus rien Ă cacher, puisqu'un autre venait de lui Ă©viter le souci de la confidence. Cependant, elle hĂ©sitait toujours, confuse pour cet homme qui l'interrogeait si Ă l'aise. " J'ai voulu vous Ă©viter un chagrin... Ce malheureux enfant Ă©tait dans une telle dĂ©gradation !... Depuis longtemps, je vous aurais tout racontĂ©, sans un sentiment... - Quel sentiment ?... Je vous avoue que je ne comprends pas. " Elle n'essaya pas de s'expliquer, de s'excuser davantage, envahie d'une tristesse, d'une lassitude de tout, elle si courageuse Ă vivre ; tandis que lui continuait Ă s'exclamer, enchantĂ©, vraiment rajeuni. " Ce pauvre gamin ! je l'aimerai beaucoup, je vous assure... Vous avez trĂšs bien fait de le mettre Ă l'Oeuvre du Travail, pour le dĂ©crasser un peu. Mais nous allons le retirer de lĂ , nous lui donnerons des professeurs... Demain, j'irai le voir, oui ! demain, si je ne suis pas trop pris. " Le lendemain, il y eut conseil, et deux jours se passĂšrent, puis la semaine, sans que Saccard trouvĂÂąt une minute. Il parla de l'enfant souvent encore, remettant sa visite, cĂ©dant au fleuve dĂ©bordĂ© qui l'emportait. Dans les premiers jours de dĂ©cembre, le cours de deux mille sept cents francs venait d'ĂÂȘtre atteint, au milieu de l'extraordinaire fiĂšvre dont l'accĂšs maladif continuait Ă bouleverser la Bourse. Le pis Ă©tait que les nouvelles alarmantes avaient grandi, que la hausse s'enrageait, dans un malaise croissant, intolĂ©rable dĂ©sormais, on annonçait tout haut la catastrophe fatale, et on montait quand mĂÂȘme, on montait sans cesse, par la force obstinĂ©e d'un de ces prodigieux engouements qui se refusent Ă l'Ă©vidence. Saccard ne vivait plus que dans la fiction exagĂ©rĂ©e de son triomphe, entourĂ© comme d'une gloire par cette averse d'or qu'il faisait pleuvoir sur Paris, assez fin cependant pour avoir la sensation du sol minĂ©, crevassĂ©, qui menaçait de s'effondrer sous lui. Aussi, bien qu'Ă chaque liquidation il restĂÂąt victorieux, ne dĂ©colĂ©rait-il pas contre les baissiers, dont les pertes dĂ©jĂ devaient ĂÂȘtre effroyables. Qu'avaient donc ces sales juifs Ă s'acharner ? N'allait-il pas enfin les dĂ©truire ? Et il s'exaspĂ©rait surtout de ce qu'il disait flairer, Ă cĂÂŽtĂ© de Gundermann, faisant son jeu, d'autres vendeurs, des soldats de l'Universelle, peut-ĂÂȘtre, des traĂtres qui passaient Ă l'ennemi, Ă©branlĂ©s dans leur foi, ayant la hĂÂąte de rĂ©aliser. Un jour que Saccard exhalait ainsi son mĂ©contentement devant Mme Caroline, celle-ci crut devoir lui tout dire. " Vous savez, mon ami, que j'ai vendu moi... Je viens de vendre nos derniĂšres mille actions au cours de deux mille sept cents. " Il resta anĂ©anti, comme devant la plus noire des trahisons. " Vous avez vendu, vous ! vous, mon Dieu ! " Elle lui avait pris les mains, elle les lui serrait, vraiment peinĂ©e, lui rappelant qu'elle et son frĂšre l'avaient averti. Ce dernier, qui Ă©tait toujours Ă Rome, Ă©crivait des lettres pleines d'une mortelle inquiĂ©tude sur cette hausse exagĂ©rĂ©e, qu'il ne s'expliquait pas, qu'il fallait enrayer Ă tout prix, sous peine d'une culbute en plein gouffre. La veille encore, elle en avait reçu une lui donnant l'ordre formel de vendre. Et elle avait vendu. " Vous, vous ! rĂ©pĂ©tait Saccard. C'Ă©tait vous qui me combattiez, que je sentais dans l'ombre ! Ce sont vos actions que j'ai dĂ» racheter ! " Il ne s'emportait pas, selon son habitude, et elle souffrait davantage de son accablement, elle aurait voulu le raisonner, lui faire abandonner cette lutte sans merci qu'un massacre seul pouvait terminer. " Mon ami, Ă©coutez-moi... Songez que nos trois mille titres ont produit plus de sept millions et demi. N'est-ce point un gain inespĂ©rĂ©, extravagant ? Moi, tout cet argent m'Ă©pouvante, je ne puis croire qu'il m'appartienne... Mais ce n'est d'ailleurs pas de notre intĂ©rĂÂȘt personnel qu'il s'agit. Songez aux intĂ©rĂÂȘts de tous ceux qui ont remis leur fortune entre vos mains, un effrayant total de millions que vous risquez dans la partie. Pourquoi soutenir cette hausse insensĂ©e, pourquoi l'exciter encore ? On me dit de tous les cĂÂŽtĂ©s que la catastrophe est au bout, fatalement... Vous ne pourrez monter toujours, il n'y a aucune honte Ă ce que les titres reprennent leur valeur rĂ©elle, et c'est la maison solide, c'est le salut. " Mais, violemment, il s'Ă©tait remis debout. " Je veux le cours de trois mille... J'ai achetĂ© et j'achĂšterai encore, quitte Ă en crever... Oui ! que je crĂšve, que tout crĂšve avec moi, si je ne fais pas et si je ne maintiens pas le cours de trois mille ! " AprĂšs la liquidation du 15 dĂ©cembre, les cours montĂšrent Ă deux mille huit cents, Ă deux mille neuf cents. Et ce fut le 21 que le cours de trois mille vingt francs fut proclamĂ© Ă la Bourse, au milieu d'une agitation de foule dĂ©mente. Il n'y avait plus ni vĂ©ritĂ©, ni logique, l'idĂ©e de la valeur Ă©tait pervertie, au point de perdre tout sens rĂ©el. Le bruit courait que Gundermann, contrairement Ă ses habitudes de prudence, se trouvait engagĂ© dans d'effroyables risques, depuis des mois qu'il nourrissait la baisse, ses pertes avaient grandi Ă chaque quinzaine, au fur et Ă mesure de la hausse, par sauts Ă©normes ; et l'on commençait Ă dire qu'il pourrait bien avoir les reins cassĂ©s. Toutes les cervelles Ă©taient Ă l'envers, on s'attendait Ă des prodiges. Et, Ă cette minute suprĂÂȘme, oĂÂč Saccard, au sommet, sentait trembler la terre, dans l'angoisse inavouĂ©e de la chute, il fut roi. Lorsque sa voiture arrivait rue de Londres, devant le palais triomphal de l'Universelle, un valet descendait vivement, Ă©talait un tapis, qui des marches du vestibule se dĂ©roulait sur le trottoir, jusqu'au ruisseau ; et Saccard alors daignait quitter la voiture, et il faisait son entrĂ©e, en souverain Ă qui l'on Ă©pargne le commun pavĂ© des rues. X - A cette fin d'annĂ©e, le jour de la liquidation de dĂ©cembre, la grande salle de la Bourse se trouva pleine dĂšs midi et demi, dans une extraordinaire agitation de voix et de gestes. Depuis quelques semaines, d'ailleurs, l'effervescence montait, et elle aboutissait Ă cette derniĂšre journĂ©e de lutte, une cohue fiĂ©vreuse oĂÂč grondait dĂ©jĂ la dĂ©cisive bataille qui allait s'engager. Dehors, il gelait terriblement ; mais un clair soleil d'hiver pĂ©nĂ©trait, d'un rayon oblique, par le haut vitrage, Ă©gayant tout un cĂÂŽtĂ© de la salle nue, aux sĂ©vĂšres piliers, Ă la voĂ»te triste, que glaçaient encore des grisailles allĂ©goriques ; tandis que des bouches de calorifĂšres, tout le long des arcades, soufflaient une haleine tiĂšde, au milieu du courant froid des portes grillagĂ©es, continuellement battantes. Le baissier Moser, plus inquiet et plus jaune que de coutume, se heurta contre le haussier Pillerault, arrogamment plantĂ© sur ses hautes jambes de hĂ©ron. " Vous savez ce qu'on dit ?... " Mais il dut Ă©lever la voix, pour se faire entendre, dans le bruit croissant des conversations, un roulement rĂ©gulier, monotone, pareil Ă une clameur d'eaux dĂ©bordĂ©es, coulant sans fin. " On dit que nous aurons la guerre en avril... ĂâĄa ne peut pas finir autrement, avec ces armements formidables. L'Allemagne ne veut pas nous laisser le temps d'appliquer la nouvelle loi militaire que va voter la Chambre... Et, d'ailleurs, Bismarck... " Pillerault Ă©clata de rire. " Fichez-moi donc la paix, vous et votre Bismarck !... Moi qui vous parle, j'ai causĂ© cinq minutes avec lui, cet Ă©tĂ©, quand il est venu. Il a l'air trĂšs bon garçon... Si vous n'ĂÂȘtes pas content, aprĂšs l'Ă©crasant succĂšs de l'Exposition, que vous faut-il ? Eh ! mon cher, l'Europe entiĂšre est Ă nous. " Moser hocha dĂ©sespĂ©rĂ©ment la tĂÂȘte. Et, en phrases que coupaient Ă chaque seconde les bousculades de la foule, il continua Ă dire ses craintes. L'Ă©tat du marchĂ© Ă©tait trop prospĂšre, d'une prospĂ©ritĂ© plĂ©thorique qui ne valait rien, pas plus que la mauvaise graisse des gens trop gras. GrĂÂące Ă l'Exposition, il avait poussĂ© trop d'affaires, on s'Ă©tait engouĂ©, on en arrivait Ă la pure dĂ©mence du jeu. Est-ce que ce n'Ă©tait pas fou, par exemple, l'Universelle Ă trois mille trente ? " Ah ! nous y voilĂ ! " cria Pillerault. Et, de tout prĂšs, en accentuant chaque syllabe " Mon cher, on finira ce soir Ă trois mille soixante... Vous serez tous culbutĂ©s, c'est moi qui vous le dis. " Le baissier, facilement impressionnable pourtant, eut un petit sifflement de dĂ©fi. Et il regarda en l'air, pour marquer sa fausse tranquillitĂ© d'ĂÂąme, il resta un moment Ă examiner les quelques tĂÂȘtes de femme, qui se penchaient, lĂ -haut, Ă la galerie du tĂ©lĂ©graphe, Ă©tonnĂ©es du spectacle de cette salle, oĂÂč elles ne pouvaient entrer. Des Ă©cussons portaient des noms de villes, les chapiteaux et les corniches allongeaient une perspective blĂÂȘme, que des infiltrations avaient tachĂ©e de jaune. " Tiens ! c'est vous ! " reprit Moser en baissant la tĂÂȘte et en reconnaissant Salmon, qui souriait devant lui, de son Ă©ternel et profond sourire. Puis, troublĂ©, voyant dans ce sourire une approbation donnĂ©e aux renseignements de Pillerault " Enfin, si vous savez quelque chose, dites-le... Moi, mon raisonnement est simple. Je suis avec Gundermann, parce que Gundermann, n'est-ce pas ? c'est Gundermann... ĂâĄa finit toujours bien, avec lui. - Mais, dit Pillerault ricanant, qui vous dit que Gundermann est Ă la baisse ? " Du coup, Moser arrondit des yeux effarĂ©s. Depuis longtemps, le gros commĂ©rage de la Bourse Ă©tait que Gundermann guettait Saccard, qu'il nourrissait la baisse contre l'Universelle, en attendant d'Ă©trangler celle-ci, Ă quelque fin de mois, d'un effort brusque, lorsque l'heure serait venue d'Ă©craser le marchĂ© sous ses millions ; et, si cette journĂ©e s'annonçait si chaude, c'Ă©tait que tous croyaient, rĂ©pĂ©taient que la bataille allait enfin ĂÂȘtre pour ce jour-lĂ , une de ces batailles sans merci oĂÂč l'une des deux armĂ©es reste par terre, dĂ©truite. Mais est- ce qu'on Ă©tait jamais certain, dans ce monde de mensonge et de ruse ? Les choses les plus sĂ»res, les plus annoncĂ©es Ă l'avance, devenaient, au moindre souffle, des sujets de doute pleins d'angoisse. " Vous niez l'Ă©vidence, murmura Moser. Sans doute, je n'ai pas vu les ordres, et on ne peut rien affirmer... Hein ? Salmon, qu'est-ce que vous en dites ? Gundermann ne peut pas lĂÂącher, que diable ! " Et il ne savait que croire devant le sourire silencieux de Salmon qui lui semblait s'amincir, d'une finesse extrĂÂȘme. " Ah ! reprit-il, en dĂ©signant du menton un gros homme qui passait, si celui-lĂ voulait parler, je ne serais pas en peine. Il voit clair. " C'Ă©tait le cĂ©lĂšbre Amadieu, qui vivait toujours sur sa rĂ©ussite, dans l'affaire des mines de Selsis, les actions achetĂ©es Ă quinze francs, en un coup d'entĂÂȘtement imbĂ©cile, revendues plus tard avec un bĂ©nĂ©fice d'une quinzaine de millions, sans qu'il eĂ»t rien prĂ©vu ni calculĂ©, au hasard. On le vĂ©nĂ©rait pour ses grandes capacitĂ©s financiĂšres, une vĂ©ritable cour le suivait, en tĂÂąchant de surprendre ses moindres paroles et en jouant dans le sens qu'elles semblaient indiquer. " Bah ! s'Ă©cria Pillerault, tout Ă sa thĂ©orie favorite du casse-cou, le mieux est encore de suivre son idĂ©e, au petit bonheur... Il n'y a que la chance. On a de la chance ou l'on n'a pas de chance. Alors, quoi ? il ne faut pas rĂ©flĂ©chir. Moi, chaque fois que j'ai rĂ©flĂ©chi, j'ai failli y rester... Tenez ! tant que je verrai ce monsieur-lĂ solide Ă son poste, avec son air de gaillard qui veut tout manger, j'achĂšterai. " D'un geste, il avait montrĂ© Saccard, qui venait d'arriver et qui s'installait Ă sa place habituelle, contre le pilier de la premiĂšre arcade de gauche. Comme tous les chefs de maison importante, il avait ainsi une place connue, oĂÂč les employĂ©s et les clients Ă©taient certains de le trouver, les jours de Bourse. Gundermann seul affectait de ne jamais mettre les pieds dans la grande salle ; il n'y envoyait mĂÂȘme pas un reprĂ©sentant officiel ; mais on y sentait une armĂ©e Ă lui, il y rĂ©gnait en maĂtre absent et souverain, par la lĂ©gion innombrable des remisiers, des agents qui apportaient ses ordres, sans compter ses crĂ©atures, si nombreuses, que tout homme prĂ©sent Ă©tait peut-ĂÂȘtre le mystĂ©rieux soldat de Gundermann. Et c'Ă©tait contre cette armĂ©e insaisissable et partout agissante que luttait Saccard, en personne, Ă front dĂ©couvert. DerriĂšre lui, dans l'angle du pilier, il y avait un banc, mais il ne s'y asseyait jamais, debout pendant les deux heures du marchĂ©, comme dĂ©daigneux de la fatigue. Parfois, aux minutes d'abandon, il s'appuyait simplement du coude Ă la pierre, que la salissure de tous les contacts, Ă hauteur d'homme, avait noircie et polie ; et dans la nuditĂ© blafarde du monument il y avait mĂÂȘme lĂ un dĂ©tail caractĂ©ristique, cette bande de crasse luisante, contre les portes, contre les murs, dans les escaliers, dans la salle, un soubassement immonde, la sueur accumulĂ©e des gĂ©nĂ©rations de joueurs et de voleurs. TrĂšs Ă©lĂ©gant, trĂšs correct, ainsi que tous les boursiers, avec son drap fin et son linge Ă©blouissant, Saccard avait la mine aimable et reposĂ©e d'un homme sans prĂ©occupations, au milieu de ces murs bordĂ©s de noir. " Vous savez, dit Moser en Ă©touffant sa voix, qu'on l'accuse de soutenir la hausse par des achats considĂ©rables. Si l'Universelle joue sur ses propres actions, elle est fichue. " Mais Pillerault protestait. " Encore un cancan !... Est-ce qu'on peut dire au juste qui vend et qui achĂšte... Il est lĂ pour les clients de sa maison, ce qui est bien naturel. Et il y est aussi pour son propre compte, car il doit jouer. " Moser, d'ailleurs, n'insista pas. Personne encore, Ă la Bourse, n'aurait osĂ© affirmer la terrible campagne menĂ©e par Saccard, ces achats qu'il faisait pour le compte de la sociĂ©tĂ©, sous le couvert d'hommes de paille, Sabatani, Jantrou, d'autres encore, surtout des employĂ©s de sa direction. Une rumeur seulement courait, chuchotĂ©e Ă l'oreille, dĂ©mentie, toujours renaissante, quoique sans preuve possible. D'abord, il n'avait fait que soutenir les cours avec prudence, revendant dĂšs qu'il pouvait, afin de ne pas trop immobiliser les capitaux et encombrer les caisses de titres. Mais il Ă©tait maintenant entraĂnĂ© par la lutte, et il avait prĂ©vu, ce jour-lĂ , la nĂ©cessitĂ© d'achats exagĂ©rĂ©s, s'il voulait rester maĂtre du champ de bataille. Ses ordres Ă©taient donnĂ©s, il affectait son calme souriant des jours ordinaires, malgrĂ© son incertitude sur le rĂ©sultat final et le trouble qu'il Ă©prouvait, Ă s'engager ainsi de plus en plus dans une voie qu'il savait effroyablement dangereuse. Brusquement, Moser, qui Ă©tait allĂ© rĂÂŽder derriĂšre le dos du cĂ©lĂšbre Amadieu, en grande confĂ©rence avec un petit homme chafouin, revint trĂšs exaltĂ©, bĂ©gayant " Je l'ai entendu, entendu de mes oreilles... Il a dit que les ordres de vente de Gundermann dĂ©passaient dix millions... Oh ! je vends, je vends, je vendrais jusqu'Ă ma chemise ! - Dix millions, fichtre ! murmura Pillerault, la voix un peu altĂ©rĂ©e. C'est une vraie guerre au couteau. " Et, dans la clameur roulante qui croissait, grossie de toutes les conversations particuliĂšres, il n'y avait plus que ce duel fĂ©roce entre Gundermann et Saccard. On ne distinguait pas les paroles, mais le bruit en Ă©tait fait, c'Ă©tait cela seul qui grondait si haut, l'entĂÂȘtement calme et logique de l'un Ă vendre, l'enfiĂšvrement de passion Ă toujours acheter, qu'on soupçonnait chez l'autre. Les nouvelles contradictoires qui circulaient, murmurĂ©es d'abord, finissaient par des Ă©clats de trompette. DĂšs qu'ils ouvraient la bouche, les uns criaient, pour se faire entendre au milieu du vacarme ; tandis que d'autres, pleins de mystĂšre, se penchaient Ă l'oreille de leurs interlocuteurs, parlaient trĂšs bas mĂÂȘme quand ils n'avaient rien Ă dire. " Eh ! je garde mes positions Ă la hausse ! reprit Pillerault, dĂ©jĂ raffermi. Il fait un soleil trop beau, tout va monter encore. - Tout va crouler, rĂ©pliqua Moser avec son obstination dolente. La pluie n'est pas loin, j'ai eu une crise cette nuit. " Mais le sourire de Salmon, qui les Ă©coutait Ă tour de rĂÂŽle, devint si aigu, que tous deux restĂšrent mĂ©contents, sans certitude possible. Est- ce que ce diable d'homme, si extraordinairement fort, si profond et si discret, avait trouvĂ© une troisiĂšme façon de jouer, en ne se mettant ni Ă la hausse ni Ă la baisse ? Saccard, Ă son pilier, voyait grossir autour de lui la cohue de ses flatteurs et de ses clients. Continuellement, des mains se tendaient, et il les serrait toutes, avec la mĂÂȘme facilitĂ© heureuse, mettant dans chaque Ă©treinte de ses doigts une promesse de triomphe. Certains accouraient, Ă©changeaient un mot, repartaient ravis. Beaucoup s'entĂÂȘtaient, ne le lĂÂąchaient plus, glorieux d'ĂÂȘtre de son groupe. Souvent il se montrait aimable, sans se rappeler le nom des gens qui lui parlaient. Ainsi, il fallut que le capitaine Chave lui nommĂÂąt Maugendre, pour qu'il reconnĂ»t celui-ci. Le capitaine, remis avec son beau-frĂšre, le poussait Ă vendre ; mais la poignĂ©e de main du directeur suffit Ă enflammer Maugendre d'un espoir sans limite. Ensuite, ce fut SĂ©dille, l'administrateur, le grand marchand de soie, qui voulut avoir une consultation d'une minute. Sa maison de commerce pĂ©riclitait, toute sa fortune Ă©tait liĂ©e Ă celle de l'Universelle, Ă ce point que la baisse possible devait ĂÂȘtre pour lui un Ă©croulement ; et, anxieux, dĂ©vorĂ© de sa passion, ayant d'autres ennuis du cĂÂŽtĂ© de son fils Gustave qui ne rĂ©ussissait guĂšre chez Mazaud, il Ă©prouvait le besoin d'ĂÂȘtre rassurĂ©, encouragĂ©. D'une tape sur l'Ă©paule, Saccard le renvoya, plein de foi et d'ardeur. Puis, il y eut tout un dĂ©filĂ© Kolb, le banquier, qui avait rĂ©alisĂ© depuis longtemps, mais qui mĂ©nageait le hasard ; le marquis de Bohain, qui, avec sa condescendance hautaine de grand seigneur, affectait de frĂ©quenter la Bourse, par curiositĂ© et dĂ©soeuvrement ; Huret lui-mĂÂȘme, incapable de rester fĂÂąchĂ©, trop souple pour n'ĂÂȘtre pas l'ami des gens jusqu'au jour de l'engloutissement final, venant voir s'il n'y avait plus rien Ă ramasser. Mais Daigremont parut, tous s'Ă©cartĂšrent. Il Ă©tait trĂšs puissant, on remarqua son amabilitĂ©, la façon dont il plaisanta, d'un air de camaraderie confiante. Les haussiers rayonnaient, car il avait la rĂ©putation d'un homme adroit, qui savait sortir des maisons aux premiers craquements des planchers ; et il devenait certain que l'Universelle ne craquait pas encore.. D'autres enfin circulaient, qui Ă©changeaient simplement un coup d'oeil avec Saccard, les hommes Ă lui, les employĂ©s chargĂ©s de donner les ordres, achetant aussi pour leur propre compte, dans la rage de jeu dont l'Ă©pidĂ©mie dĂ©cimait le personnel de la rue de Londres, toujours aux aguets, l'oreille aux serrures, en chasse des renseignements. Ce fut ainsi que, deux fois, Sabatani passa, avec sa grĂÂące molle d'Italien mĂÂątinĂ© d'Oriental, en affectant de ne pas mĂÂȘme voir le patron ; tandis que Jantrou, immobile Ă quelques pas, tournant le dos, semblait tout Ă la lecture des dĂ©pĂÂȘches des Bourses Ă©trangĂšres, affichĂ©es dans des cadres grillagĂ©s. Le remisier Massias, qui, toujours courant, bouscula le groupe, eut un petit signe de tĂÂȘte, pour rendre sans doute une rĂ©ponse, quelque commission vivement faite. Et, Ă mesure que l'heure de l'ouverture approchait, le piĂ©tinement sans fin, le double courant de foule, sillonnant la salle, l'emplissait des secousses profondes et du retentissement d'une marĂ©e haute. On attendait le premier cours. A la corbeille, Mazaud et Jacoby, sortant du cabinet des agents de change, venaient d'entrer, cĂÂŽte Ă cĂÂŽte, d'un air de correcte confraternitĂ©. Ils se savaient pourtant adversaires dans la lutte sans merci qui se livrait depuis des semaines, et qui pouvait finir par la ruine de l'un d'eux. Mazaud, petit, avec sa taille mince de joli homme, Ă©tait d'une vivacitĂ© gaie, oĂÂč se retrouvait sa chance si heureuse jusque-lĂ , cette chance qui l'avait fait hĂ©riter, Ă trente-deux ans, de la charge d'un de ses oncles ; tandis que Jacoby, ancien fondĂ© de pouvoir, devenu agent Ă l'anciennetĂ©, grĂÂące Ă des clients qui le commanditaient, avait le ventre Ă©paissi et le pas lourd de ses soixante ans, grand gaillard grisonnant et chauve, Ă©talant une large face de bon diable jouisseur. Et tous deux, leurs carnets Ă la main, causaient du beau temps, comme s'ils n'avaient pas tenu lĂ , sur ces quelques feuilles, les millions qu'ils allaient Ă©changer, ainsi que des coups de feu, dans la meurtriĂšre mĂÂȘlĂ©e de l'offre et de la demande. " Hein ? une jolie gelĂ©e ! - - Oh ! imaginez-vous, je suis venu Ă pied, tant c'Ă©tait charmant ! " ArrivĂ©s devant la corbeille, le vaste bassin circulaire, encore net des papiers inutiles, des fiches qu'on y jette, ils s'arrĂÂȘtĂšrent un instant, appuyĂ©s Ă la rampe de velours rouge qui l'entoure, continuant Ă se dire des choses banales et interrompues, tout en guettant de l'oeil les alentours. Les quatre travĂ©es, en forme de croix, fermĂ©es par des grilles, sorte d'Ă©toile Ă quatre branches ayant pour centre la corbeille, Ă©tait le lieu sacrĂ© interdit au public ; et, entre les branches, en avant, il y avait d'un cĂÂŽtĂ© un autre compartiment, oĂÂč se trouvaient les commis du comptant, que dominaient les trois coteurs, assis sur de hautes chaises, devant leurs immenses registres ; tandis que, de l'autre cĂÂŽtĂ©, un compartiment plus petit, ouvert celui-lĂ , nommĂ© " la guitare " , Ă cause de sa forme sans doute, permettait aux employĂ©s et aux spĂ©culateurs de se mettre en contact direct avec les agents. DerriĂšre, dans l'angle formĂ© par deux autres branches, se tenait, en pleine foule, le marchĂ© des rentes françaises, oĂÂč chaque agent Ă©tait reprĂ©sentĂ©, ainsi qu'au marchĂ© du comptant, par un commis spĂ©cial, ayant son carnet distinct ; car les agents de change, autour de la corbeille, ne s'occupent exclusivement que des marchĂ©s Ă terme, tout entiers Ă la grande besogne effrĂ©nĂ©e du jeu. Mais, apercevant, dans la travĂ©e de gauche, son fondĂ© de pouvoir Berthier qui lui faisait un signe, Mazaud alla Ă©changer avec lui quelques mots Ă demi-voix, les fondĂ©s de pouvoir n'ayant que le droit d'ĂÂȘtre dans les travĂ©es, Ă distance respectueuse de la rampe de velours rouge, qu'aucune main profane ne saurait toucher. Chaque jour, Mazaud venait ainsi Ă la Bourse avec Berthier et ses deux commis, celui du comptant et celui de la rente, auxquels se joignait le plus souvent le liquidateur de la charge ; sans compter l'employĂ© aux dĂ©pĂÂȘches qui Ă©tait toujours le petit Flory, la face de plus en plus enfouie dans son Ă©paisse barbe, d'oĂÂč ne sortait que l'Ă©clat de ses yeux tendres. Depuis son gain de dix mille francs, au lendemain de Sadowa, Flory, affolĂ© par les exigences de Chuchu devenue capricieuse et dĂ©vorante, jouait Ă©perdument Ă son compte, sans calcul aucun d'ailleurs, tout au jeu de Saccard qu'il suivait avec une foi aveugle. Les ordres qu'il connaissait, les tĂ©lĂ©grammes qui lui passaient par les mains, suffisaient Ă le guider. Et, justement, comme il descendait en courant du tĂ©lĂ©graphe, installĂ© au premier Ă©tage, les deux mains pleines de dĂ©pĂÂȘches il dut faire appeler par un garde Mazaud, qui lĂÂącha Berthier, pour venir contre la guitare. " Mo
Atrois on a moins froid Michel Gay. Câest lâhiver, il fait trĂšs froid et le chauffage ne marche plus chez Kipic le hĂ©risson, ni chez Casse-Noisette lâĂ©cureuil. Heureusement quâil y a Touffu, le lapin angora ! ⊠dossier pĂ©dagogique (Ă©cole
Bon Pote January 13, 2022 Mis Ă jour le 9 March 2022 30 Comments Texte de Gildas VĂ©retAu XXIe siĂšcle, est-ce vraiment possible de vivre dans un pays dĂ©veloppĂ© en Ă©mettant moins de 2 tonnes de CO2e par an ?Petit rappel cette Ă©tape est indispensable pour pouvoir atteindre la neutralitĂ© carbone, respecter les engagements de notre pays et conserver une planĂšte habitable. Pour ĂȘtre franc oui et vraiment possible ?OUI on lâa fait ! Cela veut dire savoir cuisiner des lĂ©gumineuses de beaucoup de façons dĂ©licieuses, mettre son vĂ©lo dans un train pour aller travailler, installer un Linux pour faire durer un vieil ordi, avoir des sacs et des boites rĂ©utilisables pour faire ses courses et sâhabiller surtout dâoccasion. Ăa demande quelques efforts, mais câest satisfaisant et ça peut devenir franchement marrant si lâon fait partie dâune communautĂ© oĂč câest valorisĂ© ex les rĂ©sistants climatiques.Surtout, ce nâest rien Ă cĂŽtĂ© des efforts » quâil nous faudrait fournir pour sâadapter » Ă un monde avec plusieurs milliards de migrants, des guerres et des famines partout et une France dont lâhabitabilitĂ© serait remise en question »⊠à 2tCO2e aujourdâhui, on peut travailler, utiliser internet, se dĂ©placer partout en France, avoir un logement bien chauffĂ©, des loisirs, des amis et respecter lâaccord de en fait le chiffrage ci-dessus est fourni hors services publics ». En effet, la part actuelle des Ă©missions des services publics sâĂ©lĂšve Ă environ 1,5 tCO2eq/pers/an entre 1,1t et 1,7t. En somme, avant mon petit dĂ©jeuner, lâessentiel de mon budget carbone a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©pensĂ© pour faire marcher les Ă©coles, les hĂŽpitaux, la recherche, les administrations, lâarmĂ©e. Et franchement, moins de 500 kgCO2e/an en France, dans un mode de vie insĂ©rĂ© Ă la sociĂ©tĂ© », pour lâinstant, on ne sait pas cela nâa rien de rĂ©dhibitoire, vu que la loi prĂ©voit une division par 6 et plus de nos Ă©missions ». Une fois que la dĂ©carbonation de lâĂ©conomie et des services publics que cela implique sera rĂ©alisĂ©e on parle de 2040 comme timing nĂ©cessaire, 2050 comme timing lĂ©gal, ma part des services publics sera proche de 250kg, ce qui me laissera 1750kg pour le reste. Passer de 2t Ă 1,7t sera aisĂ© vu la dĂ©carbonation globale de lâĂ©conomie et lâengouement de la sociĂ©tĂ© pour le bas carbone. En tout cas ce sera plus facile que dâĂȘtre Ă 2t hors services publics en 2020, et ça câest dĂ©jĂ possible et dĂ©sirable aujourdâhui !10 tonnes ? 8 ? 12 ? Quel est le bon chiffre ?En ce dĂ©but 2022, les chiffres disponibles pour estimer lâempreinte carbone moyenne en France varient de 8 Ă 12t, selon les sources et les annĂ©es. De plus la mĂ©thodologie de calcul est en cours de modification. Dans cette situation de complexitĂ© et dâincertitude analysĂ©e en dĂ©tail ici, il nous semble raisonnable de retenir lâordre de grandeur de 10tCO2e/pers/an en France avec une incertitude de 10 Ă 20 %.Remarque ces ordres de grandeur fournissent un constat sans appel. La recherche dâexactitude doit ĂȘtre relativisĂ©e par le fait que nos cibles pour 2030 et 2050 baissent chaque semaine, car nous sommes trĂšs au-dessus des trajectoires et â par dĂ©finition â les budgets carbone ne sont pas extensibles. âInfographie Kit âInventons nos vies bas carboneâLe kit Inventons nos vies bas carbone » dont sâinspire cette infographie est en libre tĂ©lĂ©chargement. Il fournit les Ă©lĂ©ments chiffrĂ©s et sourcĂ©s Ă la base de cet article ainsi que les Ă©lĂ©ments vous permettant de bĂątir votre propre y a deux trois petites choses qui vont devoir changerIl nous faut reconnaĂźtre que la normalitĂ© » telle quâelle est prĂ©sentĂ©e aujourdâhui nâest pas viable et bĂątir une autre norme sociale compatible avec les limites planĂ©taires et donc la continuation de la vie et de la calculs mathĂ©matiques poussĂ©s ont montrĂ© que si jâadopte un comportement qui Ă©met plus de 2tCO2e plusieurs fois par an mes chances de respecter ce budget annuel sont proches de zĂ©ro plusieurs Ă©quipes ont refait ce calcul. En clair, il y a des choses qui ne passent pas. Par exemple AlimentationĂa ne passe pas le midi câest steak-frite ! Classique sans doute, mais manger de la viande tous les jours amĂšne assurĂ©ment Ă dĂ©passer les 2 tonnes. Un repas Ă dominante animale » steak-jambon-fromage Ă©met environ 7kg de CO2 dâaprĂšs lâADEME. Donc steak-jambon-fromage midi et soir, ça mĂšne Ă plus de 5tCO2e par an sans parler des maladies cardio-vasculairesâŠet donc de lâimpact sur les services publics ! .Ăa passe un repas vĂ©gĂ©tarien peut ĂȘtre synonyme de gourmandise. Ceux qui apprĂ©cient les falafels, les mezzĂ©s et houmous, le savent. Aujourdâhui la cuisine vĂ©gĂ©tarienne et vĂ©gane fait preuve dâĂ©normĂ©ment dâinventivitĂ© ! Il reste tout Ă fait possible de manger de la viande dans les grandes occasions sans que cela grĂšve fortement notre budget carbone, comme lâont fait nos ancĂȘtres depuis longtemps et ils avaient des mĂ©tiers autrement plus physiques quâaujourdâhui.Gardons en tĂȘte que la grande majoritĂ© des animaux dâĂ©levage vivent dans des hangars. Apprendre Ă manger vĂ©gĂ©tarien, ce nâest pas supprimer les quelques vaches que lâon voit dans le paysage, mais sortir de lâĂ©levage concentrationnaire ! Si lâon ne mange que des animaux Ă©levĂ©s 100 % Ă lâherbe, on va vite se rendre compte quâils sont peu nombreux car la quantitĂ© dâherbe disponible est limitĂ©e et que la seule voie possible, câest de diminuer trĂšs fortement notre consommation de ne passe pas acheter un beau SUV ! nous parlons ici des soi-disant 4*4 urbains ». Alors, oui câest vrai, ces grosses machines consomment beaucoup dâessence, alors quâil nous faut diviser par deux notre consommation Ă©nergĂ©tique ben oui, câest la loi. Mais il y a plus. Fabriquer des machines de ce type est assez Ă©missif il faut pas mal de mines et dâusines pour fournir et assembler les quelques tonnes de matiĂšre quâon finit par appeler une voiture » ou un tank, câest juste le design qui change.Les mines et les usines fonctionnant au pĂ©trole, aujourdâhui, la fabrication dâun gros SUV de 2,5tonnes de type Range Rover ou Mercedes Ă©met environ 20tCO2e.. Donc acheter un SUV implique de passer 10 ans sans manger ni se chauffer, ni rouler avec on peut certes lâadmirer dans son garage ;-. Ou, plus rĂ©alistement, les SUV ne sont pas compatibles avec lâaccord de Paris. La question de pourquoi lâon donne 7 000⏠dâargent public Ă toute personne qui veut acheter un SUV Ă©lectrique neuf est, de ce fait, une bonne question. La bonne nouvelle, câest que si vous comptiez acheter un SUV, cet article va vous faire Ă©conomiser 30 Ă 50 000⏠!Ăa passe A lâinverse, des flottes de vĂ©hicule carĂ©nĂ©s lĂ©gers 300 Ă 500kg, de vitesse limitĂ©e max 70km/h qui fonctionneraient Ă lâĂ©lectricitĂ© ou aux carburants de synthĂšse peuvent tout Ă fait complĂ©ter le dĂ©veloppement de la marche, du vĂ©lo, des trains et des transports en commun. Il est urgent de diriger nos effets vers des vĂ©hicules Ă©conomes 1 Ă 2 L au 100km et de remettre en cause la vitesse sur les routes on pense par exemple Ă la mesure 110km/h vs 130km/h sur lâautoroute de la CCC torpillĂ©e par le vĂ©to prĂ©sidentiel !!ConsommationĂa ne passe pas vive la 5G ! Le streaming câest la vie, du moins câest ainsi que le ressentent la plupart de ceux qui sont nĂ©s aprĂšs la fin de la prĂ©histoire, vers lâan 2000 de notre Ăšre. Sans doute les serveurs sont ils bien cachĂ©s, loin des yeux, loin du coeur⊠mais un rapport ultra secret de la CIA semble indiquer quâil y en aurait beaucoup et quâils consomment de lâĂ©lectricitĂ©. Un rapport parfaitement public du Shift project prĂ©tend mĂȘme que le numĂ©rique est dĂ©jĂ responsable de 4 % des Ă©missions de GES mondiales et que ce chiffre pourrait doubler dâici 2025 et continuer sa trajectoire vers la stratosphĂšre. Le bureau dâĂ©tude BL Ă©volution indique que pour se mettre sur une trajectoire compatible avec lâAccord de Paris, il faudrait diviser par 3 le volume de vidĂ©os en ligne consommĂ© dâici 2030. On se demande bien Ă quoi la 5G va servir si lâon veut diminuer les passe bonne nouvelle ! Lâensemble des textes de WikipĂ©dia en anglais pĂšsent environ 10 Go. En tĂ©lĂ©chargeant lâĂ©quivalent dâune dizaine de films, on aurait de quoi lire pour plusieurs vies et accĂšs Ă une large part de la connaissance humaine. On peut assurĂ©ment continuer Ă faire circuler des informations de maniĂšre quasi instantanĂ©e Ă lâĂ©chelle mondiale avec internet texte Ă volontĂ©, son sans problĂšme, un peu dâimages, et beaucoup beaucoup moins de vidĂ©o. Il va falloir remettre les films et les sĂ©ries sur des supports matĂ©riels qui circulent. Rien de dramatique, Ă moins que vous ne soyez actionnaire de ne passe pas construction neuve en bĂ©ton armĂ© ! La production de bĂ©ton et dâacier est extrĂȘmement Ă©missive et la construction neuve artificialise dâimmenses terres qui sĂ©questraient du carbone. Pendant ce temps lâessentiel des Français continue de vivre dans des bĂątiments mal isolĂ©s ils dĂ©pensent Ă©normĂ©ment en chauffage pour un confort mĂ©diocre. Les parois des passoires thermiques » condensent et moisissent, ce qui nâest guĂšre agrĂ©able Ă vivre. Pendant ce temps, on nâa toujours pas commencĂ© Ă sĂ©rieusement rĂ©nover lâ passe basculons tous les emplois de la construction vers la rĂ©novation thermique des bĂątiments. Tout le monde garde son emploi on peut mĂȘme en crĂ©er beaucoup et lâon a du travail pour toute la filiĂšre pour plusieurs dĂ©cennies. Mettre une couche continue de 30cm dâisolant Ă lâextĂ©rieur de toutes les passoires thermiques est potentiellement moins difficile, mais nettement plus vital que dâenvoyer une mission sur Mars. En divisant par 10 les consommations de chauffage, on divise par 10 les factures et le bilan carbone gagnant/ publiqueĂa ne passe pas dĂ©taxer le kĂ©rosĂšne ! Les gilets jaunes avaient posĂ© une question nette pourquoi augmenter le prix de lâessence alors que les plus riches volent avec du kĂ©rosĂšne dĂ©taxĂ© 2 % de la population sont responsables de la moitiĂ© des vols en France ? Ă ce jour, on nâa pas vraiment entendu de rĂ©ponse claire. Ces 8 milliards dâeuros annuels de cadeau fiscal Ă lâaviation viennent sâajouter aux milliards du plan de relance qui pleuvent sur le secteur aĂ©rien et automobileâŠBien sĂ»r, si lâon met des quantitĂ©s gigantesques dâargent public pour maintenir â Ă perte â les industries les plus polluantes et les plus inĂ©galitaires, il nây a plus de moyens pour investir massivement dans une Ă©conomie dĂ©carbonĂ©e et centrĂ©e sur la justice sociale. Autrement dit, si lâon veut conserver une planĂšte et un pays habitables, il va falloir se mĂȘler de politique et faire changer les passe Les 149 mesures proposĂ©es par la convention citoyenne pour le climat sont un minimum urgent et nĂ©cessaire que le gouvernement actuel a dĂ©cidĂ© de ne pas mettre en place. Il faudra aller plus loin pour atteindre -55% GES en 2030. Par exemple, nous avons besoin de la loi pour rĂ©duire la vitesse sur autoroute et limiter les publicitĂ©s. Il va falloir mettre lâargent lĂ oĂč il fait du bien, et cela signifie lâenlever de lĂ oĂč il provoque des Ă©missions de GES cela nous avons tous un rĂŽle Ă jouer pour mettre la pression sur lâĂtat et les entreprises actions de sensibilisation, discussions climat Ă la machine Ă cafĂ© au boulot, dĂ©sobĂ©issance civile, faire Ă©merger lâurgence climatique dans les campagnes politiques, aller voter aux prochaines Ă©lections 2022 semble bien ĂȘtre le dernier mandat pour le climat si on veut rĂ©duire de 55 % les Ă©missions de GES dâici 2030 â 8 ans⊠Ces quelques exemples sont des illustrations des 4 actions auxquelles sâengagent publiquement les RĂ©sistants et RĂ©sistantes Climatiques. Elles visent Ă transformer la norme sociale actuelle et elles constituent une condition nĂ©cessaire et non suffisante pour arriver Ă aller plus loin Vous souhaitez connaĂźtre votre empreinte carbone en 5 min ? Cliquez ICIVous souhaitez en savoir plus ? Voici plus de dĂ©tails en vidĂ©o ! Et dâautres tĂ©moignages de vies bas carbone 2 tonnes est une cible provisoire mais il faudra descendre en dessous. Câest une Ă©tape nĂ©cessaire et non une ligne dâarrivĂ©e. LâAIE dans Net zero by 2050 publiĂ© en 2021 estime que nous ne pourrons que sĂ©questrer 7 GtCO2 en 2050, ce qui nous mettrait en dessous de 1tCO2e / pers⊠Les explications Ă suivre cette annĂ©e sur Bon Pote !Bon Pote est un mĂ©dia 100% indĂ©pendant, uniquement financĂ© par les dons de ses lectrices et lecteurs. La meilleure façon de soutenir Bon Pote ? Devenez Tipeuse/Tipeur ! Vos partages et rĂ©actions sur les rĂ©seaux sont Ă©galement trĂšs prĂ©cieux Restez des derniĂšres parutionsArticles similairesCommentaires Voir tous les commentaires30Beaj 17 January 2022Jâai adorĂ© lâĂ©criture de lâarticle, jâai apprĂ©ciĂ© la vidĂ©o -tres bien prĂ©sentĂ©, trĂšs bonne conception,âŠ- . HĂ©las je reste plus sceptique sur le succĂšs de lâentreprise dâĂ©duquer par ce type de jeu, du moins de facon suffisament Ă©tendu et rapide. Jâai participĂ© Ă un autre jeu du genre, la fresque du climat, et ca me semble certes interessant, soit pour un public jeune avec un animateur qui a la vocation pour y consavrer du temps, soit pour crĂ©er une animation dans un Ă©vĂšnement, et câest plus les personnes dĂ©jĂ sensibilisĂ©es qui participent. Difficile Ă faire essaimer sans etre plus ludique et divertissant. Bon, jâespĂšre me tromper. Et je fĂ©licitĂ© de votre me semblerait utile dâamener Ă lâidĂ©e quâil nous faudra accepter dâengager des politiques de quota CO2 emis, energie, km loisirs, âŠ, ou de consommation Ă quota et si on tient a le dĂ©passer, sans compensation ailleur justifiable, alors on est taxĂ© exponentiellent, par ex dĂšs la 2m voiture/famille, âŠ. Ca permet de se rendre compte que la sobrietĂ© est plus facile Ă mettre en oeuvre et efficace de suite, que les solutions technologiques aux gains marginaux compromise par plus dâusage dĂ©culpabilitĂ© ou facilitĂ©, aux couts croissants, Ă la dĂ©pendance,âŠMon bilan CO2 chiffre a Ă©tĂ© estimĂ© entre 3 et 4 TCO2/an mais je trouve les estimations trĂšs piffomĂ©triques sur de nombreux points⊠Peut etre suis je Ă 2-3 car mon mode de vie est disons le frustre et trĂšs isolĂ©, mais je nâĂ©carte que que ce puisse ĂȘtre en fait 5-6TCO2/an ! On a tous un chemin Ă©norme Ă faire, mais je dirais que 70% de la population ne saura pas le faire de facon choisie, il quâil faudra de la contrainte politique, accidentelle, âŠ. ReplyUn point me chatouille si je prends toutes les bonnes options pour arriver Ă 2t je mange des lĂ©gumes, je roule Ă vĂ©lo, jâhabite un petit logement peu chauffĂ©, je nâachĂšte pas de gadgets et peu de fringues, etc., je vais vraisemblablement faire plein dâĂ©conomies⊠que je vais finir par dĂ©penser comment ? Autrement dit, il est difficile de rĂ©duire ces Ă©missions Ă revenus Ă©quivalent câest faisable mais il doit y avoir un plafond vite atteint. Une solution qui marche bien serait de laisser dĂ©raper une inflation galopante ce qui signifie quâil devient plus difficile de consommer on sâappauvri. Encore une fois, câest faisable si on donne du sens Ă tout cela on peut ĂȘtre heureux Ă la âPierre Rabhiâ mais câest un autre paradigme que celui de la sociĂ©tĂ© actuelle. !!! attention, je ne dis pas quâil ne faut pas prendre les bonnes options, mais je dis que globalement et sur un pĂ©rimĂštre large la baisse des Ă©missions individuelles est difficile . ReplyPac 14 January 2022Un dĂ©but de rĂ©ponse, bien incomplet â sur la nourriture, je doute des Ă©conomies importantes si on consomme de la bonne qualitĂ© en rĂ©munĂ©rant bien des petits producteurs qui ont besoin de grosse marge pour compenser leurs petits volumes, â sur le reste je te rejoins, ce sont des Ă©conomies. Quâon peut utiliser pour aller au théùtre. â baisser oa rĂ©munĂ©ration peut ĂȘtre intĂ©ressant, si on nâa pas besoin de plus on arrive effectivement Ă la sobriĂ©tĂ© heureuse travailler moins et passer plus de temps en famille par exemple pas forcĂ©ment au parc AstĂ©rix. ReplyBeaj 28 January 2022Pac a illustrĂ© par des exemple 3 axes de solutions. On comprend que la vie en sociĂ©tĂ© devra se reinventer, le but Ă©tant moins de âgagner sa vieâ de lâargent ou la dĂ©tournĂ© par le vol ou la finance que de partager des connaissances et activitĂ©s et plaisirs pour maximer du bonheur pour tous. 1-Bien essentiels, dont nourriture mais aussi objets de la vie courante du couteau Ă lâimpermĂ©able ou le vĂ©lo les acheter plus chers pour la qualitĂ© et pour pouvoir rĂ©munĂ©rer leurs fabricants Ă leur plus juste valeur Ă©cologique ressources + travail humain les agriculteurs et artisans/PME/PMI pourront eux aussi relativement plus consommer. 2-Allouer notre pouvoir Ă consommer vers des activitĂ© culturelles, artistiques, ludiques,⊠en privilĂ©gieant les plus Ă©coresponsables. Lâargent pour ces consommations non essentielles pourrait etre de nature diffĂ©rente, ou obeir Ă des rĂšgles dâĂ©change diffĂ©rentes de lâargent quâon connait et serai utilisĂ© pour les biens et service essentiels. Il sâagirait surtout de ne pas mĂ©langer dans lavaleur de lâargent celle soumise aux lois de la physique des flux de matiĂšre, transformation en ressources secondaire ou en dĂ©chets/polluants, celle du travail humain et animal, et celle liĂ© Ă la confiance rĂ©connaissance subjective, non soumise aus loi de la physique. a.La valeur de base de lâargent serait celle dâun Ă©change purement physique on echange un 1 chaise contre 100kg de pomme de terre car ca demandĂ© autant de travail lâun que lâautre sans avoir causĂ© plus de pollution et de capacitĂ© de reouvellement. b.La valeur du travail comprend une portion liĂ©e Ă la physique, lâautre est une plue-value liĂ©e Ă avoir in-formeâ la matiĂšre par rapport aux usages prĂ©vus. c.La valeur de confiance de lâargent est purement subjective. On peut acheter Ă©changer une place de thĂ©atre contre un simple merci ou 1 kg de peches ou un boeuf, car ca ne changera rien Ă lâĂ©quation Ă©cologique globale. Câest juste quâon donne pour remercier de passer un bon moment. LâECONOMIE devrait jouer essentiellement entre a et b, que marginalement influĂ©e par la FINANCE qui peut jouer sur b, et encore moins par la SPECULATION qui peut jouer que sur c. ReplyDdu 14 January 2022Jâaimerais bien y croire mais suis plutĂŽt dans une phase pessimiste en ce moment⊠ReplyAh, merci pour cet article ! Autre complĂ©ment, concernant le streaming figurez-vous quâil nâest nul besoin dâessayer de retrouver ces vieilles clĂ©s usb paumĂ©es dans un de ces fichus tiroirs Ă bordel que lâon connait tous enfin les se reconnaitront. En effet, pour une somme ultra modique voire inexistante, on continue de trouver plĂ©thore de DVD rĂ©cents films, films pour enfant et bien sĂ»r les incontournables sĂ©ries TV, dans les mĂ©diathĂšques dont le bilan carbone est dĂ©jĂ comptĂ© dans les services publics. La trĂšs grande majoritĂ© des mĂ©diathĂšques ont un catalogue en ligne pour les choisir depuis chez vous et les rĂ©server. En plus de diminuer le streaming, câest une façon de 1/faire des Ă©conomies ; 2/ne pas se laisser piloter par les algorithmes des plateformes ; 3/ dĂ©sengorger les bacs pour que ce soit plus confortable pour tout le monde et 4/ Ă©viter de mettre tous ces trĂ©sors culturels Ă la benne, comme on lâa fait avec les vinyles, avant quâon se mette Ă racheter les mĂȘmes, mais de moindre qualitĂ© bien sĂ»r, lors du retour en grĂące de ces jolies galettes de pĂ©trole salĂ©. ReplyPac 13 January article, qui a le grand mĂ©rite dâĂȘtre Ă la fois technique ET positif. Je vais le partager largement !Un dĂ©tail jâavais lu câest Ă vĂ©rifier, mais ça me parait crĂ©dible quâun film visionnĂ© en streaming a le bilan carbone dâun trajet en voiture de⊠100m. Donc aller louer un DVD Ă 10Km, alors quâil a Ă©tĂ© fabriquĂ© Ă partir de plastique Ă des centaines de km, me parait contre productif. Encore une fois, il me semble que la sobriĂ©tĂ© est la seule vraie solution regarder en basse def quand la HD nâest pas utile lâest-elle parfois ?, Ă©couter de la musique plutĂŽt que regarder des clips, baisser au max la qualitĂ© vidĂ©o quand on regarde une confĂ©rence, et⊠aller faire un tour Ă pied ! ReplyPas besoin dâun coffre pour la mĂ©diathĂšque. Un vĂ©lo et un sac Ă dos suffisent. 10km ne font pas de mal. LâintĂ©rĂȘt de la mĂ©diathĂšque câest que lâimpact de la fabrication du DVD ou du CD et vite rentabilisĂ© » par le nombre dâemprunts/usages contrairement Ă lâachat individuel dâun support quâon ne lira quâune fois. Par contre il faut aller voir les spectacles vivants pour compenser dans lâĂ©conomie de la culture. ReplyPac 14 January 2022Oui, je grossissais volontairement le trait. Je valide Ă©normĂ©ment la mĂ©diathĂšque, et parmi toutes ces raisons celle de partager le support matĂ©riel plutĂŽt que dâen avoir un chacun est la principale. Je voulais rapporter le streaming Ă ce quâil est un moyen. Ce qui compte, câest lâusage quâon en fait. ReplyBonjour Vu avec intĂ©rĂȘt la vidĂ©o sur lâobjectif a 2t et les cartes semblent sympa SAUF quâune fois encore les DOM nâapparaissent pas..!! On a lâhabitude mais câest encore dommage la carte avec les tempĂ©ratures est celle de mĂ©tropole⊠comme dâhab..đ© Mais je continue Ă vous suivre..đ Christian Cayenne ReplyKpi 13 January 2022âA quoi sert la 5G ?â A beaucoup dâautres usages industriels que le Grand Public. Le sujet comme tout sujet de nouvelle techno est la balance bĂ©nĂ©fice / impacts coĂ»ts mais pas que. Aujourdâhui passer des heures Ă regarder des vidĂ©os de gens qui ne font que parler au lieu de faire des podcasts ou dâĂ©crire des artciles ou Ă©couter de la musique sur Youtube ets abbĂ©rant, mais permis car les externalitĂ©s environnementalâA quoi sert la 5G ?â A beaucoup dâautres usages industriels que le Grand Public. Le sujet comme tout sujet de nouvelle techno est la balance bĂ©nĂ©fice / impacts coĂ»ts mais pas que. Aujourdâhui passer des heures Ă regarder des vidĂ©os de gens qui ne font que parler au lieu de faire des podcasts ou dâĂ©crire des artciles ou Ă©couter de la musique sur Youtube ets abbĂ©rant, mais permis car les externalitĂ©s environnementales ne pas incluses dans les calculs de coĂ»t et de ROI du dĂ©ploiement des nouvelles le reste de lâarticle est clair, pertinent et actionnable, comme toujours ici et câest sufisamment rare pour ĂȘtre soulignĂ©, autant cette remarque est un peu limite car on vous sent en limite de compĂ©tences sur ce sujet et câest dommage.Un grand merci toutefois pour cet article quâon peut partager avec tous nos proches, mĂȘme ceux qui ne connaissent pas le sujet, et qui donne des exemples concrĂȘts et sans concession du chemin quâil reste Ă faire !es ne pas incluses dans les calculs de coĂ»t et de ROI du dĂ©ploiement des nouvelles le reste de lâarticle est clair, pertinent et actionnable, comme toujours ici et câest sufisamment rare pour ĂȘtre soulignĂ©, autant cette remarque est un peu limite car on vous sent en limite de compĂ©tences sur ce sujet et câest dommage.Un grand merci toutefois pour cet article quâon peut partager avec tous nos proches, mĂȘme ceux qui ne connaissent pas le sujet, et qui donne des exemples concrĂȘts et sans concession du chemin quâil reste Ă faire ! ReplyLâarticle est de Resistance Climatique, Ă©crit par Gildas VĂ©ret, et je lui ai dit au moins 10x pour la 5G. Je le laisse rĂ©pondre aux commentaires ! ReplyBonjour, Merci de vos retours positif sur les autres parties de lâarticle et pour le dĂ©saccord que vous soulevez, de maniĂšre respectueuse et nuancĂ©e. Comme vous le dites, câest suffisamment rare pour ĂȘtre soulignĂ© ». Nous sommes naturellement des utilisateurs de nouvelles technologies » lâAG dâinventons nos vies bas carbone sera en prĂ©sentiel et en distanciel en mĂȘme temps, nous utilisons YouTube pour les vidĂ©os de formation et Framateam et TĂ©lĂ©gram pour coordonner le travail de lâĂ©quipe. Nous sommes parfaitement convaincus quâinternet est un progrĂšs majeur quâil nous absolument conserver. Malheureusement, internet, comme tout ce qui a de la valeur, est menacĂ© par le changement climatique. Pour conserver un monde viable, avec internet, il nous faut diminuer rapidement et fortement nos Ă©missions, vous en ĂȘtes bien conscient. Tous les secteurs se dĂ©clarent prioritaires sur les autres, aussi, en attendant une clĂ© de rĂ©partition juste et consensuelle, nous pouvons rĂ©sonner avec un besoin de rĂ©duction des GES uniforme sur toutes les activitĂ©s. Cela implique de diminuer de plus 83 % les Ă©missions dâinternet pour la France dans les 30 ans qui viennent. On peut bien sĂ»t attendre et espĂ©rer un hypothĂ©tique miracle technologique. Mais la rĂ©alitĂ©, câest que depuis 30, partout oĂč lâon met plus de numĂ©rique, les Ă©missions augmentent malgrĂ© les gains en efficacitĂ© effet rebond. Surtout, par propriĂ©tĂ© dâune intĂ©grale, la capacitĂ© Ă respecter le budget carbone pour +2°C environ 1000GtCO2e se joue dans les 5 Ă 10 prochaines annĂ©es. Câest donc maintenant quâil faut faire baisser trĂšs vite nos Ă©missions, pour diviser par deux les Ă©missions mondiales dâici 2030, donc en huit ans. Face Ă cette nĂ©cessitĂ©, la 5G nous semble problĂ©matique sur plusieurs points â augmentation des flux alors quâil nous faudrait une diminution forte BL Ă©volution met en avant la nĂ©cessite de diviser par 3 le flux de donnĂ©e dâici 2030, â obsolescence donc remplacement dâĂ©normĂ©ment dâĂ©quipements fonctionnels â logique de croissance du secteur et imaginaire du toujours plus de numĂ©rique » peu compatible avec une division par 6 de lâempreinte carbone â mutation du secteur poussĂ© par lâoffre et les industriels et non en rĂ©ponse Ă un besoin des utilisateurs et lâamĂ©lioration de la qualitĂ© de vie â logique du plus vite câest mieux » chercher Ă gagner du temps mĂšne partout Ă augmenter les Ă©missions, on les diminue facilement en osant prendre son rapport du shift project pour une sobriĂ©tĂ© numĂ©rique » rappelle bien que lâexplosion des volumes de vidĂ©o nâest pas viable et quâen plus une bonne partie de ces usages ne sont pas vitaux. Ainsi le visionnage de vidĂ©os pornographiques dans le monde gĂ©nĂšre-t-il en 2018 des Ă©missions carbonĂ©es du mĂȘme ordre que celle du secteur rĂ©sidentiel en France » Shif Project, Ă©tude CLIMAT LâINSOUTENABLE USAGEDE LA VIDĂO EN LIGNEGlobalement, pour la 5G comme pour tous les secteurs, les industriels clament nous allons faire plus avec moins de CO2, et in fine, le CO2 augmente. Il faut assumer clairement une forte part de diminution des usages pour atteindre nos objectifs climatiques. Nous pourrons toujours rĂ©augmenter ces usages, une fois atteints les objectifs de rĂ©duction, lorsque nous aurons un excĂšs dâĂ©nergie dĂ©carbonĂ©e, ce que le rapport Absolute Zero de Cambridge university estime possible aprĂšs 2050. Rappelons quâaujourdâhui, nous disposons de trĂšs peu dâĂ©nergie dĂ©carbonĂ©e, câest justement pour cela quâil nous faut diminuer les usages pour tenir les objectifs 2030. ReplyConserver la 4G ne fera pas non plus diminuer les Ă©missions dâinternet de 83% et pourquoi pas 82% ou 84%???â augmentation des flux alors quâil nous faudrait une diminution forte BL Ă©volution met en avant la nĂ©cessite de diviser par 3 le flux de donnĂ©e dâici 2030, Pas dâaccord, vous confondez objectifs de rĂ©sultats diminuer les Ă©missions de CO2 avec objectifs de moyens diminuer le flux ReplyOn se demande bien Ă quoi la 5G va servir => Ă multiplier les objets connecter quâon pourra dĂ©connecter quand on manquera dâ certain nombre de propositions de la CCC sont aussi contre productives dont la plus emblĂ©matique et pourtant reprise par le GVT Ă savoir lâaugmentation du âBIOâ que toutes les donnĂ©es Agrybalyse, ADEME, ourworldindata,⊠donne plus + Ă©mettrice de CO2 que le âpas bioâ⊠oupsLâaviation est trĂšs Ă©galitaire, elle permet de faire vivre les pays qui ne vivent que de ça et permet un transfert de devises des pays riches pourvoyeurs de touristes vers le pays pauvres⊠Donc oui câest inĂ©galitaire entre les habitants dans un mĂȘme pays pourvoyeur ou rĂ©cepteur de touriste mais Ă©galitaire entre les paysâŠEt dâoĂč viennent les carburants de synthĂšse? Des dĂ©jections dâanimaux comme le recommande nĂ©gawatt? Pourquoi ĂȘtre vĂ©gan dans ce cas? Ou de lâagriculture intensive? Pourquoi tout miser sur le âbioâ alors? ReplyLouer la puĂ©rile 5G en prĂ©tendant quâelle permet de dĂ©connecter les appareils en cas de besoin, il faut oser ; mĂȘme si câest ce genre de logique kafkaĂŻenne qui semble gouverner nos sociĂ©tĂ©s en ce moment. Votre assertion sur le bio repose en fait sur une seule Ă©tude parue dans Nature en 2019 et considĂ©rĂ©e comme biaisĂ©e car ne tenant pas en compte le changement de rĂ©gime alimentaire de la population, ce qui est , comme indiquĂ© dans lâarticle, un point aussi Ă©vident que nĂ©cessaire. Quant Ă lâaviation, câest vrai que depuis que les Parisiens peuvent atterrir Ă Bangkok, les ThaĂŻlandais ont subitement atteind le mĂȘme niveau de vie que leurs touristes. ReplyLa 5G permettra aussi de dĂ©marer les Ă©quipements quand ik y a du vent et du soleil autaomatiquement, diminuant le besoin de moyens de stockage Ă©lectriques ReplyJustn, quelques remarques sur ton commentaire, le pas bio utilise des phytosanitaires produit directement par la pĂ©trochimie oups pĂ©trole⊠Je jardine en agroĂ©cologie chez moi, et je ne met rien de tout ça, les plantes se dĂ©brouille trĂšs bien entre elles, mais oui les lĂ©gumes sont plus petits mais plus sains pas de molĂ©cules issues des traitements dont je parle ci-dessus, moins de maladie type cancer etc⊠et donc, moins de mĂ©dicaments issus de laâŠ. pĂ©trochimie oupsâŠ. Ton arguments sur lâaviation est assez drĂŽle, que le pays riche commencent par verser les sommes quâils se sont engagĂ©s Ă verser au pays les plus pauvres pour leurs permettre de rĂ©aliser leur transition Ă©cologique et ils vivront beaucoup mieux et⊠sans nous⊠Et pour info, tous les tourismes ne se valent pas, dâun cotĂ© le tourisme de masse qui exploite la misĂšre humaine mais câest pas cher pour les riches occidentauxâŠ. oups, par contre un tourisme durable et Ă©thique qui inclus les habitants avec des salaires correctes mais par contre câest plus cher⊠oups⊠mais ça sâappelle la justice sociale je crois? Enfin lâarguments sur les carburants de synthĂšseâŠ. en fait lâarticle te dis quâil faut sâen passer et repenser entiĂšrement nos moyens de locomotions et si possible sans carburants⊠Des abrutis comme moi se sont mis aux vĂ©los pour aller bosser 54km A/R et je prends un grand plaisir quand je passe devant une station dâessenceâŠ. Et enfin, pour sâen sortir, il faut des gens optimiste qui se bougent un minimum⊠parce que bon, ton lobbying incessant pour les OGMs produits phyto..etc câest pas trop lâesprit dĂ©fendu ici. Certes tu ouvres un dĂ©bat, mais tu nâapporte aucune solution⊠hormis on a bien compris, utiliser les OGM, les produits phytoâŠetc Bisous ReplyJe ne fais pas de lobbying pour les produits phyto, AU CONTRAIRE! Avec des OGM moins besoin de phyto*! Câest si difficile Ă comprendre? Quand au zĂ©ro phyto, câest comme si on demandait du zĂ©ro mĂ©dicament pour les humains⊠ridicule⊠Le zĂ©ro phyto est lui aussi toxique mycotoxines, datura & cie, qui ne sont pas top Ă avaler! Et les phytos âbioâ sont souvent plus toxiques que les âpas bioâ sans mĂȘme parler du sulfate de cuivre⊠à moins que vous fassiez aussi partie de ceux qui croient que le âbioâ, câest zĂ©ro phyto? auquel cas vous faites erreur! A ma connaissance, Agrybalise/ADEME ne sâappuie pas sur lâĂ©tude de Nature *Hors glyphosate mais le glyphosate est le pesticide le moins impactant pour la nature et les alternatives sont le labour qui dĂ©truit tout ou le lance flamme ou la culture sur brĂ»li si vous prĂ©fĂ©rez, ce qui tue tout aussi et les 2 ne sont pas gentils pour le climat⊠PS votre jardin, câest comme lâĂ©prouvette de Raoult, ça vaut rien PPS votre jardin et le âbioâ bĂ©nĂ©ficie de lâimmunitĂ© collective donnĂ©e par les champs qui sont traitĂ© autour⊠comme pour les anti vaxx qui sont protĂ©gĂ©s par lâimmunitĂ© collective du reste de la population, ça ne peut pas marcher si tout le monde sây met⊠ReplyJ ai compris ton point de vue, mais je ne suis pas d accord avec âplus d OGM pour zĂ©ro phytoâ⊠Pour le maraichage, les principes de l agroĂ©cologie ferme du bec Helloin permettent de se passer del usage du phyto⊠et mon jardins aussi⊠Pour les cĂ©rĂ©ales, Ă©tant donnĂ© les surfaces cultivĂ©es pour l Ă©levage, moins de viande => moins de surface cultivĂ© moins de parasite=> + de paturage => Ă©levage de meilleur qualitĂ©. + de paturage signifie Ă©galement + de biodiversitĂ© avec tous les bienfaits qui y sont lié⊠De mon point de vue , les OGM et le phyto sont fait par la chimie pour la chimie, il s en foutent de ta santĂ©, la mienne et surtout de celles des agriculteurs⊠Mais jâentends qu on puisse ne pas ĂȘtre d accord⊠Bisous Bisous Voila, sinon mon bilan Carbone est nul, une baraque de 140mÂČ pour moi tout seul reprĂ©sente la moitiĂ© de mon empreinteâŠ. y a du boulot⊠ReplyLes OGM permettent cependant dâutiliser moins de pesticides, câest un fait, il y a plein dâĂ©tudes dessus pour le confirmer. Et dâailleurs, pourquoi on continuerait Ă vendre des OGM rĂ©sistants sâil fallait continuer Ă utiliser autant de pesticides? Câest pas logique, non? et non, les agriculteurs ne sont pas liĂ©s Ă Monsanto & cie La ferme du Bec Helloin est une supercherie, allez lire le rapport de lâiNRA Ă son sujet. En Vrac â les rendements sont bidons dans un exploitation on compte aussi les allĂ©es, hangars & cie pour calculer la surface totale, ce qui nâest pas le cas Ă la ferme Helloin â la ferme reçoit Ă©normĂ©ment de fumier gratuitement de la ferme Ă©questre dâĂ cĂŽtĂ© donc Ă©normĂ©ment dâĂ©levage rapportĂ© Ă la surface⊠quâil faudait aussi considĂ©rer dans le rendement â la ferme fait son beure avec des herbes aromatiques et des mini lĂ©gumes, bref pas de quoi nourrir la population mais extrĂšmement rentable financiĂšrement surtout que câest vendu chez fauchon et les restaurants Ă©toilĂ©s â la ferme gagne de lâargent aussi car elle ne vend rien sur les marchĂ©s, tout sur place pas de vĂ©hicule nĂ©cessaire, pas de perte de temps, pas dâemployĂ©, pas de salaire de vendeur, pas de carburant,âŠ. â la ferme gagne de lâargent Ă condition exclusive de ne pas payer sur terrain ou propriĂ©taire sans emprunt Ă rembourser, ni ses employĂ©s un comble⊠â et jâen oublie certainement A noter que toutes les fermes âagroĂ©cologiquesâ Ă ma connaissance ne sont jamais de cĂ©rĂ©ales câest Ă dire ce quâon bouffe le plus⊠pensez vous nourrir le monde avec des mini lĂ©gumes et des herbes aromatiques?EN quoi +de paturage = meilleure qualitĂ©? Pour le LoL, NĂ©gawatt veut doubler la portion dâherbes des vaches qui sont dĂ©jĂ Ă entre 64% et 80% Ă lâherbe⊠autre LoL de qualitĂ© de NĂ©gawatt, il arrivent Ă produire 2x moins de viande avec 3x moins de vaches⊠et il y en a plein dâautres comme çaâŠEn Quoi les OGM ne sont pas bon pour la santĂ©? On sait faire des plantes OGM enrichies en vitamines et autres nutriments, câest plutĂŽt bon pour la santĂ© non? A savoir que lâintĂ©gralitĂ© de lâinsuline mondiale est produite par les OGM. 70% des levures et donc yaourt, biĂšres, patisseries, fromages,⊠sont dĂ©jĂ OGM Les pamplemousses roses y compris les âbioâ de Corse garantis sans OGM sont des OGM cherchez pamplemousses + atomes pour la paix et je suis quasi certain que vous les prĂ©fĂ©rez aux pamplemousses jaune, non? Les OGM permettent aussi de diminuer les quantitĂ© de pesticides nĂ©cessaires, câest donc bon pour la santĂ© des agriculteurs et des consommateurs. Pleins dâOGM sont aussi fait par des universitĂ©s et donnĂ©s gratuitement aux agriculteurs Si vous penser au doc dâARTE le monde selon Monsanto, Ă savoir que la rĂ©alisatrice est anti vaxx et balance fake news sur fake news sur les vaccins depuis 2 ans,⊠pour donner une idĂ©e de sa crĂ©dibilitĂ© olĂ© olé⊠Bref contrairement Ă ce documenteur â les OGM ne sont pas stĂ©riles â on est pas obligĂ© de racheter des graines chaque annĂ©e â monsanto & cie peut Ă©ventuellement vendre graines + pesticides comme renault te vend des pneux michelins sans te demander ton avis mais tu peux les revendre Ă dâautres et acheter autre chose Ă qui tu veux⊠â lâĂ©tude de SĂ©ralini sur les cancers est tout aussi bidon que celles de Raoult sur lâHCQ â les suicides de paysans en Inde ont diminuĂ© depuis lâapparitions des OGM â et jâen passePour finir sur les OGM, avec CRISPR cas9 trouvĂ© dans la nature, ils sont indiscernables des plantes avec des mutations ânaturellesâ, donc il nây a pas Ă en avoir peur⊠et il y a mĂȘme des OGM oĂč on a ni enlevĂ© ni retirĂ© aucun gĂšne, ont les a juste dĂ©placĂ©âŠ.Je suis Ă ta dispositions si tu veux plus dâinfos Ă ce es tu aussi contre les OGM rĂ©sistants aux sĂ©cheresses qui seront de plus en plus frĂ©quentes avec le rĂ©chauffement climatique? ReplyJe pense que nous ne tomberons jamais dâaccord sur ce sujet prĂ©cision 1/ tu sites un rapport de lâINRA pour contrecarrer la ferme du bec Helloin, trĂšs bien. quelle est le boulot de lâINRA=> amĂ©liorer les rendements agricole en faisant prĂ©cisement des OGM qui donneront des fruits et lĂ©gumes stĂ©riles oui jâinsiste⊠et jâassume, choisir ce que tu vas manger et donc en gros baisser la biodiversitĂ©. Quelle est le but du Bec Helloin, prĂ©cisĂ©ment lâinverse et faire en sorte quâon se passe des OGMs ET des phytos . De plus, lâINRA travaille pour qui? qui les paye? qui vends leurs semences? Ă qui profitent le crime? Demande Ă un cancĂ©rologue et Ă Philip Morris de se mettre dâaccord sur le tabac, lâun veut le faire interdire et lâautre le vendreâŠ. pratique non? De plus, les fermes agroĂ©cologiques nâont jamais eu vertu Ă produire des cĂ©rĂ©ales puisque un des principes de base est de mĂ©langer les cultures tout comme ne pas laisser la terre Ă nue pour prĂ©server la ressourcesâŠ. en eau2/ Pour les cĂ©rĂ©ales, tu nâas pas compris mon point de vue. Dâabord, ce nâest pas nous qui bouffons la majoritĂ© des cĂ©rĂ©ales comme tu dis mais les animaux dâĂ©levages, faute de pĂąturage remplacĂ© par la culture intensive de cĂ©rĂ©ales⊠Donc inversement, moins de monoculture, plus de patĂ»rage, et donc viande de meilleurs qualitĂ© car Ă©levage en plein air , moins de stress, moins de maladie⊠etc ça oui je maintiensâŠ. Et si tu diminues la production de viande de moitiĂ©, tu vas en avoir de la place pour nourrir le monde⊠Plus la peine de tuer lâAmazonieLes OGM rĂ©sistants aux sĂ©cheresses, comment dire, tu veux faire pousser des lĂ©gumes ou cĂ©rĂ©ales sans eaux? câest drĂŽle aussi. La sĂ©cheresse en Argentine pays aride quand mĂȘme a ruinĂ© la culture de maĂŻs qui est une des cĂ©rĂ©ales les plus gourmandes en eaux⊠ben câest normal non??? On pourrais aussi sâadapter et faire pousser autres choses non? Mais non faut nourrir les millions de tĂȘtes dâĂ©levages qui contribue aux Ă©missions de GES Tout le monde ne peut pas assĂ©cher des lacs, dĂ©vier les cours dâeau pour faire pousser du coton OGM en plein dĂ©sert et donc crĂ©er des sĂ©cheressesâŠ. Donc oui yâa des sĂ©cheresses mais dans certains coin du monde elles sont un peu voulue non? Enfin, jâai lâimpression que tu ne retiens un peu que les Ă©tudes qui tâarranges⊠Tu dĂ©crĂštes que lâINRA câest bien, que le docu contre Monsanto câest nul tiens un indice sur qui paye lâINRA, que lâĂ©tude de SĂ©ralini est bidonâŠ. Je trouve le principe un peu facile, et le GIEC???? tu en penses quoi? bidon ou pas bidons? On peut continuer Ă ne pas ĂȘtre dâaccord si tu le souhaites mais je pense que nos discussions resterons comment dire⊠stĂ©riles le sujet Ă©tant les OGM câest normal non? Bisous Bisous ReplyLâINRA, ce sont nos impĂŽts qui la paye⊠plus ses brevets et vous nâavez pas lu moi si son rapport sur la ferme du bec hĂ©lloin. Et si vous voulez tout savoir lâĂ©tude de SĂ©ralini a Ă©tĂ© payĂ© par Carrefour et Auchan via un tour de passe passe de Corinne Lepage pour blanchir lâargent⊠il le dit lui mĂȘme dans son livre, que vous nâavez pas lu, moi si Pas besoin dâĂȘtre payĂ© pour voir que lâĂ©tude de SĂ©ralini que vous nâavez pas lu, moi si nâa pas de cas tĂ©moins comme les Ă©tudes de Raoult sur lâHCQ Phillip Morris est parfaitement au courant que le tabac donne le cancer⊠Câest devenu un crime maintenant de vouloir nourrir le monde? Le but de la ferme HĂ©lloin, câest de faire du fric en vendant des formations, pas de nourrir le monde⊠Le MaĂŻs nâa pas besoin de plus dâeau que le blĂ©, dire le contraire est aussi de la fake news.. je cite âpour produire 1kg de maĂŻs on a seulement besoin de 454 L dâeau et 238 L pour du maĂŻs fourrage. Ce qui fait du maĂŻs lâune des plantes les plus Ă©conomes en eau. A comparer avec les 590 L dâeau indispensables pour le blĂ©, les 900L pour le soja et entre 1600L et 5000L dâeau pour riz !â âĂ©levage en plein air , moins de stress, moins de maladie⊠â Ah bon? En plein air il fait chaud, il fait froid, il pleut, il y a du vent, yâa des tiques, des mouches, des chiens des loups?, ⊠câest tellement bien que les vaches refusent souvent de sortir de leur Ă©tables tellement elles prĂ©fĂšrent y rester plutĂŽt que dâaller dehors⊠mais pour le savoir il faut ĂȘtre allĂ© dans une ferme comme moi et pas comme vousPS NON les OGM ne sont pas stĂ©riles, faites une croix dessus, câest du mĂȘme niveau que la 5G injectĂ©e avec les vaccins! ReplyCher Justin, appliquons la loi de Brandolini, nous ne tomberons jamais d avons des idĂ©aux opposĂ© sur ce sujet. Par contre je n ai jamais prĂ©tendu avoir lu l Ă©tude⊠Je ne faisais qu un constat. tu as tes lectures, j ai les miennes⊠Pour l eau mais le blĂ©, tu ne cites pas tes sources⊠easy ta dĂ©moâŠ. T embĂȘtes pas Ă rĂ©pondre⊠souviens toi⊠Loi de Brandolini ReplyCe nâest pas une histoire dâidĂ©aux, câest une histoire de rĂ©alitĂ©!Votre idĂ©al, câest que le maĂŻs consomme beaucoup dâeau, la rĂ©alitĂ© câest quâil en consomme moins que le blĂ© ! Avec une idĂ©e fausse de la rĂ©alitĂ© vous ne risquez pas de rĂ©pondre aux problĂšmes auxquels on est confrontĂ©âŠSi votre opinion est en dĂ©saccord avec les faits, ce ne sont pas les faits qui sont Ă changer!Petit dessin pour vous ReplyTu laches jamais toii, et tu as un problĂšme avec le dĂ©bat opposition d idĂ©e contraire et le fait qu on n ai pas le mĂȘme idĂ©al, si tu limites le monde des cĂ©rĂ©ales au blĂ© et au mais on est mal barrĂ©, essaie de taper sorgho millet sarrazin luzerne, ça mettra de l eau Ă ton moulin. Tu tailles Nedawatt pour le 2Ă moins de viandes avec 3Ă moins vache alors qu il n y aucun problĂ©me en fait⊠RĂ©flĂ©chis un peu, prends du recul, c est un peu de math et une bonne lecture de l Ă©noncĂ©âŠ. on peut mĂȘme faire plus ambitieux si tu veux Bisous Bisous PS demande a tes amis de l INRA de faire des arbres OGM anti secheresse pour refaire des forĂȘts et tout ce qui va avec en milieu arideâŠ. et ceux lĂ je suis prĂȘt Ă les acheter⊠mais pas de brevet faudrait pas qu il se fasse du fric comme le Bec Helloin ReplyUne petite recherche rapide âconsommation dâeau maisâ permet dâavoir la rĂ©ponse. Par exemple ici Demander les sources câest bien mais câest mieux quand câest pour des choses non facilement vĂ©rifiable ou quand ça parle dâune Ă©tude prĂ©cise. Il aurait Ă©tĂ© plus logique de demander le lien de lâĂ©tude de lâinria en question plutĂŽt que dâattaquer directement le point qui va contre votre opinion mais qui est vĂ©rifiable en quelques clicks. Sinon, citer Brandolini Ă tout va nâapporte rien quand on est pas capable soit mĂȘme dâapporter ses sources et dâargumenter calmement ReplyPac 26 January 2022Bon, pas certain effectivement que ce dĂ©bat ne soit pas stĂ©rileâŠMais jâai suivi le lien vers le site que je ne connaissais pas, et ça me fait tiquer. En regardant un peu ce site, câest tenu par un journaliste et un seul semble tâil, vue que les articles ne sont pas signĂ©s. Et donc, la source nâest pas une Ă©tude, mais un article sur un âblogâ. Et cet article lui mĂȘme ne site aucune si la source des commentaires prĂ©cĂ©dents concernant le maĂŻs est ce site, câest ratĂ©.Il semble tout de mĂȘme, en recoupant avec dâautres sites, que les chiffres soit assez proches de la rĂ©alitĂ©. MaĂŻs et blĂ© trĂšs proche en besoin dâeau / hectare; et besoin infĂ©rieur pour le maĂŻs en besoin / kg de matiĂšre sĂšche âfinieâ. Mais besoin dâeau du maĂŻs en plein Ă©tĂ©, ce qui explique quâon voit partout des irrigations sur les champs de maĂŻs et bcp plus rarement sur le blĂ© đ ReplyPetite correction, si le maĂŻs consomme moins dâeau Ă produire que le blĂ©, le problĂšme câest que le mais est une plante bien plus tardive que le blĂ©. Le mais a donc besoin dâeau en plein Ă©tĂ© au moment oĂč la sĂ©cheresse sĂ©vit. Du coup, le maĂŻs a besoin dâirrigation de maniĂšre bien plus importante que blĂ© qui, lui, peut sâen passer en annĂ©e normale. Ensuite le problĂšme du maĂŻs câest quâil est utilisĂ© exclusivement pour lâalimentation animale. Et on sait quâil faut moins 10 fois plus de protĂ©ines vĂ©gĂ©tales pour produire des protĂ©ines animales. Par ailleurs il me semble quâĂ fonction principale des plantes ogm câest de les rendre rĂ©sistantes aux herbicides et pesticides. Par ailleurs les intrants NPK augmentent la production agricole mais au prix dâun effondrement progressif des sols qui finissent stĂ©riles. Dâailleurs les rendements cĂ©rĂ©aliers plafonnent malgrĂ© lâaugmentation des intrantsâŠ..on pourrait continuer lâhistoire. Concernant les productions maraĂźchĂšres, il y a bien dâautres exemples que le Bec Helloin, notamment au QuĂ©bec ReplyLeave a Reply CatĂ©goriesRestez informĂ© des derniĂšres parutions
atrois on a moins froid. 30 décembre 2013. a trois on a moins froid. Voici un petit dossier que j'ai fait pour exploiter l'album "a trois on a moins froid" : ici. ce matin on a fait un travail sur la couverture de kipic, en
Nous ne sommes pas tous Ă©gaux face au froid. Alors que certaines ressortent les Ă©charpes et les plaids Ă la moindre chute de tempĂ©rature, dâautres se baladent encore en t-shirt l'hiver. Cette diffĂ©rence de sensibilitĂ© au froid sâexpliquerait, selon une Ă©tude rĂ©cente, par lâabsence ou la prĂ©sence dans nos fibres musculaires⊠dâune protĂ©ine. Plus de muscles rouges ou plus de muscles blancs ?Une Ă©tude menĂ©e par des chercheurs de lâInstitut Karolinska rĂ©vĂšle en effet quâenviron milliard de personnes dans le monde seraient naturellement plus rĂ©sistantes au froid grĂące Ă lâabsence de la protĂ©ine α-actinine-3 dans leurs fibres musculaires. Pour dĂ©montrer ces rĂ©sultats, les chercheurs ont recrutĂ© 42 hommes ĂągĂ©s de 18 Ă 40 ans. Ils leur ont demandĂ© de se plonger dans de lâeau Ă 14 °C. AprĂšs 20 minutes, les participants devaient sortir du bain pour se "reposer" 10 minutes Ă tempĂ©rature ambiante, puis rĂ©itĂ©rer lâexpĂ©rience en alternance 20 minutes dâeau froide/10 minutes de repos jusquâĂ faire descendre leur tempĂ©rature corporelle Ă 35,5 °C ou jusquâĂ atteindre les 120 minutes. Durant ce temps, les chercheurs mesuraient prĂ©cisĂ©ment lâactivitĂ© Ă©lectrique des muscles des participants pour en Ă©tudier leur teneur en protĂ©ines. Lire aussi Comment se rĂ©chauffer en tĂ©lĂ©travail pendant les grands froids ? Les participants dĂ©pourvus de protĂ©ine α-actinine-3 avaient plus de fibres musculaires Ă contraction lente muscles rouges et Ă©taient plus aptes Ă supporter le froid, en partie car ce type de fibres dĂ©pense moins dâĂ©nergie. En revanche, les participants chez qui les chercheurs avaient dĂ©tectĂ© de la protĂ©ine α-actinine-3 avaient plus de fibres musculaires Ă contraction rapide muscles blancs et par consĂ©quent, Ă©taient moins rĂ©sistants au froid. Plus rĂ©sistant au froid mais moins explosifComme les personnes ne possĂ©dant pas de protĂ©ine α-actinine-3 possĂšdent dâavantage de fibres musculaires Ă contraction lente muscles rouges, cela signifie Ă©galement quâelles sont moins performantes dans leur activitĂ© sportive. En effet, comme les muscles se contractent plus lentement, cela les dĂ©savantage dans les sports qui nĂ©cessitent force et explosivitĂ©. En revanche, câest plutĂŽt pratique pour les sports dâendurance. Lire aussi En plein boum, les sĂ©ances de fitness sur TikTok sont-elles vraiment efficaces ? A contrario, les frileux - qui possĂšdent donc plus de muscles blancs Ă contraction rapide - sont plus "forts" dans les sports de force et moins performants en endurance. Une mutation vieille de ansPour les chercheurs, cette mutation gĂ©nĂ©tique qui consiste Ă ne plus possĂ©der de protĂ©ine α-actinine-3 se serait produite il y a environ ans. Elle aurait permis aux Homo Sapiens qui migraient de lâAfrique vers lâEurope et lâExtrĂȘme Orient de mieux supporter les diffĂ©rences de tempĂ©ratures. Aujourdâhui, on estime qu'une personne sur cinq dans le monde serait dĂ©pourvue de α-actinine-3. Pour en savoir plus, consultez lâĂ©tude publiĂ©e dans la revue American Journal of Human Genetics. PARTAGERSur le mĂȘme sujetArticles recommandĂ©s pour vous
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Acette annonce s'ajoutent des restrictions de production dâĂ©lectricitĂ© dans trois centrales, en raison des prĂ©visions de dĂ©bit du RhĂŽne, et l'arrĂȘt d'un rĂ©acteur dans la Manche aprĂšs la
Mes commentaires Jâai entiĂšrement autofinancĂ© mes investissements, qui sâĂ©lĂšvent Ă environ 42000⏠entre 2014 et 2016, rĂ©partis de la maniĂšre suivante 11000⏠en 2014, 18000⏠en 2015, et 12000⏠en 2016. Dans ma comptabilitĂ©, jâai dĂ©cidĂ© dâamortir ces investissements sur 5 ans, sans compter de frais financiers du fait de lâautofinancement. Cela donne une annuitĂ© de 8348⏠sur 5 ans. 2014 LâannĂ©e 2014 a Ă©tĂ© pour moi une premiĂšre annĂ©e de test, pendant laquelle jâai installĂ© mes premiers jardins et jâai dĂ©couvert le mĂ©tier. Jâai peu produit cette premiĂšre annĂ©e, ce qui explique le chiffre dâaffaires trĂšs faible 9700âŹ, ainsi que les charges de production peu Ă©levĂ©es. LâannuitĂ© de plus de 8000⏠mâamĂšne Ă un rĂ©sultat nĂ©gatif de -3000âŹ. Je dispose cette premiĂšre annĂ©e 2014 de deux tunnels de 250m2 chacun, ainsi que 4 jardins extĂ©rieurs de 10 planches chacun, sans bardage bois et avec une couche de seulement quelques centimĂštres de compost sur chaque planche de culture. Cette premiĂšre annĂ©e, jâai passĂ© des heures et des heures Ă arroser au tuyau dâarrosage car je nâĂ©tais pas encore Ă©quipĂ© dâasperseurs, des heures Ă semer car je nâĂ©tais pas Ă©quipĂ© de semoir, et des heures Ă dĂ©sherber car je nâavais pas bardĂ© mes planches de culture et que les renoncules prĂ©sentes dans les allĂ©es enherbĂ©es les envahissaient constamment. De plus, si je regarde la rentabilitĂ© moyenne par planche de culture cette premiĂšre annĂ©e, elle est de 186âŹ/planche de 20m2, ce qui est extrĂȘmement faible. En revanche, jâai Ă©normĂ©ment appris sur les techniques de culture, jâai compris mes erreurs, et jâai dĂ©couvert que jâaimais beaucoup ce mĂ©tier. Câest pour cela que jâai dĂ©cidĂ© de continuer en 2015 et de mâĂ©quiper vraiment pour rendre mon atelier plus ergonomique, confiant que jâarriverais Ă augmenter la rentabilitĂ© de mon atelier avec lâexpĂ©rience. 2015 En 2015 jâai plus que doublĂ© mon chiffre dâaffaires 23000âŹ, mais câest encore trop peu par rapport aux charges de production et Ă lâannuitĂ©, et mon rĂ©sultat, bien que positif, est trĂšs faible 2400âŹ. Cela ne me permet toujours pas de me payer, mais je garde ce rĂ©sultat en capacitĂ© dâautofinancement pour redĂ©marrer ma saison 2016. Jâai en effet besoin dâun fonds de roulement dâenviron 6000âŹ, hors prĂ©lĂšvements personnels, pour acheter mes semences et mon terreau en dĂ©but dâannĂ©e fĂ©vrier, avant de commencer Ă rentrer de lâargent grĂące aux ventes de lĂ©gumes, qui deviennent vraiment significatives en juin. Je nâaurai donc que 3600⏠à sortir de mes comptes personnels pour dĂ©marrer ma saison 2016. Cette annĂ©e 2015, mes charges fixes sont dâenviron 4000âŹ, dont 2700⏠liĂ©s au vĂ©hicule et aux frais de commercialisation. Dans les charges variables, le poste Semences & Plants reprĂ©sente plus de 5600âŹ. Câest une charge importante qui vient du fait que jâachĂšte une partie de mes plants au pĂ©piniĂ©riste, en particulier les plants de tomates, dâaubergines et de poivrons. Je pense Ă lâavenir pouvoir rĂ©duire ce poste Ă 3500⏠en produisant moi-mĂȘme tous mes plants. Il y a Ă©galement 700⏠de produits phytosanitaires et dâengrais organique, qui sont des charges qui devraient rĂ©duire fortement Ă lâavenir car je nâutilise plus dâengrais organique et de moins en moins de produits phytosanitaires. Les recettes proviennent uniquement de la commercialisation des lĂ©gumes. Ce chiffre dâaffaires a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© avec trois tunnels froids 650m2 au total, soit 1 tunnel de 150m2 en plus par rapport Ă 2014 et 4 jardins extĂ©rieurs de 10 planches chacun, soit 56 planches. La rentabilitĂ© moyenne par planche de culture est cette fois de 457âŹ/planche, soit 2,5 fois celle de 2014. Jâai en effet grandement amĂ©liorĂ© lâensemble de mes itinĂ©raires techniques de cultures, dâune part grĂące Ă mon expĂ©rience de 2014, et dâautre part grĂące Ă mes Ă©quipements semoir, asperseurs, programmateurs dâarrosage, bardage bois de mes planches de culture qui me font gagner beaucoup de temps et me permettent dâen passer davantage Ă suivre et implanter mes cultures. 2016 En 2016, le chiffre dâaffaires est plus important 35500âŹ. Cela est dĂ» au fait que jâai encore progressĂ© techniquement, mais aussi que les investissements de 2015 mâont permis dâagrandir les jardins je dispose en 2016 de 6 jardins extĂ©rieurs de 10 planches, et de 5 tunnels froids 36 planches sous tunnel, pour 1250m2 de tunnels. En revanche, la rentabilitĂ© moyenne est de 370âŹ/planche, donc plus basse que celle de 2015. Cela est dĂ» au fait que plusieurs cultures nâont pas bien marchĂ© tomates rondes, fraises, oignons, et que globalement je dois encore progresser pour ĂȘtre capable de bien valoriser cette surface plus grande. Mon objectif est dâatteindre une moyenne de 500âŹ/planche de culture, soit 50000⏠pour 100 planches cultivĂ©es. En revanche, avec un rĂ©sultat de plus de 14000âŹ, je constate que mon entreprise est viable dĂšs 2016 et quâelle me permet de rĂ©aliser un prĂ©lĂšvement personnel de 12000âŹ, en conservant une capacitĂ© dâautofinancement de 2000âŹ. Pour les charges fixes, le poste principal est les frais de commercialisation. Ils reprĂ©sentent environ 500⏠pour la livraison des paniers 65% des ventes et 1500⏠pour le marchĂ© dâAix les Bains le samedi matin 35% des ventes. Plus les paniers prendront une place importante dans la commercialisation, et plus les frais baisseront. Dâautre part, si les autres ateliers agricoles avec lesquels je partage les frais de commercialisation faisaient un chiffre dâaffaire similaire au mien, mes frais seraient divisĂ©s par deux nous partageons les frais de commercialisation en proportion de nos chiffres dâaffaires. Enfin pour les charges variables, jâai encore 500⏠dĂ©pensĂ©s en engrais organiques et produits phyto, qui pourraient se rĂ©duire Ă 100⏠pour le SLUXX et le savon noir. Le poste Semences & Plants est encore Ă©levĂ© mais il pourra ĂȘtre rĂ©duit lorsque je produirai la plupart de mes plants, ce que je compte faire lors de ma prochaine installation. Lâeau est Ă©galement une dĂ©pense importante et croissante sur mon exploitation de 2014 730⏠à 2016 1350âŹ. Jâutilise en effet lâeau du rĂ©seau qui est facturĂ©e Ă 1,20âŹ/m3 TTC, et il pourrait ĂȘtre envisagĂ© des solutions alternatives moins coĂ»teuses sur le long terme, comme une retenue collinaire par exemple. Mes Conclusions GrĂące Ă lâanalyse de ces 3 comptes de rĂ©sultat, je constate que les charges fixes et variables pourront ĂȘtre diminuĂ©es, mais ne descendront probablement pas en dessous de 8500âŹ/an. Avec ce niveau de charges, je pense ĂȘtre capable de produire 50000⏠de lĂ©gumes, lorsque jâaurai davantage dâexpĂ©rience pour cultiver correctement 100 planches de culture. Câest une performance que je souhaite obtenir au bout de 4 Ă 5 ans dans ma prochaine exploitation. Cela permettrait dâaugmenter considĂ©rablement la rentabilitĂ© de lâexploitation, dans lâoptique de pouvoir faire vivre deux associĂ©s ayant chacun un statut professionnel, avec des cotisations sociales plus importantes que celles que je paye actuellement en tant que cotisant solidaire. Cela apporterait un confort de travail important, tant au niveau de la rĂ©duction du temps de travail que du partage des responsabilitĂ©s de lâentreprise.
Lefroid a des inconvĂ©nients mais aussi des avantages. Trois Bailleulois ont acceptĂ© de nous ouvrir les portes de leur exploitation. Quel est lâimpact de ces basses tempĂ©ratures sur le
1 Le professeur diffuse la vidĂ©o avec le son. Il marque des pauses rĂ©guliĂšres, notamment jusquâĂ 0 40. Les Ă©tudiants ne doivent pas chercher Ă tout comprendre mais saisir quelques mots ou Le professeur distribue le texte lacunaire suivant, Ă savoir la rĂ©plique du papa parfait de la publicitĂ©, que les Ă©tudiants devront complĂ©ter. Attention les mots Ă repĂ©rer sont parfois simples et connus des Ă©tudiants phase de consolidation du lexique connu, dâautres fois peu ou pas connus et plus ardus Ă comprendre phase de dĂ©couverte. Les mots supprimĂ©s sont choisis sur des critĂšres standards. Mais câest vous qui connaissez le mieux vos Ă©tudiants et leur progression. Nâ hĂ©sitez pas Ă changer les mots que vous supprimerez en fonction de leurs professeur doit insister sur lâaspect "dĂ©couverte" du processus et rassurer les Ă©tudiants. Il doit donner pour consigne dâĂ©crire phonĂ©tiquement ce que les Ă©tudiants entendent, mĂȘme si câest incomplet. Lâobjectif est dâaugmenter lâindice de confiance face Ă des documents audiovisuels que ce travail constitue un dĂ©fi pour le niveau A2. NâhĂ©sitez pas Ă le diffuser trois ou quatre fois selon ce schĂ©ma une premiĂšre Ă©coute complĂšte sans pause, une deuxiĂšme Ă©coute ponctuĂ©e de pauses, une troisiĂšme Ă©coute complĂšte sans pause ou avec moins de pauses. [Moi, je suis un papa parfait. Tous les matins, je suis ____ avant tout le monde pour prĂ©parer le _____ ______. Et pour nos chĂšres tĂȘtes blondes, rien de tel que des tartines grillĂ©es avec une fine couche de Nucolla et un incroyable ______ ______ maison pour bien ______ la journĂ©e. Je suis toujours de bonne _____. La fatigue ? Connais pas. En tant que papa parfait, je suis aussi un peu _______, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorĂ©s. Tiens, ma puce, ne prends pas_____. Et quoi de mieux quâune jolie berceuse pour ______la journĂ©e en beautĂ© ? Câest ça, ĂȘtre un papa papa parfait. Le papa adorĂ©.] Nos chĂšres tĂȘtes blondes expression idiomatique soutenue un peu vieillie dĂ©signant les enfantsĂȘtre de bonne/mauvaise humeur nâhĂ©sitez pas Ă expliquer la diffĂ©rence par 2 Ă©moticĂŽnes dessinĂ©es au tableau. Pensez Ă la confusion phonĂ©tique et sĂ©mantique avec âhumourâĂȘtre aux petits soins expression idiomatique. Faire trĂšs attention Ă quelquâun. Ătre attentionnĂ©, dĂ©licat envers quelquâun. Nous mettons Ă votre disposition ci-dessous la transcription du cour-mĂ©trage. Moi, je suis un papa parfait. Tous les matins, je suis levĂ© avant tout le monde pour prĂ©parer le petit-dĂ©jeuner. Et pour nos chĂšres tĂȘtes blondes, rien de tel que des tartines grillĂ©es avec une fine couche de Nucolla et un incroyable chocolat chaud maison pour bien commencer la journĂ©e. Je suis toujours de bonne humeur. La fatigue ? Connais pas. en tant que papa parfait, je suis aussi un peu bricoleur, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorĂ©s. Tiens, ma puce, ne prends pas froid. Et quoi de mieux quâune jolie berceuse pour terminer la journĂ©e en beautĂ© ? Câest ça, ĂȘtre un papa parfait. Un papa parfait. Le papa adorĂ©. Le papa Papa parfait. Ok⊠Le papa Oh, mer...credi. Oui, oui, Monsieur Leroy, non, non, je ne serai pas en retard Ă la rĂ©union, y a pas de problĂšme. La fille Je peux avoir ma tartine ? Le papa Ăa arrive, ma petite chĂ©rie. Le dossier ? Heu, oui, je vĂ©rifie. Ăa, câest bon, ça c'est ok, ça câest fait. De Nucolla. Jâai oubliĂ© le Nucolla... Super. Voix off la fatigue ? Connais pas Le papa Et jâai oubliĂ© le Nucolla. Voix off Et le chocolat chaud maison. Le papa Non, non, non ! Et mer...credi ! Le papa Je peux avoir mon lait ? Voix off Je suis toujours aux petits soins pour mes enfants adorĂ©s. Le papa Oui, ben comme ça, au moins, tâauras pas froid. Voix off en tant que papa parfait, je suis aussi un peu bricoleur, sinon comment pourrais-je fabriquer des jouets pour mes adorables bambins ? Et quoi de mieux quâune jolie berceuse pour terminer la journĂ©e en beautĂ© ? Le papa Il est grand temps dâaller dormir. Demain est un autre jour.. Le papa Non, non, non, je ne serai pas en retard pour la rĂ©union. Et jâai oubliĂ© le Nucolla. Non, non, non...Et mer..credi ! Le papa Et merde ! Ce putain de Nucolla ! Merde, merde et remerde ! La fille Coucou ! Le papa Coucou, ma chĂ©rie ! Le fille Ăa va ? Le papa Oui, ça me fait bien plaisir de te voir pour le petit dĂ©jeuner. La fille Ben ouais, ça change. Le papa Oh, attends, je suis pas venu les mains vides. Je tâai ramenĂ© du Nucolla ! La fille Ah, ouais, câest gentil. Mais on va plutĂŽt rĂąper du chocolat, non ? Entre ! Le papa Ma chĂ©rie, tu sais que ça ne se mange pas du tout comme ça... La fille Ouais, mais câest comme ça que je les aime. Jâai un peu froid.
Laglace était obtenue de trois maniÚres: 1. production naturelle, pratiquée par les civilisations grecques et égyptiennes, le rayonnement thermique de bassins largement ouverts vers le ciel permettait de produire durant la nuit une fine pellicule de glace, 3. extraction permanente dans des régions froides et transport sur de longues
3 Le nouveau systĂšme d'exploitation de Microsoft a fuitĂ© sur Internet, confirmant la venue d'un Windows 11. Nous avons pu installer cette prĂ©version. Voici un aperçu de l'interface et de quelques fonctionnalitĂ©s. Le build de Windows 11 quelques jours des annonces officielles Microsoft, Windows fait de plus en plus parler de lui. Normalement pensĂ©e comme une mise Ă jour de Windows 10, la firme de Redmond a finalement semĂ© quelques indices qui laissent deviner un passage Ă une version 11 de l' hier 15 juin 2021, c'est tout bonnement un fichier ISO offrant d'installer une prĂ©version de Windows 11 qui circule sur Internet. Nous l'avons mis en route afin d'en tester quelques fonctionnalitĂ©s. Notez cependant qu'il ne s'agit pas d'une version dĂ©finitive et quelques Ă©lĂ©ments pourraient avoir Ă©voluĂ© entretemps. VoilĂ en tout cas quelques images de ce que peut proposer le nouveau section Ă propos affiche un Windows 11 Pro prĂ©vu, la barre des tĂąches a bien changĂ© et ses icĂŽnes sont dĂ©sormais centrĂ©es. On retrouve lĂ une disposition et une simplification apportĂ©es par Windows 10X avant que l'OS ne soit mis Ă l'Ă©cart. Il est toutefois toujours possible de positionner la barre des tĂąches Ă gauche. La nouvelle barre des tĂąches nous avions pu l'observer Ă travers les images des programmes Insiders, les fenĂȘtres sont plus arrondies et l'Explorateur de fichiers profite de nouvelles icĂŽnes de l' laissant le pointeur sur Agrandir en haut Ă droite d'une fenĂȘtre, on dĂ©couvre un nouveau menu pour choisir la disposition des fenĂȘtres sur le Bureau. Le classique Ă©cran partagĂ© gauche-droite est maintenant agrĂ©mentĂ© d'autres possibilitĂ©s Ă trois, voire quatre fenĂȘtres, une fonctionnalitĂ© qui devrait s'avĂ©rer trĂšs pratique. Les dispositions de fenĂȘtres disponibles en cliquant sur menu DĂ©marrer a Ă©galement Ă©tĂ© simplifiĂ©, affichant uniquement les applications Ă©pinglĂ©es, celles recommandĂ©es et le bouton Marche/ menu DĂ©marrer a Ă©tĂ© widgets font aussi leur retour, mais ne peuvent ĂȘtre utilisĂ©s pleinement sur cette prĂ©version. On devrait pouvoir Ă terme les positionner n'importe oĂč sur le nouveaux thĂšmes font leur apparition et le mode sombre a Ă©tĂ© revisitĂ©. Il apporte une certaine touche d'Ă©lĂ©gance Ă l' nouveaux mode sombre Ă©lĂ©ments ont en revanche trĂšs peu changĂ©, Ă l'instar du panneau de configuration ou le gestionnaire des gestionnaire des couleurs changent sur le panneau de 11 apparaĂźt finalement comme une Ă©volution esthĂ©tique plus qu'une transformation en profondeur, mais c'est ce que Microsoft avait annoncĂ© en Ă©voquant le projet Sun Valley. Nous en saurons plus le 24 juin puisque le groupe dĂ©voilera officiellement ses nouveautĂ©s au cours d'un Ă©vĂ©nement que nous ne manquerons pas de suivre sur notre site, mais aussi en direct sur Twitch. Nous espĂ©rons que Microsoft nous rĂ©serve quelques surprises par rapport Ă cette prĂ©versionâŠ
Lautre galet (fig. 4) justifie cette interprétation. Je l'ai recueilli sur le sol de l'exploitation, pourvu de trois gros éclats légÚrement soulevés mais non encore détachés du galet. Il est manifeste que la formation de ces éclats était toute récente, le moindre déplacement du galet étant en effet susceptible de les enlever.
Cet article date de plus de trois ans. Publié le 06/05/2019 1757 Durée de la vidéo 1 min. FRANCE 3 Article rédigé par Le mois de mai 2019 est particuliÚrement froid. Les viticulteurs s'inquiÚtent pour leurs récoltes et tentent par tous les moyens de protéger leurs vignes. En ce mois de mai, il fait un froid d'automne. A l'inverse, cette année, en plein hiver, les températures étaient douces. Une météo terrible pour les viticulteurs qui tentent désormais de protéger leurs vignes du gel. Dans le Loir-et-Cher, des bougies de paraffine et des feux de branchage ont été allumés pour éloigner le froid. Il a fallu attendre 6 heures du matin, lundi 6 mai, pour que les viticulteurs commencent à souffler. Toute la nuit, un vignoble de Touraine a eu comme bruit de fond la soufflerie des 27 tours antigel. Elles servent à brasser l'air pour le réchauffer et à assécher les bourgeons pour qu'ils souffrent moins en cas de givre. En Savoie, la température au lever du jour est tombée en dessus de 0. Les vignerons ont donc allumé des feux pour réchauffer l'atmosphÚre. Une lutte pied à pied contre le gel qui devrait se poursuivre dans la nuit du lundi 6 au mardi 7 mai. En Savoie, comme en Alsace, un nouvel épisode de froid est annoncé.
ISBN: 9782211060776 Paru la premiĂšre fois en 1993 Dans cette collection le 05.10.1993 Ă trois on a moins froid C'est l'hiver, il fait trĂšs froid, et le chauffage ne marche plus
ExpĂ©diĂ© sous 24h Livraison Ă partir de 0,01⏠dĂšs 35⏠d'achats Pour une livraison en France mĂ©tropolitaine Retrait Ă la librairie - Paris 5e Disponible dans la journĂ©e QUANTITĂ RĂ©sumĂ© C'est l'hiver, il fait trĂšs froid, et le chauffage ne marche plus chez Kipic, le hĂ©risson, ni chez Casse-Noisette, l'Ă©cureuil. Heureusement qu'il y a Touffu, le lapin angora! CaractĂ©ristiques techniques PAPIER Ăditeurs L'Ă©cole des loisirs Auteurs Elsa Devernois Collection Lutin poche Parution 12/01/1995 Nb. de pages 32 Format 15 x Couverture BrochĂ© Poids 86g EAN13 9782211029568 Avantages Livraison Ă partir de 0,01 ⏠en France mĂ©tropolitaine Paiement en ligne SĂCURISĂ Livraison dans le monde Retour sous 15 jours + d'un million et demi de livres disponibles RĂ©sumĂ© CaractĂ©ristiques techniques Nos clients ont Ă©galement achetĂ©
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